Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE DEUXIEME


EPOQUE FEODALE.

XIe-XIIIe SIECLE.


Chapitre III

Les Seigneurs du Pays de Vaud.

1032-1179.

Les seigneurs. - Les châteaux. - Les suzerains. - Les vassaux: leurs obligations envers le suzerain. - L'hommage. - Lutte des seigneurs contre la suzeraineté des ducs de Zaeringen.

Dès la chute du royaume de Bourgogne-Transjurane, et son passage à la domination de l'Empire en 1032, les seigneurs du Pays de Vaud mirent un grand prix à relever immédiatement de l'Empereur, et à ne rendre hommage qu'à lui seul, et on les vit dans toutes les circonstances s'opposer, même par les armes, à la suzeraineté que les princes de Rheinfeld et de Zaeringen prétendaient exercer sur le Pays de Vaud, en leur qualité de RECTEURS DE BOURGOGNE.

Ces seigneurs, dont l'origine était aussi ancienne que celle des rois Transjurains, voulaient tous conserver leur indépendance féodale, et régner souverainement sur leurs vassaux des villes, des bourgs et des campagnes. Chacun d'eux faisant valoir des droits dont l'origine se perd dans la nuit des temps, était toujours prêt à les soutenir les armes à la main. Alors nul frein, celui de la force excepté, ne restreignait le pouvoir du seigneur. Les lois romaines, celles des Bourguignons et des Francs, les capitulaires des Carlovingiens étaient tombés dans l'oubli; les lois écrites n'existaient nulle part, et le seigneur ou ses officiers, vidome, châtelain ou mayor, n'avait d'autres règles que la coutume lorsqu'il rendait la justice.

Chaque Sire ou Dynaste, petit potentat dans ses fiefs, vivait dans son château entouré d'une cour de seigneurs ses vassaux, de quelques prêtres ses commensaux, de ses écuyers, des ses veneurs et de ses pages, et la Dame châtelaine avec ses demoiselles d'honneur, filles de seigneurs vassaux du sire son époux. Le château n'était plus, comme aux temps de Berthe, un asile lourd, massif et sombre, construit sur les lieux les plus escarpés, les plus sauvages, et uniquement destiné à repousser les attaques et à protéger ses habitants contre les courses des Hongrois, des Sarrasins et des Allemands. Mais on voyait déjà des grands châteaux féodaux, comme ceux des Grandson, des Orbe, des Blonay, des Cossonay, des La-Sarra, dominer de riantes compagnes, et renfermer dans leurs murs non-seulement les moyens de défense, mais aussi toutes les ressources nécessaires au luxe d'un grand vassal de l'Empire.

«Représentez-vous d'abord une position superbe, un mont escarpé, hérissé de rochers, sillonné de ravines et de précipices; sur le penchant est le château. Les petites maisons qui l'entourent en font ressortir la grandeur; la rivière semble s'écarter avec respect; elle fait un large demi-cercle à ses pieds.

«Il faut voir ce château, lorsqu'au soleil levant ses galeries extérieures reluisent des armures de ceux qui y font le guet, et que ses tours se montrent toutes brillantes de leurs grandes grilles neuves. Il faut voir tous ces hauts bâtiments, qui remplissent de courage ceux qui les défendent, et de frayeur ceux qui seraient tentés de les attaquer.

«La porte se présente toute couverte de têtes de sangliers ou de loups, flanquée de tourelles et couronné d'un haut corps-de-garde. Entrez-vous? Trois enceintes, trois fossés, trois pont-levis à passer; vous vous trouvez dans la grande cour carée où sont les citernes, et à droit ou à gauche les écuries, les pouaillers, les colombiers, les remises. Les caves, les souterrains, les prisons sont au-dessous. Par dessus sont les logements; par dessus les logements les lardoirs ou saloirs, les arsenaux. Tous les combles sont bordés de machicoulis, de parapets, de chemins de ronde, de guérites. Au milieu de la cour est le donjon qui renferme les archives et le trésor; il est profondément fossoyé dans tout son pourtour, et on n'y entre que par un pont presque toujours levé; bien que les murailles aient, comme celles du château, plus de six pieds d'épaisseur, il est revêtu, jusqu'à la moitié de sa hauteur, d'une chemise ou second mur, en grands pierres de taille1

L'éducation des jeunes seigneurs, dans ces temps de la féodalité, était rude. Destiné au métier des armes, le jeune seigneur, dès son âge le plus tendre, suivait son père et ses veneurs à la chasse des loups, des sangliers, alors abondant dans les forêts du Pays de Vaud, et attaquait à l'arme blanche ces animaux redoutables; il apprenait à dompter les chevaux les plus fougueux, à manier la lance, la hache d'armes, la masse et la dague, et à se couvrir d'un bouclier; il s'habituait à porter aisément la pesante armure en fer et le casque à visière, que le noble seul avait droit de revêtir. Comme le courage, l'adresse et la force corporelle étaient les qualités les plus essentielles de tout seigneur, la culture intellectuelle des jeunes nobles était nulle, et peu d'entr'eux poussaient la science jusqu'à savoir lire et écrire; ils ne signaient donc point d'engagements, la plupart avaient lieu de vive voix et devant témoin, et s'ils étaient passés par écrit, un clerc homme d'église, les écrivait, et le seigneur apposait son seing armoirié à ces actes, écrit en latin, langue que souvent le seigneur ignorait.

Arrivé à l'adolescence, le jeune seigneur quittait le manoir de son père, et suivait dans ses expéditions aventureuses quelque chevalier de renom, d'abord comme page, ensuite comme écuyer; puis, lorsqu'il avez acquis un assez haut renom, il était armé chevalier, il courait les aventures, il allait à la guerre ou se rendait aux croisades.

Ces hommes, ainsi élevés et habitués dès leur enfance au métier des armes, recouraient toujours à l'emploi de la force, et méconnaissaient tout autre droit. De là, des défis, des guerres continuelles, des combats judiciaires. Cependant, les progrès de la civilisation, le besoin de repos, enfin, un sentiment de conservation et l'amour de la propriété, firent sentir, même aux seigneurs les plus puissants, le besoin de s'assujettir à quelques règles. Ce fut ainsi que dans le Pays de Vaud nous avons vu les dynastes, les primats, les magnats, les sires, recourir au jugement de leurs pairs, dans la Cour-des-Sénieurs, et reconnaître la suzeraineté comme un pouvoir protecteur pour les faibles, les vieillards, les veuves et les orphelins.

Dans la société féodale, le suzerain était au sommet du pouvoir: il représentait la puissance royale; le suzerain avait, ainsi que le vassal, des droits et des devoirs réciproques; ils étaient unis entr'eux par le lien féodal. Toutefois, ce lien était rompu par la mort, et avant que l'héritier du vassal pût prendre possession du fief dont il héritait, il devait rendre hommage au seigneur suzerain, et il n'était reconnu possesseur de son fief qu'après s'être acquitté de ce devoir. Comme nous verrons souvent s'élever des discussions, et même s'allumer des guerres dans le Pays de Vaud au sujet de la transmission des fiefs et du refus de l'hommage, et des devoirs féodaux, nous dirons quelques mots sur cet hommage et ces devoirs.

«La façon d'entrer dans l'hommage d'autruy est telle2, c'est à savoir que le seigneur féodal doit estre requis humblement par son homme, qui veut faire foi et hommage, d'être receu à foi, ayant la teste nuë, et si le seigneur se veut seoir, faire le peut; et le vassal doit desceindre sa ceinture, s'il en a, oster son espée et baston, et soi mettre à un genouil et dire ces paroles: Jeo deveigne vostre home de cest jour en avant, de vie et de membres, et foy à vous porterai des tenements que jeo claime de tenir de vous.»

Cette cérémonie de l'hommage terminée, venait ensuite le serment de fidélité (féauté, fiance), prêté par le vassal:

«Et quand franc-tenant fera fealtie à son seignior, il tiendra sa main dextre sur un lieur (livre), et dira issing: Ceo oyez vous, mon seignior, que jeo à vous serra foyal et loyal, et foy à vos portera des tennement à vous ferra les coustumes et services que faire à vous doy as termes assignés; si comme moy aide Dieu et les saints.... Et basera le lieur; mail il ne genulera; quand il fait fealty, ne ferra tiel humble reverance comme avant est dit en hommage. Et graund diversité y a pour entre feasans (faisance) de fealtie, et de hommage; car hommage ne poist estre fait fors que al signior mesme, mès le senechal de (la) court le (du) signior, ou bailife, puit prendre fealtie pour seignior.»

L'hommage étant présenté, et le serment de fidélité une fois prêté, le suzerain donnait au vassal l'investiture du fief, en lui remettant une motte de gazon ou une branche d'arbre, ou tel autre symbole. Alors seulement le vassal était en pleine possession de son fief, et son suzerain était tenu, non-seulement de ne faire aucun tort à son vassal, mais de le protéger, de le maintenir tous ses droits; et ce qui était remarquable, c'est qu'aucune nouvelle loi, aucune nouvelle charge ne pouvait être imposée au vassal, si ce n'est de son consentement.

Cependant, le vassal n'était pas irrévocablement lié à son suverain. Il avait le Droit de Résistance, dont tout vassal pouvait user contre son suzerain, alors qu'il s'estimait être lésé dans ses droits. Ce droit donna lieu à toutes ces guerres privées dont le Pays e Vaud, comme toutes les contrées de l'Europe, fut constamment le théâtre pendant le règne du régime féodal.

Indépendamment du Droit de Résistance, il y avait encore un autre principe de liberté, dont nous verrons souvent les seigneurs du Pays de Vaud faire usage, c'était le droit réciproque qu'avaient le vassal et le suzerain de rompre le lien féodal. Cette rupture avait lieu de droit, lorsque le vassal croyait avoir le droit d'appeler son suzerain au combat judiciaire. Dans les premiers temps de la féodalité, cette rupture avait lieu même sans motifs, et par le seul fait de la volonté du vassal.

Le vassal était tenu, envers son suverain, à plusieurs obligations, dont la plus essentielle était le service militaire. La durée de ce service variait de vingt à soixante jours. Le vassal, selon la réquisition de son seigneur, était tenu de le suivre à cheval, armé de toutes pièces et suivi d'un ou de plusieurs écuyers, de pages et de varlets, et d'apporter avec lui les vivres nécessaires pour la durée de son temps de service. Un autre service était la Fiance, fiducia, obligation en vertu de laquelle le vassal devait assister son suzerain dans ses plaids, chaque fois celui-ci convoquait ses vassaux pour l'assister dans ses jugements. Un autre service était les Aides, qui étaient obligatoires, légales; ou bien volontaires, gracieuses. Le vassal devait l'aide légale lorsque son suzerain était en prison, et qu'il fallait payer sa rançon; quand il armait son fils chevalier, et, enfin, lorsqu'il mariait sa fille ainée.

«Quand une fois il s'était acquitté envers son seigneur suzerain de ces diverses obligations, le vassal ne lui devait plus rien, et jouissait, dans son fief, d'une entière indépendance: seul il y donnait des lois aux habitants, leur rendait la justice, mettait des taxes, et n'en pouvait subir aucune que de son propre aveu. Enfin, sauf les devoirs féodaux, l'égalité de droits dans l'intérieur des domaines féodaux, était entière entre le vassal et le suzerain3

Tels étaient les traits caractéristiques de l'organisation féodale dans le Pays de Vaud4 pendant les luttes que soutinrent les grands seigneurs et l'Evêque contre la maison de Zaeringen. La haine de ces seigneurs contre les ducs de Zaeringen était excessive, non-seulement parce que ces princes étaient allemands, mais aussi parce que, voisons du Pays de Vaud, ils étaient plus menaçants pour la féodalité que ne le pouvaient être les empereurs d'Allemagne, qui, toujours éloignés de leurs états de la Transjurane, les abandonnaient à eux-mêmes. Aussi, lorsqu'en 1173, l'empereur Fréderic-Barberousse prit possession des états de l'ancien royaume de Bourgogne-Transjurane, et qu'il se fit couronner roi d'Arles et de Bourgogne, d'abord à Arles en juillet, et quelques jours aprés à Vienne sur le Rhône, puis à Besançon, où il tint un grand parlement du royaume, la joie fut extrème dans tout le Pays de Vaud. La noblesse vaudoise accourut en foule à Besançon assister à ces fêtes, pendant lesquelles l'Empereur se plut à augmenter l'indépendance des grands vassaux de l'ancien royaume Transjurain. L'un d'eux, Ebald sire de Grandson, chef du parti national dans le Pays de Vaud, obtint de l'Empereur un diplôme qui le maintint dans la possession de ses vastes domaines, comprenant les mandements de Grandson, de Ste-Croix, de Montricher, de La-Sarra et de la Vallée du Lac-du-Joux, où son aïeul, in 1140, avait fondé une abbaye. Par ce diplôme, les sires de Grandson et de La-Sarra étaient reconnus vassaux de l'Empire, et échappaient ainsi à la suzeraineté des ducs de Zaeringen.

D'autres siegneurs vaudois, qui ne purent obtenir la même faveur que les sires de Grandson et de La-Sarra, employèrent un autre moyen pour se soustraire à la dépendance de la maison de Zaeringen, en se plaçant sous la suzeraineté de l'évêque de Lausanne. Ainsi, les sires de Cossonay, suzerains eux-mêmes de plus de trente seigneurs, et dont les fiefs s'étendaient sur toute la contrée située entre l'Aubonne et la Venoge, firent hommage à l'Evêque de quelques-uns de leurs fiefs du Vully, afin de pouvoir, en qualité de vassaux de la Sainte Vierge de Lausanne, se soustraire à la suzeraineté de la maison de Zaeringen.

Un autre seigneur, Guillaume sire de Vufflens, se déclara vassal de la Sainte Vierge de Lausanne, représentée par l'Evêque de cette ville. Pour constater sa vassalité, Guillaume de Vufflens remit son château aux hommes d'armes de l'Evêque, qui occupèrent son manoir pendant quelques semaines. Après que cette prise de possession fut constatée, l'Evêque rendit le château en fief-lige au seigneur de Vufflens, sous l'hommage perpétuel dû à l'évêque de Lausanne. Cette remise se fit d'une manière solennelle, en présence d'Ebald sire de Grandson, et de plusieurs chevaliers.

D'autre seigneurs du Pays de Vaud auraient pris les mêmes mesures, mais les circonstances dans lesquelles se trouvaient leurs terres, exigèrent plus de ménagements, et les engagèrent à se maintenir en bonne intelligence avec la maison de Zaeringen. Tel fut Vauthier sire de Blonay, dont les terres étaient enclavées dans la souveraineté du comte de Maurienne, beau-frère de Berthold de Zaeringen. Conrad, sire d'Estavayer, et Rodolphe sire de Montagny, seigneurs vaudois dont les fiefs étaient dans les mêmes circonstances territoriales que ceux du sire de Blonay, suivirent également la fortune de la maison de Zaeringen, et en reconnurent la suzeraineté.

Les sires de Neufchâtel suivirent aussi la bannière des Zaeringen, et leurs descendants furent dès lors invariablement attachés à la politique allemande.

Le comte de Genevois et les évêques de Sion et de Genève, éloignés de l'influence de la maison de Zaeringen, se détachèrent graduellement de sa suzeraineté, et restèrent indépendants.

Enfin, les seigneurs de la maison de Monfaucon d'Orbe, dont les fiefs comprenaient Echallens et ses terres, vassaux des comtes de Bourgogne, refusèrent de rendre hommage aux ducs de Zaeringen5.

Ainsi, à la fin du XIIe siècle, le Pays de Vaud était à peu près indépendant, en ce sens que les seigneurs laïques ou ecclésiastiques qui dominaient sur son territoire ne reconnaissaient aucune autorité supérieure à la leur. Ce fut à cette époque que ce pays vit fleurir le régime féodal, alors dans toute sa force dans l'occident de l'Europe.


1A Monteil, Hist. des Français pendant les cinq derniers siècles, tom. Ier, p. 101.

2Coutumes de la Marche.

3Guizot, XXXIXe leçon.

4Pour plus de détails, voyez: Guizot, Hist. de la civilisation, leçon XXXI à XLII. - Ducange, Glossarium. Homagium, féodum, etc.

5Voyez F. de Gingins, Mém. sur le Rectorat, p. 92 à 96.



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