Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE TROISIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA MAISON DE SAVOIE.

XIIIe-XVIe SIECLE.


Chapitre IX.

Jaques de Savoie, comte de Romont, baron de Savoie.

1465-1476.


§ Ier. Préludes de guerre.

1465-1475.

Maladie et mort du duc de Savoie. - La régence disputée par le comte de Romont, ses frères, le duc de Bourgogne, Louis XI et la duchesse de Savoie. - Les députés des villes de Berne et de Fribourg, médiateurs dans ces différends. - Les Etats-Généraux de Savoie donnent la régence à la duchesse. - Le comte de Romont dans les armées du duc Charles de Bourgogne. - Louis XI engage les Cantons suisses à s'allier avec l'archiduc d'Autriche contre le duc de Bourgogne. - Les Suisses, stipendiés par la France et l'Autriche, envahissent la Franche-Comté. - Le comte de Romont est défait par les Suisses devant Héricourt. - Les Suisses font irruption dans le Comté de Neufchâtel. - Ils assiégent Grandson et s'en emparent. - Ils pillent et incendient les châteaux de Montagny et de Champvent. - Siège du château d'Orbe; défence héroïque du château; il est pris et incendié; sa garnison est massacrée. - Siège et prise du château de Joux. - Les Bernois envahissent le Chablais vaudois, prennent, pillent et brûlent le château d'Aigle. - Traité d'alliance offense et défensive entre Berne et le Valais contre la maison de Savoie.

Les premières années de la domination de Jaques de Savoie s'annoncèrent favorablement pour le Pays de Vaud. Gui Cerjat, après avoir reçu des mains du baron de Vaud le renouvellement des chartes de franchises, privilèges, immunités et coutumes, en faveur des villes et des communautés, prêta en leurs noms le serment d'usage. Yverdon, qui avait souffert d'un incendie et d'une inondation, reçut de nouveau privilèges, et la concession d'omguelt et d'impôts. Des questions litigieuses furent jugées, entr'autres, un différent qui durait depuis neuf ans, entre Nicolas de Gruffy, prieur de l'Abbaye du Lac de Joux, et les habitants de la Vallée, au sujet de charges excessives que la monastère faisait peser sur eux; ces charges furent allégées et les habitants de la Vallée obtinrent gain de cause contre le puissant prélat. La ville d'Yverdon obtint la mise en liberté d'un de ses bourgeois, qui, ensuite d'un mandement de l'évêque de Lausanne, avait été incarcéré sans que l'autorité ecclésiastique, conformément aux franchises d'Yverdon, eût obtenu préalablement le consentement des bourgeois1.

Partout, enfin, dans le Pays de Vaud, les coutumes et les droits des communautés étaient respectés, la justice était rendue avec équité et impartialité à toutes les classes de la société, et de nouvelles garanties étaient accordées à la population. Mais, cet état de choses cessa lorsque la maladie puis la mort du chef de la maison de Savoie, une minorité, une régence disputée, l'influence étrangère, enfin, l'invasion des Suisses dans le Pays de Vaud, firent peser sur ce malheureux pays toutes les calamités de la guerre.

Le duc de Savoie, Amédée IX, atteint d'une maladie qui le rendait incapable de tenir les rênes de l'Etat, les abandonna. Deux partis voulurent s'en emparer; l'un, le parti français, représenté par la duchesse Yolande, soeur de Louis XI; l'autre, le parti national, ayant pour chefs les frères d'Amédée, les comtes de Bresse et de Romont. Par les intrigues de Louis XI, Yolande l'emporta, et fut nommée régente. Les comtes de Bresse et de Romont réclamèrent, et voyant que leurs instances demeuraient sans effet, ils levèrent en secret des troupes dans la Bresse et le Pays de Vaud, entrèrent en Savoie au printemps de 1471, et parvinrent sous les murs de Chambéry sans rencontrer de résistance. La régente se réfugia avec son époux dans le fort de Montmeillan, où ses deux beaux-frères l'assiégèrent. Un troisième frère du duc de Savoie, l'évêque de Genève, accourut pour empêcher tout acte de violence, mais trop tard; le fort de Montmeillan était surpris, les comtes de Bresse et de Romont s'étaient emparés de la personne d'Amédée, l'avaient conduit à Chambéry, où ils chassèrent de la cour les partisans de Louis XI et ceux de la duchesse Yolande. Celle-ci, pendant le tumulte qui suivit la surprise de Montmeillan, avait pu échapper à ses beaux-frères, et s'était réfugiée à Grenoble, d'où elle implora le secours de Louis XI, son frère, et l'intervention des villes de Berne et de Fribourg.

Louis XI fit immédiatement entre des troupes en Savoie, et les hostilités allaient commencer, lorsque les députés de Berne, Nicolas Diesbach et Pierre de Wabern, et ceux de Fribourg, Rodolphe de Wuippens et Jean de Praroman, arrivèrent à Chambéry. Ces députés obtinrent une trève entre les deux armées, qui étaient un présence et à la veille d'une bataille (8 août 1471). Des conférences furent ouvertes sous la médiation des députés suisses, et le 5 septembre la paix fut conclue en présence du comte de Gruyère, maréchal de Savoie, de Nicolas de Gruffy, prieur de l'abbaye du Lac-de-Joux; d'Antoine d'Avenches, bailli du Pays de Vaud; de Sibuel de Loriol, président de Savoie, et des délégués de Louis XI. L'oubli du passé fut promis; la direction des affaires fut remise à un conseil, dont les comtes de Bresse et de Romont firent partie. Quant à la lieutenant-générale du duché, elle fut ajournée et remise à la décision de Louis XI et des députés suisses.

Cependant, la maladie d'Amédée (l'épilepsie) faisait des progrès, et ce prince, cherchant un climat plus doux, passa les monts et se fixa à Verceil, où il mourut au printemps de 1472, à l'âge de trente-sept ans, laissant son duché à son fils Philibert, enfant âgé de six ans. Yolande se déclara régente et tutrice de son fils. Mais de puissants prétendants à cette régence se présentèrent : Louis XI, le duc de Bourgogne et les trois beaux-frères de la duchesse Yolande. Le comte de Bresse leva immédiatement des troupes, et s'empara du jeune duc Philibert; une guerre civile et étrangère allait éclater, lorsque les comtes de Romont et l'évêque de Genève, son frère, remirent la question de la régence à la décision des Etats-Généraux de Savoie. Les Etats nommèrent Yolande régente, sous la seule condition que pour les affaires importantes elle prendrait les conseils de l'évêque de Genève, et confièrent à la duchesse l'éducation de son fils2.

Cette décision amena de grands changements dans la maison de Savoie. L'Evêque quitta sa résidence de Genève et se rapprocha de la cour; les comtes de Bresse et de Romont quittèrent leurs états; le premier se rendit auprès de Louis XI, auquel il était dévoué, et le comte de Romont, abandonnant la direction de sa baronnie à Humbert Cerjat, son bailli du Pays de Vaud, rejoignit les armées de Charles-le-Hardi, auprès duquel l'appellaient ses inclinations guerrières, des liens de parenté et une ancienne fraternité d'armes.

Lorsque le comte de Romont quitta le Pays de Vaud, l'Europe était à la veille d'une guerre générale, causée par la rivalité de trois puissants souverains : le duc de Bourgogne, le roi de France et l'empereur d'Allemagne.

Le duc de Bourgogne, Charles-le-Hardi, qui, après sa mort, fut nommé le Téméraire, régnait non-seulement sur le duché de Bourgogne et la Franche-Comté, mais possédait aussi les Flandres jusqu'à la mer (la Belgique et la Hollande), le Charolais et une moitié de la Picardie; il convoitait l'Alsace et la Lorraine, et songeant à ressuciter l'ancien royaume des Bourguignons, il voulait se faire roi.

Louis XI régnait sur la France; il avait anéanti le pouvoir des princes de sa maison, et dans tout son royaume écrasait les grands vassaux. En paix avec le duc de Bourgogne, dont il avait appris à redouter les armes, il lui faisait une guerre sourde, en lui suscitant partout des ennemis.

Fréderic III, prince de la maison d'Autriche, occupait le trône de l'Empire, et voulant augmenter la puissance de sa maison, il cherchait à se rapprocher du duc de Bourgogne, afin d'obtenir, pour son fils, la main de Marie, unique héritière de ce prince.

Les voeux de Charles-le-Hardi et ceux de l'Empereur allaient être exaucés; le couronnement du nouveau roi de Bourgogne et le mariage projeté devaient avoir lieu à Trèves (1473), où les deux souverains se rencontrèrent, lorsqu'un évenement inattendu vint renverser tous ces projets : l'Empereur, blessé, dit-on, du faste que Charles déployait, et surtout de sa hauteur, quitta Trèves subitement, rompant avec le duc de Bourgogne, dont il se déclara l'ennemi irréconciliable.

Louis XI vit avec joie cette rupture éclater, et une coalition se former en Allemagne contre son puissant voisin de Bourgogne. Toutefois, il ne voulut pas faire partie de cette coalition, mais il chercha à y faire entrer les Suisses. Il connaissait, depuis la journée de St-Jaques, la valeur de ce peuple, sa passion belliqueuse et l'ambition de ses chefs; il savait que les Suisses, une fois déclarés les ennemis du duc de Bourgogne, ce prince n'aurait pas d'ennemis plus redoutables. Aussi, dès la rupture de l'Empereur et de Charles-le-Hardi, Louis XI commença à ourdir une longue suite d'intrigues, dont le résultat fut la guerre des Suisses contre le duc de Bourgogne, et la ruine de ce prince.

Louis XI choisit pour ses agents les hommes les plus influents de la Suisse, tels que Diesbach, Scharnachthal et Sillinen. Ceux-ci agirent dans les Cantons avec une telle habilité, qu'ils parvinrent à faire désirer aux Suisses une alliance offensive et défensive avec la France contre le duc de Bourgogne. Les griefs des Suisses avaient pour prétexte la prise de possession de l'Alsace par Charles-le-Hardi, ensuite d'une somme que ce prince avait remise à l'archiduc d'Autriche, pour entrer dans les droits souverains de l'archiduc sur l'Alsace, réservant toutefois à l'archiduc ses droits souverains lorsque celui-ci rembourserait la somme qui lui avait été prêtée. Les Suisses se plaignaient, sur toutes choses, des exactions que Haggenbach, gouverneur de l'Alsace au nom du duc de Bourgogne, commettait sur les villes de cette contrée, alliée des Cantons3.

Lorsque Charles-le-Hardi apprit qu'il était question, en Suisse, d'un projet d'alliance avec Louis XI, il manda au comte de Romont d'envoyer de sa part une ambassade aux Cantons, pour empêcher cette alliance. Le comte confia cette mission à un Vaudois, Henri de Collombier, seigneur de Vuillerens, et à Jean Allard, jurisconsulte. Ces envoyés parcoururent la Suisse (mars 1474), et furent admis en présence des conseils des Cantons. Ils leur rappelèrent les liens de bon voisinage et d'amité qui n'avaient cessé d'exister entre eux et la maison de Bourgogne, et l'échange libre de leurs produits contre le blé, le vin et les sels de la Franche-Comté, dont ils ne pouvaient se passer. Ils invoquèrent, de plus, l'accueil bienveillant fait à leurs guerriers dans les camps du duc de Bourgogne pour s'y former à la guerre, et y recueillir gloire, honneur et profit. Ils firent valoir aussi la protection accordée à leurs bourgeois et à leurs marchands, qui tous étaient traités avec la plus grande faveur lorsqu'ils se rendaient dans les provinces de Bourgogne. Henri de Collombier et Allard leur rappela que Louis XI et l'archiduc d'Autriche étaient les plus anciens et dangereux ennemis de la Suisse, comme les journées de Sempach, de Naefels et de St-Jaques pourraient l'attester, tandis que la maison de Bourgogne était leur plus ancienne alliée. Quant aux griefs que les Suisses élevaient contre Haggenbach, le gouverneur de l'Alsace, les députés promirent que le duc le punirait, si les plaintes qu'on élevait contre lui étaient fondées.... La députation du duc de Bourgogne fut partout favorablement écoutée, et elle recueillit, dans tous les Cantons, même à Berne, les témoignages de leur désire de conserver la paix avec la maison de Bourgogne.

Cependant, Louis XI résolut de frapper un grand coup en faisant contracter une alliance entre les Cantons suisses et l'archiduc d'Autriche, et en faisant déclarer la guerre par ces nouveaux alliés au duc de Bourgogne. Dans ce but, il dépêcha en Suisse Juste de Sillinen, de Lucerne, administrateur de l'évêché de Grenoble. Ce prélat, sous le prétexte de visiter son abbaye de Beromunster, en Argovie, parcourut les Cantons, les effrayant sur les projets ambitieux de Charles-le-Hardi, et faisant ressortir les avantages d'une paix avec l'Autriche. Sillinen se rendit ensuite à Insprück, résidence de l'archiduc Sigismond, et lui représenta qu'au moyen d'une alliance avec les Suisses, il pourrait facilement rentrer en possession de l'Alsace, et résister aux armes de Charles-le-Hardi, si ce prince voulait lui disputer cette province.

Sillinen réussit dans sa mission, et, au printemps de 1474, il parvint à conclure, entre l'Autriche et les Suisses, le traité connu sous le nom de Pacte d'Union héréditaire. Juste de Sillinen et Nicolas de Diesbach furent chargés de porter ce pacte à Louis XI, dont les Cantons et l'Autriche exigeaient la garantie. Comme l'un des articles secrets du traité, portait le roi de France caution du remboursement de la somme de 80 mille gouldes, que Strasbourg, Bâle et Colmar devaient avancer à l'Autriche pour payer au duc de Bourgogne le rachat de ses droits sur l'Alsace, Diesbach et Sillinen éprouvaient quelque inquiétude sur la manière dont le roi acueillerait cet article. Louis XI les rassura, disant : «Je préfère briser la tête des mes adversaires avec des lingots qu'à coups de masses d'armes.» Le margrave de Baden, les princes de Wurtemberg, le comte de Montbeillard, le duc de Lorraine, enfin, toutes les villes de l'Alsace, entrèrent dans la coalition que Louis XI venait de former contre Charles-le-Hardi.

Dès que le Pacte d'Union héréditaire fut publié, l'Alsace se leva en masse, et Pierre de Haggenbach, dont la dureté avait exaspéré les Alsaciens, fut saisi à Brissach et jeté en prison. L'archiduc fit notifier au duc de Bourgogne que les 80,000 gouldes, prix du rachat de l'Alsace, étaient à sa disposition à Bâle, à l'hôtel de la monnaie, et fit occuper cette province au nom de l'Autriche.

Charles-le-Hardi, qui assiégeait Neuss, dans l'évêché de Cologne, apprit en même temps l'insurrection de l'Alsace, la captivité d'Haggenbach, la notification du rachat et la prise de possession de l'Alsace au nom de l'Autriche. Il adressa à l'archiduc une lettre digne et modérée, dans laquelle il annonçait qu'il acceptait le rachat de l'Alsace, sous la condition que ce rachat fût réglé, non point à Bâle, mais, en vertu des traités, à Besançon. Cette modération déjoua les calculs des ennemis de Charles. Aussi, la réponse de ce prince fut-elle cachée au public des Cantons, et on répandit le bruit que ce prince refusait le rachat. L'archiduc envoya de nouvelles troupes en Alsace, et convoqua un tribunal exceptionnel pour faire le procès du gouverneur Haggenbach. Ce tribunal, composé de vingt-six juges, tirés des villes de l'Alsace, de Bâle, de Soleure et de Berne, que l'archiduc voulait compromettre aux yeux du duc de Bourgogne, se réunit en mai 1474, et, dans le même jour, fit appliquer Haggenbach à la torture, le jugea, le condamna et le fit décapiter à la lueur des flambeaux.

Alors, l'indignation de Charles contre l'archiduc fut à son comble; il donna l'ordre au chevalier Haggenbach, parent du gouverneur qui venait d'être mis à mort, d'occuper le Porrentruy et une partie de l'Alsace, et fit quelques préparatifs de guerre contre l'archiduc. Toutefois, il fit une dernière tentative pour éviter une rupture avec les Suisses, et s'adressa à la duchesse régente de Savoie, pour qu'elle obtint des Cantons leur neutralité pendant ses démêlés avec l'Autriche. La régente députa aussitôt à la diète de Lucerne Antoine Champion, président de Savoie, et Humbert Cerjat, bailli du Pays de Vaud.

Mais, ces députés échouèrent. Les ambassadeurs du roi de France présentaient, dans ce même moment, à la ratification de la diète, une traité d'alliance offensive et défensive, par lequel ce roi s'engageait à payer annuellement aux Suisses 20,000 florins d'or pendant leur guerre contre le duc de Bourgogne, et quatre florins d'or à chaque soldat; et, dans un article secret, s'engageait à répartir chaque année une somme de 20,000 livres, à titre de pension, entres ses principaux partisans dans les Cantons. Les ambassadeurs d'Autriche, de leur côté, offraient 8,000 florins d'or aux Cantons pour prix de leur coopération dans la guerre que l'archiduc allait commencer en l'Alsace. Cependant, plusieurs députés de la diète s'opposèrent à ces traités, entr'autres Unterwald et Schwytz. Raoul de Vuippens, avoyer de Fribourg, fit des objections. Mais tous ces conseils, dictés par la prudence, ne furent point écoutés, et les partisans du traité firent décider que sa ratification serait remise au Deux-Cent de Berne. L'avoyer Diesbach, nommé depuis peu chambellan et conseiller du roi de France, convoqua le Deux-Cent pendant les vacances d'octobre, et n'y appela qu'une quarantaine de membres, mais tous dévoués à la France. Dans une seule séance, le Deux-Cent ainsi composé, ratifia toutes les clauses du traité avec Louis XI, et, an nom des Cantons, déclara la guerre au duc de Bourgogne.

Trois jours après le départ du héraut d'armes qui portait la déclaration de guerre au duc de Bourgogne dans son camp de Neuss, 8,000 Suisses, sous le commandement de Nicolas de Scharnachthal, entrèrent par le Porrentruy dans le comté de Montbeillard, où ils se réunirent à l'armée de l'archiduc d'Autriche, qui, forte de 10,000 hommes, assiégeait Héricourt, forteresse dans laquelle Haggenbach s'était enfermé.

Trois mois avant cette irruption des Suisses, le comte de Romont avait quitté le Pays de Vaud, après avoir recommandé cette baronnie au bon voisinage des Bernois, et s'était rendu à l'armée que le duc de Bourgogne réunissait en Picardie. Charles, dans ce moment, se préparait à soutenir la guerre et contre la France, et contre l'Empire. Il levait partout des soldats, et faisait venit d'Italie des corps de mercenaires que des princes et des chefs italiens lui fournissaient. Il en attendait un de 5,000 hommes, qui, après avoir traversé les Aples et le Jura par petites troupes, devait se former en Franche-Comté, et envoya le comte de Romont en prendre le commandement. Par une coïncidence qui devint fatale au Pays de Vaud, le comte de Romont arrivait en Franche-Comté au moment où les Suisses et les troupes de l'Archiduc attaquaient Héricourt.

Le comte de Romont prit aussitôt quelques mesures : il réunit 1,800 hommes de troupe régulière, qu'il trouva sous sa main, à 5,000 hommes de milice qu'il se pressa de lever; il fit hâter l'arrivée des 5,000 italiens, et marcha au secours des hommes de Zurich; leur choc fut terrible; les Italiens, épuisés par de longues marches au travers des Alpes et du Jura, lâchèrent pied. Les milices de la Franche-Comté résistèrent seules, et avec une telle tenacité, que, sur 800 hommes de la châtellenie de Faucogney, 700 se firent tuer sur place. L'armée du comte de Romont, écrasée par les forces réunies des Suisses et des Autrichiens, fut mise en déroute et poursuivie pendant deux heures par le cavalerie autrichienne. Le comte de Romont eut 3,000 hommes tués; les Suisses et les Autrichiens ne perdirent que 400 hommes. Héricourt se rendit quelques jours après ce combat, et les Suisses, après avoir remis cette place aux officiers de l'Archiduc, rentrèrent dans leurs cantons. Quant au comte de Romont, il réorganisa son corps d'Italiens et le conduisit au duc de Bourgogne, toujours occupé au siège de Neuss.

En assiégeant cette ville, Charles, non-seulement tenait en échec toutes les forces de l'Empire, mais, en même temps, il négociait avec le roi d'Angleterre, formait avec lui une ligue contre Louis XI, et attendait de jour en jour le débarquement de l'armée anglaise pour l'attaquer. Aussi, il prêta peu d'attention à ce qui se passait en Alsace et à sa querelle avec l'Archiduc et les Suisses, et abandonna la Franche-Comté aux incursions des Suisses. Quant au comte de Romont, revêtu d'un commandement supérieur dans l'armée de Bourgogne, il oublia son Pays de Vaud, exposé aux courses des corps-francs des Cantons; il le laissa sans défense, et n'y revint que pour le voir le théâtre des guerres de Bourgogne.

La victoire d'Héricourt excita au plus haut degré l'enthousiasme guerrier des Cantons. Aussi, dès les premiers jours du printemps 1475, un corps de 500 hommes de Berne et de Soleure entra dans la Franche-Compté, tue une centaine de paysans, et enleva plus de mille pièces de bétail. Une autre bande, composée de 700 hommes, fit irruption dans le comté de Neufchâtel, et, sans avoir égard à la neutralité que Berne avait promise au comte Rodolphe, occupait son château de Neufchâtel, pillait les villages, en enlevait le bétail. Ce même corps entrait dans le Pays de Vaud, ravageait les terres de Grandson, leur enlevait cinq cents pièces de bétail, et ne fut arrêté dans ses déprédations que par les murs de Grandson. D'autres bandes suisses, commandées par Diesbach, le chambellin du roi de France, pénétrant dans la Franche-Comté par le Val-de-Travers, surprenaient Pontarlier, pillaient et brûlaient cette ville. Après ces exploits, ces différents corps, chargés de buttin, se réunirent à Neufchâtel, où ils furent rejoint par de Fribourgeois, des Lucernois et des Bâlois, tous soldés par la France et avides de pillage. Ils formèrent ainsi une force de 5,000 hommes. Les chefs suisses tinrent conseil sur les opérations qu'ils devaient entreprendre, et décidèrent d'attaquer les châteaux du Pays de Vaud, dont les seigneurs étaient vassaux de la maison de Bourgogne.

Le château de Grandson, alors fief du sire de Château-Guyon, l'un des généraux de l'armée de Bourgogne, mais, toutefois, vassal du duc de Savoie, l'allié des Suisse, fut le premier objet et l'attaque des Suisses. Mais, comme on était en pleine paix dans le Pays de Vaud, et que l'on était éloigné de la pensée de voir les Suisses venir envahir une contrée étrangère à leurs querelles avec le duc Charles, rien n'était prêt pour la défense, et les châteaux n'avaient que de faibles garnisons.

Pierre de Romainmôtier, commandant du château de Grandson, fut averti de l'arrivée des Suisses par la foule de campagnards qui fuyaient à leur approche. Il prit quelques mesures de défense, et se retrancha dans le château, laissant aux bourgeois le soin de défendre la ville. Comme celle-ci était entourée de fortes murailles, les chefs des Suisses voulurent attendre l'arrivée de l'artillerie; mais, les soldats, sans écouter les ordres de leurs chefs, se précipitèrent à l'assaut, escaladèrent les murailles, d'où ils lancèrent des brandons pour incendier les maisons. Les bourgeois, frappés de terreur, abandonnèrent la ville, se réfugièrent dans le château ou s'échappèrent par le lac. Les Suisses, maîtres de la ville, épargnèrent les paysans qu'ils y trouvèrent, et se préparèrent à donner l'assaut du château. Mais, Pierre de Romainmôtier, voyant l'impossibilité de soutenir un siège, et de nourrir la masse de fuyards qui encombraient le château, capitula dès le second jour du siège. Il obtint la vie sauve pour la garnison, et sortit suivi d'une foule de nobles, de bourgeois et de paysans.

Après avoir laissé une garnison à Grandson, les Suisses marchèrent sur les châteaux de Montagny-le-Corge et de Champvent, qu'ils prirent, pillèrent et incendièrent. Ils se dirigèrent ensuite sur Orbe, dont la ville et le château étaient fiefs du sire de Châlons, héritier par alliance matrimoniale de la maison de Montfaucon d'Orbe et d'Echallens.

«Lorsque, depuis la ville d'Orbe, on vit s'élever la fumée et les flammes du château de Champvent, et les Suisses s'avancer, trainant leurs canons le long des marais, la terreur s'empara des bourgeois. Ils se hâtèrent d'envoyer leur soumission, en demandant merci. Mais, loin d'imiter leur conduite, le chevalier Nicolas de Joux, commandant le château, répondit aux sommations des Suisses :

«Artillerie, poudre, plomb, rien ne me manque, et ce qui vaut mieux encore, la résolution de mourir plutôt que de suivre l'exemple déshonorant de Grandson!».

«De Joux avait sçu gagner la confiance de la garnison, composée de 400 hommes, le château était fort, et sa tour principale, monument des anciens temps, pouvait braver toutes les attaques4

Pous isoler le château5, de Joux brûla quelques maisons du côté de la ville où les Suisses s'étaient établis. Bientôt les Suisses donnèrent l'assaut. La garnison résista avec bravoure; «officiers et soldats6, résignés à vaincre ou à mourir, recoururent à toutes les ressources de l'art militaire; joyeux et plein d'audace, ces braves avaient vaincu l'ennemi de tout bien : la crainte de la mort!»

Cependant, les Bernois, voyant cette défense désespérée, hissèrent au haut de clocher de la ville d'Orbe leur longue coulevrine, ouvrirent leur feu sur les créneaux du château, et tuèrent quinze hommes de la garnison. En même temps, le bourreau de Berne, personnage important dans les armées de cette république, pénétra le premier dans le château, par une porte qui venait de céder aux coups redoublés des assaillants, et tomba frappé d'un coup mortel. Les Suisses passèrent sur le corps du bourreau, qui leur avait frayé le passage, et se précipitèrent dans l'intérieur de la place.

La garnison ne songeait plus à la vie, mais elle voulait la vendre chèrement : elle combattait avec fureur et sur les escaliers, et dans les corridors, et dans la grande salle, enfin, dans les combles et sur les tourelles.... Poussés dans ces retranchements, Nicolas de Joux, Château-Belin, des seigneurs, d'intrépides soldats, qui entouraient leur indomptable commandant, se jetèrent dans le donjon, leur dernière ressource. De son parapet élevé, de ses tours non encore prises, les assiégés, ici à la clarté du jour, là dans des recoins obscurs, soutenaient la lutte la plus acharnée, et furent enfin enveloppés de flammes et de fumée. Cent et vingt cadavres d'assiégés et d'assiégeants encombraient les corridors; les Suisses précipitaient, du haut des murailles, tous les défenseurs du château tombés morts ou vifs entre leurs mains.

La lutte se prolongeait cependant encore; depuis plus d'une heure de Joux défendait le donjon, lorsque les Suisses y pénétrèrent par une porte secrète oubliée par les assiégés, et s'emparèrent d'une saillie, du haut de laquelle ils tirèrent et lancèrent des projectiles sur le donjon. Ce donjon fut bientôt pris, et le premier coup des vainqueurs, lorsqu'ils y pénétrèrent, abattit la tête de l'héroïque Nicolas de Joux, qui, avec vingt-cinq gentilshommes et soixante intrépides soldats, fut précipité du haut des créneaux. L'épée, la flamme, le rocher, donnèrent la mort à tous les hommes de la garnison qui avaient survécu à cette lutte acharnée. «On ne saurait,» ajoute à cette description l'historien de la Suisse, «on ne saurait appeler malheur le sort d'hommes aussi héroïques, à l'heure où leur âme a la conscience d'être libre ou invincible.»7

Lorsque les bourgeois d'Echallens et leur châtelain apprirent la catastrophe du château d'Orbe, ils renoncèrent à se défendre, et envoyèrent leur soumission aux Suisses. Alors, les bandes suisses tournèrent leurs pas vers le château de Jougne, l'un des fiefs du seigneur d'Orbe et d'Echallens. Le châtelain de Jougne obtint une suspension d'armes pour traiter sur les conditions de la capitulation. Mais, pendant ce temps, des bourgeois s'échappèrent du Bourg; les Suisses s'apercevant de cette fuite, montèrent brusquement à l'assaut, emportèrent la place et y massacrèrent trois cents personnes.

Après ces exploits, dans lesquels les Suisses n'avaient fait aucune différence en faveur des seigneuries relevant du duc de Savoie, comme celles de Grandson, de Champvent, de Martigny, d'Illens et de Cerlier, ils laissèrent des garnisons dans ces places et regagnèrent leurs Cantons. «Dans leur marche triomphale, ils passèrent sous les murs d'Yverdon, d'Estavayer, de Payerne et de Morat, dont les habitants, remplis, à leur approche, d'une profonde terreur, s'empressèrent de leur porter du pain, du vin, et tout ce qu'ils jugèrent capable d'apaiser la fureur d'une soldatesque ivre de sang et gorgée de pillage8

Pendant cette expédition, Berne fut avertie, par le comte de Bresse, frère du comte de Romont, mais l'une des créatures les plus dévouées à Louis XI, que des troupes de mercenaires italiens traversaient journellement le St-Bernard, passaient à Aigle, traversaient le Jura à St-Cerques, d'où elles se rendaient en Franche-Comté, où le grand-bâtard de Bourgogne, frère du duc, organisait une armée. Berne leva aussitôt un millier d'hommes, qu'elle dirigea sur le Chablais vaudois par les vallées de Gessenay et des Ormonts. Les habitants de ces vallées prirent les armes pour les Bernois, leur servirent de guides, et les conduisirent à une petite distance d'Aigle, où ils arrivèrent au milieu de la nuit. Deux cents Italiens, logés dans le bourg d'Aigle, furent éveillés par les cris des montagnards, et s'enfuirent vers le château. Poursuivis par les Bernois, cinq de ces Italiens furent massacrés, les autres purent entrer dans le château. Le sire de Torrens, vidome d'Aigle pour le duc de Savoie, demand un sauf-conduit au chef bernois, entra en pourparlers avec lui, et promit de capituler à condition que les Italiens qui étaient réfugiés dans le château auraient la vie sauve. Cela fut accordé; mais, Torrent, ayant lieu de se méfier des promesses des Bernois, et même craignant pour sa vie et celle de sa famille, profita des ténèbres de la nuit et du sommeil des Bernois, fatigués de leur longue route dans les Alpes, fit évader les Italiens, et lui-même prit la fuite. Le matin, les Bernois, furieux de ce que leur proie leur avait échappé, massacrèrent toute la population du château, le pillèrent, y mirent le feu et regagnèrent ensuite les gorges des Alpes, d'où ils étaient descendus.

Toutefois, de nombreuses troupes italiennes continuaient à passer le St-Bernard, traversaient le Pays de Vaud et le Jura à St-Cergues, se rendant à l'armée que le duc de Bourgogne rassemblait en Lorraine. Berne, pour faire cesser ce passage, résolut de se rendre maître des Alpes, et, dans ce but, envoya (septembre 1475) son avoyer Scharnachthal en Valais, conclure une ligue offensive et défensive contre la maison de Savoie. Après quelques objections soulevées par les députés du dixain de Louëche, l'avoyer de Berne et la diète de Valais traitèrent sur les bases suivantes : Liberté de commerce et des communications. - Aide mutuelle en cas de guerre, et autorisation réciproque d'enrôlement. - En cas de guerre de la ville de Berne contre la maison de Savoie, promesse du Valais de soutenir, par les armes, les droits de la ville de Berne.

Les Suisses avaient employé une partie de l'été dans des expéditions en Franche-Comté; ils s'étaient emparés de Blamont, avaient pillé, brûlé et même rasé cette ville, qui avait soutenu un siège de quatorze jours; ils avaient pris deux autres villes, douze châteaux, et porté la dévastation sur plus de douze lieues de pays.

Cependant, ils durent quitter la Franche-Comté. Une épidémier meurtrière décimait leur armée, et avait frappé Nicolas Diesbach, chef de l'expédition. L'armée fut disloquée, et les contingents des Cantons rentrèrent dans leur foyers. Mais Berne ne posa pas les armes; déjà maîtresse d'une partie du Pays de Vaud, elle voulait s'emparer de cette riche contrée, laissée sans défense par le comte de Romont, et, sous les prétextes les plus futiles, elle résolut d'y porter la guerre.


1Grenus.

2Guichnon, II, 128 à 140.

3Voyez : Lettres sur la guerre des Suisses contre le duc Charles-le-Hardi, par M. de Gingins-La-Sarra. Nous suivrons cet auteur, qui, le premier, a fait connaître la vérité sur les causes de cette guerre.

4Muller, VII, 290.

5Le château d'Orbe couvrait une étendue de six poses de terrain. La cour intérieure, ou cour d'honneur, couvertie, depuis peu d'années, en promenade, avait une étendue de 2900 pieds carrés. Les quatre faces de la cour étaient entourées d'épaisses murailles, rasées aujourd'hui à hauteur d'appui. La face principale du côté de la ville était défendue par plusieurs portes et une tour ronde, qui existent encore. Du côté du couchant, les remparts descendaient jusqu'à l'Orbe; du côté du levant jusqu'aux Granges, et au nord, jusqu'à l'endroit nommé la tranchée, on en avait taillé une coupure profonde. (Extrait d'un Mémoire inédit de M. de Gingins.)

6Muller, VII, 291.

7Muller, VII, 295.

8De Gingins, Lettres, etc., 62.


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