Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE DEUXIEME


EPOQUE FEODALE1.

XIe-XIIIe SIECLE.


Chapitre Ier

Le Pays de Vaud sous l'Empire.

1032-1125.

La féodalité. - Troubles dans le Pays de Vaud. - L'Empereur Conrad-le-Salique proclamé roi de Bourgogne-Transjurane. - Les seigneurs Transjurains se soulèvent. - Anarchie féodale. - Trève-de-Dieu à Montrion près de Lausanne. - Cour féodale des sénieurs. - Rodolphe de Rheinfeld, nommé duc de Bourgogne et Recteur-Impérial. - Burchard, évêque de Lausanne, se déclare pour l'empereur Henri IV, excommunié par le Pape. - Henri IV donne les Quatre-Paroisses-de-Lavaux à l'Evêque. - L'Evêque tué au siège de Gleichen. - L'Evêque Lambert. - Guillaume II, comte de Bourgogne, devient seigneur du Vully et du territoire de Neufchâtel, du Seeland et de Fribourg. - Il est assassiné. - Guillaume III, son successeur, assassiné à Payerne. - Le sire de Glane fonde le monastère de Haute-Rive; il lui donne des vignes à Lavaux et prend le froc. - Rainaud le Franc-Comte défend la nationalité bourguignone contre l'Empire et les ducs de Zaeringen.

Dès l'époque de l'établissement des nations germaines dans les provinces de l'Empire romain, l'ordre social reposa sur la nature de la propriété foncière. La propriété, d'abord bénéficiaire et alodiale sous une monarchie toute puissante, devint féodale lorsque le pouvoir monarchique fut anéanti.

La propriété bénéficiaire (beneficium), était temporaire dans l'origine, et conférée par le souverain, à titre de récompense, aux principaux chefs de l'Etat ou de l'Eglise. Les bénéfices devinrent ensuite viagers, et à la mort du bénéficiaire, ils retournaient au domaine de la couronne. La propriété alodiale (alleu, allodium) était héréditaire, et comme son possesseur ne la tenait de personne, il n'était assujetti à aucune obligation. Toutefois, la propriété alodiale ne put résister au désordre extrême qui régna sous les successeurs de Charlemagne, et la plupart de ses possesseurs, trop faibles pour se défendre eux-mêmes, durent, ou bien prendre des protecteurs, auxquels ils payaient des redevances, ou échanger leurs alleux en bénéfices. Ils rendirent ainsi le bénéfice la condition générale de toute propriété foncière. Alors dans cette époque, que l'on nomme époque bénéficiaire, la société fut composée des éléments suivants: le monarque, roi ou empereur; le comte bénéficiaire, laïque ou ecclésiastique; le petit bénéficiaire, sujet libre du monarque; le colon et le serf. Dans cette hiérarchie sociale, ce qui était au-dessous du monarque était sujet de l'Etat, et ne jouissait d'aucun pouvoir politique indépendant.

Sous les dernier Carlovingiens et sous les derniers rois de la Transjurane, cet état social fut modifié, soit par le mouvement général des esprits, soit par la faiblesse de ces monarques. Les bénéfices, de temporaires ou viagers qu'ils étaient, devinrent héréditaires; premièrement ceux des comtes, puis ceux des sujets libres de l'Etat. Cette hérédité des bénéfices s'établit premièrement de fait; dans la suite elle fut reconnue par le souverain, qui souvent récompensait ses sujets en leur octroyant des terres, non plus en bénéfices temporaires, mais en propriété perpétuelle et transmissible.

Une charte de l'empereur Charles-le-Gros, promulguée le 15 février 885, nous donne un exemple de ce genre d'octroi de propriété, fait dans le comté de Vaud:

Au nom de la Sainte et Indivisible Trinité, CHARLES, par la clémence divine, Empereur Auguste,

Nous voulons qu'il soit notoire à tous les fidèles présents et futurs que nous avons cédé en propriété perpétuelle à un vassal de notre fidèle et cher marquis RODOLPHE2, nommé Voldegisus, certaines parties de notre propriété, dans le Comté de Vaud3, savoir:

Champagne (paroisse de St-Maurice, Grandson); Fy (Fiaco); Corcelles (paroisse de Concise); Clingerio, Clendi; Spelterias, Suchy (paroisse d'Ependes); à Grava et Gravato, une chapelle et six manses de soixante jugères, avec tout ce qui appartient de droit à la dite chapelle et aux dits manses, en édifices, serfs des deux sexes, terres, eaux et courants d'aux, entrées et sorties, chemins et sentiers.

Nous ordonnons que cet acte, émanant de notre pouvoir, soit écrit en telle forme, afin que le prédit Voldegisus ait dans la suite la jouissance libre et paisible des prédites choses, avec le droit de les posséder, de les donner, de les vendre, et d'en faire ce qui lui plaira, ainsi que la justice permet à tout homme de disposer de sa propriété

Et affin de donner plus de poids à cet acte de notre autorité, nous l'avons corroboré par notre signature, et avons ordonné que notre sceau y soit apposé.

Donné le 15 des Calendes de mars, cinquième année du règne de CHARLES, comme empereur en Italie, et la troisième de son règne comme roi de France. Indiction III. (Année 885.)4

Le bénéfice devenu héréditaire fut nommé fief, feodum, feudum, mot d'origine germanique venant de fe, fee, salaire, et de od, propriété, mot indiquant une propriété donnée en récompense, à titre de solde, de salaire.

Les possesseurs de fiefs, et même avant eux les bénéficiaires, se rendirent d'année en année plus indépendants; ils méconnurent toute autorité royale ou impériale, et enfin leurs fiefs devinrent la seule et réelle souveraineté. Aux droits civils que les propriétaires de bénéfices ou de fiefs avaient dans le principe, ces propriétaires joignirent des droits politiques, des droits souverains; et au-dessus de lui, le seigneur de fief méconnut tout autre pouvoir, celui du plus fort excepté.

Dès cette époque, où commença l'époque féodale, les institutions monarchiques disparurent, les institutions libres, les mâls5, les plaids, les assemblées nationales allèrent en déclinant, et furent remplacées par des institutions féodales. Quelques villes seules purent résister à ce torrent féodal qui envahissait l'Europe entière, et leurs habitants purent sauver quelques faibles restes d'indépendance, en conservant une partie de l'administration municipale.

Toutefois, un hiérarchie se constitua dans la féodalité, et après bien des luttes, des désordres et des bouleversements, la société, dès le XIe siècle, présente l'aspect suivant:

Au sommet de l'ordre social était le roi ou l'empereur; venait ensuite le comte, laïque ou ecclésiastique; le dynaste, ou sire, ou primat ou magnat, seigneur qui, ne reconnaissant au-dessus de lui que le monarque, ne relevait que du monarque lui-même, et était ainsi grand vassal de la couronne; au-dessous du grand vassal était le chevalier, miles, seigneur de condition inférieure; au-dessous du seigneur était l'homme libre, petit propriétaire et sujet d'un seigneur; dans les villes et dans plusieurs bourgs était le bourgeois, homme de condition libre, et qui, dans sa ville ou dans son bourg, jouissait de droits municipaux; enfin, au dernier degré de l'ordre féodal, le serf, servus, homme qui, attaché à la glèbe ou à la terre, en suivait la destinée, soit par vente, soit par tout autre mode de cession.

Telle était l'organisation de la société, lorsque le Pays de Vaud devint une des provinces de l'Empire, et lorsqu'à la mort de Rodolphe III et de l'Empereur Henri second, deux prétendants à la couronne de la Transjurane firent valoir leurs droits héréditaires. C'étaient deux neveux de Rodolphe, Eudes comte de Champagne, et Ernest duc de Souabe. Les évêques de Lausanne, de Sion, et l'abbé de St-Maurice, tous comtes ecclésiastiques, les sires de Grandson, de La-Sarra, de Cossonay, d'Aubonne, représentant une foule de seigneurs, leurs vassaux, prirent parti, les uns pour le comte de Champagne, les autres pour le duc de Souabe. Le successeur de Henri II, l'Empereur Conrad-le-Salique, profita des dissentions des grands vassaux de la Transjurane, et les réduisit bientôt par la force des armes. Cependant, ce monarque n'abusa point de sa victoire, et loin d'anéantir leur nationalité, il reconnut l'indépendance des Transjurains en se soumettant à la formalité de l'élection dans l'assemblée des prélats, des grands et du peuple6, et en se faisant proclamer à Payerne le jour de la purification (2 février) de l'an 10337.

Conrad porta plus loin encore les ménagements réclamés par les susceptibilités de ses nouvaux sujets, et au lieu de les assujettir au droit teutonique, qu'il venait d'imposer à l'Italie, il s'attacha à faire revivre dans la Transjurane ses anciennes lois et ses coutumes, à peu près anéanties par les désordres qui, depuis longtemps, déchiraient cette contrée. Ainsi, il rétablit la coutume bourguignone, ou romane, qui consacrait la transmission héréditaire des fiefs et de tous les biens fonciers en ligne directe, sans exclure les femmes.

L'Empereur visitait rarement la Transjurane; aussi, les grands vassaux des provinces de cet ancien royaume profitaient de son absence pour ressaisir leur pouvoir, pour diminuer l'influence du haut clergé, et pour forcer les vassaux de l'Eglise à se ranger sous leurs bannières. Ce clergé, naguère comblé de richesses, et revêtu de pouvoirs temporels très-étendus par le roi Rodolphe III, voulut résister; mais trop faibles pour combattre par les armes, il réclama la protection d'Henri III, successeur de Conrad, et lorsque cet empereur, récemment monté sur le trône, vint, dans l'année 1042, présider un grand synode à Constance, les prélats de la Transjurane implorèrent son secours contre les violences des seigneurs. Une poëme contemporain rapporte la harangue de ces prélats:

"Oh Roi!, lève-toi et hâte-toi d'accourir, Burgundia te réclame! Ces contrées nouvellement ajoutées à ta couronne sont troublées par la longue absence de leur maître! Ta présence a, naguère, valu à Burgundia une tranquillité bienfaisante, quoique passagère. C'est pour cela que ton peuple t'appelle, comme la source de toute paix, et qu'ils désirent repaître leurs regards attristés de la vue de son Roi!"

Henri se rendit, dès l'hiver suivant, aux voeux des prélats. Il vint en Transjurane et y tint diverses assemblées; il obligea plusieurs seigneurs qui avaient refusé de lui porter les présens d'usage, lors de son avènement au trône impérial, à s'acquitter de ce tribut et à lui rendre hommage.

Cependant, deux des plus puissants seigneurs de la Transjurane, Riginold, comte de Bourgogne, dont les fiefs s'étendaient sur la vallée de l'Orbe, depuis Jougne à Yverdon, et Gérold, comte de Genevois, dont le domaine féodal embrassait les rives occidentales du Léman jusqu'à Nyon, refusèrent de rendre hommage à l'Empereur, alléguant qu'il n'était point de la dignité de princes qui comptaient des rois pour ancêtres, de s'abaisser au rang de vassal d'un monarque étranger, à l'élection duquel ils n'avaient point concouru8.

La résistance de ces deux princes trouva de l'appui chez la vaillante noblesse de la Transjurane, qui courut sa ranger sous leur bannière. Adalbert, sire de Grandson, prenant l'initiative, osa même s'emparer du château de Champvent, appartenant à la couronne. Toutefois, ce soulèvement des seigneurs fut bientôt réprimé par les armes du comte de Montbéliard, l'un des capitaines de Henri III, et les comtes de Bourgogne et de Genevois furent contraints, la même année, en 1045, à se rendre à Soleure auprès de l'Empereur, pour lui prêter serment de fidelité.

La tranquillité fut ainsi rétablie; mais à peine Henri III eut-il passé le Rhin que les troubles recommencèrent. Les seigneurs, livrés à eux-mêmes et méconnaissant tout pouvoir supérieur au leur, se livrèrent entr'eux des guerres continuelles; les pillages, les incendies, les dévastations de tous genres désolerent le Pays de Vaud, et le peuple des campagnes eut à supporter les plus affreuses calamités.

Ce fut au milieu de ces temps de misères et de désolations, que l'Eglise se rappelant enfin sa mission de charité évangélique, proclama la TREVE-DE-DIEU, institution du clergé français, destinée à mettre un frein aux guerres perpétuelles que partout les seigneurs se livraient entr'eux. Hugues9, évêque de Lausanne, eut le premier la gloire, au milieu de l'anarchie féodale, de proclamer la Trève-de-Dieu dans le Pays de Vaud.

"Ce saint prélat10 assembla à Lausanne, vers l'an 1038, un synode de Bourgogne-Transjurane: les arthevêques de Vienne en Dauphiné et de Besançon, les évêques de Bâle, de Belley, de Genève, de Maurienne, d'Aost et de Sion. Une foule de seigneurs et de chevaliers, rassassiés de guerres et d'anarchie, et disposés enfin à jouir de la paix, accoururent en foule. L'archevêque de Tarentaise se rendit aussi à Lausanne par les ordres du Pape pour assister à cette solennité.

"Au pied des trois collines qu'embrasse la ville de Lausanne, et près des rives du lac, s'élève un monticule arrondi, qu'on pourrait croire élevè de mains d'homme, s'il n'était surmonté de la plus belle et antique végétation; ce lieu charmant, connu sous le nom de Montrion11, fut choisi par l'évêque Hugues comme point de rassemblement du synode convoqué par ses soins.

"Revêtu, ainsi que les autres prélats, de ses habits sacerdotaux, Hugues occupa le haut de la colline, entouré des principaux seigneurs dont les armures étincelaient aux rayons du soleil. Un peuple immense couvrait la plaine, tous agitaient les rameaux verts en criant: "Pax! pax domine! La paix, donne-nous la paix Seigneur!" L'évêque répondait aux acclamations de cette multitude en levant au ciel sa crosse pastorale, en témoinage du pacte conclu à la face du Dieu vivant, et il prononça la formule du serment en ces termes:

"Ecoutez, Chrétiens, le pacte de la paix. Vous jurez de ne point attaquer l'Eglise, ni le clerc, ni le moine inoffensif; de ne point enlever ce qui lui appartient légitimement; de ne point saisir le villageois, ni la villageoise, ni le serf, ni le marchand ambulant: vous ne les rançonnerez ni ne les maltraiterez. Vous promettez de ne point incendier les chaumières et les châteaux, à moins que vous n'y trouviez votre ennemi à cheval et tout armé, de ne point brûler, ni saccager les récoltes et les fruits de la terre; de ne point enlever au laboureur le boeuf ou le cheval de sa charrue, et vous ne les blesserez point.

"Vous ne prendrez point à gage un voleur connu comme tel; vous ne protégerez point l'homme violateur de la paix jurée. Vous respecterez l'asile sacré accordé aux autels et l'immunité de l'Eglise.

"Enfin, vous n'attaquerez pouint votre ennemi armé ou désarmé, pendant le temps consacré à la Trève-de-Dieu!"

"Les seigneurs et les chevaliers jurèrent sur les Saints Evangiles l'observance de ce pacte, et leur serment fut répété avec transports de joie par la foule. L'assemblée procéda ensuite à la remise des ôtages, qui furent confiés aux évêques; enfin, avant de se séparer, elle entendit la bulle d'excommunication lancée par les prélats contre tous ceux qui enfreindraient le pacte.

"La Trève-de-Dieu fut prolongée de manière à embrasser environ les trois-quarts de l'année. Ainsi elle durait, chaque semaine, du merdredi au soleil couchant jusqu'au soleil levant du lundi suivant, et de plus, chaque année, depuis l'Avent jusqu'au huitième jour après l'Epiphanie, reprenant à la Septuagésime jusqu'au dimanche de Quasimodo.

"Afin de fortifier ce pacte pacifique, les évêques s'engagèrent entr'eux à se dénoncer réciproquement, même par écrit, les violateurs de la Trève, pour qu'il ne leur fût pas possible d'échapper aux châtiments de l'Eglise en passant furtivement d'un diocèse dans un autre, et, comme l'union fait la force, ils se promirent de réunir tous leurs efforts pour l'amour de Dieu et le salut du peuple, afin d'assurer le maintien de la Trève sans avoir égard à leurs préférences ou à leurs animosités particulières."

Néamoins, malgré ces serments, malgré les menaces des foudres de l'Eglise, les grands vassaux, continuant à ne reconnaître aucun autre supérieur que le souverain, étaient, en son absence, indépendants de tout pouvoir, et persistaient dans leurs violences, dans leurs querelles et dans leurs guerres de château.

"Pour faire cesser cet état d'anarchie, ces grands vassaux instituèrent un tribunal arbitral composé de deux ou plusieurs seigneurs, choisis librement dans l'assemblée de leurs pairs (inter pares), c'est-à-dire entre tous deux qui, relevant immédiatement de la couronne, étaient qualifiés du titre de sire, de sénieur. Ces arbitres, ou amiables compositeurs, que les chartes nomment en latin principes laïcorum, primates, furent choisis parmi les plus puissantes familles, afin d'assurer aux décisions de ce tribunal l'appui du pouvoir de ses membres. Deux chartes authentiques attestent l'existence de cette institution: l'une est un plaid public, tenu à Orbe à la fin du XIe, par Vaucher et Cunon de Granson, principes provinciae, pour juger des plaintes élevées par le prieur de Romainmôtier contre Philippe de Grandson, qui avait enlevé des serfs à ce monastère; l'autre charte, celle de la fondation de l'abbaye d'Abondance dans l'année 1108, désigne Amédée de Blonay, et Boson d'Alinge, comme princes des laïques12."

Pendant ces efforts, et de l'Eglise et des principaux seigneurs, pour rétablir la paix, des événements survenus en Allemagne la troublèrent encore pour longtemps dans le Pays de Vaud et dans tous les états dépendants de l'Empire. Henri III, mort en 1056, avait laissé un fils âgé de six ans, qui devint le célèbre empereur Henri IV. L'impératrice Agnès, nommée régente, prit les rènes de l'Empire, et donna la main de sa fille au comte Rodolphe de Rheinfeld, seigneur du territoire qui s'étend sur la rive gauche du Rhin, dès le lac de Constance jusqu'à Bâle. Agnès combla son gendre d'honneurs et de richesses; elle lui donna le duché de Souabe, et, dans l'année 1057, elle l'investit du gouvernement de la Bourgogne-Transjurane avec le titre de Duc, titre inconnu jusqu'alors dans cette contrée, où la dignité de comte venait immédiatement après la dignité royale ou impériale.

Le nouveau duché de Bourgogne embrassait tous les pays renfermés entre le Jura, dès le pont du Rhône à Genève, jusqu'à la Reuss; sa partie allemande fut nommée Petite-Bourgogne, ou Bourgogne-Allemande. Vice-roi de fait, Rodolphe de Rheinfeld, duc de Souabe, devait régner sur toute l'Helvétie, comme RECTEUR ou duc de Bourgogne, et comme comte de Thurgovie. Il devait donc exercer le pouvoir suzerain sur les comtes de Neufchâtel, et sur les contes ecclésiastiques de Vaud, de Genève, de Sion et du Chablais, enfin, sur les grands vassaux du Pays de Vaud.

Toutefois, dans la Transjurane, le pouvoir de Rodolphe était contesté, et sa suzeraineté n'était que nominale, lorsque la majorité de l'empereur Henri IV offrit aux Transjurains une occasion de se soustraire à une domination détestée.

A peine monté sur le trône, Henri prit une part active aux troubles qui agitaient l'Eglise au sujet de la bulle du pape Grégoire VII contre la simonie et le mariage des prêtres. Il se déclara contre la bulle; il prit les armes dans la guerre qu'elle avait allumée, et fut excommunié avec ses adhérents. Le duc de Rheinfeld, son beau-frère, prit le parti du Pape; il convoqua, en 1077, une diète impériale à Forsheim, dans laquelle Henri IV fut déclaré indigne du trône, et le duc de Rheinfeld proclamé Empereur d'Allemagne.

Pendant cette diète, Henri IV, engagé par ses adhérents à faire lever sa sentence d'excommunication, s'acheminait vers l'Italie en automne 1076, accompagné de sa cour et de guerriers éprouvés. Obligé d'éviter l'Helvétie-Allemande, où le duc de Rheinfeld était tout-puissant, Henri IV prit le chemin de la Haute-Bourgogne, célébra les fêtes de Noël à Besançon, où il fut reçu avec magnificence par le comte Guillaume, qui l'escorta jusqu'à Orbe. A Lausanne, l'évêque Burchard, membre de la famille Neufchâtel-Oltingen, prélat hardi et belliqueux, embrassa la cause de Henri IV; il vendit onze villages des terres de son évêché, appela aux armes les vassaux de l'Eglise de Lausanne et les seigneurs du Pays de Vaud, et à leur tête suivit la fortune de l'Empereur excommunié.

Henri IV se dirigeant vers le St-Bernard, rencontra à Vevey son beau-frère, le comte de Maurienne, et la marquise de Suze, mère de l'impératrice Berthe, sa jeune épouse. Henri IV concéda à son beau-frère le Vieux-Chablais, dès Vevey à Martigny, et l'avouerie du monastère de St-Maurice. Cette cession est importante dans l'histoire de notre patrie; elle est l'origine de la puissance de la maison de Savoie dans le Pays de Vaud.

On était au mois de janvier, le froid était d'une rigueur extrème, et les habitants du Chablais jugeaient le passage du St-Bernard impraticable. Cependant l'Empereur, pressé de faire lever l'excommunication qui le mettait au ban de l'Eglise, résolut d'affronter tous les obstacles. On enveloppa l'Impératrice et les dames de sa suite dans des peaux de bêtes fauves; de robustes montagnards transportèrent sur leurs épaules les dames de la cour, et après mille difficultés vaincues, le cortège impérial parvint dans les plaines d'Italie. Arrivé au château de Canosse, en Lombardie, résidence du souverain Pontife, l'Empereur ne put obtenir audience; et telle était la fierté du Pape, et le désir extrème de l'Empereur d'obtenir un pardon si nécessaire à l'exercise de son pouvoir, qu'Henri, pendant trois jours entiers, attendit vainement dans le cour du château que le Pape daignât l'entendre. Enfin, le quatrième jour il fut admis; il baisa les pieds de l'orgueilleux Pontife, et lui jura obéissance et fidèlité, Grégoire, seulement alors, leva l'arrêt d'excommunication, dont il n'avait pas craint de frapper un puissant souverain.

Ce fut pendant qu'il se prosternait ainsi devant la puissance papale, qu'Henri IV apprit la décision de la diète de Forsheim, qui le déclarait déchu de l'Empire, et le remplaçait par le duc de Rheinfeld, son beau-frère. Il se hâta de retourner en Allemagne, renvoyant à d'autres temps de se venger des humiliations dont Grégoire venait de l'accabler. Il franchit les Alpes du Tyrol, et rassemblant, à Ulm, une diète des grands vassaux de l'Empire, il fit condamner à mort Rodolphe de Rheinfeld comme coupable de lèze-majesté, et prononça la confiscation de tous les biens de ce prince.

Mais Rodolphe, loin de se résigner, commença contre son beau-frère une guerre acharnée, qui, pendant trois années, porta la désolation dans la Souable et dans l'Helvétie-Allemande. La Transjurane embrassa la cause de Henri IV; les évêques qui avaient encouru l'excommunication du Pape, les comtes de Lentzbourg et de Habsbourg suivirent également le parti de l'Empereur. La lutte fut acharnée; chaque donjon, chaque monastère, et jusqu'au moindre village, dans le nord de l'Helvétie, devint tour à tour la proie de l'un ou l'autre parti. Rodolphe combattait en Allemagne, tandis que son parent, le duc de Zaeringen, défendait sa cause en Helvétie, et déliverait la comtesse de Rheinfeld et son jeune fils, assiégés dans leurs châteaux. Enfin, en octobre 1080, dans la bataille de l'Elster, en Thuringe, le duc de Rheinfeld fut tué par le célèbre Godefroi de Bouillon.

Le fils de Rodolphe de Rheinfeld, encore enfant, trouva un protecteur dans la personne de Berthold, duc de Zaeringen, qui, pendant douze années, et jusqu'à la mort de ce dernier rejeton de l'illustre maison de Rheinfeld, ne cessa de combattre pour lui. A la mort du jeune Rheinfeld, une diète des princes allemands, ennemis d'Henri IV, donna au duc de Zaeringen le duché de Souabe, et pendant quatre années encore, le nouveau duc eut à dèfendre son titre contre les armes de l'Empereur. Enfin, las de combats, les princes rivaux traitèrent, et, en 1097, une paix générale fut conclue entre l'Empereur et le parti du Pape, nommé ultramontain. Le duc de Zaeringen renonça à la Souabe, et ne conserva que la souveraineté héréditaire de l'Helvétie comprise entre l'Aar et le Jura, elle conserva une certaine indépendance, tantôt sous celle de la maison de Zaeringen ou des comtes de la Haute-Bourgogne.

Burchard, cet évêque de Lausanne qui avait embrassé avec ardeur la cause d'Henri IV lors de son excommunication, joua un grand rôle dans les luttes entre l'Empereur et le duc de Rheinfeld. Lui aussi avait été excomminuié, pour avoir refusé de se soumettre à la bulle qui proscrivait le mariage des prêtres. Il était marié, et sommé de rompre ce mariage, il avait répondu au Pape qu'il ne pouvait se séparer de son épouse légitime, préférant faire divorce avec le sacerdoce plutôt qu'avec son épouse, ajoutant: "Qui non se continet nubat; melius est nubere quam uri." Frappé d'excommunication, l'Evêque ne fut toutefois pas abandonné; ses frères les comtes de Neufchâtel-Oltingen, ses cousins les comtes de Faenis, et les sires de Grandson, déjà puissants dans le Pays de Vaud, où ils comptaient plus de quarante seigneurs au nombre de leurs vassaux, soutinrent la cause de l'Evêque. Et lorsque Henri IV dut reconquérir sa couronne, l'évêque de Lausanne, endossant la cuirasse, et conduisant les cohortes guerrières du Pays de Vaud, le suivit dans toutes ses guerres et ne cessa de combattre pour lui. Dans tous les combats on voyait cet évêque de Lausanne portant devant l'Empereur le Labarum, lance sacrée du grand Constantin, et combattant comme un preux chevalier.

Le dévouement de Burchard ne resta pas sans récompense. Henri IV, par sa charte datée de Spire en 1079, dota l'Eglise de Lausanne de nombreuses seigneuries, dont la diète d'Ulm venait de dépouiller le duc de Rheinfeld.

Au nom de la Sainte et Indivisible Trinité: HENRI, par la clémence divine, Roi.

Par la fidélité et sa loyauté, l'homme s'attire la bénédiction de Dieu, la faveur du peuple, la munificence et la largesse des Rois et l'amour de tous.

Et comme en toutes choses, Burchard, évêque de la Sainte Eglise de Lausanne, nous a, plus que tout autre, servi fidèlement et s'est attaché plus intimément à notre personne; en considération des bons et agréables services qu'il nous a rendus, nous avons résolu de lui venir en aide, dans le cas où, pour remédier à une erreur commune à nous deux, il aurait dépensé et épuisé les biens de son Eglise, ainsi que cela arrive le plus souvent. C'est pourquoi, qu'il soit connu de chacun, présent et à venir, que nous lui donnons, sous l'invocation de Sainte Marie, mère de Dieu, patrone très-puissante de la susdite Eglise de Lausanne, les terres et les biens suivants:

Morat, Lutry, Carbarissam (Corbières?), Corsier, Lugnores (en Vully), Cubizaca (Cully?), et tout ce qu'y possédait le duc Rodolphe, proscrit et condamné par les lois divines et humaines dans sa vie et dans ses biens, à cause des nombreuses prétentions coupables qu'il a élevées contre nous et notre Empire.

Nous lui donnons de plus tout ce que le prédit Duc, tant lui que les siens, ont possédé en-dessous de la Sarine, dès le Mont St Bernard, le pont de Genève, et en-dessous des Monts Jura et des Alpes, avec toutes appartenances, à savoir: les esclaves des deux sexes, les champs, bâtiments, prés, pâturages, terres cultivées et incultes, forêts, chasses, eaux et courants d'eaux, moulins, chemins et sentiers, entrées et sorties, pècheries, et avec tout avantage qui pourrait en provenir de quelque manière que ce soit.

Nous lui donnons en propre toutes ces choses et l'avons ratifié en le donnant. Nous avons écrit et corroboré cette charte de notre propre main et avons ordonné que notre sceau y fut apposé.

Moi Gerard, chancelier et évêque, ai reconnu la signature de Henri IV, roi invincible.

De l'année de notre Seigneur 1079, indication II.

La vingt-quatrième année de son règne.

Heureusement fait à Spire. Amen.13

Cependant, Burchard, dédaignant le repos et la paisible opulence dont il pouvait désormais jouir dans son riche évêché, continua ses exploits guerriers, et après dix années de combats, étant au siège de Gleichen, il fut tué la veille de Noël 1089, aux côtés d'Henri IV.

La mort de Burchard réveilla dans le Pays de Vaud d'anciennes rivalités entre les partisans de puissantes familles de Grandson et de Neufchâtel-Oltingen. Mais l'influence des premiers prévalut, et Lambert de Grandson fut appelé au siège épiscopal de Lausanne. Ce nouvel évêque prêta serment à l'empereur Henri IV, et fut consacré par le pape Clément III. Cependant, Lambert fut bientôt la victime des intrigues de la maison de Neufchâtel. Des chanoines du chapitre de Lausanne, gagnés probablement par les promesses du comte de Neufchâtel, accusèrent l'Evêque d'avoir aliéné les biens de son Eglise pour enrichir le fils de sa soeur, Vaucher sire de Blonay, en lui donnant la seigneurie de Corsier, dont deux rues de Veyey faisaient partie, et qui furent dès lors nommées rues de Blonay. Lambert venait de perdre un protecteur; le pape Clément III était mort, et Urbain II, son successeur, écoutant les accusations du chapitre de Lausanne, excommunia l'Evêque. Le malheureux Lambert, frappé des foudres de l'Eglise, s'enfuit de son château de St-Maire, et se retira dans un solitude, où il mourut dans l'année 1101. Ses ennemis répandirent le bruit qu'il avait été saisi et emporté par le diable.

Le chapitre des chanoines nomma un fils du comte de Neufchâtel à l'évêché de Lausanne, et cette maison exerça dès lors toute son influence sur le Pays de Vaud.

L'empereur Henri IV avait aussi enrichi le comte de Neufchâtel aux dépens de son rival, le duc de Rheinfeld. Il lui avait donné le Vully, le territoire où fut bâtie depuis la ville de Fribourg, et la contrée que l'on nomme aujourd'hui le Seeland. Toutefois, ce nouveau territoire ne resta pas longtemps à la branche masculine de Neufchâtel qui s'éteignit, et Guillaume III, comte de Bourgogne, hérita de toutes les possessions de son aïeul maternel, le comte de Neufchâtel. Dès lors, le comte de Bourgogne l'emporta en influence dans le Pays de Vaud, et d'autant plus qu'il venait d'épouser la fille du duc de Zaeringen, auquel Henri IV avait cédé l'Helvétie-Allemande. A la suite de cette alliance, il fut entendu entre le beau-père et le gendre, que la maison de Zaeringen bornerait au cours de l'Aar sa domination dans l'Helvétie.

Guillaume III, en prenant possession de ses nouveaux états, avait amenè à sa suite plusieurs chevaliers bourguignons, auxquels il distribua des fiefs et des terres considérables. L'un d'eux, issue de la famille des comtes de Vienne, reçut en fief la vallée de la Glane; il y construisit un château, et prit le nom de sire de Glane. A l'avènement de l'empereur Henri V, Guillaume III, accompagné de l'archevêque de Besançon, de l'évêque de Lausanne et d'une suite nombreuses de seigneurs Transjurains, se rendit auprès de l'Empereur pour lui rendre hommage. A son retour il fut assassiné, et ce crime resta un mystère que le temps ne put percer; mais de sinistres soupçons plânèrent sur les seigneurs de sa suite. Ceux-ci, pour se disculper, racontèrent qu'au milieu des fêtes de la Pentecôte on avait vu le comte sortir de la salle du banquet pour recevoir un chevalier inconnu, qui demaindait l'hospitalité, et que soudain un cavalier d'une taille gigantesque, monté sur un cheval noir, l'avait emporté avec lui dans les airs.

Le comte de Bourgogne laissait un fils, unique héritier de ses droits sur la vallée de l'Orbe, sur celle de la Sarine, le Vully et les Seeland. Ce jeune prince, Guillaume IV, dit l'Enfant, confié à la fidélité des sires de Glane, habitait leur château au confluent de la Sarine et de la Glane. Mains un sanglante catastrophe termina bientôt ses jours.

Guillaume-l'Enfant s'était retiré à l'abbaye de St-Benoit de Payerne, pour s'y préparer aux solennités de Pâques de l'an 1127, lorsqu'un complot, ourdi probablement par les assassins de son père qui voulaient échapper à la vengeance d'un fils irrité, éclata dans le sanctuaire même de l'abbaye. Les conjurés qui faisaient partie de son suite saisirent le moment où il était en oraison prosterné au pied des autels, et le massacrèrent. Pierre et Philippe de Glane, et d'autres chevaliers de sa suite, voulurent le défendre, et succombèrent tous sous les coups des assassins. Les restes des victimes furent pieusement recueillis et ensevelis dans le prieuré de l'île de St-Pierre, fondé par Guillaume III. Le fils de Pierre de Glane, douloureusement frappé des malheurs de sa famille, prit en horreur le monde; il démolit le château de Glane, et avec les matériaux de cette demeure, où il avait passé sa jeunesse avec Guillaume IV, il bâtit le couvent de Hauterive; il lui donna ses biens, des vignobles à Pully, et celui de Faverges à St-Saphorin de Lavaux; il prit l'habit de frère convers, et termina ses jours dans son monastère. Les domaines de la maison de Glane furent divisés entre les quatres soeurs de Pierre: l'aînée, Emma, épouse du comte de Neufchâtal, eut les terres du Vully, Arconciel, Illens et l'avouerie de Hauterive; Itta, femme du comte de Genevois, eut le mont Pélerin, Palézieux, la Dausaz, Essertes, et des forêts considérables. Le fils du comte de Genevois et de la comtesse Itta, ayant hérité de ces seigneuries, ajouta à son titre celui de comte de Vaudois, titre que, toutefois, ne fut jamais reconnu. Une autre soeur de Pierre de Glance, épouse d'un sire de Gruyères, eut, entr'autres seigneuries, la Tour-de-Molière.

Le lâche assassinat qui éteignit la descendance directe de la maison de Bourgogne, appela Rainaud, comte de Mâcon, à la succession de son cousin Guillaume IV. Raynaud reçut l'hommage de tous les vassaux dont les comtes de Bourgogne étaient suzerians dans le Transjurane, et reconnu par l'empereur Henri V, il put résister aux Zaeringen et anéantir l'influence de cette maison dans ses nouvelles provinces.

Cependant, cet état de choses fut changé à la mort d'Henri V, survenue en 1125. Lothaire, élu empereur, cita Raynaud à comparaître pour faire hommage de son comté de Bourgogne et des fiefs qu'il possédait dans les autres contrées de la Transjurane. Rainaud refusa, alléguant, que ses dignités et ses fiefs ne relevaient que des anciens rois de Bourgogne, que, vu l'extinction de la race de ces rois, la couronne de Bourgogne-Transjurane était devenue élective, et qu'en attendant cette élection, il se trouvait, par le fait, indépendant, ne relevant que de Dieu et de son épée.

Lothaire, irrité de cette audace, convoqua une diète impériale à Spire, à laquelle furent appelés les grands vassaux de l'ancien royaume de Bourgogne. Cette diète reconnut que la royaume de Bourgogne fasait partie de l'Empire, auquel il avait été réuni par la donation de Rodolphe III, en 1032; elle déclara Raynaud forfait, et déchu de tous ses droits à l'héritage de son cousin Guillaume IV; elle le mit au ban de l'Empire; elle adjugea tous ses fiefs de l'un et de l'autre côté du Jura à Conrad, duc de Zaeringen, oncle maternel de Guillaume IV. Enfin, la diète de Spire nomma Conrad de Zaeringen duc de Bourgogne, et, au nom de l'Empire, Recteur de la vice-royauté de toutes les provinces de la Bourgogne-Transjurane, et chargea ce prince de l'exécution de la sentence qu'elle venait de prononcer contre Raynaud.

Cependant, Raynaud ne se laissa point abattre; plein d'énergie et de courage, il rallia à la cause de l'indépendance les évêques de Genève, de Sion et de Lausanne, et les grands vassaux de la Transjurane, et par la force des armes il s'opposa à la décision de la diète de Spire. Dans maints combats il obtint la victoire sur son rival, le duc de Zaeringen; mais, dans une rencontre, Raynaud, accablé par le nombre de ses assaillants, fut fait prisonnier et conduit à Strasbourg, où Lothaire présidait une assemblée des princes de l'Empire. Raynaud défendit ses droits avec autant de noblesse que d'énergie: il rappela l'illustration de sa race, issue d'anciens rois; il démontra que sa cause était celle des princes auxquels il s'addressait, puisque le titre de comte-supérieur de Bourgogne, dont il avait hérité par droit de naissance, égalait le titre de duc de l'Empire. Cette noble protestation entraîna les suffrages des princes de l'Empire; Raynaud fut mis en liberté et affranchi de toute espèce de vasselage, sous la seule réserve que lui et ses successeurs au comté de Bourgogne prêteraient le serment d'allégeance à l'Empereur, serment dont aucun possesseur de grands fiefs de l'Empire ne pouvait être dispensé.

Ce fut dès cette époque, en 1127, que la Haute-Bourgogne, prit le nom de Franche-Comté, qu'elle a conservé jusqu'en 1791, alors que la République divisa en départements le territoire de la monarchie française.

Raynaud, le Franc-Comte, continua, pendant le reste de sa vie, à lutter contre son rival, le duc de Zaeringen, et à combattre pour les intérêts bourguignons et pour la liberté de son pays (pro re burgunda et pro libertate suorum). Enfin, la guerre allait recommencer, plus acharnée que jamais, lorsque Raynaud mourut, en 1148. Le duc de Zaeringen le suivit de près dans la tombe, ainsi que l'empereur Conrad.

Le neveu de ce monarque, Fréderic-Barberousse, lui succéda, et fut couronné empereur à Rome en 1155; il épousa, l'an 1149, Béatrix, fille unique de Raynaud le Franc-Comte. Dès cette époque, la position de la maison de Zaeringen changea, relativement aux anciens états de la Bourgogne-Transjurane. La vallée de l'Orbe, les fiefs de la maison de Neufchâtel et de Glane rentrèrent sous la mouvance immédiate de l'Empire, et le duc de Zaeringen reçut, comme indemnité, outre la souveraineté de l'Helvétie-Allemande, l'avouerie-impériale des trois cités épiscopales de Genève, de Sion et de Lausanne, avec les régales. Mais les évêques de Sion et de ces villes protestèrent contre cette usurpation de leurs droits souverains. Pendant une longue suite d'années, l'Eglise de Lausanne et les seigneurs du Pays de Vaud furent en lutte contre les prétentions de la maison de Zaeringen. Nous suivrons d'abord les évêques de Lausanne, puis les seigneurs dans ces luttes, qui ne cessèrent qu'à l'époque où un grand prince de la maison de Savoie délivra le Pays de Vaud de l'influence allemande, et soumit une féodalité indépendante à l'autorité d'un pouvoir central.


1Sources principales:

Guizot. Histoire de la civilisation, 5 vol. 1839.

F. de Gingins-La_Sarra, Mémoire sur le Rectorat de Bourgogne. 1839.

Mémoires et Documents de la Soc. d'Hist. de la Suisse-Romande, 6 vol. 1839-1840.

G.-G. Zapf, Monumenta anecdota Historiam Germainiae Illustrantia. 1785.

Jean de Muller, Hist. de la Confédération Suisse. 1796.

Guichenon, Histoire de la Maison de Savoie. 1660.

Cibrario, Storia della Monarchia di Savoia. 1840.

2Le compte Rodolphe, qui, quelque années plus tard, devint roi de Bourgogne-Transjurane, portait le titre de marquis (marchio, marquisus), attribué aux comtes gouverneurs des Marches, ou provinces frontières du royaume. Voyez Ducange, Glossarium.

3"Le Comté de Vaud comprenait, dans le IXe siècle, non-seulement le Pays de Vaud (Pagus Vaudi, mais encore presque tout le canton de Fribourg, le comté de Neufchâtel, etc." Zapf, Monum. anecdota, I, 18.

4Zapf, Monum. anecdota, I.

5Du mot germain mahl, quio signifie réunion, assemblée.

6Le peuple était composé de tous les petits propriétaires libres.

7F. de Gingins, Le Rectorat, 13 et 14.

8De Gingins, Mém. sur le Rectorat, pag. 19. - Dunod, Hist. du Comté de Bourgogne, II, 147.

9Hugues était fils naturel de Rodolphe III, dernier roi de Bourgogne, et jouissait de la haute protection de l'Empereur. (de Gingins).

10F. de Gingins, La Trève-de-Dieu dans la Transjurane. Lausanne, 1845.

11"In Monte Rotundo qui est sub Lausanna." Chronique de Cuno d'Estavayer. Ce prévôt du Chapitre de Lausanne, qui écrivait en 1228, ajoute ces mots sub Lausanna, afin que ce lieu ne fût pas confondu avec Rotundum Montem, Romont. C'est Ruchat qui a, le premier, placé par erreur ce synode à Romont. (F. de Gingins).

12F. de Gingins. Mém. sur le Rectorat, page 21.

13Zapf, Monumenta Hist.



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