Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE TROISIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA MAISON DE SAVOIE.

XIIIe-XVIe SIECLE.


Chapitre Ier

Pierre comte de Savoie et seigneur de Vaud1.

1263-1268.

Pierre de Savoie, surnommé le Petit-Charlemagne, législateur. - Organisation militaire, financière et judiciaire. - Statuts de Pierre de Savoie. - Le comte Pierre lève des troupes dans le Pays de Vaud et porte des secours au roi d'Angleterre. - Mort du comte de Kybourg. - Rodolphe de Habsbourg s'empare du douaire de Marguerite de Savoie, soeur de Pierre et comtesse douairière de Kybourg. - Rodolphe de Habsbourg envahit le Pays de Vaud et assiège Chillon. - Retour de Pierre dans le Pays de Vaud. - Il défait Rodolphe de Habsbourg et rentre en possession de ses châteaux forts. - Il entre à Berne, où il reçoit l'hommage des seigneurs. - Les bourgeois de Berne le reconnaissent comme Protecteur-Impérial. - Paix de 1267. - Maladie de Pierre, son testament et sa mort.

Pierre était parvenu à l'âge de soixante ans, lorsqu'à la mort de son neveu il fut appelé à la souveraineté des états de la maison de Savoie. Ainsi, par une suite de circonstances imprévues, mais plus encore par son activité prodigieuse et sa persévérance, de prieur qu'il était d'une abbaye dans une vallée des Alpes, il devint l'un des conseillers intimes du roi d'Angleterre, et comte de Richmont; il se créa une souveraineté dans l'ancienne Transjurane, fut seigneur de Vaud et baron du Faucigny, enfin, comte de Savoie, duc de Chablais et d'Aoste, prince du Piémont, marquis de Suze et vicaire-général du St-Empire dans les états de la maison de Savoie, et dans ceux du nord de l'Italie.

Le mariage des filles de sa soeur, Eléonore de Provence, l'une avec St Louis, roi de France, l'autre avec le roi d'Angleterre, et la troisième avec Richard de Cornouailles, élu empereur d'Allemagne, lui donnèrent dans ses états un ascendant irrésistible. Appelé, par ces alliances de famille, à s'occuper des affaires de la France et de l'Angleterre, et acteur dans les luttes du pouvoir royal contre des grands vassaux, le comte Pierre reçut de grands enseignements sur le gouvernement des états. Suivant l'exemple du roi St Louis son neveu, il devint le législateur de ses peuples, et mérita ainsi le nom de PETIT-CHARLEMAGNE, que les Savoyards et les Vaudois lui donnèrent.

Aucune branche de l'administration n'echappa au génie organisateur de cet homme remarquable2, et malgré les efforts de feudataires puissants, il parvint à créer un système militaire, civil et financier tout nouveau.

Avant lui, les armées permanentes n'existaient pas, et les seules troupes des rois et des princes n'étaient composées que des hommes d'armes que les seigneurs et les villes devaient fournir au suzerain. Les rois et les princes étaient à la merci des vassaux, qui, souvent, leur refusaient le service militaire, ou ne l'accordaient que pour un temps limité, ou le quittaient, même au milieu d'une expédition. Le pouvoir du souverain était donc souvent illusoire. Aussi, lorsque Pierre de Savoie voulut fonder une souveraineté dans la Transjurane, sa première mesure fut l'organisation d'un corps de mercenaires, anglais pour la plupart, et toujours prêts à obéir à ses ordres envers et contre tous.

Après avoir organisé cette force militaire, il chercha à donner à son gouvernement l'unité dont il manquait. Il divisa ses états en provinces, à la tête desquelles il mit des Baillis, qui, en qualité de gouverneurs militaires et civils des provinces, y représentaient le souverain dont ils recevaient et exécutaient les ordres. Les provinces elles-mêmes furent divisées eu Châtellenies, dont les chefs, nommé Châtelains, placés sous les orders du Bailli, avaient des pouvoirs étendus. Non-seulement les châtelains étaient commandants militaires des châteaux de l'Etat, disposaient de la force armér régulière et des levées féodales, mais aussi ils étaient juges dans le ressort de leur châtellenie.

Pierre de Savoie nomma Hugues de Palézieux Bailli du Pays de Vaud (Ballivus Vaudi). En lui confiant cette charge éminente, il flattait le sentiment national de la noblesse vaudoise, dont il avait rabaissé le pouvoir féodal. Ses successeurs suivirent son exemple, et appelèrent successivement à cette fonction les seigneurs de Mont, de Montagny, d'Oron, de La-Sarra, de Blonay, de Colombier, Cerjat de Combremont, d'Estavayer, d'Aubonne et de Rovéréaz, tous Vaudois dévoués à la nationalité de leur patrie.

Les finances de l'Etat reçurent une novelle organisation, exigée par la confusion extrème qui régnait dans leur administration. «Lorsque Pierre parvint au pouvoir, dit M. Cibrario, les droits attribués à sa maison variaient à l'infini. Ainsi: l'Etat percevait les rentes de ses fiefs et de ses domaines, payées partie en nature, partie en argent, et même en un travail personnel qui pouvait être racheté par le paiement du prix moyen d'une journée de travail; l'Etat percevait un droit de mutation ou impôt sur les maisons, sur le commerce intérieur et extérieur, sur les contrats passés entre les particuliers sur les actes juridiques; il recevait le produit des amendes prononcées dans les villes sujettes, et dans les fiefs soumis à la suzeraineté de la maison de Savoie; il levait un droit sur la composition, coutume qui subsistait encore depuis l'époque où Gondebaud, dans le VIe siècle, donna des lois à ses Bourguignons. Les autres branches du revenu consistaient en taxe sur les droits de pâturage et d'affouage dans les forêts, en droits sur les péages, sur les cours d'eau, sur les abordages, sur la chasse, sur les mines, sur les monnaies, sur les successions des étrangers, sur les successions de main-morte et sur les successions vacantes, sur les enfants naturels et sur les objets trouvés. Enfin, l'Etat percevait les droits de chancellerie, dits droits de sceau. A ces droits si nombreux, si variés, on pouvait en ajouter une foule d'autres, dont plusieurs étaient bizarres, tel que celui que payaient les nouveaux époux, qui passaient au péage du château des Clées. Les Juifs payaient la capitation, ainsi que les usuriers, qui furent ensuite désignés sous le nom de Lombards.

«Le comte de Savoie levait encore d'autres taxes lorsqu'il était appelé à faire une dépense extraordinaire. Ainsi, lorsque l'Empereur arrivait dans les états de Savoie, lorsqu'une princesse de Savoie se mariait; lorsque le comte était fait prisonnier dans une guerre, sa rançon devait être payée. Ces droits, qui n'étaient déterminés ni par les coutumes, ni par d'anciennes conventions entre le souverain et ses vassaux, étaient désignés sous le nom expressif de lamentations, et prirent ensuite le nom de subsides.»

Cependant, ces droits si nombreux exigeaient de tels frais de perception, que souvent ils ne rapportaient rien à l'Etat. Aussi, Pierre de Savoie en modifia plusieurs, en abolit un grand nombre, en les remplaçant par un impôt uniforme et fixe, levé sur toutes ses provinces. Enfin, pour mettre plus d'ordre dans ses finances, il institua une administration centrale, qui, sous le nom de Chambre des Comptes, siégeait à Chambéry, et avait les attributions d'un ministère des finances. La Chambre des Comptes eut sous ses ordres, dans chaque province, un Procureur-Fiscal et des Receveurs, chargés de l'administration financière, de la levée des impôts, et devant pourvoir aux dépenses publiques.

Dans le Pays de Vaud, les receveurs et le procureur-fiscal siégeaient à Moudon, où chaque année, les monastères, les députés de l'Eglise, ceux des villes, des bourgs et des communautés, venaient payer leurs redevances et leurs impôts. Dans ces réunions, les receveurs des châtelleniers appartenant à la maison de Savoie rendaient leurs comptes, qui, après avoir été examinés par les agents du fisc, par le procureur-fiscal et par le Bailli de Vaud, étaient envoyés à la Cour des Comptes et de Chambéry3.

Ces réunions annuelles prirent bientôt de l'importance, et sous les successeurs de Pierre de Savoie elles devinrent une véritable représentation nationale. Elles furent consultées sur les intérêts du pays; elle votèrent des subsides, de levées de troupes, et prirent des arrêts. Toutefois, elles ne constituèrent jamais un parlement composé des trois ordres: la noblesse, le clergé et le tiers-état, ainsi qui l'on a cru pouvoir l'affirmer.

Après avoir organisé les administrations militaire, civile et financière, Pierre s'occupa de la justice. Il ne détruisit point l'antique usage de la rendre en personne, assisté de seigneurs et de jurisconsultes, mais ne pouvant habituellement présider ces cours sommaires, occupé qu'il était d'une multitude d'affaires, soit dans ses états, soit en France ou en Angleterre, il organisa un ordre judiciaire. Cette mesure était d'autant plus nécessaire, que le droit romain, revenant en honneur, rendait désormais le droit une science difficile par la complication des coutumes locales et des lois romaines.

Il établit un Juge dans chacune de ses provinces, puis, avec le consentement de ses vassaux nobles et non nobles, entr'autres lois il promulgua les statuts sur la procédure et les notaires. Ces statuts sont remarquables et renferment des dispositions pleines de sagesse.

En voici un résumé succinct4:

Les causes des paysans, des veuves, des orphelins, des pélerins, des voyageurs, des marchands ambulants, des étrangers et des pauvres doivent se terminer sommairement, promptement et sans inscriptions, chaque fois que ces causes auraient lieu pour contestation au-dessous d'une valeur de trente sols;

Si un pauvre est obligé de plaider contre un riche, et qu'il n'a pas les moyens de soutenir son procès, le juge doit s'informer d'office sur les raisons et les griefs du pauvre, et lui rendre justice sans aucun frais;

Dans toutes les causes on droit procéder sans chicane, sans délai;

Une fois le serment de calomnie déféré à une partie, aucun avocat ne doit conseiller à la partie adverse, le seul cas excepté est celui où ses réponses seraient obscures, équivoques ou impertinentes;

Personne ne doit se hasarder, sous le prétexte d'une dette, de saisir, de sa propre autorité, un gage à la personne de celui qu'il prétend être son débiteur; sont exceptés les cas où il s'agirait des gages promis, de cens ou de services annuels;

Personne ne doit excercer le notariat avant d'avoir été préalablement examiné par le Juge, et reconnu suffisamment fort sur la grammaire et le latin, ainsi que dans l'art du tabellion;

Lorsque les notaires passent un acte, ils doivent premièrement écrire leurs abréviations (minutes) et en donner lecture aux témoins. Lorsque ces abréviations ont été confirméees par les parties contractantes, les notaires doivent les rédiger, dans le terme d'un mois, sous la forme d'actes publics, sans rien changer au contenu de l'abréviation, pas même dans le cas où ils en auraient reçu l'approbation d'un juriste, et ce, sous peine, pour le notaire, d'une amende de cinq sols pour chaque mois de retard;

Les notaires doivent avoir un grand soin des dossiers, afin que l'on puisse, en tout temps, confronter la copie avec l'acte original;

Les actes publics rédigés par les notaires doivent avoir un exécution immédiate;

Tout acte public, pour qu'il puisse faire foi en justice, doit être revêtu du sceau du Juge, et prélablement confronté avec la minute originale, et une fois revêtu du sceau, il doit avoir la force de la chose jugée.

Ces statuts renferment le germe de cette magistrature, pieuse, comme l'appelle Cibrario, connue de nos jours encore, dans les états sardes, sous le nom de l'Avocat des pauvres, et origine de notre Loi des pauvres, en vertu de laquelle celui qui est privé de fortune peut soutenir sa cause sans frais de procédure, de procureur et d'avocat. Par cette seule institution en faveur des pauvres, Pierre de Savoie mérite d'être compté au nombre des princes bienfaiteurs de l'humanité.

Un des articles de ces statuts, dont nous venons de donner un trop court extrait, démontre que son auteur ne négligeait néanmoins aucune occasion de veiller à ces droits. Cet article, auquel nous faisons allusion, impose aux notaires, chaque fois qu'ils passaient un acte d'aliénation d'un bien quelconque, l'obligation de faire déclarer aux contractants, et sous le poids de serment, que le bien qu'ils aliénaient ne provenait du comte de Savoie, ni par fief, ni de toute autre manière. Dans le cas affirmatif, et en vertu de ce même article, les notaires étaient tenus d'inscrire ce fait dans un registre particulier, et d'en informer les officiers du comte. Cette disposition, qui convertissait les notaires en agents du fisc, concernait les états italiens de la maison de Savoie, et ne fut jamais mise en vigeur en Savoie et dans le Pays de Vaud.

Cependant, de grands événements survenus en Angleterre interrompirent le comte Pierre dans ces travaux législatifs, le forcèrent à quitter ses états et à les laisser exposés aux attaques de ses ennemis.

La maison d'Angleterre avait étendu sa domination ou ses prétentions sur la plus grande partie de l'Europe. Henri III, roi d'Angleterre et d'Irlande, était duc d'Aquitaine, et possédait la Normandie, l'Anjou, à peu près la moitié de la France; son frère Richard avait été élu empereur d'Allemagne, et quoique son titre lui fût contesté, il jouissait néanmoins d'un tel pouvoir, qu'il put, en 1262, donner à Ottocar, roi de Bohême, les duchés d'Autriche et de Styrie. Toutefois, cette puissance de la maison d'Angleterre fut ébranlée par la résistance de la haute aristocratie anglaise, des grands propriétaires de terres, des bourgeois de Londres et de la plupart des villes. Tous voyaient avec inquiétude leur roi mépriser l'indépendance féodale et bourgeoise de ses sujets, les accabler d'impôts, au mépris des priviléges du royaume, enfin, distribuer avec profusion, à des seigneurs français et aux princes de Savoie, oncles de sa femme, des honneurs, des emplois et des bénéfices ecclésiastiques. Le comte de Leicester se mit à la tête des mécontents: une guerre civile éclata, et après cinq années de désordres, les partis, las de combats, chargèrent d'un commun accord le roi St-Louis de prononcer sur leurs différends. Des conférences eurent lieu à Amiens en 1264, où la cour d'Angleterre et les chefs du parti opposé au roi, rencontrèrent St-Louis, suivi de sa cour. Ce monarque écouta les partis, et rendit son célèbre Prononcé, par lequel il rendit au roi d'Angleterre toutes le places fortes, lui reconnut la nomination à tous les offices de la couronne, rappela les étrangers expulsés par les barons anglais, et les admit sur la même pied que les nationaux pour remplir des fonctions publiques. Par ce même Prononcé, St-Louis rendit à Henri III sa pleine puissance, sans déroger toutefois aux libertés et aux louables coutumes d'Angleterre. Les barons n'acceptèrent point le Prononcé; ils quittèrent les conférences d'Amiens, et repassèrent en Angleterre, où ils se préparèrent à renouveler les hostilités. Henri III les suivit et convoqua ses hommes d'armes pour marcher contre les rebelles.

Pierre de Savoie, à cette nouvelle, se rendit immédiatement en Flandre, où il organisa un corps d'armée destiné à secourir son neveu, et chargea son ministre, maître Arnauld, de lui envoyer des hommes d'armes bien montés, levés dans ses états de Savoie et de Vaud, sans affaiblir toutefois la défense du pays. Ce corps de cavalerie était déjà en marche, lorsque Pierre fut informé que l'évêque de Sion et plusieurs grands feudataires de maison de Savoie réunissaient des troupes, et paraissaient vouloir profiter de son absence pour renverser un pouvoir qui leur était devenu insupportable. Mais, retenu en Flandre par des devoirs impérieux, Pierre dut se borner à mander à ses baillis d'approvisionner ses châteaux du Pays de Vaud et du Chablais, et de les pourvoir de bonnes garnisons, «sans toutefois gréver inutilement ses vassaux5

Ces mesures ne purent cependant empêcher la guerre d'éclater, et la fortune qui, jusqu'à cette époque, n'avait cessé d'être favorable à Pierre de Savoie, parut vouloir l'abandonner. Son neveu le roi d'Angleterre, vaincu par le comte de Leicester, fut fait prisonnier avec son frère Richard, empereur d'Allemagne, et resta captif de ses sujets. A la même époque, Pierre perdait un autre allié, Hermann de Kybourg, son beau-frère. Hermann mourait sans postérité, laissant à sa veuve Marguerite de Savoie un douaire contesté: le château de Meursdorf, la vallée de Glaris, la ville de Wintherthour, les châteaux de Kybourg, de Baden et de Wildegg, enfin, la seigneurie de la ville de Fribourg.

Rodolphe de Habsbourg, profitant de ce concours de circonstances, si défavorables pour Pierre de Savoie, s'opposa à l'exécution des dernières volontés du comte de Kybourg, son oncle. Il s'empara des terres et des châteaux qu'Hermann avait laissés en douaire à sa veuve, et appelant sous ses bannières ceux des seigneurs du Pays de Vaud qui regrettaient l'indépendance féodale qui Pierre de Savoie leur avait enlevée, il prit possession de Fribourg.

La comtesse de Kybourg, ainsi dépouillé de son douaire, sollicita son frère de venir à son secours, et en attendant son arrivée, elle implora l'assistance du pape Clement IV. Le St Père s'empressa de députer auprès du compte de Habsbourg l'abbé de Notre-Dame-d'Abondance, qui après avoir constaté la réalité des usurpations dont se plaignait la comtesse, et la légitimité de ses droits, se rendit à Fribourg. Arrivé aux portes de cette ville, l'abbé obtint un sauf-conduit du comte de Lauffenbourg. Mais parvenu au milieu de la ville, l'envoyé du Pape se trouva en présence de Rodolphe de Habsbourg, qui, transporté en colère, éclata en invectives et en menaces, et se porta à de telles extémités, que le comte de Lauffenbourg, pour éviter une catastrophe, dut se jeter au-devant de l'abbé et l'entraîner hors de Fribourg. Néanmoins, l'abbé voulant remplit sa mission, somma Rodolphe de lui envoyer des délégués dans un lieu de voisinage; Habsbourg y consentit, et dans la conférence, ses délégués reçurent la sommation du Pape de restituer à la douairière, dans le terme de quinze jours, et sous peine d'excommunication, les terres et les seigneuries dont il l'avait spoliée. Mais Habsbourg, instruit des désastres de l'empereur Richard et d'Henri III, méprisa les sommations de l'Eglise, et ne doutant point que Pierre ne fût inévitablement enveloppé dans le catastrophe des monarques ses neveux, il fit irruption dans le Pays de Vaud. Après avoir rallié autour de lui les ennemis du comte de Savoie, entr'autres les vassaux du comte de Genevois, ceux de l'évêque de Sion et du comte de Gruyère, il vint assièger le château de Chillon, fortresse importante, dont la possession le rendait maître du passage des Alpes, du Valais et du Chablais.

A cette nouvelle, Pierre quitta la Flandre, accourant au secours de ses états. Il réunit dans le plus grand secret des hommes d'armes dévoués, leur fixa un rendez-vous non loin du camp de Rodolphe de Habsbourg, et les devançant, il réussit à pénétrer dans le fort de Chillon. Du haut de la tour du donjon il observa la position des assiégeants. Il vit que le plus grand désordre régnait dans leur camp, que la plupart des hommes d'armes étaient dispersés dans les villages, où ils se livraient à toutes espèces de plaisirs, n'ayant aucune crainte d'être attaqués par la faible garnison du fort. Rassuré par cet état de choses, Pierre donne des directions au commandant de Chillon, profite des ténèbres de la nuit, pour rejoindre ses troupes au rendez-vous assigné, et à l'aube, il fond sur la camp ennemi. Les gens de Rodolphe, attaqués à l'improviste, sont massacrés, ou dispersés, ou faits prisonniers pour la plupart. Au nombre de ces derniers on vit le comte de Gruyère, pour lequel ses vassaux du Gessenay durent payer une fort rançon au comte de Savoie.

Voici comment Symphorien Champier, dans sa Grande chronique de Savoie, raconte ce fait d'armes:

«Doncque, se partit adonques de Thurin le conte Pierre de Savoye, et avec sa compaignie s'en allant passer à Mont-jou, incontinent entrer au pays de Chabloys; mais il ne sceut sitôt venir, qu'il sceut et entendist que le presdit Duc avait desjea mys le siège devant le château de Chilliong, de la Patrie de Vaud. Pourquoi le conte Pierre adressa son chemin à Chilliong, si couvertement que ses ennemis ne le pouvaient voir ni ouïr; et quand il fut là parvenu, il monta sur la haulte tour d'y celui chastel; du quel lieu il peust bonnemont choysir et adviser tous ses adversayres, lesquels estaient assez loin logès l'un de l'autre, et allast jouyeusement devers ses gens les quels il avait laissé. Et quand ses gens le virent rire lui demandèrent:

-«Mon Seigneur! quelles nouvelles?

-«Bonnes, fist-il: ne vous souciez. Nos ennemis seront tous nostres, et ne savent riens de nostre venue; et pour ce qu'il est présent tard, logeons nous pour ceste nuict jusques à demain qu'irons les trouver où ils sont.

«Et par ainsi les gens du conte Pierre se logèrent pour icelle nuict. Et le lendemain à l'aulbe du jour, sans sonner trompette, ne faire bruyct, furent tous montés à cheval, et passèrent outre le pas de la fortresse de Chilliong, et tous en armes entrèrent dedans les logis, là où ils trouvèrent les gens du prédit Duc, les quels étaient tous désarmés. Parquoi, ils eurent beau marché de chair, comme bon leur sembla. Et fust print le dict Duc et semblablement le conte de Nidone, le conte de Gruierie, le conte d'Aleb, et ensemble les barons de Grandzon, de Montfaulcon (d'Orbe), de Cossonay et de Montagny, avec aussi plusieurs Gentilshommes, Guydons, Estendards, Bannières, et autres plusieurs grands butins et richesses6

Le retour imprévu de Pierre et la victoire signalée qui l'annonça, frappèrent de stupeur les seigneurs qui avaient pris les armes contre lui. Habile capitaine, il sut profiter de la terreur, et aidé par un corps de bourgeois de Berne, accourus sous ses drapeaux dès qu'ils apprirent son retour de Flandre, il reprit les terres et les châteaux occupés par ses ennemis, entr'autres les forts de l'Ecluse et des Clées, dont le comte de Genevois s'était emparé pendant son absence.

Pierre tourna ensuite ses armes contre l'évêque de Sion, et s'empara du château de Chamoson, qu'il fit démolir. Enfin, au mois de février 1265, il conclut une trève d'un an avec cet évêque, puis une paix définitive en juin 1266.

Pendant que ses hommes d'armes guerroyaient avec l'évêque de Sion, Pierre poursuivait ses succès dans l'Helvétie allemande; il s'avançait sur Fribourg, bloquait cette ville, occupée par les troupes de Rodolphe de Habsbourg, s'emparait du château de Guminen, et faisait rentrer dans sa suzeraineté les seigneurs dont la fidélité avait été ébranlée par les succès de Rodolphe.

Le 27 octobre 1265, le sire d'Estavayer lui promit une stricte neutralité aussi longtemps que la guerre durerait entre lui et le comte de Habsbourg; le comte de Neufchâtel lui fit hommage de la seigneurie de Cerlier, de ses drouts sur le cours de la Thièle, sur le fief d'Anet et sur celui du château d'Illens. Enfin, en novembre de la même année, Pierre fit son entrée à Berne, où la plupart des seigneurs des contrées voisines et les bourgeois réunis dans la grande église en présence du peuple, lui firent serment de l'aider, de la reconnaître comme Protecteur impérial et comme leur seigneur pendant la durée de la vacance de l'Empire.

Ainsi, par sa vaillance et celle des Savoyards, des Vaudois et des Bernois qui lui étaient restés fidèles, Pierre eut la gloire de repousser Rodolphe de Habsbourg au-delà des rives de l'Aar, de le forcer à traiter, et à reconnaître les droits douairière de Kybourg. Le traité de paix entre les deux princes rivaux fut conclu à Laupen en septembre 1267, en présence de l'évêque de Constance, du prince-abbé de St-Gall, de Philippe de Savoie, comte palatin de Bourgogne, et de Pierre lui-même. Le douaire de Marguerite de Kybourg fut fixé à 250 marcs d'argent de rente annuelle, à prélever sur les revenus des seigneuries de Baden et de Meursbourg, qui furent remises à cette princesse avec toute leur juridiction. Enfin, en cas d'insuffisance du revenu de ces fiefs, le complément du douaire fut assigné sur les seigneuries de la maison de Kybourg près de Winterthour.

Cependant, les guerres auxquelles Pierre avait pris une part active pendant un si grand nombre d'années en Italie, en France, en Angleterre, en Flandre et dans l'Helvétie, ses voyages fréquents et l'activité prodigieuse qu'il avait dû déployer pour constituer ses états et les défendre contre ses ennemis, avaient épuisé sa robuste constitution. Il tomba malade à Belley en 1267, et prévoyant sa fin, il fit son testament. Il institua son frère Philippe son héritier universel et son successeur; il donna à sa fille unique, Béatrix de Savoie, épouse du dauphin du Viennois, les seigneuries du Chablais jusqu'à Montreux, et celles qu'il possédait en fief dans l'Helvétie allemande; il laissa en viager à sa veuve, Agnès de Faucigny, plusieurs fiefs, entr'autres celui d'Aubonne; il assigna à sa soeur, comtesse douairière de Kybourg, 300 livres de rente sur le péage de Villeneuve, et donna la Tour-de-Peilz en fief à son fidèle Bailli de Vaud, le sire de Palézieux. Il fit un grand nombre de legs aux hospices, entr'autres à ceux du Mont-Cenis et du St-Bernard, auxquels il laissa son palais de Londres avec tout ce qu'il renfermait; il assigna une rente annuelle à l'hospice de Villeneuve, et fit un don à la chartreuse d'Oujon, dont on voit encore quelques ruines dans une vallée du Jura, non loin d'Arzier.

Pierre voyant sa maladie faire des progrès, se fit transporter à Chillon, et ne quitta désormais ce séjour, qu'il préférait à tout autre, que pour faire quelques excursions sur le lac, pendant lesquelles il paraissait oublier ses maux, lorsque son troubadour Ferato lui rappelait, dans ses chants, ses travaux et ses hauts faits. Enfin, Pierre mourut en juin 1268, et fut inhumé sur les bords du lac Bourget, dans l'abbaye de Hautecombe, qui donne encore la sépulture aux princes de l'antique maison de Savoie.


1Sources principales: Cibrario, Guichenon, de Gingins, ouvrages cités.

2Voyez: Cibrario, Storio, etc. Libro terzo, capo VII, pour tout ce qui concerne les travaux législatifs de Pierre de Savoie.

3Les comptes de châtellenies du Pays de Vaud, à dater du règne de Pierre de Savoie jusqu'en 1536, sont déposés dans les archives de la Cour des Comptes, à Turin. Ils sont dans un ordre parfait, et sont si détaillés, qu'il renferment à eux seuls les documents les plus précieux sur l'histoire de notre pays pendant les trois siécles qui ont précédé l'époque de la Réformation.

4Voyez dans le premier volume des Mémoires et Documents de la Soc. d'Hist. de la Suisse-Romande, les Statuts de Pierre comte de Savoie, sur la procédure et les notaires, document communiqué par le Landammann Secretan. Ces statuts sont divisées en 18 chapitres, dont le premier est intitulé: De causis rusticorum et miserabilium personarum.

5Archives de Turin: Mandati Petri Comitis.

6Selon cette chronique, le duc, qui fut défait sous les murs de Chillon par Pierre de Savoie, était «ung des Princes d'Alemaigne capitaine de l'Empereur, à savoir le duc de Cheplungréen, lequel estait seigneur en partie du Pays de Vaud». Ce duc, personnage imaginaire, et tout à fait inconnu dans l'histoire, ne saurait être, en réalité, que Rodolphe de Habsbourg, qui, d'après une foule de documents les plus authentiques, fit la guerre à cette époque et en personne à Pierre de Savoie. (Cibrario, Storia di Savoia.)



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