Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)

Le Cigognier ("stork's nest"), last large standing column from Roman era in Avenches (1784).


LIVRE PREMIER


LE PAYS DE VAUD PENDANT LES PREMIERS SIECLES DE L'ERE CHRETIENNE.


Chapitre Ier

Epoque Romaine

Ier-Ve Siècle

Découverte de l'Helvétie. - Défaite des Romains sur les bords du Léman. - Expéditions des Helvétiens. - Rome les soumet. - Colonie romaine dans le Pays de Vaud. - Aventicum, capitale de l'Helvétie romaine. - Lois et institutions romaines. - Les Barbares envahissent le Pays de Vaud. - Les villes sont détruites. - La civilisation disparait. - Les Bourguignons occupent l'Helvétie occidentale. - Le christianisme.

Un siècle avant l'ére chrétienne, alors que Rome et ses provinces du nord de l'Italie étaient parvenues à un haut degré de civilisation, l'existence de l'Helvétie, dont le Pays de Vaud faisait partie, était encore ignorée. Cependant, l'apparition fréquente de guerriers étrangers dans les vallées arrosées par la Doire et le Tessin, apprenait aux peuples du nord de l'Italie qu'au-delà des Alpes existait une nation dont la férocité et le langage indiquaient une profond barbarie. Rome envoya une légion au-delà des monts explorer les contrées inconnues, séjour de cette nation. Pour la première fois les soldats romains franchirent cette partie des Alpes. Après des fatigues inouïes, ils descendirent dans une vallée arrosée par un fleuve rapide, et arrivèrent au bord d'un grand lac, le Léman. Mais là, ils recontrèrent les nombreuses tribus des Helvétiens, qui les accablèrent par le nombre, les taillèrent en pièces, et firent passer sous le joug tout ce qui avait échappé au massacre. [The notion that the battle took place on the shores of Lake Geneva captivated the popular imagination, and was the origin of the famous painting by Gleyre (1858). Historians now tell us that the battle took place somewhere in the vicinity of Agen, France. In the mid 19th Century, the Vaudois seem to have felt a need to find in their past the sort of heroic deeds that would forge a sense of regional self-esteem.]

Fiers de cette victoire, les Helvétiens joignirent leurs guerriers aux Cimbres, qui, en nombre immense, descendaient du nord de l'Europe, envahissaient les provinces romaines, chassant les populations devant eux. Mais la tactique l'emporta sur ces multitudes qui combattaient sans ordre: le consul Marius les défit, rejeta les Cimbres dans les forêts de la Germanie, et les Helvétiens dans les vallées des Alpes.

Cependant, un demi siècle après cette expédition, les Helvétiens voulurent en tenter une nouvelle; leur nation entière, au nombre de plusieurs centaines de mille âmes, abandonna l'Helvétie, franchit le Jura et pénétra dans les Gaules. Mais Jules César, accourant avec les légions romaines, atteignit les Helvétiens, les défit, et les força de rentrer dans leur patrie, où il leur imposa les lois de la république romaine.

Bientôt, des colons romains, soldats intrépides et laboureurs infatigables, couvrirent le sol helvétique de colonies, et firent pénétrer la civilisation au milieu de tribus nomades et barbares. Les races romaines et les races helvétiennes, naguères ennemies, finirent par se mélanger, et une ville opulente, centre de la puissance romaine en Helvétie, s'éleva dans la contrée qui, aujourd'hui, forme le Canton de Vaud. Cette ville, Aventicum, Avenches, devint le capitale de l'Helvétie romaine. Une autre ville importante, Novidunum-Colonia Equaestris, Nyon, colonie des chevaliers romains, fut construite sur les bords du Léman. Lausonium, Lausanne, Ebrodunum, Yverdon, Urba, Orbe, devinrent des villes municipales romaines, Municipia, Vici, dépendants du Principium d'Avenches.

Les ruines, et surtout les antiquités que l'on découvre parfois en fouillant le sein de la terre, enfin l'histoire attestent l'antique prospérité de la patrie de Vaud1. Deux grandes voies romaines la traversaient. L'une d'elles, franchissant le Mons Jovis, le St.-Bernard, tendait à Besançon, en passant à Orbe, halte militaire et entrepôt commercial. Cette voie était d'une haute importance: elle reliait la capitale de l'Empire avec le centre et le nord des Gaules. Une autre voie, se prolongeant dès Lyon, Genève, Orbe et Avenches, jusqu'aux bords du Rhin, au nord de l'Helvétie, offrait un libre passage aux produits du midi des Gaules, et sans cesse elle était parcourue par les légions romaines, toujours en guerre avec les peuples de la Germainie.

Le Pays de Vaud faisait partie de la préfecture des Gaules, immense vice-royauté comprenant les Gaules, l'Helvétie, la Germanie, la Grand-Bretagne et l'Espagne, et régie par un préfet résidant à Trèves. Cette préfecture était divisée en dix-sept provinces, chacune sous l'autorité d'un gouverneur, dont l'un résidait à Avenches, capitale de l'Helvétie province de la préfecture des Gaules.

Le gouverneur de chacune de ces provinces avait un pouvoir immense. Administration civile, financière et militaire, administration judiciaire: tout était réuni entre ses mains; il décidait toutes questions, jugeait toutes les causes, sans autre recours qu'un appel à l'Empereur. Aussi, Avenches, résidence du gouverneur, était le centre de l'Helvétie. le siège de toutes les administrations, le séjour des hautes classes de la province, enfin le rendez-vous des sciences, des beaux-arts, du luxe et de la misère.

La population de l'Helvétie, comme celle de chaque province, était divisée en quatre classes distinctes: les Sénateurs, les Curiales ou décurions, les Plébéiens, les Esclaves.

La classe des Sénateurs était composée des familles dont un membre avait été sénateur romain, ou avait rempli une des grandes charges de l'Empire. Ces familles constituaient la haute aristocratie, elles jouissaient de grands privilèges, et comme rien ne pouvait s'opposer à leur pouvoir envahissant et à leurs richesses, elles finirent par devenir les seuls propriétaires du sol.

Les Curiales, second ordre de la société, étaient les propriétaires qui possédaient au moins vingt-cinq arpents. Le curiale, ou décurion, étant obligé d'habiter les villes où il remplissait les fonctions municipales, faisait cultiver ses terres par des esclaves; s'il n'avait point d'enfants, il ne pouvait disposer que du quart de ses biens, le reste étant dévolu au municipe. Lorsque les revenus du municipe étaient insuffisants, le curiale, dont les fonctions étaient gratuites, était obligé de pourvoir de ses propres deniers aux dépenses publiques; enfin, certains impôts pesaient sur la classe dont il faisait partie. Ces charges étaient tellement écrasantes, que les membres des familles curiales diminuèrent rapidement; la plupart de ces familles tombèrent dans l'indigence, et finirent par faire partie de la classe des plébéiens les plus pauvres.

Les Plébéiens, ou le peuple proprement dit, formaient la troisième classe de la société, comprenant les petits propriétaires des campagnes, les marchands et les artisans libres des villes. Les plébéiens des villes devinrent nombreux, et formèrent des corporations ou des corps de métiers. Mais dans les campagnes, ils diminuèrent en nombre, ils tombèrent dans la misère, et durent se réfugier dans les villes.

Enfin, les Esclaves formaient la quatrième classe, et étaient divisés en esclaves domestiques, et en esclaves ruraux. Les premiers ne jouissaient d'aucuns droits, ne pouvaient point contracter de mariage légal, et pouvaient être vendus comme des bêtes de somme. Les seconds, les esclaves ruraux, étaient plus libres, et divisés eux-mêmes en plusieurs classes, dont la moins dépendante était celle des colons. Le colon pouvait se marier légalement, servir dans les armées, et même devenir propriétaire sous certaines conditions, et il ne pouvait être vendu qu'avec le terre à laquelle il était attaché.

Cette organisation sociale portait avec elle un germe de destruction. L'aristocratie sénatoriale, seule propriétaire du sol, instrument du despotisme impérial, et esclave elle-même du maître de l'Empire, ne possédait ni indépendance, ni popularité; les curiales n'avaient point de forces réelles; les plébéiens étaient misérables et corrompus; les esclaves, formant à eux seuls presque toute la population agricole, étaient nuls dans l'ordre social. Aussi, lorsque pendant le IVe siècle, les Gaules et l'Helvétie furent menacées par les nations du nord de l'Europe, ces provinces ne trouvèrent point de citoyens pour défendre les frontières. Rome, énervée par le despotisme, ne trouva plus ces légions de citoyens qui, aux temps de Marius et de César, se levèrent pour la patrie. Rome n'avait plus, pour défendre son empire, partout menacé, que des esclaves et des mercenaires. A l'approche des Barbares, la terreur s'empara de ces populations énervées, et celles de l'Helvétie, fuyant l'incendie, le carnage et l'extermination, abandonnèrent leur patrie, franchirent le Jura, et se réfugièrent dans les Gaules. Avenches, Orbe, Yverdon, furent réduites en cendres; l'Helvétie devint un désert; ses villes furent anéanties. Aux hordes barbares qui, les premières, avaient envahi les provinces, succédaient de nouvelles bordes toujours plus altérées de sang et de carnage. Les Vandales, les Alains, les Suèves, les Saxons, les Huns, parcouraient l'Europe, portant partout la dévastation, brisant les liens sociaux, et enlevant des compagnes les hommes libres et les esclaves, qu'ils emmenaient pêle-mêle avec les bestiaux.

Enfin, incapables de résister plus longtemps à ces hordes toujours renouvelées, les généraux romains durent traiter avec les nations barbares les plus puissantes, les Visigoths, les Francs et les Bourguignons, et leur accorder certains avantages, sous la condition qu'ils devinssent les auxiliaires du l'Empire contre les invasions des autres peuples du nord. Les Francs s'établirent dans le centre et le nord des Gaules; les Visigoths en occupèrent le midi dès le Rhône aux Pyrénées; les Bourguignons, ou Burgondes, occupèrent l'Helvétie, dès les rives de l'Aar au Jura, et les contrées qui formèrent ensuite la Franche-Comté, la Bresse, le Bugey, le Lyonnais, le Dauphiné, la Savoie et la Provence.

Ainsi fut accomplie la chute de l'Empire dans le centre de l'Europe. Mais bientôt l'Italie et Rome elle-même furent occupées et saccagées par les Barbares, et les empereurs ne règnèrent plus en Europe qu'à Bizance, ville de Constantin, le premier des empereurs chrétiens. Cependant, avant de tomber, Rome avait jeté une semence de vérité et de liberté au milieu des ruines de l'Empire; elle avait fait luire une lumière divine, qui, un jour, devait vaincre et civiliser ces Barbares qui se précipitaient sur ses provinces. Rome avait enfin embrassé la religion chrétienne, dont pendant trois siècles elle avait persécuté les disciples; elle léguait le christianisme à tous les peuples sur lesquels elle régnait encore, et pendant le quatrième siècle elle donnait ce bienfait aux peuples de l'Helvétie.


1C. G. Loys du Bochat, recteur de l'académie de Lausanne. Mémoires critiques pour servir d'éclaircissement sur divers points de l'histoire de la Suisse, 5 vol. in-4o.

Marc-Antoine Pellis, membre du Sénat de la République Helvétique. Eléments de l'Histoire de l'ancienne Helvétie et du Canton de Vaud, 2 vol. in-8o. Lausanne, 1806.



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