Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE DEUXIEME


EPOQUE FEODALE.

XIe-XIIIe SIECLE.


Chapitre IV

Maison de Zaeringen.

1179-1218.

Berthold IV, duc de Zaeringen fonde Fribourg et en fait un boulevard contre la féodalité romande. - Constitution de la ville de Fribourg. - Ligue des seigneurs romands contre la ville de Fribourg et les ducs de Zaeringen. - Berthold V, duc de Zaeringen, défait la ligue. - Il s'empare du Pays de Vaud. - Il fonde Morges, Berthoud et Berne. - Thomas, comte de Savoie, se met à la tête des seigneurs du Pays de Vaud, et fait la guerre au duc de Zaeringen. - Alliance des maisons de Savoie et de Kybourg. - L'Eglise de Lausanne se déclare indépendante de tout pouvoir temporel, et abolit l'Avouerie-Episcopale.

Sceau de Berthold IV, «Dux et Rector Burgundie»

Berthold IV, duc de Zaeringen, voyant le mouvement d'indépendance qui se manifestait chez les seigneurs de l'ancienne Transjurane, et la protection que l'Empereur leur accordait, résolut d'élever un boulevard contre la féodalité elle-même, en construisant une ville dans laquelle les institutions municipales qu'il accordait à ses habitants devaient miner le systèm féodal, et contenir les populations romandes, hostiles à la domination allemande. Berthold choisit une position naturellement forte, sur les bords de la Sarine, et une terre dépendante d'un fief, jadis acquis par un de ses ancêtres. Il y construisit une cité qu'il appela Fribourg, nom de la ville principale de ses états du Brisgau. Cette ville reçut de son fondateur un territoire de neuf lieues de circonférence, qui dès lors a conservé le nom d'Anciennes-Terres. Le Duc appela dans les murs de sa nouvelle Fribourg des marchands, des serfs, des ouvriers, enfin des familles entières qui fuyaient l'oppression de leurs seigneurs, et les déclara libres; il appela aussi des seigneurs de second ordre, possesseurs de fiefs dans les Anciennes-Terres.

Une partie des nouveaux habitants étaient des colons du Brisgau et de la Souabe supérieure; d'autres, et en plus grand nombre, venaient du Pays de Vaud. «Les premiers s'établirent dans la ville basse, dit l'historien de la Suisse, les seconds sur la hauteur. Bâtie sur les confins de la France et de l'Allemagne, Fribourg servit de point de contact à ces deux nations jusqu'alors hostiles. Malgré l'antipathie de moeurs, de coutumes, et la différence de langage, elles s'y amalgamèrent en paix, sous le même code de lois. Mais sept cents ans n'ont pu les identifier: on parle encore deux langues à Fribourg1

Un fait important pour notre histoire est la charte constitutionnelle que Berthold donna à Fribourg, charte qui fut le premier flambeau des libertés communales qui brilla dans l'Helvétie romande. Cette charte, connue sous le nom de Handfeste, renferme un grand nombre de dispositions, dont nous rapporterons ici quelques-unes des plus essentielles, et dont nous retrouverons une partie dans le Plaid de Lausanne, et dans les chartres données au Pays de Vaud par les Princes de la maison de Savoie, pendant le cours du XIIIe siècle2.

Un Conseil administratif, composé de vingt-quatre Jurés, présidés par un Avoyer, formait le gouvernement. Les décisions de ce Conseil avaient force de loi.

Le Curé, le Vendier préposé aux péages, le Sautier, le Maître d'école, et les Portiers chargés de garantir la ville contre toute surprise, complétaient le corps de la magistrature.

L'Avoyer jugeait tous les délits commis dans l'enceinte de la ville.

Les Bourgeois ne payaient aucun droit d'entrée, si ce n'est pour les droits de revente. Ils avaient la jouissance des pâquiers et cours d'eau dans l'étendue des Anciennes-Terres.

En cas de guerre, les Bourgeois étaient exempts d'impôts et de logements militaires.

Dans le cas d'une expédition royale au-delà des monts, toute la communauté était soumise à une contribution. Elle était aussi obligée de prendre part aux expéditions du Seigneur, mais seulement pour la distance d'une journée de marche.

Le Seigneur avait le droit de percevoir le péage et un cens de douze deniers par maison, et il confirmait les élections municipales.

Le Seigneur pouvait tenir trois lits de justice par an, avec l'obligation de juger d'après les décrets et les droits de la bourgeoisie.

Le Handfeste règle ensuite les successions, les droits des femmes sur leurs biens, ceux des mineurs; il pose des limites «à la ferveur des moribonds qui doteraient l'Eglise au préjudice de leurs héritiers;» il règle les dommages causés par des animaux appartenant à un Bourgeois; il interdit de citer un citoyen devant un tribunal étranger; il consacre le système de la composition pour tous les cas, celui de vol excepté; il punit de mort tout vol de la valeur de cinq sols, commis dans l'enceinte de la ville; il consacre l'inviolabilité du domicile, règle la marche à suivre dans les procédures, la saisie des gages, les cautionnements, les citations, les privilèges des foires, les droits de fours; enfin, il détermine aussi les poids et les balances.

Le Handfeste entre encore dans les détails les plus minutieux sur les réglements de la police, ainsi, la propreté des rues, les règelements pour les logis, les bouchers, les boulangers et les marchés.

Pour devenir Bourgeois de Fribourg, il fallait posséder dans cette ville ou dans sa banlieue un immeuble, ou une rente garantie sur un immeuble, et le nouveau Bourgeois s'engageait à défendre la ville, à veiller personnellement à sa garde. En retour, il obtenait la protection de la Bourgeoisie entière, qui devait prendre fait et cause pour une insulte qui lui serait adressée.

La Communauté pouvait faire à son gré la guerre ou la paix; elle avait le droit de conclure des alliances et de faire des acquisitions territoriales sans l'intervention du Seigneur; elle pouvait changer la forme de son gouvernement; elle nommait et destituait ses magistrats, levait les impôts; enfin, elle pouvait se choisir des protecteurs.

Cette charte remarquable, charte qui renfermait tout un avenir de liberté et d'indépendance, fut octroyée par Berthold IV, et signée par les sires d'Estavayer, de Blonay et de Balm. Quand aux autres seigneurs du Pays de Vaud, ils la virent avec inquiétude, et non-seulement ils refusèrent d'y apposer leur signature, mais plusieurs d'entr'eux tentèrent de détruire Fribourg, à peine sorti de ses fondements. Les plus alarmés furent plusieurs fiefs voisins de cette ville naissante.

Aussi, lorsque Berthold commençait à faire construire l'église de St-Nicolas, le Prieur de Payerne représenta que cette église, et le cimetière environnant, étaient placés sur un terrain qui avait été donné anciennement à son monastère, et sa réclamation étant demeurée sans effet, les vassaux du monastère tentèrent de s'opposer par les armes à la construction de St-Nicolas. Mais ils furent repoussés par les travailleurs, et une guerre allait commencer, lorsque le comte Amédée de Genève, Vautier de Blonet et Conrad d'Estavayer, alarmés de ce conflit, qui devait nécessairement appeler les armes de Berthold dans le Pays de Vaud, se hâtèrent d'intervenir, or offrirent leur médiation. Elle fut acceptée, et, par l'acte de 1178, le Duc de Zaeringen restitua au monastère de Payerne la propriété du quartier de Fribourg où l'église de St-Nicolas et d'autres édifices étaient en construction.

Cependant, d'autres seigneurs, indignés de voir s'élever près de leurs fiefs une ville dont les institutions libérales, toutes nouvelles pour ces temps, attiraient leurs sujects, les agitaient et leur donnaient des idées d'indépendance auxquelles ils avaient été étrangers jusques alors, inquiétèrent les travaux de construction par des attaques sans cesse renouvelées. Aussi, cette cité dut-elle lever et entretenir constamment sur pied un corps de mercenaires pour protéger les travaux de construction qui, au milieu de ces difficultés, fut néamoins terminés.

A la mort du fondateur de Fribourg, en 1186, Berthold V, son fils, hérita de la fortune et des dignités de son père. Alors l'antipathie que les seigneurs du Pays de Vaud continuaient à nourrir contre toute domination allemande, se changea bientôt en une haine profonde et déclarée, lorsqu'ils virent que le nouveau duc de Zaeringen avait le project d'étendre à d'autres villes, et même à des bourgs, les privilèges et les libertés communales, dont son père avait doté la ville de Fribourg. Ces vassaux de l'Empire voyaient avec effroi leurs paysans abandonner la culture des champs, et quitter le village ou le bourg féodal pour aller exercer des industries dans les villes nouvelles, où l'appât de la liberté les appelait en foule. Cette inquiétude était surtout partagée par le riche monastère de Payerne et par l'évêque de Lausanne, dont les serfs désertaient les domaines pour se rendre dans les villes.

Bientôt une ligue se forma, à la tête de laquelle furent appelès Roger, évêque de Lausanne, et Guillaume, comte de Genevois, qui, nous l'avons vu, s'arrogeait le titre de Comte de Vaudois, depuis que l'héritage des sires de Glane avait apporté dans sa maison de nombreux fiefs dans le Pays de Vaud. Cette ligue n'attendait plus pour agir et pour attaquer Fribourg, qu'une circonstance favorable, qui parut bientôt se présenter. L'empereur Fréderic-Barberousse, cédant à l'entrainement général qui appelait tous les guerriers et tous les hommes de foi à se croiser, résolut de prendre part à l'expédition qui se préparait pour conquérir la Palestine, et chasser les infidèles des murs de Jerusalem. Il invita tous ses grands vassaux à prendre part à cette expédition, et l'un d'eux, le duc de Zaeringen, dut suivre l'Empereur, son souverain. Alors, les seigneurrs romands n'hésitèrent plus: ils appelèrent leurs vassaux sous leurs bannières; ils invitèrent aussi les seigneurs de l'Helvétie allemande à se joindre à eux pour une cause qui était la leur, et la compagne allait s'ouvrir, lorsque le duc de Zaeringen revint inopinément dans ses états de Brisgau. L'Empereur venait de mourir (1190), et Berthold de Zaeringen, délié de ses devoirs par la mort de l'Empereur son suzerain, avait renoncé à prendre part à la croisade. Informé de la coalition tramée contre lui par les seigneurs romands, Berthold rassembla ses hommes d'armes de la Forêt-Noire, en même temps que le comte Albert de Habsbourg, levait les vassaux de la maison de Zaeringen, dans ses fiefs du territoire de Zurich; il rallia sous ses bannières les guerriers du Landgraviat; il franchit l'Aar à Oltingen, et, à la tête de cette formidable armée, il marcha sur le Pays de Vaud.

Là, rien n'était prêt pour la résistance. Néanmoins, les seigneurs romands firent bonne contenance, et attendirent de pied ferme l'armée de Zaeringen, dans la plaine qui s'étend dès Payerne à Avenches. Mais au lieu de concentrer toutes leurs forces contre un armée supérieure en nombre, les Romands les divisèrent; ils furent battus en détail, et se dispersèrent à la fin de l'année 1190. Poursuivant son succès, le duc de Zaeringen remonta la vallée de la Broie, prit et brûla le château de Lucens, appartenant à l'évèque Roger, âme de la ligue romande, et vint faire halte à Moudon, au pied d'une colline sur laquelle son aïeul, le duc Conrad, avait jadis jeté les fondement d'un fort nommé la Tour-de-Broie. Moudon n'était alors qu'un petit bourg, mais qui possédait l'avantage d'être bâti sur un sol du domaine royal. Le duc n'en fit pas une ville libre, mais un bourg fortifié, destiné à tenir en respect les vassaux de l'Evêque, et à assurer la domination allemande sur tout le Jorat. Dans ce but, il fit reconstruire la Tour-de-Broie, il éleva de fortes murailles autour de Moudon, et y plaça une garnison.

L'Eglise de Lausanne avait l'usage de la majeure partie des forêts et des pâturages du Jorat: le duc l'abolit; il chassa du Jorat les veneurs, les colons et les troupeaux de l'Evêque; puis, il interdit le parcours des forêts en y mettant le ban royal, au préjudice du chapitre de Lausanne, «mais au grand profit des bois, dont l'accroissement fut très-rapide,» observe le Cartulaire de Cuno d'Estavayer.

Après avoir réprimé la puissance de l'Evêque, Berthold parcourut en armes tout le Pays de Vaud. Il força les seigneurs à se disperser, et à se retirer dans leurs châteaux forts; il releva les murs d'Yverdon, y mit une garnison, et descendit jusqu'aux bords du Léman, où il désigna un lieu nommé Morges, qui dépendait d'un gros village paroissial, nommé Joulens, pour y construire une ville et un château fort, destinés à tenir en échec le château de Vufflens, qui, en haine de la puissance de sa maison, était devenu l'un des fiefs de l'Eglise de Lausanne; enfin, il chercha à se rallier plusieurs grands vassaux, en leur inféodant des terres vacantes ou des fiefs qu'il avait confisqués aux seigneurs qui lui avaient été les plus hostiles. Ce fut ainsi que dans l'année 1208 il inféoda aux sires d'Aubonne les forêts et les montagnes du Marchairu, dans la chaine du Jura.

Plusieurs seigneurs échappèrent à la suzeraineté de Berthold en rendant hommage, les uns à Othon, comte palatin de Bourgogne, d'autres à l'archevêque de Besançon. Les sires de Grandson, de La-Sarra et de Montricher, firent hommage au comte de Bourgogne, et les seigneurs de Mont, de Prangins et de Gingins se placèrent sous la suzeraineté de l'Archevêque, sous la réserve de leur féauté envers le comte de Genevois, souverain encore du Pays-des-Equestres de Nyon. Par cette mesure, ces vassaux de l'Empire s'assuraient aide et secours de suzerains qui pouvaient les protéger contre l'oppression des ducs de Zaeringen3.

Pendant que Berthold V cherchait à rétablir son pouvoir dans le Pays de Vaud (1190 à 1201), il prenait des mesures pour s'assurer de la fidélité douteuse des seigneurs de l'Emmenthal, et dans ce but il fonda la ville de Berthoud. Il lui donna des libertés et des franchises, et afin de perpétuer le souvenir de sa victoire sur le Pays de Vaud, il fit placer sur la porte principale de cette ville l'inscription suivante: «Berthold, duc de Zaeringen, qui vainquit les Bourguignons, construisit cette porte.» Il fit plus encore: près de Berthoud, et sur les bords de l'Emme, il construisit le château de Landshut, et, toujours dans le but de maintenir son pouvoir contre les seigneurs, il en bâtit plusieurs autres, dans lesquels il plaça de fortes garnisons.

Enfin, pour obtenir une plus grande garantie contre la féodalité, il voulut fonder une ville, à laquelle il destinait le titre de ville impériale, dont jouissaient seules, sur la rive gauche de l'Aar, les villes de Lausanne, de Bienne, de Soleure et de Bâle. Il chercha un lieu sûr et non suspect aux seigneurs de son parti, un lieu situé sur le domaine royal. Berno, petit hameau sur une presqu'île, dont les bords escarpés étaient arrosés par les eaux de l'Aar, lui parut un emplacement favorable à ses projets. Ce fut sur ce site sévère que Berthold, en 1191, jeta les fondements ce cette ville de Berne, qui, d'abord par ses vertus démocratiques, par la grandeur de ses vues, et dans la suite par sa puissante aristocratie, se plaça et se soutint pendant des siècles à la tête des cantons de la Confédération Suisse.

Le chevalier de Bubenberg, un des plus vaillants capitaines de Berthold, fut chargé de la construction des remparts de la nouvelle cité, «dans laquelle le besoin de la liberté, inné dans l'esprit de tout homme généreux, appela la petite noblesse des environs, et une foule d'hommes libres, fatigués des luttes et des guerres que se livraient les grands..... Berne, bâtie sur un sol impérial, se trouvait, par ce fait, sous la protection immédiate de l'Empire, et sous cette protection, le bourgeois de Berne devint plus sûr, dans sa modeste demeure, que le haut baron dans son château fortifié4

Au nombre des seigneurs qui coopérèrent à la fondation de cette ville, on remarque celui d'Egerton, qui bâtit une rue entière; le chevalier de Bubenberg et Rodolphe d'Erlach: d'Erlach, qui eut la gloire impérissable de donner son nom à une famille qui, deux fois, sauva la république et donna sept avoyers à l'état de Berne. Des familles de Zurich et de Fribourg en Brisgau apportèrent à Berne l'esprit de bourgeoisie. Beaucoup de familles d'artisans s'y établirent. «Le rapprochement des différentes castes, devenues toutes égales, et l'émulation, facilitèrent les commodités de la vie; la législation de la nouvelle cité fut conforme à celle des villes libres de Cologne et de Fribourg en Brisgau; sa bourgeoisie, peu nombreuse il est vrai, était composée de citoyens et de guerriers qui aimaient la liberté4

Telle fut l'origine de cette ville célèbre, qui, par son énergie, par ses luttes pour sa liberté, par ses vertus guerrières, par sa fierté, par son esprit de conquête, enfin, par sa législation et par la force de son administration, rappelle les premiers siècles de Rome républicaine.

Berthold, tout puissant en Helvétie, régnait sur les états de l'Allemagne méridionale, formant aujourd'hui le grand duché de Baden, lorsqu'à la mort de l'empereur Henri VI il fut appelé au faîte des honneurs et du pouvoir. Les électeurs de l'Empire lui offrirent la couronne; mais Berthold la refusa et transigea avec un de ses compétiteurs, Philippe duc de Souabe, qui fut couronné en 1198.

L'empereur Philippe récompensa les princes de l'Empire qui avaient soutenu sa candidature, et au nombre des plus dévoués, il remarqua Thomas, comte de Savoie. Il lui donna les villes de Tortone et de Chieri, en Italie, le château fort de Moudon, dans les Pays de Vaud. En lui donnant Moudon à titre de fief impérial, l'Empereur s'engagea à y maintenir ce prince et ses successeurs envers et contre tous. Cette donation, de peu d'importance dans le principe, eut néanmoins de grands résultats pour le Pays de Vaud, en introduisant au coeur de cette contrée le pouvoir de la maison de Savoie, qui, déjà, sous le règne de l'empereur Henri IV, avait pris pied à Vevey et dans le Chablais vaudois.

Après un règne de dix années, Philippe mourut assassiné en 1208, et l'Empire fut de nouveau déchiré par les factions. Deux prétendants à l'Empire se présentèrent: l'un d'eux, Othon de Brunswich, était soutenu par les Guelfes, parti du Pape; l'autre, Fréderic II roi de Sicile, avait pour lui le parti nommé Gibelin. Le haut clergé des deux Helvéties, les évêques de Bâle, de Constance, de Genève et de Lausanne, le duc de Zaeringen et les seigneurs de l'Helvétie-Allemande embrassèrent le parti Guelfe, tandis que les seigneurs romands et les comtes de Genève et de Savoie se déclarèrent pour le parti Gibelin, et soutinrent la candidature du roi de Sicile, qui finit, enfin, par l'emporter sur son rival, et fut élu Empereur.

Le comte de Savoie avait habilement profité des troubles que produisirent en Helvétie les luttes des Gibelins et des Guelfes, pour affaiblir la prépondérance de la maison de Zaeringen. Thomas avait rallié sous ses bannières les Gibelins partisans du roi de Sicile, et dirigeant sa première attaque contre l'évêque de Lausanne, l'un des chefs des Guelfes, il réunit des troupes à Evian, débarqua de vive force à Ouchy, en força la tour, et après l'avoir rasée, marcha directement sur Moudon.

A la nouvelle de ce hardi coup de main, le duc de Zaeringen réunit à la hâte ses vassaux de l'Helvétie-Allemande, à la tête desquels il s'avança contre Thomas de Savoie pour reprendre Moudon. La vallée de la Broie devint alors le théâtre d'une guerre sanglante, à laquelle prirent part, sous les bannières du comte de Savoie, la plupart des seigneurs du Pays de Vaud, tous dévoués au parti Gibelin. La valeur des Vaudois obligea le duc de Zaeringen d'abandonner les positions qu'il avait prises dans le Jorat, et vaincu sur tous les points, ce duc se retira sur Fribourg, où il se maintint, et tenta d'opérer une diversion en attaquant le Valais, placé alors sous la suzeraineté du comte de Savoie. Zaeringen réunit ses vassaux de l'Oberland, il remonta à la source de l'Aar, parvint aux glaciers de la source du Rhône, et fondit à l'improviste sur le village d'Ulrichen, dans le Haut-Valais. Mais les Valaisans, avertis par les Vaudois qu'ils allaient être attaqués, étaient tous sous les armes, et repoussèrent les troupes de Berthold.

Quelque temps après ces événements (1211), le duc de Zaeringen perdit le dernier de ses fils. Dès lors ce prince renonça à tous projets d'agrandissement de ses états dans les pays romands, et se retira dans son palais de Fribourg en Brisgau. Toutefois, dans le but de mettre ses états de l'Helvétie-Allemande à l'abri des tentatives du comte de Savoie, dont l'influence dans le Pays de Vaud et l'Helvétie-Romande grandissait de jour en jour, il donna l'ordre de fortifier la vallée de l'Aar par une ligne de défense dont Fribourg devint le centre. Les châteaux d'Oltingen et de Grâsbourg furent armés, Laupen et Morat furent fortifiés, et cette dernière ville reçut une charte qui lui accordait des libertés et des franchises. Enfin, après un règne mémorable, pendant lequel il avait fondé, dans l'Helvétie allemande, des villes qui devinrent puissantes, après avoir jeté sur le sol de ce pays les semences d'une future liberté, en donnant aux villes des institutions municipales, le duc de Zaeringen mourut in 1218, à l'âge de soixante et dix ans.

Grave of Berchtold V at Freiburg im Breisgau

Sa mort produisit, dans le Brisgau et dans la Souabe, des discussions qui furent sanglantes, et à la suite desquelles la plupart des domaines patrimoniaux et les fiefs de la maison de Zaeringen, sur la rive droit du Rhin, écurent au comte d'Urach, beau-frère de Berthold. Quant à l'héritage laissé par ce prince dans l'Helvétie, il tomba en partage à son autre beau-frère, le comte de Kybourg. Cependant, l'empereur Fréderic II saisit cette occasion pour affaiblir le pouvoir naissant de la maison de Kybourg, et fit valoir les droits de retour à la couronne impériale de tous les fiefs et des domaines régaliens qui formaient l'apanage des comtes de Zaeringen, comme recteurs de Bourgogne. Ainsi, il reprit l'avouerie de la ville de des monastères de Zurich, la prévôté et l'avouerie de Soleure, et accorda à Berne la célèbre Bulle-d'Or. Ces trois villes, Zurich, Soleure, et Berne, furent dès lors placées au rang de villes impériales. L'Empereur réserva également à la couronne la ville de Morat, les seigneuries de Guminen et de Lugnores en Vully, et mit sous la protection immédiate de l'Empire le monastère de Payerne, situé sur le sol royal; enfin, il conféra le titre de Recteur de Bourgogne à son fils ainé, Henri VII, qui, l'année suivante (1220), fut élu roi des Romains.

Quant au Pays de Vaud, les héritiers de la maison de Zaeringen n'élevèrent point de prétentions à son égard, et même l'Empereur ne s'en occupa point du tout. Néanmoins, des prétentions élevés par le comte Thomas sur Rue et Romont, qu'il prétendait appartenir aux terres de Moudon, faillirent rompre la paix entre la maison de Savoie et celle de Kybourg, qui voyait, non sans inquiétude, le comte Thomas reculer ses domaines jusqu'aux portes de Fribourg. La guerre allait éclater entre ces deux voisins, lorsque le comte de Neufchâtel et le sire d'Estavayer réunirent leurs efforts pour arrêter un conflit, dont ils devaient nécessairement être les premières victimes. Ils intervinrent, et proposèrent de cimenter la paix des deux maisons rivales, en les unissant par une alliance matrimoniale. Leurs propositions furent acceptées, et dans une assemblée réunie à Moudon en 1218, où assistèrent le comte de Kybourg et son épouse, Agnès de Zaeringen, Thomas de Savoie, le comte Albert de Habsbourg, le comte de Neufchâtel et tous les dynastes du Pays de Vaud et de l'Helvétie allemande, Marguerite de Savoie, fille de Thomas, fut fiancée à Hartmann, fils aîné du comte de Kybourg.

Pendant que ces princes se partageaient la puissance en Helvétie, l'évêque de Lausanne prenait des mesures pour assurer l'indépendance de son Eglise, naguère si compromise par le duc de Zaeringen, lorsque ce prince avait réuni violemment entre ses mains l'Avouerie-Impériale et l'Avouerie-Episcopale. Ainsi, peu de temps après la mort du dernier duc de Zaeringen, l'Evêque convoqua une assemblée générale du clergé et du peuple devant le porche de l'église de Notre-Dame de Lausanne, et dans cette assemblée, réunie le 22 janvier 1219, il lança une violente accusation contre la mémoire du défunt duc de Zaeringen, et l'accusa «d'avoir tourné contre l'Eglise les armes destinées à la protéger; de s'être rendu coupable envers elle de rapines, d'incendie, d'homicide et de mutilation, non-seulement envers des laïques, mais aussi envers des prêtres et des clercs, et pour chasser à jamais du bercail des loups dévorants, et empêcher qu'un exemple aussi damnable ne fût imité par d'autres, l'Evêque fit à l'autel de la Ste Vierge Marie l'offrande solennelle de l'Avouerie-Episcopale de l'Eglise de Lausanne, retombée de droit en ses mains par la mort du duc de Zaeringen, que Dieu avait privé de ses enfants, à cause de ses méchantes actions.»

Cependant, le comte de Kybourg ne fut pas arrêté par les foudres ecclésiastiques lancées par l'Evêque contre la mémoire de son beau-frère le duc de Zaeringen. Il avait hérité de ce prince l'Avouerie-Episcopale, et voulant en tirer quelque avantage, il la vendit, en 1225, pour le prix de 300 marcs d'argent à un seigneur savoyard, le sire de Faucigny, avec la garantie de possession devant toute cour de justice (in omni curia). Le sire de Faucigny voulut faire valoir les droits qu'il venait d'acquérir, et somma l'Evêque de Lausanne de les reconnaître. Mais l'Evêque ayant refusé, Faucigny recourut à la force des armes, et ravagea les Terres de l'Evêché. L'archevêque de Besançon intervint dans cette querelle et parvint à l'apaiser. Guillaume d'Ecublens, successeur de l'évêque Berthold, transigea et consentit à payer 320 marcs d'argent au sire de Faucigny, à condition que celui-ci renonçât à l'Avouerie-Episcopale. Une convention fut signée à cet effet dans la forêt de Biert, près de Préverenges, le 18 juin 1226, et «le dimanche suivant, l'Evêque convoqua à l'église de St-Maire de Lausanne le clergé et le peuple, et du consentement de tous, les cierges allumés, il fulmina une sentence d'excommunication contre quiconque oserait à l'avenir séparer l'Avouerie-Episcopale de la Manse Episcopale, soit par inféodation, soit par toute autre espèce d'aliénation.»

«Ainsi furent définitivement rétablies l'indépendance de l'Eglise de Lausanne et sa suprématie sur tous les domaines et les fiefs qui en dépendaient, suprématie qui fut successivement confirmée aux évêques comme princes de l'Empire, par tous les empereurs qui régnèrent dès lors5


1Jean de Muller, Hist. de la Conf. Suisse, I, 368.

2Pour plus de détails, voyez: Berchthold, Hist. du Canton de Fribourg, I, chap. 2.

3De Gingins, Mém. sur le Rectorat, 109-112.

4Jean de Muller, Hist. de la Conf. Suisse.

5Ce chapitre sur la maison de Zaeringen, ainsi que les premiers chapitres de ce livre, sont extraits de l'ouvrage de M. de Gingins sur le Rectorat de Bourgogne, ouvrage remarquable qui jette un jour entièrement nouveau sur l'histoire romande pendant le moyen-âge.



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