Division du territoire vaudois. - Gundioch, roi des Bourguignons. - Gondebaud lui succède; son code. - Renaissance de la civilisation. - Sigismond, dernier roi des Bourguignons; ses guerres; sa mort.
Les tribus des Bourguignons étaient campées depuis longtemps sur les bords du Rhin, et avaient déjà embrassé le christianisme lorsqu'elles traitèrent avec les Romains. Leurs bandes guerrières, suivies de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs esclaves et de leurs troupeaux, franchirent le Jura, repoussèrent les Allemands, Allemani, de l'autre côté de l'Aar, et réintégrèrent dans leurs possessions les indigènes, connus sous le nom de Romains, et partagèrent avec eux leurs demeures. Mais ce mode d'occupation devenant insupportable et pour les indigènes et pour les Bourguignons, leur roi Gundioch et les généraux romains convinrent de partager le territoire entre les deux nations. Les Romains, habitués à la vie des villes et aux travaux agricoles, conservèrent le peu de villes échappées aux désastres des invasions, et curent les terres labourables. Les tribus bourguignones, habituées à la vie pastorale, occupèrent les pays montueux et boisés, où ils pouvaient errer avec leurs troupeaux, et furent spécialement cantonnés sur les frontières, afin de les protéger.
Ce partage des terres de l'Helvétie romaine, ou Romande, ainsi qu'elle fut appelée dès lors, exigea une nouvelle division territoriale, que notre savant historien M. de Gingins-La-Sarra, a fait connaître1. La partie orientale de l'Helvétie, dernier refuge de la population romaine de cette province, fut divisée en Pagi, ou Comitats, dont chacun forma un gouvernement particulier, et chaque comitat fut divisé lui-même en plusieurs districts.
De ces sept comitats, deux, ceux d'Avenches et de Neufchâtel, furent assignés aux Bourguignons pour être partagés, selon leur usage, en sorts ou lots. Couverts de forêts et de pâturages déserts, ces territoires convenaient aux Bourguignons, qui, placés vis-à-vis des Allemands occupant l'Helvétie jusqu'à l'Aar, pouvaient arrêter les excursions de ces Barbares, et protéger ainsi le reste du pays.
Les Romands, ou Romains, anciens propriétaires du sol, reçurent pour leur part le Pagus Valdensis, ou Pays de Vaud, et le Caput Lacensis, ou Vieux-Chablais, contrées plus riches, les plus peuplées et les mieux cultivées.
Utschland jusqu'à l'Aar, et la province des Equestres de Nyon jusqu'à l'Ain, formèrent le domaine royal. Ces deux contrées, jadis florissantes, étaient alors couvertes de forêts impénétrables.
GUNDIOCH, roi des Bourguingnons, allié fidèle des Romains, reçut le titre de Patrice, ou vice-roi. Admirateur des institutions romaines, il conserva aux administrateurs de son nouvel état la désignation romaine de leurs emplois; il suivit le calendrier romain, et adopta l'usage de la langue latine pour la rédaction de tous les actes publics et particuliers.
Cependant de nouvelles hordes du nord franchirent les Alpes du Tyrol et des Grisons, s'établirent dans l'Italie, et ruinèrent à jamais dans l'occident le pouvoir des empereurs. Au milieu de cette décadence, les rois des Visigoths, des Francs et des Bouguignons finirent par se rendre indépendants, et devinrent seuls maîtres des provinces romaines, qu'ils érigèrent en royaumes. Ainsi fut constitué, par Gundioch, le royaume des Bourguignons, dont le Pays de Vaud fut partie.
Après un règne prospère, pendant lequel il sut protéger son royaume contre les invasions des Barbares, Gundioch mourut dans l'année 465, laissant la couronne à son fils GONDEBAUD. Le nouveau roi choisit d'abord Genève pour sa résidence, puis Lyon, ville centrale de ses états, qui, dans les Gaules, s'étendaient dès les Vosges à la Méditerranée.
Gondebaud suivit les traces de son père: il protégea les sciences et les arts, il s'entoura de savants romains; il rétablit des écoles, en créa de nouvelles, d'où sortirent des théologiens illustres, des orateurs et des médecins d'un grand savoir. Lui-même s'adonna à la culture des lettres, s'occupa des questions religieuses, et étudia principalement le législation romaine. Ses études ne furent point stériles, car il eut la gloire de donner à ses peuples des lois appropriées à leurs besoins, à leurs usages et à leurs moeurs; il donna un code de lois aux Bourguignons, et conserva aux anciens habitants du royaume les lois romaines sous lesquelles leurs ancêtres avaient vécu pendant des siècles.
Ce code, publié dès la seconde année du règne de Gondebaud, porte le nom de Loi Gombette. La préface de ce code en révèle le caractère, et donne un aperçu de la civilisation et de l'organisation du royaume des Bourguignons pendant le Ve siècle.
Le très-glorieux roi des Bourguignons Gondebaud, après avoir, pour l'intérêt et le repos de nos peuples, réfléchi mûrement à nos constitutions et à celles de nos ancêtres, et à ce qui, dans chaque matière et chaque affaire, convient le mieux à l'honnêté, la règle, la raison et la justice, nous avons pesé tout cela avec nos grands convoqués, et tant de notre avis que du leur, nous avons ordonné d'écrire les statuts suivants, afin que les lois demeurent éternellement.
Au nom de Dieu, la secone année du règne de notre très-glorieux seigneur le roi Sigismond, le livre des ordonnances touchant le maintien éternel des lois passées et présentes, a été fait à Lyon, le quatrième jour des calendes d'avril.
Par amour de la justice, au moyen duquel on se rend Dieu favorable, et on acquiert le pouvoir sur la terre, ayant d'abord tenu conseil, avec nos comtes et nos grands, nous nous sommes appliqués à régler toutes choses de manière à ce que l'intégrité et la justice dans les jugements repoussent tout présent, toute voie de corruption. Tous ceux qui sont en pouvoir doivent, à compter de ce jour, juger entre le Bourguignon et le Romain selon la teneur de nos lois, composées et amendées d'un commun accord; de telle sorte que personne n'espère, ni n'ose, dans un jugement ou une affaire, recevoir quelque chose de l'une des parties à titre de don ou d'avantage, mais que la partie qui a la justice de son côté l'obtienne, et que pour cela l'intégrité du juge suffise. Nous croyons devoir nous imposer à nous-même cette condition, afin que personne, dans quelque cause que ce soit, n'ose tenir notre intégrité par des sollicitations ou des présents, repoussant ainsi loin de nous d'abord, par amour de la justice, ce que, dans tout notre royaume, nous interdisons à tous les juges. Notre fisc ne doit pas non plus prétendre davantage que le levée de l'amende, telle qu'on la trouve établie dans nos lois. Que les grands, les comtes, les conseillers, les domestiques et les maires de notre maison, les chanceliers et les comtes des cités et des campagnes, tant Bourguignons que Romains, ainsi que tous les juges députés, même en cas de guerre, sachent donc qu'ils ne doivent rien recevoir pour les causes traitées ou jugées devant eux, et qu'ils ne doivent pas non plus rien demander aux parties à titre de promesse ou de récompense. Les parties ne doivent pas non plus être forcées à composer avec le juge, de manière à ce qu'il en reçoive quelque chose. Que si quelqu'un des juges sus-nommés se laisse corrompre, et, malgré nos lois, est convaincu d'avoir reçu une récompense pour une affaire ou un jugement, eût-il jugé justement, que, pour l'exemple de tous, si le crime est prouvé, il soit puni de mort; de telle sorte cependant que la faute de celui que est convaincu de vénalité ayant été punie sur lui-même, n'enlève pas son bien à ses enfants ou héritiers légitimes. Quant aux secrétaires des juges députés, nous pensons que, pour leur droit au-dessus de dix solidi; au-dessous de cette somme, ils doivent demander un moindre droit. Le crime de vénalité étant interdit sous les mêmes peines, nous ordonnons, comme l'ont fait nos ancêtres, de juger entre Romains suivant les lois romaines; et que ceux-ci sachent qu'ils recevront, par écrit, la forme et la teneur des lois suivant lesquelles ils doivent juger, afin que personne ne se puisse excuser sur l'ignorance. Quant à ce qui aura été mal jugé autrefois, la teneur de l'ancienne loi sera conservée. Nous ajoutons ceci, que, si un juge accusé de corruption ne peut être convaincu d'aucune manière, l'accusateur sera soumis à la peine que nous avons ordonné d'infliger au juge prévaricateur. Si quelque point ne se trouve pas réglé dans nos lois, nous ordonnons qu'on en réfère à notre jugement sur ce point seulement. Si quelque juge, tant Barbare que Romain, par simplicité ou négligence, ne juge pas les affaires sur lesquelles a statué notre loi, et qu'il soit exempt de corruption, qu'il sache qu'il paiera trente solidi romains, et que, les parties interrogées, la cause sera jugée de nouveau. Nous ajoutons que, si après en avoir été sommés trois fois, les juges n'ont pas jugés, et si celui qui a l'affaire droit devoir en référer à nous, et n'a pas été entendu, le juge sera condamné à une amende de douze solidi. Mais si quelqu'un, dans une cause quelconque, ayant négligé de sommer trois fois les juges, comme nous avons prescrit ci-dessus, ose s'adresser à nous, il paiera l'amende que nous avons établie pour le juge retardataire. Et pour qu'aucune affaire ne soit retardée par l'absence des juges délégués, qu'aucun comte romain ou bourguignon ne s'arroge de juger une cause en l'absence du juge dont elle relève, afin que ceux qui ont recours à la loi ne puissent être incertains sur la juridiction. Il nous a plu de confirmer cette série de nos ordonnances par la subscription des comtes, afin que le règle qui a été écrite par notre volonté et celle de tous, gardée par la postérité, ait la solidité d'un pacte éternel. (Suivent les signatures de trente-deux comtes.)
[The document quoted indicates it was published in the second year of the reign of Sigismond, not Gondebaud, as stated above by Verdeil. Is this an error on his part, or did he understand the sources to say that the code was first created in 467? The notion that each ethnic group ought to be governed by its own codified laws and traditions - we might denote this imprecisely by the modern term "pluralism" - is a thread that runs from one end of Verdeil's History to the other, beginning here with the Loi Gombette (developed by Gondebaud, 5th Century, and published by his son Sigismond in 501), and culminating with Napoleon Bonaparte's Acte de Médiation of 1803. In effect, the principals upon which the modern Swiss Confederation are based are shown to date from the dawn of recorded Swiss history, as an inescapable component of its destiny.]
Le code de Gondebaud, revu et publié par son fils Sigismond, contient 354 articles de droit civil, de procédure civile ou criminelle, et de droit pénal. Le droit pénal se divise lui-même en articles pour délits contre les personnes, pour délits contre les propriétés et pour délits divers. La condition du Bourguignon et celle de l'indigène, désigné dans ce code sous le nom de Romain, est la mème; en matière civile ou criminelle, comme offensés ou offenseurs, ils sont placés sur un pied d'égalité. Une des peins principales statuée par ce code est la composition, c'est-à-dire une certaine somme que le coupable est tenu de payer à l'offensé ou à sa famille, et une amende à payer au roi en réparation de la paix publique. "La composition, observe M. Guizot2, fut un progrès, ce fut le premier pas de la législation criminelle, hors du régime de la vengeance personnelle. Le droit caché sous le peine de la composition, c'est le droit de chaque homme de se venger par la force; c'est la guerre entre l'offenseur et l'offensé. La composition est une tentative pour substituer un régime légal à la guerre; c'est la faculté donnée à l'offenseur de se mettre, en payant une certaine somme, à l'abri de la vengeance de l'offensé, l'obligation de renoncer à l'emploi de la force."
Toutefois, la composition ne fut pas le seule peine statuée dans le code des Bourguignons, car ce code prononce des peines corporelles qui, chez les peuples barbares, étaient réservées aux esclaves, et certains peines morales; ainsi, le souffrance et la honte. Si, par exemple, un épervier de chasse a été volé, le voleur est condamné à se laisser manger sur le corps nu six onces de chair; si un homme vole un chien de chasse, le voleur est condamné à baiser en présence du peuple le derrière du chien volé.
La loi des Bourguignons contient beaucoup d'emprunts fait à la loi romaine, et elle montre que déjà sous Gondebaud la royauté avait fait de grands progrès. "Le roi n'était plus un simple chef de guerriers; la royauté était devenue un pouvoir public; les anciennes assemblées germaniques n'existaient plus; enfin, la royauté prévalait et s'efforçait de reproduire le pouvoir impérial3.
Bientôt, sous l'influence de pareilles institutions, la sécurité parut renaître dans les états gouvernés par Gondebaud, et sous son règne le Pays de Vaud sortit de ses ruines. Prothasius, fuyant l'Italie envahie par les Barbares, se retira au pied de la forêt de Sauvabelin, et y construisit une retraite autour de laquelle les habitants de Lausonium, après l'inondation de leur cité, vinrent se réfugier, bâtirent Lausanne, et donnèrent à Prothasius le nom de St.-Prothais. Pontius pénétra dans les froides solitues de la vallée baignée par les eaux du lac de Joux et les défricha. Romanus et Lepicius cultivèrent la contrée où, après eux, le monastère de Romainmôtier fut fondé. Partout, enfin, dans les contrées protégées par les tribus bourguignonnes, des hommes, fervents disciples de Jésus-Christ, et donnant l'exemple du travail et des vertus, mirent en honneur l'agriculture, et luttèrent contre la barbarie et le paganisme.
Cependant, Gondebaud, parvenu à la cinquantième année de son règne, voulant prévenir le démembrement du royaume fondé par son père, prit des mesures pour assurer la couronne à Sigismond, l'ainé de ses fils. Il convoqua une assemblée des chefs de la nation à Quadruvium, l'une de ses résidences royales, près de Genève, et proposa son fils ainé pour futur souverain des Bourguignons. Cette proposition fut acceptée, et Sigismond, élevé sur le bouclier, fut proclamé l'héritier de la couronne.
Gondebaud mourut peu de temps après, et SIGISMOND, monté sure le trône en 515, continua l'oeuvre de civilisation commencée par son père; il compléta la loi des Bourguignons, et tout faisait espérer que son régne serait prospère. Mais ses états, entourés de voisins puissants, avides de combats et de pillage, furent attaqués. Les Ostrogoths opprimaient l'Italie, les Francs ravageaient les Gaules, et ces deux nations, liguées ensembles, envahirent, en 523, le royaume des Bourguignons. Pendant neuf années Sigismond soutint une guerre acharnée; il repoussa les Ostrogoths, mais enfin, vaincu par les Francs, il se réfugia dans le couvent de St.-Maurice en Valais, où il fut pris par les vainqueurs, conduit à Orléans, et mis à mort avec toute sa famille dans l'année 534.
1Fréd. de Gingins-La-Sarra. Essai sur l'Etablissement des Burgondes dans les Gaules. Mémoires de l'Académie Royale de Turin. Tome XL.
2Guizot. Histoire de la civilisation, Xe leçon.
3Guizot. Histoire de la civilisation, Xe leçon.