Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE TROISIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA MAISON DE SAVOIE.

XIIIe-XVIe SIECLE.


Chapitre X.

Intervention de Berne et Fribourg dans le Pays de Vaud.

1476-1530.

Désastres, suites de la guerre. - Le jeune duc Philibert cherche à les effacer. - Répression des empiétements du pouvoir du clergé. - Minorités dans la maison de Savoie. - Charles III, duc de Savoie. - La bourgeoisie de Lausanne et l'Evêque. - Berne, Fribourg et Soleure interviennent. - Prononcé de ces trois villes. - Les bourgeoisies de Lausanne, de Payerne, d'Avenches et de Genève contractent des alliances avec les bourgeoisies de Berne et de Fribourg. - Lausanne institue un conseil du Deux-Cent, présidé par un bourgmestre. - Vente des indulgences. - Luther et Zwingle. - Zurich et Berne adoptent la Réformation. - Troubles à Genève; les bourgeois de Genève chassent l'Evêque et la noblesse. - Les seigneurs du Pays de Vaud prennent fait et cause pour l'Evêque et la noblesse de Genève. - Les chevaliers de la Cuiller. - Ils bloquent Genève. - Faiblesse de Charles III. - Berne et Fribourg secourent Genève. - Leur armée dévaste le Pays de Vaud. - Traité de St-Julien. - Conférences de Payerne. - Le Pays de Vaud sacrificié par Charles III.

«A aucune époque de son histoire la patrie de Vaud n'éprouva des calamités comparables à celles que venaient de lui faire éprouver les irruptions des Suisses. Comme un torrent furieux, les Suisses débordèrent sur ces contrées florissantes, portant en tous lieux le fer, le feu et la dévastation; seize villes, quarante-trois châteaux, et un nombre incalculable de villages et de hameaux devinrent la proie des flammes. Des hommes sans défense, des femmes, des enfants furent impitoyablement égorgés dans leur foyers. Ceux que la terreur de l'ennemi chassait devant lui abandonnèrent leur demeures pour se cacher dans les forêts; et l'effroi inspiré par la barbarie des Allemands fut tel, que pendant un quart de siècle les fugitifs refusèrent de rentrer dans leurs foyers, préférant vivre dans les bois et dans le cavernes des montagnes, plutôt que de subir le voisinage des Suisses. Le Pays de Vaud, privé, par la mort ou l'émigration des deux tiers de sa population, abandonna la culture de ses vignobles et de ses champs, et fut affligé par la plus affreuse famine1

«Le Chablais vaudois (districts d'Aigle et de Vevey), pays naguère riche et populeux, fut en proie à la plus affreuse désolation. Ce ne fut qu'après quinze ans d'absence que ses habitants, réfugiés dans les montagnes, se décidèrent à rentrer dans leurs foyers et à rétablir leurs chaumières ruinées. Les seigneurs durent accorder aux familles émigrées des priviléges et des indemnités pour les engager à rentrer dans leurs communes, dont la terreur des Allemands les tenaient éloignés2

Toute unité était rompue dans le malheureux Pays de Vaud, dont l'étranger se disputait les membres sanglants; les Suisses s'étaient emparés des quatre mandements d'Aigle, des châtellenies de Morat, d'Orbe, d'Echallens et de Grandson; le comte de Gruyère, dévoué aux Cantons, occupait les châtellenies d'Aubonne et d'Oron; l'Evêque régnait sur les Terres-de-l'Evêché, Avenches, Bulle, Laroche, Curtilles, Lucens, Lausanne et sa banlieue, et les Quatre-Paroisses-de-Lavaux. La maison de Savoie n'excerçait plus qu'un simulacre de souveraineté sur quelques villes et quelques seigneuries éparses, que le traité de Fribourg lui avait conservées, mais grévées d'une hypothèque en faveur des Cantons. Aussi, plus d'espoir pour le Pays de Vaud de revoir un jour l'époque de liberté et de gloire dont il avait joui aux temps de Pierre de Savoie et des Amédée.

Bientôt après Morat, les princes qui auraient pu protéger la nationalité vaudoise succombèrent : Charles de Bourgogne fut tué devant Nancy, vaincu par la valeur des Suisses; le comte de Romont, après avoir combattu pour Charles de Bourgogne jusqu'à la mort de cette victime de l'astuce de Louis XI, suivit la fortune de Marie, fille de Charles, combattit Louis XI dans les armées de l'archiduc, époux de Marie de Bourgogne, devint membre du conseil des fils de l'archiduc, et termina sa carrière en 14803.

Cependant, une lueur d'espoir brilla, mais pour un instant, aux yeux des Vaudois. Le jeune duc Philibert venait d'attendre l'âge de sa majorité (1480), et signalait son entrée aux affaires par des actes qui indiquaient sa sollicitude pour le malheureux Pays de Vaud. Par une charte donnée à Chambéry le 18 mars 1480, ce prince s'exprimait en ces termes :

Nous ratifions et confirmons les franchises, libertés, immunités de la patrie de Vaud, vu l'amour sincère et l'entière fidélité que nous portent nos sujets de la patrie de Vaud, et les charges et dommages qu'ils ont supportés par la tourmente de la guerre4.

Yverdon, dont les ruines jonchaient encore le sol, cette ville, naguère si commerçante et si riche, adressa ses doléances à Philibert par l'organe de Jean Baschiez, son syndic, qu'elle avait envoyé au jeune duc, devenu majeur :

Le pillage et l'incendie ont réduit la ville d'Yverdon en une ruine totale, de sorte qu'il n'y reste que des cendres et pierres réduit en chaux, d'où il est arrivé, très-illustre prince, que les trois-quatres des habitants de la dite ville, étant absolument privés de tous biens, ont abandonné le lieu, jusque-là que quelques-uns, n'ayant que leurs bâtons, comme des pauvres, sont obligés d'aller chercher leur vie en mendiant et errant çà et là; d'autres, en petit nombre, désirant de voir ce lieu habité, ont à combattre avec les tisons, la chaux et les pierres; mais, lorsqu'ils ont cru avoir élevé quelqu'édifice, il arrive souvent qu'il tombe en ruines, à cause de l'incendie qui a brûlé ses murs, ensorte qu'ils sont obligés d'édifier de nouveau, etc.

Le duc répondit à cette requête :

Philibert, etc., à tous soit notoire par ces présentes, qu'étant comparu devant nous, notre cher et féal Jean Baschiez, syndic et ambassadeur de nos chers et féaux, nos hommes et communauté d'Yverdon, avec un supplication qu'il nous a présentée, contenant l'accident lamentable à eux arrivé, et autres cas narrés dans leur supplication, dernièrement dans la guerre faite par les Teuthons dans notre Pays de Vaud, dont non-seulement information avait été pris par les commissaires, mais aussi ce qui était clairement apparu à plusieurs qui avaient passé par le dit lieu d'Yverdon, dont nous compatissons avec les dits suppliants, et voulant leur tendre nos mains secourables, afin que la ville et faubourgs d'Yverdon puissent être réédifiés et repeuplés. Partant de notre certain science et propre mouvement,.... nous exemptons, libérons et affranchissons les dits hommes, communauté et habitants d'Yverdon, et aussi le recteur de l'hôpital de dite ville, durant six ans prochains entiers, et continuées : 1o des subsides, dons, tailles et autres charges qui nous étaient accordées; 2o des censes, tributs, occasions de maisons d'héritages, et autre quelconques qu'ils tiennent de nous, lesquels nous sont dus et accoutumés; 3o la cense, soit ferme de nos fours, laquelle cense les dits d'Yverdon avaient coutume de nous payer; et pareillement : 4o la rate-part à eux imposée des subsides qu'ils ne pourront et ne devront, à l'avenir, être en façon que ce soit molestés durent le dit terme de six ans pour le paiement de ce que dessus, mais en demeureront quittes et exempts. Mandant, etc. Donné à Chambéry, le 13 juillet 1480.5

L'évêque de Lausanne avait profité des malheurs du temps et de l'absence de tout gouvernement pendant la minorité de Philibert, pour empiéter sur les droits des tribunaux civils. Ainsi, son officialité faisait poursuivre des laïques pour des causes tout à fait étrangères à l'Eglise. Les Etats de Vaud profitèrent de la majorité du jeune duc, et lui addressèrent une supplique, dans laquelle on remarque ces passages :

Il est humblement exposé à Votre Excellence ducale, qu'un grand nombre de procureurs fiscaux du révérend seigneur évêque de Lausanne, citent et poursuivent vos pauvres sujets pour des dettes civiles et des choses profanes qui n'appartiennent pas au tribunal ecclésiastique, devant le juge spirituel de l'Officialité de Lausanne, à la sollicitation de quelques-uns de vos sujets immédiats, et obtiennent des mandats ecclésiastiques, par lesquels vos sujets sont condamnés par sentence d'excommunication, et pour les moindres dettes. Ce qui tend au grand dommage de votre patrie de Vaud et au détriment de votre juridiction temporelle, et contre les franchises et libertés de la même patrie de Vaud; c'est pourquoi les exposants supplient, etc.6.

Le duc de Savoie fit cesser l'abus d'autorité dont se plaignaient les Etats de Vaud :

Philibert, etc., ayant vu la supplique annexée aux présentes, et ne voulant pas que nos fidèles sujets soient inquiétés pour choses qui ne sont point dues, et poursuivis devant la cour ecclésiastique, contre la règle du droit et des franchises de la patrie de Vaud, nous enjoignons à nos chers bailli et procureur de Vaud, et à chacun des autres officiers, lieutenants, etc., et sous peine de cent livres fortes pour chacun, et sous la même peine à chacun de nos fidèles sujets de Vaud, d'oser recourir à la cour ecclésiastique, ni encore plus témérairement à un juge ecclésiastique pour une dette purement civile et des affaires profanes; mais que, pour obtenir justice, ils doivent avoir recours à nos offices ordinaires, selon la teneur de la coutume de Vaud. Vous intimerez, de notre part, aux juges ecclésiastiques, qu'ils s'abstiennent de poursuivre nos sujets pour les choses purement profanes, etc., etc. Donné à Chambéry, le 31 août 14807.

Ces actes devaient faire espérer aux Vaudois un avenir plus heureux. Mais Philibert mourut très-jeune et à peine âgé de dix-huit ans. Son frère, Charles Ier, âgé de quatorze ans, lui succéda, et mourut à vingt-un ans, laissant un fils, Charles II, âgé de neuf mois, qui, lui-même, mourut à l'âge de sept ans. L'oncle de cet enfant, Philibert Ier, hérita de ses états, mais mourut dix-huit ans après son avènement, laissant deux fils. L'aîné, héritier de la couronne de Savoie, ne régna que peu d'années, et mourut sans enfants à l'âge de vingt-quatre ans. Son frère, Charles III, lui succéda en 1504. Le règne de ce prince fut long et malheureux; il fut signalé par les guerres que l'empereur Charles-Quint et le roi de France, François Ier, se livrèrent dans ses états, par les troubles religieux, précurseurs de la Réformation, enfin, par la perte que fit la maison de Savoie de la souveraineté du Pays de Vaud, de Genève, du Chablais, du Pays de Gex, de la Bresse et du Bugey.

Les guerres de Bourgogne étaient à peine terminées, que l'on vit s'élever, dans le Pays de Vaud, des luttes incessantes entre les villes et l'évêque de Lausanne. Nous avons vu le jeune duc Philibert les apaiser dans les villes vaudoises qui lui restaient encore, et protéger ces villes contre les empiétements de l'Evêque. Mais c'était surtout à Lausanne que la lutte entre le pouvoir de l'Eglise et celui de la bourgeoisie était la plus vive. Les bourgeois se plaignaient non-seulement de ce que le clergé empiétait sur leurs droits, mais aussi de ses excès de touts genres. On voyait, affirmaient les bourgeois, des prêtres enlever des jeunes filles, se battre dans les tavernes et dans les mauvais lieux, l'Evêque saisir des citoyens, les jeter en prison, leur faire appliquer la torture, altérer les monnaies, et fouler aux pieds toutes les garanties que le Plaict-Général avait accordées à la ville de Lausanne. A des époques antérieures, le duc de Savoie, en sa qualité de Vicaire-Impérial, serait intervenu et aurait terminé ces dissensions, mais, depuis les guerres de Bourgogne, le vicariat n'avait plus de force dans les contrées voisines des Cantons suisses. Ces Cantons, depuis les journées de Grandson, de Morat et de Nancy, égaux en puissance à l'Empereur, alliés et ennemis tour à tour de la France, méprisaient la faiblesse de la maison de Savoie, et s'étaient constitués protecteurs des bourgeoisies des villes du Pays de Vaud et de Genève, dont ils convoitaient la souveraineté.

Berne, Fribourg et Soleure intervinrent donc à Lausanne (1525), et offrirent leur médiation à l'Evêque et aux bourgeois, qui l'acceptèrent, et envoyèrent leurs députés à Fribourg. Les trois villes suisses prononcèrent en ces termes :

L'Evêque peut faire mettre en prison toutes les personnes suspectes de crimes, sans contradiction des bourgeois de Lausanne. Cependant, quand il voudra les faire appliquer à la torture, il devra appeler quatre conseillers de Lausanne, pour être présents avec les officiers de l'Evêque.

L'Evêque ne peut faire saisir aucun malfaiteur dans les maisons de Lausanne, à la réserve des voleurs de grands chemins, brigands, larrons, sorciers, falsificateurs, lesquels il pourra faire saisir, en demandant aux syndics de Lausanne d'y accompagner les officiers de l'Evêque. Celui-ci peut cependant y faire entre ses officiers, si les syndics se rendaient coupables d'une lenteur affectée.

Quant à la monnaie, lorsque l'Evêque voudra en faire de la nouvelle, il devra convoquer les Trois-Etats de Lausanne, et, suivant leur conseil, faire battre une nouvelle monnaie qui lui soit honorable.

Celle des deux parties qui n'observait pas le prononcé de la présente sentence arbitrale, paiera un amende de trois cents écus d'or au soleil8.

Cette intervention des trois villes suisses dans les affaires de l'Evêché, montra aux Lausannois qu'en s'alliant à Berne et Fribourg, ils pourraient lutter avantageusement contre la puissance de l'Evêque. Aussi, ils entrèrent en relations intimes avec elles, et, en dépit de la plus vive opposition de l'Evêque, Lausanne contracta, en décembre 1525, avec Berne et Fribourg, un traité d'alliance et de combourgeoisie sur les bases suivantes :

«Promesse de secours mutuels en hommes de guerre.»

«Conférences de Marches à Payerne en cas de procès et de difficultés.»

«Renouvellement de cinq ans en cinq ans du traité de combourgeoisie<»

Lausanne voulut imiter Berne sa combourgeoisie : elle institua ses autorités, en les rendant indépendantes de l'Evêque; elle eut son conseil du Deux-Cent, présidé par un bourgmestre, élu pour deux ans, qui remplaça des deux syndics; Payerne et Avenches suivirent l'exemple de Lausanne, et contractèrent des alliances de combourgeoisie avec Berne et Fribourg.

Les mêmes causes qui, dans le Pays de Vaud, divisaient le clergé et les bourgeoisies, agissaient aussi à Genève, mais à un plus haut degré encore; la bourgeoisie de cette ville, plus intelligente, plus instruite, plus commerçante, plus riche que celle des villes du Pays de Vaud, donnait plus d'importance à ses luttes contre le clergé. Aussi, Berne et Fribourg intervinrent dans les troubles de Genève; elles prirent parti contre l'Evêque, et contractèrent avec le peuple de Genève des traités de combourgeoisie, véritables alliances offensives et défensives.

Cet esprit d'indépendance qui se manifestait dans les bourgeoisies, ces traités contractés entre les villes du pays romand et les villes suisses, montraient l'impuissance de la noblesse, celle des évêques, et la faiblesse de la maison de Savoie, en annonçaient à Berne et Fribourg que la souveraineté des contrées romandes allait bientôt tomber en partage. Aussi, dans le but d'ôter tout prétexte aux autres cantons qui partageaient avec elles les seigneuries du Pays de Vaud, abandonnées aux Suisses par la traité de 1476, Berne et Fribourg obtinrent de ces cantons, pour la somme de 20,000 florins, la concession de la souveraineté sur ces seigneuries.

Mais ce n'était point seulement dans la vieille Helvétie romande que cet esprit d'indépendance agitait les peuples et les poussait à s'affranchir du pouvoir clérical. En Suisse, en France, en Angleterre, dans toute l'Allemagne, les savants, les écoles, les universités, les bourgeoisies des villes, et même plusieurs souverains, s'élevaient contre le pouvoir temporel exorbitant que des évêques, des abbés des monastères, et surtout les papes, exerçaient depuis des siècles sur la chrétienté; un esprit de libre examen s'était emparé de tous les hommes éclairés; enfin, la société était parvenue à cet état de tension, qui n'attend qu'un événement, même un simple accident, pour produire une révolution et pour bouleverser les plus anciennes institutions. Un de ces événements ne tarda pas à survenir; il mit l'Europe un feu, et partout il fit éclater ces révolutions religieuses, politiques et sociales qui n'auront point de fin.

Le pape Léon X, à son avènement à la chaire de St-Pierre, trouva les revenus de l'Eglise épuisés par les dissipations de ses prédécesseurs, Alexandre VI et Jules II. Jaloux de dépasser ses prédécesseurs en magnificence, en construction d'édifices sacrés, Léon X attira à Rome des hommes de génie; il les récompensa en leur prodiguant et des honneurs et des richesses, et par leur concours, les sciences, les lettres et les beaux-arts rappelèrent à Rome le siècle d'Auguste et de Mécènes. Pour subvenir à toutes les dépenses de son pontificat, Léon X eut recours à un vieil expédient des papes : la vente des indulgences. Sous Léon elle se fit sur une vaste échelle; une nuée de prêtres se répandit dans toute la chrétienté, vendant des indulgences, par lesquelles, à prix d'argent, chacun était assuré des joies du paradis et de la rémission, non-seulement de ses fautes, mais des crimes les plus odieux.

Le scandale de la vente des indulgences fut poussé à son comble, surtout en Allemagne; mais dans ce pays il recontra un obstacle dans Martin Luther, qui, non-seulement parvint à le faire cesser, mais ébranla jusque dans ses fondements l'Eglise romaine, qui l'avait causé.

Luther, fils d'un pauvre mineur saxon, et moine de l'ordre des Augustins, fut chargé de combattre un Dominicain qui prêchait pour les indulgences. Il publia ses célèbres Propositions, qui furent brûlées par les disciples du Dominicain, son antagoniste; des princes, des peuples prirent fait et cause pour ou contre Luther, et l'embrasement devint général en Allemagne. L'Electeur de Saxe et l'université de Wittemberg, les premiers adoptèrent les doctrines de Luther, et après eux une foule de princes et de seigneurs, des villes et des communautés. Les uns étaient convaincus et convertis; d'autres adoptaient ces doctrines parce qu'elles renversaient un clergé dont la puissance effaçait celle des princes et des seigneurs et écrasait la bourgeoisie; d'autres étaient tentés par les biens immenses du clergé, qui, par la Réforme, allaient se trouvait sans maîtres.

A l'époque où Luther bouleversait l'Allemagne, la voix de Zwingle se faisait entendre en Suisse, où il prêchait la réforme, repoussant le culte des images et l'intervention des saints. Zurich appela ce novateur, et le nomma curé de sa ville souveraine. Les doctrines de Zwingle furent publiquement prêchés; les diètes des cantons s'en occupèrent; des thèses furent publiquement soutenues pour ou contre la nouvelle doctrine; de la discussion on passa aux faits; des exaltés brisèrent des images; enfin, les magistrats de Zurich, moitié convaincus; moitié entrainés par les novateurs, permirent d'enlever des églises les tableaux et les statues des saints, et, en 1525, il abolirent le sacrifice de la messe, et firent donner la Ste-Cène ainsi qu'on la célèbre encore de nos jours. Le mariage des prêtres fut permis; les couvents furent supprimés, et de leurs revenus on enrichit la commune, on dota des écoles et cette université qui, depuis siècles, a continué d'être le foyer des lumières et de la liberté dans la Confédération suisse.

La réforme avait aussi pénétré à Berne; mais là elle rencontra de grands obstacles, et ce ne fut que dans l'année 1528, qu'à la suite d'une dispute publique sur les controverses, le Deux-Cent, inspiré par le réformateur Haller, abolit la messe, adopta la réformation, et s'empara des biens du clergé.

Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwald et Zug, restés fidèles à l'Eglise romaine, recoururent aux armes. Ils rencontrèrent, à Cappel, dans le Freiamt, l'armée protestante de Zurich et de Berne, à laquelle la ville de Lausanne, quoique zélée catholique encore, fournit un corps d'arquebusiers, en vertu de son traité de combourgeoisie avec Berne. Le choc des deux armées fut terrible; Zurich y perdit ses meilleurs guerriers; dans le mêlée, Zwingle tomba percé de coups mortels; et les protestants furent mis en déroute. Cependant, les cantons catholiques, après leur victoire, offrirent une paix qui bientôt fut conclue : protestants et catholiques restèrent dans leurs croyances, et conservèrent leurs droits.

Pendant que ces révolutions religieuses changeaient la face de l'Allemagne et de la Suisse, Genève, Lausanne et le Pays de Vaud voyaient aussi s'accomplir des événements qui les préparaient à ces mêmes révolutions.

A Genève, la lutte fut plus vive : les partisans de l'Evêque furent nommés Mamelus, ou satellites du Sultan; ceux de la bourgeoisie furent désignés sous le nom d'Eidsgnossen, d'où vint le nom d'Huguenots, donné, plus tard, en France, aux protestants de ce royaume. Des disputes on en vint aux voies de fait; les bourgeois, ennemis de l'Evêque, avaient le dessus, lorsque le duc de Savoie, Charles III, força l'entrée de Genève, et fit mettre à mort Berthelier, l'un des principaux citoyens de cette ville. Les Genevois parurent se soumettre, et Charles III, croyant avoir rétabli à jamais l'autorité de l'Evêque, retourna dans ses états d'Italie. Aussitôt après son départ, les troubles recommencèrent; les Genevois chassèrent l'Evêque et ses partisans, nobles pour la plupart, et confisquèrent leurs biens.

Les réfugiés de Genève furent partout accueillis dans les châteaux des Pays de Gex et de Vaud, et les seigneurs vaudois, qui voyaient avec indignation la bourgeoisie de Genève adopter les idées nouvelles et attenter aux droits divins de l'Eglise et de la noblesse, prirent fait et cause pour ces réfugiés, et formèrent une ligue en leur faveur contre cette turbulente bourgeoisie. Le sire de Pontverre, dont le château avait été brûlé par les Bernois lors des guerres de Bourgogne, devint le chef de cette ligue, à laquelle adhérèrent le sire de La-Sarra, un jeune comte de Gruyère, le baron de Rolle, les seigneurs de la Bâtie, d'Arufflens, de Vullens, du Rosay, d'Alaman, de Perroy, de Begnins, de St-Martin, de Goumoëns, et toute la noblesse de la Côte. Les seigneurs de la ligue levèrent leurs hommes d'armes, qui, au nombre de 4,500 hommes, furent réunis dans les environs de Rolle. Les chefs se rassemblèrent dans le château de Sacconay-Bursinel, où ils célébrèrent, dans un banquet, leur alliance contre Genève, et pour la bonne cause, se rappelant les hauts faits des anciens preux leurs ancêtres; leurs têtes s'échauffèrent; déjà ils voyaient leur ligue maîtresse de Genève, les exilés rétablis dans leurs biens, l'Evêque réintégré dans ces droits, et une insolente bourgeoisie, des roturiers, des vilains et des manans, punis de leur excès d'audace ; «Aussi vrai que je la tiens,» s'écria un des seigneurs en élevant sa cuiller, «aussi vrai que je la tiens, nour avalerons Genève!» Les convives applaudirent avec enthousiasme, et tous répétant la même exclamation, ils brandirent leurs cuillers, et comme marque distinctive de leur ligue, chacun d'eux suspendit la sienne à son côté. Cet incident fit appeler Chevaliers de la Cuiller les membres de la ligue.

Après le banquet, l'armée se dirigea sur Genève; en passant à Nyon, elle reçut les bénédictions de l'Eglise pour la cause sainte qu'elle venait d'embrasser, et le lendemain elle investit Genève.

Les Genevois s'étaient préparés à soutenir les attaques des gentilshommes du Pays de Vaud, et défendirent leurs remparts à coups de canon et d'arquebuse. Cependant, le duc de Savoie craignant que une rupture avec les Suisses, dont les armes acquéraient chaque jour une nouvelle et haute renommée dans leur guerres de Flandres et d'Italie, feignit d'ordonner aux gentilshommes du Pays de Vaud de se retirer et de licencier leur armée, mais les excita en secret à persévérer dans leur entreprise.

Plusieurs fois Berne et Fribourg intervinrent, pendant ces troubles, auprès du duc de Savoie, et obtinrent de ce prince qu'il ordonnât aux gentilshommes de la Cuiller de cesser les hostilités contre Genève. Mais, Charles III excitait ces gentilshommes à persévérer. Aussi, on vit autour de Genève, pendant les années 1529 et 1530, une succession d'attaques, de surprises, d'enlèvements de convois de vivres et de marchandises; enfin, toute les scènes des guerres de grand chemin. Souvent les Genevois traitèrent avec les gentilshommes, et conclurent des trèves qu'aucun des parties ne respectait. Ce fut pendant l'une de ces trèves que Pontverre-Aigremont, chef de la ligue des gentilshommes, fut massacré dans la ville de Genève9.

Enfin, des circonstances favorables permirent à Berne et à Fribourg d'intervenir avec plus l'énergie. Le traité de Cambrai (1530) venait de donner la paix à l'Europe. Charles-Quint et François Ier licencièrent leurs armées, dont les Suisses formaient la meilleure et la plus nombreuse infanterie. Les mercenaires suisses rentraient en foule dans leurs cantons, mais tous impatients de reprendre les armes, dont ils avaient fait un métier. Aussi, Berne et Fribourg n'hésitèrent plus; elles mirent sur pied 15,000 de leurs guerriers, éprouvés par de longues guerres et des victoires éclatantes; elles invoquèrent leur alliance de combourgeoisie avec Genève, et envoyèrent leur armée au secours de cette ville.

Les Bernois et les Fribourgeois entraient dans le Pays de Vaud en amis, disaient-ils, mais ils pillaient et saccageaient ses villes, ses villages et ses châteaux.... Les Bernois, nouveaux réformés, croyaient faire des actes méritoires en insultant, dans leur marche, les insignes les plus révérés du catholicisme; partout ils renversaient les croix et les images; à Morges ils se logeaient tumultueusement dans le couvent des frères Mineurs, envahissaient leur église, y allumaient un grand feu, dans lequel ils jetaient les objets sacrés servant au sacrifice de la messe, les ornements sacerdotaux, les tableaux et les statues; à Nyon, ils pillaient les églises et le couvent des moines de St François. Dans ces profanations, ils étaient secondés par les Fribourgeois, zélés pour le culte catholique, mais plus zélés encore pour la rapine.

Les Bernois et les Fribourgeois ne se bornèrent pas dans leurs excès au pillage des églises et des couvents, mais ils les signalèrent surtout aux dépens des seigneurs de la ligue de la Cuiller et des villages de la Côte. Les châteaux de Vufflens, d'Allaman, de Perroy, de Rolle, de Begnins, et beaucoup d'autres furent pillés, dévastés et livrés aux flammes, d'autres mis à contribution. A l'approche de l'armée de Berne et de Fribourg, les populations des villes et des villages se dispersaient dans les forêts et dans les montagnes; les seigneurs abandonnaient leurs châteaux; les moines et les nonnes des monastères s'enfuyaient éplorés. Des murs de Genève, les citoyens reconnaissaient les progrès de leurs amis de Berne et de Fribourg, par le progrès des flammes et par les colonnes de fumée, qui, dès le sol vaudois, s'élevaient dans les cieux. Enfin, le 10 octobre 1530, les troupes de Berne et de Fribourg entrèrent dans les murs de Genève. Quant à la ligue des gentilshommes, elle se dispersa devant des forces dix fois supérieurs.

Peu de jours après l'arrivée des Bernois et des Fribourgeois, on vit arriver à Genève les députés des cantons catholiques et ceux du Valais, qui venaient proposer leur médiation entre Berne, Fribourg et Genève d'une part, le duc de Savoie et l'évêque de Genève d'autre part. Cette médiation fut suivie d'un traité conclu, le 19 octobre, à St-Julien.

Traité de St-Julien.

  1. Toutes hostilités cesseront de part et d'autre, et la liberté du commerce sera rétablie.
  2. S'il arrive que quelque violence soit faite aux sujets de l'une des parties par ceux de l'autre, les juges des lieux devront en faire au plus tôt justice.
  3. Si c'était les Genevois qui fussent insultées par les sujets du duc, et qu'on refusât de leur rendre justice, le duc sera obligé de remettre pour assurance, aux villes de Berne et de Fribourg, le Pays de Vaud, lequel restera en toute propriété, tel que ce prince le possède, s'il constate par l'examen juridique qui en sera fait, qu'il ait contrevenu à ce traité.
  4. Si, au contraire, les Genevois rompent la trève et sont les agresseurs, les seigneurs des deux villes s'engagent, non-seulement à ne plus se mêler de leurs affaires, mais à se joindre au duc pour tirer raison d'eux des violences qu'ils pourraient avoir faites.
  5. L'armée des Bernois et des Fribourgeois, et les cinq cents hommes du canton de Soleure, se retireront sans faire aucun dommage au pays du duc, et en payant les vivres à un prix raisonnable.
  6. Si cette armée a pris quelque place ou château appartenant au duc ou à ses vassaux, il sera restitué.
  7. Les sujets du duc, ceux de Payerne et de Gruyère qui se sont joints à l'armée des deux villes ne seront point recherchés ou inquiétés pour cette cause.
  8. On se rendra les prisonniers de part et d'autre.

«Ce traité, observe Ruchat10, ne fut qu'une paix plâtrée, renfermant la semence de troubles, qu'on vit éclore bientôt après elle. Les gentilshommes de la Cuiller étaient aigris plus que jamais contre Berne et Genève, à cause de la ruine de leurs châteaux et de leurs biens. L'empereur Charles-Quint, beau-frère du duc de Savoie, signifiait aux Genevois, par sa lettre du 18 novembre 1530, qu'ayant été informé des différends qui s'étaient élevés entre le duc de Savoie, l'évêque de Genève et eux, il voulait, en outre, en vertu des droits de l'Empire, connaître de ces différends, résolu qu'il était de soutenir les droits et la juridiction de l'Evêque.»

Ce fut sous l'influence de ces menaces que des conférences s'ouvrirent à Payerne au mois de décembre 1530, pour aviser aux mesures d'exécution du traité de St-Julien. Les députés des dix cantons désintéressés (Berne, Fribourg et Soleure exceptés), et les délégués du Valais et de St-Gall, du duc de Savoie, et ceux de la ville de Genève prirent part à ces conférences. Les cantons catholiques, qui défendaient les intérêts du duc de Savoie, informés de la lettre que l'Empereur avait écrite aux Genevois voulurent remettre l'affaire à la décision de ce monarque. Mais, les députés de Genève protestèrent avec une noble énergie, et déclarèrent que Genève était décidée à s'en tenir aux bases du traité de St-Julien, et à s'en rapporter à la décision des Cantons. La protestation des députés de Genève fut prise en considération, et les conférences s'ouvrirent. Elles durèrent quatre semaines, et, le 31 décembre, les Cantons prononcèrent en ces termes :

Prononcé de Payerne.

«Le vidomat de Genève sera rendu au duc de Savoie avec tous ses droits, pour l'exercer sur l'ancien pied, et sans préjudice des libertés et droits. Avant d'être remis en possession du vidomat, le duc s'engager, par écrit, de rien entreprendre sur les droits de Genève.

«L'affaire des Mamelus exilés demeurera dans l'état actuel.

«François Bonnivard11 sera relâché.

«L'alliance de Genève avec les villes de Berne et de Fribourg subsistera.

«Le duc de Savoie paiera sept mille écus à chacune des villes de Berne, Fribourg et Genève; il pourra s'en dédommager sur l'Evêque et sur les gentilshommes de la Cuiller, qui ne pouvaient pas avoir levé tant de soldats sans que le duc n'en sût rien.

«Le traité de St-Julien subsiste en tous ses points, et particulièrement à l'égard de l'engagement du Pays de Vaud, au cas que le duc de Savoie vint à violer ce traité de paix.»

René de Challand, maréchal de Savoie; les capitaines de Berne, Fribourg et Soleure, et ceux des cantons de Lucerne, Uri et Schwytz, signèrent ce traité, qui fut accepté par les parties12.

Charles III abandonnait donc cette noblesse vaudoise, qui, pour défendre la maison de Savoie, n'avait reculé devant aucun danger, avait sacrifié ses biens et versé son sang pour ses princes; Charles III abandonnait lâchement aux caprices des cantons suisses cette baronnie de Vaud, que ses ancêtres, Thomas et Pierre de Savoie avaient fondée, en dépit des Zaeringen et des Habsbourg. Mais ce ne fut pas seulement l'Helvétie romande que le faible Charles III abandonna ainsi. Bientôt, nous le verrons fuir devant François Ier, et, caché dans sa retraite de Verceil, abandonner, sans tirer l'épée, tous les états de Savoie, que, pendant plusieurs siècles, ses prédécesseurs avaient gouvernés avec sagesse et non sans gloire.


1De Gingins, Lettres, etc., 94.

2De Gingins, Lettres, etc., 116.

3Guichenon, II, 102.

4Grenus, 101.

5Grenus. - Archives d'Yverdon.

6Grenus. - Archives de Moudon.

7Archives de Moudon.

8Archives de Lausanne.

9Pontverre fut remplacé dans son commandement par M. d'Arrufens, puis par Michel Mangerot, sire de La-Sarra.

10Ruchat, Hist. de la Réformation de la Suisse, II, 313.

11Bonnivard, prieur de St-Victor, à Genève, venait d'être arrêté par des agents du duc de Savoie, près de l'abbaye de Ste-Catherine, au-dessus de Lausanne, et était prisonnier à Chillon.

12Ruchat, II, 315.


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