Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE PREMIER


LE PAYS DE VAUD PENDANT LES PREMIERS SIECLES DE L'ERE CHRETIENNE.


Chapitre VI

Royaume de Bourgogne-Transjurane

888-1052.

Rodolphe Ier roi de Bourgogne-Transjurane. - Il impose son autorité dans l'évêché de Lausanne. - L'empereur d'Allemagne envahit la Transjurane. - Rodolphe le défait. - L'évêque Boson. - Jugement-de-Dieu. - Rodolphe II roi de Transjurane, époux de la reine Berthe. - Il s'empare du royaume d'Italie. - Il échange l'Italie contre le royaume d'Arles. - Les Sarrasins et les Hongrois envahissent la Transjurane. - Rodolphe les expulse. - Terreur générale à l'approche de la millième année. - La reine Berthe dans le Pays de Vaud. - Ses bienfaits. - Elle fonde le monastère de Payerne. - Conrad-le-Pacifique, fils de Rodolphe et de Berthe. - Guerre contre les Sarrasins et les Hongrois. - Rodolphe III enrichit l'Eglise. - Il nomme Comte de Vaud l'évêque de Lausanne. - La féodalité lutte contre la royauté. - L'impératrice Adélaïde. - Conrad abdique en faveur de l'empereur d'Allemagne.

RODOLPHE Ier.

Lorsque le comte Rodolphe, gouverneur de la Bourgogne-Transjurane, apprit la déchéance de Charles-le-Gros, il se hâta de prendre des mesures pour reconstituer le royaume des Bourguignons. Il appela à St-Maurice, dans le diocèse de Didier, évêque de Sion, les principaux seigneurs et les prélats de la Transjurane. Dans cette réunion, qui rappelait à ces chefs les anciennes assemblées nationales, Rodolphe fut proclamé roi, et de rapides messagers portèrent cette nouvelle dans les pays qui jadis avaient fait partie du royaume de Gondebaud. Quelques chefs voulurent résister, mais ils furent réduits à l'obéissance.

Chacun reconnaissait le pouvoir du nouveau monarque, lorsqu'à la mort de Jérôme, évêque de Lausanne, le clergé de ce diocèse voulut faire un acte d'indépendance en nommant un évêque, sans demander la sanction royale. Rodolphe profita de cette circonstance pour montrer au peuple romand que l'autorité royale était toute-puissante. Il marcha sur Lausanne, où, précédé par la terreur que son nom inspirait, il entra sans obstacles. Arrivé dans cette ville, il y convoqua le clergé, les grands et les hommes libres du diocèse; il leur fit connaître que nul ne pouvait devenir évêque sans la double sanction du roi et l'archevêque de Besançon; il cassa la nomination du successeur de Jérôme, et fit nommer évêque Boson, seigneur de haute noblesse, et son ami le plus dévoué. Ce prélat assurait ainsi à Rodolphe sa toute-puissance sur les Etats de son royaume situés en-deçà de la chaîne du Jura.

Cependant, le nouvel évêque, attaché dès longtemps à l'Eglise de Lausanne, dont il avait été l'un des diacres, voulut assurer le clergé et au peuple du diocèse le droit d'élire les évêques. Dans ce but, il sollicita Rodolphe d'accorder cette faveur à son diocèse, et ce prince, rassuré sur l'attachement des Vaudois à sa dynastie, promulgua la charte suivante:

Au nom de la Sainte et Indivisible Trinité: RODOLPHE, par la clémence divine, Roi très-pieux.

Plus grand a été notre libéralité et notre largesse pour assister convenablement ceux qui sont dans la milice du Seigneur, et plus nous les aurons aidés par des secours volontaires dans tout ce qui regarde son culte, plus nous croyons que nous en recevrons dans l'avenir une récompense proportionnée de la bonté de Dieu, et que même, ainsi que nous l'esperons, il nous accordera dans le temps présent son aide au besoin.

C'est pourquoi nous donnons à connaître à tous fidèles du Seigneur, présents et à venir, que le vénérable pontife de l'Eglise de Lausanne, Boson, a humblement supplié la bienveillance de Notre Majesté royale, que, puisque la plupart des Eglises des Gaules avaient obtenu de la largesse des empereurs et des rois le pouvoir d'élire librement leurs pasteurs, nous voulussions bien, par une faveur de notre bonté, accorder la même grâce à l'Eglise de Lausanne, dont il est le chef.

Statuant de toute manière que quand les enfants de l'Eglise de Lausanne perdront leur propre conducteur par la mort, ils aient, selon l'institution canonique, le libre pouvoir d'élire un pasteur de leur propre Eglise, aussi digne qu'ils pourront le trouver.

Statuant, de plus, que s'il arrivait, ce que nous ne désirons pas, qu'ils ne trouvassent dans leur sein aucun homme propre à ce ministère, ils pourraient le prendre dans quelque église voisine, de manière, toutefois, que nul ne soit proposé et consacré s'il n'a été élu et consacré par le clergé et par le peuple et par la sainte Eglise de Lausanne.

Si l'on en agit autrement, il sera coupable devant le Seigneur et la sainte Vierge Marie.

Et afin que ce privilége soit conservé d'une manière irrévocable pendant tous les siècles, nous l'avons confirmé par la signature de notre main et fait sceller de notre anneau.

Moi, notaire Almaricin, j'ai rédigé cet acte à la place de Walther, archi-chancelier.

Donné le V des Calendes de février l'an 895 de l'incarnation du Seigneur, et l'an VIIIe du règne de Rodolphe, seigneur roi. Indiction XII1.

La tranquillité de ses Etats étant assurée, Rodolphe voulut consolider sa puissance par des alliances étrangères. Il donna la main de sa fille Adélaïde à Richard, duc de Bourgogne2, et fit un traité d'alliance offensive de défensive avec Bérenger, roi d'Italie, menacé dans ses Etats par Arnoud (Arnolphe), roi d'Allemagne. Cette alliance faillit cependant devenir fatale au nouveau roi de Bourgogne. Arnoud, redoutant l'effort combiné des armes de Rodolphe et de Bérenger, résolut de prévenir leur jonction en attaquant le roi de Bourgogne dans le coeur de ses Etats.

Le fils du roi d'Allemagne réunit une armée sur les bords du Rhin, d'où il menaçait le nord de la Transjurane, tandis qu'Arnoud lui-même, à la tête de forces considérables, franchissait les Alpes du Simplon et du St-Bernard. Surpris par cette invasion imprévue, Rodolphe accourut avec quelques troupes levées à la hâte, et recontra l'armée allemande dans les plaines de Bex, où il fut défait.

Arnoud, profitant de sa victoire, envahit le Pays de Vaud, et, pendant l'année 912, y porta partout les fureurs de la guerre. Toutefois il ne put soumettre ce pays; la guerre devint nationale; la population entière se leva et courut se ranger sous les drapeaux de Rodolphe, qui, homme de guerre intelligent, se retrancha dans les colines et les forêts, disputant chaque passage et harcelant sans cesse les troupes étrangères.

Dans cette guerre, Lausanne fut occupée par l'ennemi, et dans un combat qui eut lieu près du village de Ressudens (Resoldingis), l'évêque Boson, qui avait quitté la crosse épiscopale pour endosser la cuirasse, fut fait prisonnier. Mais Arnoud, partout environné d'ennemis qui le harcelaient sans cesse, et lui enlevaient tous ses moyens de subsistance et voyant chaque jour diminuer le nombre de ses soldats, songea à se retirer au midi des Alpes pendant que la saison le lui permettait encore. Il traita donc avec Rodolphe; il lui rendit les prisonniers qu'il avait faits pendant cette campagne, et se retira en Italie.

Cependant, après cette héroïque résistance, le Pays de Vaud était ruiné, ses campagnes dévastées, et la plupart de ses villes incendiées. Rodolphe s'efforça de réparer ces maux, et parcourant sans cesse le pays, il rendait la justice en personne et récompensait les défenseurs de ses états.

Un document curieux3, écrit dans l'année 908 par le chancelier Saturnin, nous donne des renseignements non seulement sur la manière dont la justice se rendait dans ces temps reculés, mais sur l'impartialité avec laquelle les juges prononçaient leurs arrêts, même contre les intérêts du monarque. Ce document nous apprent aussi comment les forêts des Râpes devinrent de bonne heure la propriété de l'Eglise de Lausanne, et nous offre un exemple d'un Jugement-de-Dieu, dans lequel l'épreuve du feu fut employée:

"Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, le très-glorieux seigneur et roi Rodolphe, parcourant son pays afin d'y tenir des assises pour le bien du royaume, s'en vint à Corsier (sur Lutri) à dessein d'y entendre et d'y terminer les procès de plusieurs, comme il convient à la dignité royale.

"Là vint le vénérable Boson, par la miséricorde de Dieu, président et évêque de l'Eglise de Lausanne. Il se fit introduire en la présence du roi, et lui dit que la puissance de Ste-Marie de Lausanne avait l'usage d'une forêt dans le territoire de Lausanne pour y engraisser des porcs et pour en employer le bois à volonté au service et à l'utilité des églises de Dieu et des maisons qui lui appartiennent, et que l'Eglise de Notre-Dame de Lausanne avait ces droits (dans cette forêt royale), sans être tenue à ne rien payer au fisc foyal, ni pour le pâturage, ni pour affouage.

"Le seigneur roi écouta la demande de l'évêque, et il commit la décision de cette affaire à ses justiciers Varinbert, Vultpoton, à ses veneurs Tucon, Arbert, Tuzon, et à d'autres gens employés dans les forêts.

"Ces personnages se réunirent à Lutry, et y prirent diligemment des informations sur les anciens usages de forêts.

"Le jour que les justiciers du roi ci-dessus nommés, et d'autres gens de bien, vinrent à Lutry et y firent de diligentes perquisitions, le seigneur évêque Boson parut en la place au milieu des plaids, et déclara:

"Que touchant cette forêt qui s'étend le long de l'eau qu'on appelle le Flon Mauran, jusqu'au bois de Vennes, lui Boson, seigneur évêque, ses successeurs et les chanoines de Ste-Marie, et leurs gens, avaient tous, suivant la teneur de la loi, autre chose que de la laisser employer au service de seigneur roi.

"Les chasseurs et les forestiers, tant jeunes que vieux, ayant été interrogés dans le plaid, déclarèrent tous que le Seigneur évêque disait la vérité, et ils s'accordèrent en tout point.

"Alors la possession de la dite forêt fut adjugée au seigneur évêque."

Le même document poursuit en ces termes:

"Une autre fois le seigneur évêque s'en vint encore en la présence du seigneur roi à Corsier, et lui demanda qu'il daignât lui accorder un jugement légal pour la forêt de Dommartin, laquelle demande le seigneur roi lui accorda avec bonté.

"Alors le seigneur évêque proposa son veneur Enicon pour faire un Jugement-de-Dieu, afin que ce jugement eût lieu en bonne et due forme et en toute diligence, et je fus aussi nommé pour cela (dit le chancelier Saturnin).

"Enicon vint donc avec plusieurs gens de bien à Dommartin, et ils firent le tour de la forêt dont l'évêque réclamait la propriété.

"Là, à Dommartin, ils prirent un serf nommé Arulfe pour attester par Jugement-de-Dieu, en tenant dans sa main un fer chaud, que le seigneur évêque Boson et ses successeurs, et les chanoines de Ste-Marie et les gens leur appartenant, avaient droit de se servir de cette forêt pour construire des églises, pour bâtir des maisons, pour faire pâturer des porcs, et que cette forêt ne devait ni recevoir d'autre porcs, ni être employée en rien au service du roi.

"Le serf Arulfe fut livré pour le Jugement-de-Dieu, et on s'en rapporta à lui." Le fer chaud fut appliqué sur sa main, qui fut enveloppée, puis cachetée. Les forestiers prirent Arulfe et mirent avec lui trois jours pour parcourir la forêt. "Puis le troisième jour, les firestiers décachetèrent la main d'Arulfe, et la trouvèrent saine et sans brûlure.

"Etaient présents à ce jugement: Emian, Sierdus, Elbon, Albuin, Oson, Abel, Fredoel, Adalbert, Amalanie, Natalis: et au nom de Dieu, moi, Saturnin, quique indigne prêtre et chancelier, j'ai écrit ce Jugement-de-Dieu, et l'ai daté du lundi 5 avant les Calendes d'Aoust, la vingtième année du règne de notre seigneur roi Rodolphe."

On voit par ce document, fragment des procès-verbaux des séances de la cour de justice de Rodolphe Ier, que l'évêque se présenta en deux époques différentes devant le roi. Dans une première audience l'évêque réclamait, au nom de l'église de Lausanne, non point le droit de parcours et d'affouage, que chacun avait, moyennant une finance, dans les forêts des Râpes d'orient, situées au levant de la forêt royale de Sauvabelin ou de Vennes, et limitée elle-même par le cours du Flon de Lausanne; mais il demandait que ce droit appartint à cette Eglise seule, sans qu'elle fût pour cela assujettie à payer aucun droit au fisc royal. Le roi ordonna une enquête, et sur la déclaration des forestiers et des chasseurs royaux, que de tout temps l'Eglise avait propriété la forêt des Râpes d'orient, située entre le Flon de Lausanne et le Flon Mauran, dont le bras gauche est nommé aujourd'hui la Paudèse.

Dans une seconde audience, l'évêque réclamait la propriété des forêts dépendantes de Dommartin, situées en dehors des terres de Lausanne. L'évêque ne pouvant établir les droits de son Eglise par le témoinage de témoins, réclama le Jugement-de-Dieu, ce qui lui fait accordé. L'épreuve du feu ayant donné droit à l'Eglise, les forêts de Dommartin, qui forment aujourd'hui les Râpes d'occident, et la forêt nommée le Jorat de l'Evêque, lui furent aussi adjugées.

Après un règne de vingt-quatre années, consacrées à l'organisation du royaume qu'il avait fondé, Rodolphe Ier mourut dans l'année 922, laissant à son fils Rodolphe II la couronne de la Transjurane.


1Zapf, Monumenta anecdota, historiam Germainiae illustrantia, 1785. No XV.

2Basse-Bourgogne, comprenant la territoire dès la Saône à Orléans; la Haute-Bourgogne, nommée ensuite Franche-Comté, faisait partie de la Transjurane.

3G. G. Zapf, Monumenta anecdota.



Coordinator for this site is John W. McCoy
This page last updated