Troubles religieux en Suisse et en Allemagne. - Les Anabaptistes. - Charles-Quint et François Ier. - Charles-Quint, le Pape et les Etats italiens forment une ligue contre les Turcs, les Luthériens et la France. - Charles III, duc de Savoie, fait partie de la ligue. - Il réunit les Etats de Vaud à Morges, et ranime le zèle des Vaudois pour la foi catholique. - Charles III demande des troupes aux Etats de Vaud pour soumettre Genève. - Note menaçante de Berne aux Etats de Vaud. - La noblesse du Pays de Vaud, du Faucigny et du Pays de Gex bloque Genève. - Genève embrasse la Réformation et se déclare république indépendante. - Genève, abandonnée par Berne, est secourue par des corps-francs de Bienne et de Neufchâtel. - Les commissaires bernois et le bailli de Vaud arrêtent la marche des corps-francs. - Le départ des corps-francs de Lausanne pour Genève est empêché par les conseils, qui déclarent la neutralité de Lausanne. - Guerre sainte contre Genève prêchée par le clergé de Lausanne, et départ des troupes de Lavaux pour le siège de Genève. - François Ier allié avec le roi d'Angleterre et les états luthériens de l'Allemagne. - Il réclame à Charles III la souveraineté des états de la maison de Savoie au nom des droits de sa mère, Louise de Savoie. - Il envoie des secours à Genève. - Le baron de La-Sarra défait deux corps français envoyés à Genève. - François Ier prépare la guerre contre Charles III. - L'évêque de Lausanne ambassadeur de Charles III auprès de François Ier est congédié par ce roi. - Le roi propose à Genève de se placer sous son protectorat. - Berne se décide a secourir Genève, et déclare la guerre au duc de Savoie.
Pendant les six années qui suivrent la traité de St-Julien et le prononcé de Payerne, le malheureux Pays de Vaud ne cessa point de présenter le tableau de l'anarchie et de ses funestes conséquences : efforts incessants des réformateurs français envoyés par Berne pour introduire des doctrines religieuses, objet de la réprobation populaire; querelles sans cesse renaissantes entre l'autorité temporelle de l'Evêque et le pouvoir envahissant de la bourgeoisie; état de guerre entre les seigneurs de Vaud et les bourgeois de Genève. Ce n'était partout que dissensions religieuses et politiques, émigrations, ruine de familles naguère dans l'aisance, enfin, cessation des travaux, et, conséquence inévitable, misère de l'ouvrier des villes et des campagnes.
L'anarchie régnait aussi dans les Cantons suisses. Les passions religieuses, déjà déchainées, y étaient entretenues par l'impatience avec laquelle les cantons protestants supportaient leur défaite à Cappel, et par l'arrogance des cantons catholiques, enorgueillis de leur victoire. Même dans les cantons protestants, beaucoup de personnes qui avaient embrassé la réformation, moins par conviction que par peur ou par entraînement, faisaient en secret des voeux pour le retour du passé, et étaient toujours disposées à renverser les hommes du jour. Les réformés sincères étaient eux-mêmes effrayés de l'esprit de secte qui envahissent la nouvelle église; ils voyaient avec douleur les exagérations de certains hommes, qui, en secouant le joug de l'Eglise romaine, croyaient devoir rompre aussi avec toute idée d'ordre et de subordination. Le fanatisme des Anabaptistes surtout, éteint en Allemagne, s'était rallumé en Suisse, et menaçait de renverser non-seulement les gouvernements, mais l'ordre social tout entier1.
Les grandes puissances de la chrétienté étaient en proie, comme les Cantons suisses, aux troubles religieux. Mais, chez elles, cette agitation religieuse était agravée par les prétentions des deux monarques qui se disputaient la prééminence en Europe. Des querelles de ces deux princes surgirent de nouvelles destinées pour le Pays de Vaud, qui imprimèrent aux Vaudois cette individualité qui, aujourd'hui encore, le distingue de ses anciens frères de la Gruyère, des pays de Romont, d'Estavayer et du Bas-Valais. Aussi, en nous arrêtant, dans notre narration, sur Charles-Quint et François Ier, nous nous occupons cependant de l'histoire de la Patrie de Vaud2.
Charles-Quint, petit-fils de Marie de Bourgogne, fille de Charles-le-Hardi, était roi d'Espagne et des Indes, souverain des Pays-Bas, et couronné empereur d'Allemagne. Cependant, sa puissance impériale était bornée : l'Empire, réunion d'états indépendants, était divisé par les factions religieuses, et voyait dans son sein la puissante alliance des états luthériens, connue sous le nom de ligue de Smalkade. Néanmoins, Charles-Quint tenait le premier rang en Europe; il s'était déclaré le défenseur de l'Eglise romaine; il avait humilié François Ier à Pavie et repoussé Soliman, sultan des Turcs, qui, avec une armé de 300,000 combattants, menaçait la Hongrie, Vienne et l'Italie.
François Ier, le plus brillant chevalier de son siècle, entouré d'une cour galante, à laquelle il appelait les femmes les plus belles, les plus aimables, les savants et les grands artistes de l'Italie, et tout ce que la France possédait d'hommes les plus distingués par leur esprit, leur goût, leur science et leur valeur, attendait avec impatience que les six longues années de paix, à laquelle l'avait condamné l'humiliant traité de Cambrai, fussent expirées. En attendant ce moment si vivement désiré, François, secondé par d'habiles ministres, organisait son royaume, améliorait ses finances, et, à l'imitation des Suisses, qui lui avaient fait sentir ce que l'on pouvait faire avec une bonne infanterie, il créait une infanterie, dont les armées françaises avaient été jusqu'à lui dépourvues. Excité par la bouillante noblesse française, à prendre une revanche éclatante des désastres de Pavie, François se préparait à la guerre et recherchait des alliés. Ce fut aux puissances protestantes qu'il s'adressa : à la ligue de Smalkade et à Henri VIII, roi d'Angleterre. Cependant, comme il avait résolu de porter tous ses efforts sur le Milanais, témoin de son désastre, et même sur l'état de Gènes et le royaume de Naples, il chercha à regagner l'amitié du pape Clément VII, un Médicis, qui toujours avait été l'âme des précédentes ligues d'Italie. Il négociait donc avec le Pape et les protestants, et songeait à les réunir dans un intérêt commun.
Cependant, Charles-Quint, occupé à la guerre des Turcs, surveillait les démarches de son rival, et, au retour de son expédition, en 1532, il appela en conférence à Bologne le Pape et tous les princes de l'Italie, et manda aux républiques italiennes d'y envoyer leurs ambassadeurs. L'Empereur énuméra devant ce congrès les dangers auxquels l'Italie était exposée par la puissance formidable des Turcs, par le roi de France, enfin, par les progrès menaçants de la réformation; il insista sur la nécessité que tous les états de l'Italie formassent une ligue pour leur défense commune. Après de longues hésitations de la part du Pape, que des intérêts de famille attachaient à François Ier, la ligue fut signée le 24 février 1533. Elle comprenait le Pape, l'Empereur et son frère le roi des Romains, les ducs de Milan, de Ferrare, de Mantoue, les républiques de Gènes, de Sienne et de Lucques, enfin, Charles III, duc de Savoie3.
Cette ligue des puissances catholiques eut une grande influence sur les destinées du Pays de Vaud; elle explique l'hésitation et l'absence de toute résolution du duc de Savoie au sujet des insultes auxquelles il était journellement exposé de la part de Genève et de Berne. Charles III temporisait, faiblissait; il attendait patiemment le moment où la ligue italienne et les armes de l'Empereur le vengeraient de l'humiliation que le traité de St-Julien faisait peser sur sa maison.
Le duc de Savoie, initié aux projets de son beau-frère, Charles-Quint, contre la France et les états protestants, quitta, en 1532, sa résidence de Turin pour visiter ses provinces de Savoie et de Vaud, ranimer par sa présence l'affection des Savoyards et des Vaudois, et pour entretenir leur haine contre toute inovation en matière de religion.
Suivi d'une cour brillante, Charles s'embarqua à Evian le 4 juin 1532, et se rendit au château de Chillon, où il n'était encore jamais allé. Le lendemain, il fit son entrée à Vevey, où il fut reçu au bruit d'artillerie, par cinq cents hommes habillés aux couleurs de Savoie, et par deux cents jeunes garçons, portant chacun la croix blanche, et criant ; «Vive Savoie!» Les bourgeois de Vevey et de la Tour-de-Peilz, suivant les anciennes coutumes, firent présent à Charles III de cent écus d'or, et d'un manteau de damas blanc de douze aunes, orné de franges d'argent; ils donnèrent dix écus d'or aux serviteurs du duc, et six à ses écuyers : c'était la joyeuse entrée.
Charles III avait convoqué les Etats de Vaud à Morges, où il se rendit le 6 juin. Il présida cette assemblée, à laquelle assistèrent l'archevêque de Tarentaise, les évêques de Lausanne et de Belley, le vicomte de Luxembourg, le comte de Gruyère, beaucoup de seigneurs savoyards, et toute la noblesse du Pays de Vaud. Le duc n'initia point les Etats aux projects de l'Empereur, mais il leur exposa les dangers que courait la religion, la probabilité d'une guerre avec les cantons protestants de la Suisse, et l'urgence de réparer les places fortes, et de compléter les fortifications des bonnes villes, pour prémunir la patrie de Vaud contre une invasion qui lui paraissait imminente. Dans la discussion sur l'état du pays, quelques députations des villes portèrent plainte contre l'évêque et le chapitre de Lausanne, qui refusaient de paraître devant les tribunaux séculiers du pays pour les causes civiles, malgré que cela se fût autrefois pratiqué, tandis que l'Evêque et son chapitre ne refusaient pas de paraître devant les tribunaux des terres de Berne et de Fribourg, ce qui abaissait l'autorité du duc. L'évêque Montfaucon répondit : «que les ecclésiastiques n'étaient point justiciables des tribunaux séculiers, qu'ils avaient ce privilège; que, si par hasard des ecclésiastiques s'était soumis aux tribunaux de Messieurs les alliés des Cantons, c'était probablement parce qu'on y trouvait meilleure justice, et plus brève que dans les tribunaux des autres villes4.»
Il parait qu'aucune décision ne fut prise dans cette session des Etats, que le duc n'y fit aucune proposition officielle, mais qu'il se borna à des démarches individuelles auprès des députations des villes et des seigneurs. Ainsi, on voit, dans les archives de Lutry, qu'il engagea les députés des Quatre-Paroisses-de-Lavaux «à tenir des troupes prêtes, afin de maintenir la foi catholique contre les Luthériens5.»
Après cette session, Charles III quitta Morges, passa sous la ville de Lausanne, traversa les Quatre-Paroisses, et se rendit au château de Châtelard, chez le baron de Gingins, qui le reçut avec magnificence. Il visita ensuite son vassal le comte de Gruyère, dans son château d'Oron; il passa à Romont, à Payerne, à Cudrefin, à Estavayer, cherchant partout à ranimer l'affection des populations pour sa maison de Savoie, et à exciter leur haine contre Berne et les réformés. Le duc évita Yverdon, où la peste régnait, et visita l'évêque de Lausanne dans son château de Lucens, où il fut reçu au bruit des salves d'artillerie. Moudon «fêta la bienvenue du seigneur duc en lui offrant dix flambeaux de cire et huit pots d'hyporas, vin épicé, pour rafraîchir sa suite.» Lausanne, à l'approche du cortège de Charles III, était dans la plus vive agitation; les bourgeois indépendants, les novateurs, jaloux de tout pouvoir, engagèrent le conseil des Soixante à ne faire aucune réception au duc de Savoie. Cependant, à la sollicitation de l'Evêque, le Deux-Cent cassa la décision du Soixante, décida de rendre les plus grands honneurs à ce prince, et envoya deux cents arquebusiers au-devant de lui6.
Charles III, en quittant Lausanne, fut escorté jusqu'à Vidy par l'Evêque, le clergé, les conseils de la ville, les magistrats, la noblesse, et plus de 2,000 hommes en armes, tant de Lausanne que des Quatre-Paroisses-de-Lavaux. Il visita les villes et les châteaux de la Côte, où partout il vit de chauds partisans, et rencontra les ennemis les plus prononcés de Berne et de la réformation. Cette contrée était sous l'influence de la ligue de la Cuiller, et pas un seul missionaire de la réforme n'avait encore osé s'y montrer.
Après avoir parcouru les états dont les princes ses ancêtres avaient fait leur résidence, alors qu'ils conservaient leur nationalité savoyarde, et, avant que leur race ne se fût amollie par le séjour d'Italie, Charles III assista aux conférences de Bologne, où la ligue de Charles-Quint, du Pape et des états d'Italie fut signée.
Ce fut alors que Charles III, mettant un terme à ses irrésolutions, parut songer à une attaque sérieuse contre Genève. Comme ce prince n'avait point d'armée régulière, et qu'il craignait de dégarnir ses frontières du côté de la France, il manda aux Etats de Vaud de lever des troupes, destinées au siège de Genève. Berne, informée de ce projet, envoya une note aux Etats de Vaud, dans laquelle elle leur rappelait que, «suivant le traité de St-Julien, le Pays de Vaud deviendrait sujet des villes de Berne et de Fribourg, dans le cas où le duc de Savoie se rendrait maître de Genève.» A cette note, les députés de Berne joignirent la menace : «Les seigneurs de Berne n'ont pas fait beaucoup de mal au Pays de Vaud dans les guerres précédantes, en considération du bon voisinage; mais puisqu'ils voyaient que cette douceur ne touchait point, on ne le ménagerait pas tant si la guerre se rallumait, et alors les Vaudois en souffriraient le plus.»
Les souvenirs des guerres de Bourgogne et des atrocités que les Suisses avaient commises à cette époque dans le Pays de Vaud; les souvenirs de l'invasion des Bernois en 1530, pendant laquelle ils avaient porté le pillage, la dévastation et l'incendie depuis Morges jusqu'à Genève; le souvenir, enfin, que le duc de Savoie, dans cette dernière invasion, avait abandonné le Pays de Vaud, donnèrent du poids au menaces des Bernois, et les Etats refusèrent toute levée de troupes.
Si les menaces de Berne intimidèrent les Etats de Vaud, elle touchèrent peu la noblesse. Le baron de La-Sarra, personnification de l'antique féodalité, héritier de la valeur des anciens preux, et chef des chevaliers de la Cuiller, fit un appel à la noblesse.
Les seigneurs répondirent à cet appel : les de Montfort de Vullierens, Dortans de Berchier, de Cojonay de Montricher, de Cojonex de St-Martin-du-Chêne, de Pesme de St-Saphorin, de Mestral d'Aruffens, de Beaufort de Rolle, d'Allinges de Vufflens, de Goumoëns de Bioley, de Gingins de Belmont, Dortans de l'Isle, de Sacconay de Bursinel, du Rosay d'Allaman, de Perroy, de Begnins. La plupart de ces gentilshommes avaient eu leurs châteaux ou pillés ou incendiés en 1530; Berne les menaçait de nouvelles vengeances; mais l'honneur leur commandait de secourir leurs frères, les nobles du Genevois, exilés depuis si longtemps de Genève. Ils méprisèrent donc les menaces de Berne, levèrent leurs hommes d'armes, se réunirent à la noblesse du Pays de Gex et du Faucigny, et bloquèrent Genève.
L'hiver de 1534 et l'été de l'année suivante, se passèrent en actes d'hostilités et en combats insignifiants entre Genève et les assiégeants, et en pourparlers entre les envoyés de Berne et de Fribourg et ceux du duc de Savoie, qui protestaient que le duc était tout à fait étranger à la levée de boucliers de la noblesse. Cependant, Genève était pressée de toutes parts; la famine commençait à se faire sentir dans ses murs; elle se voyait abandonnée par Berne, sa combourgeoisie; chaque jour elle voyait de nouvelles preuves du mauvais vouloir de Fribourg, également sa combourgeoisie, mais catholique avant tout. On croyait que Genève allait succomber; son évêque, Pierre de la Baume, les Mamelus des châteaux de Peney et de Gaillard, et les chevaliers de la Cuiller se préparaient à entrer en triomphe dans Genève, lorsque les Genevois, au bord de l'abîme, prirent une résolution énergique, qui, aux yeux des hommes timides, devait les perdre, mais les sauva, leur assura pour des siècles leur indépendance et le premier rang entre les peuples les plus éclairés, les plus civilisés et les plus libres de l'Europe. Les Genevois, le 27 août 1535, proclamèrent la réformation, leur indépendance et la république.
Charles III, à cette nouvelle, parut vouloir prendre quelques mesures directes contre Genève; il ordonna la levée de quelques troupes dans le Chablais et le Faucigny, fit occuper Nyon, Coppet et Versoix, et établit des croisières sur le lac pour intercepter toute communication entre le Pays de Vaud et Genève. Alors, la jeune république, invoquant son alliance de combourgeoisie, réclame des secours de Berne. Mais Berne fut sourdé à ce cri de détresse, et, au lieu de faire marcher sa bannière à son secours, elle lui envoya une ambassade! Berne, sans doute, était intimidée par l'attitude menaçante des cantons catholiques, et par la crainte de commettre de nouvelles hostilités contre le duc de Savoie, beau-frère et vassal de l'empereur Charles-Quint, dont on annonçait le retour en Europe, suivi de l'armée avec laquelle il venait de terminer sa brillante expédition de Tunis.
Alors, Genève, abandonnée de ses combourgeois, fit un appel aux peuples protestants de la Suisse. A cet appel, des corps-francs se levèrent à Bienne, dans le Séeland et à Neufchâtel, et coururent au secours de Genève. Ils durent éviter le Pays de Vaud; ils se jetèrent sur les sommités du Jura, suivirent le Val-de-Travers, la vallée de Ste-Croix, celles du Lac-de-Joux, du Bois-d'Amont et des Dappes. Arrivés à St-Cergues, ils descendirent dans la plaine, où ils furent attaquées près de Gingins par le baron de La-Sarra. Les corps-francs, commandés par le capitaine Wildermeth, de Bienne, résistèrent, er repoussèrent les Vaudois. La-Sarra recevait des renforts, et un nouvel engagement allait avoir lieu, lorsque survinrent les députés de Berne à Genève, Louis Diesbach et Rodolphe Naegueli, accompagnés par le bailli de Vaud, M. de Lullin.
Diesbach et Naegueli, fidèles à leurs instructions, de rester absolument neutres dans tous les démêlés de Genève et de la maison de Savoie, arrêtèrent les corps-francs, ordonnèrent aux sujets de Berne qui en faisaient partie de se dissoudre, et exhortèrent les Neufchâtelois à se retirer. Le bailli de Vaud leur donna des sauf-conduits, afin qu'ils pussent traverser en sûreté le territoire Vaudois7.
L'appel de Genève aux Lausannois eut un grand retentissement chez les partisans de l'indépendance de la bourgeoisie. Les officiers genevois, arrivés pour recruter à Lausanne, enrôlèrent de nombreux volontaires, qui voulaient marcher au secours de Genève. Mais, le clergé et les Quatre-Paroisses-de-Lavaux s'opposèrent au départ des volontaires, ce qui occasiona une violente irritation dans la jeunesse ardente de la bourgeoisie, et faillit amener des troubles sérieux. Les conseils de Lausanne, toujours méticuleux, et alarmés de cette disposition des esprits, déclarèrent la neutralité de Lausanne, et défendirent aux citoyens de prendre les armes, soit pour Genève, soit pour le duc de Savoie. Les prudents du parti de la bourgeoisie applaudirent à cette détermination....
Dans cette circonstance, la bourgeoisie de Lausanne, qui aspirait à l'indépendance, perdit l'occasion de s'en saisir, en courant au secours de la liberté menacée à Genève. En restant neutres dans une cause qui était la leur, en n'osant se mettre à la tête des bourgeoisies des villes du Pays de Vaud qui étaient en lutte avec l'Evêque et la maison de Savoie pour leur indépendance, en voyant passer bientôt après la bannière de Berne marchant au secours de la bourgeoisie de Genève, et en se rangeant sous cette bannière aux couleurs rouge et noire, les Lausannois montrèrent une faiblesse et un égoïsme qui les annulèrent, leur préparèrent plusieurs siècles de servitude. Ils ne purent ainsi rendre au Pays de Vaud cette nationalité, pour laquelle la féodalité, qui n'existait plus, avait su lutter et verser son sang contre les armes de l'Empire, des Rheinfeld, des Zaeringen et de la maison de Savoie.
Cependant, non satisfait encore de cette neutralité, qu'il avait arrachée aux conseils de Lausanne, le chapitre des Chanoines la rompit bientôt lui-même, en prêchant dès la chaire la guerre sainte contre Genève l'hérétique, en levant des troupes dans les Quatre-Paroisses-de-Lavaux, et en les envoyant au siège de Genève, sous les ordres du curé de St-Paul, le chanoine de Prez de Lutry8.
On était au mois de novembre; Genève, étroitement bloquée par la noblesse, et par des troupes que le marquis Jean-Jaques de Médicis avait réunies par les ordres de Charles III, Genève, malgré le patriotisme de ses citoyens, allait infailliblement succomber, lorsqu'un événement, qui écartait tous les dangers d'une intervention, engagea Berne à intervenir par la force des armes, et à s'emparer du Pays de Vaud et des Terres-de-l'Evêché de Lausanne.... François Ier venait de déclarer son oncle Charles III déchu de ses droits de souveraineté sur ses états de Vaud, de Savoie et d'Italie, et envoyait des secours aux Genevois.
François Ier était encore lié par le traité de Cambrai, qui lui imposait une paix de six années, et avait dû laisser son fils en ôtage pour l'observations de ce traité. Cependant, son fils venait de lui être rendu contre une rançon (1534); Louise de Savoie, sa mère, était morte, et lui avait laissé des trésors accumulés pendant un grand nombre d'années; son armée était organisée; une fougueuse noblesse, avide de combats, lui demandait la guerre; il se croyait assuré de l'appui de la ligue des états luthériens de l'Allemagne; enfin, il comptait sur la coopération de Clément VII. Rien ne paraissait donc s'opposer à ses projets sur l'Italie. Mais, la mort du Pape vint encore en suspendre l'accomplissment. Clément VII mourut le 25 septembre 1534. Avec lui s'évanouissaient tous les avantages qui François s'était promis de la maison de Médicis, et toute partialité du chef de l'Eglise, qu'il croyait avoir achetée en favorisant son ambition personnelle. Le cardinal Alexandre Farnèse fut élu pape sous le nom de Paul III. Un des premiers actes de ce pape, doué d'un caractère conciliant, fut la promesse de François Ier de renoncer à ses projets sur l'Italie. Mais la mort du duc de Milan, François Sforza, le denier de sa race (24 octobre 1535), mettait en question la souveraineté du duché de Milan, à laquelle prétendaient François Ier et Charles-Quint, lorsque Antonio de Leyra, officier de l'Empereur à la cour de Milan, trancha la question en s'emparant du Milanais au nom de son maître.
Cet événement fit cesser toutes les irrésolutions de François Ier, et l'engagea à commencer immédiatement la guerre. «Au lieu de pousser ses troupes dans l'Italie centrale, come l'avaient fait ses prédécesseurs, et, lui-même, au commencement de son règne, il résolut de s'emparer, avant tout, des états de la maison de Savoie, et de les incorporer à sa monarchie, pour qu'ils lui assurassent ensuite une communication facile avec les conquêtes qu'il pourrait faire en Lombardie. On assure que ce fut le pape Clément VII qui lui donna ce conseil, en faisant voir que le roi avait échoué dans toutes les invasions précédentes, parce que son armée, quoique entrée victorieuse en Italie, s'y trouvait bientôt isolée, resserrée entre les places fortes gardées par les Impériaux, affaiblie par ses succès mêmes, et assaillie de tous les côtés avant qu'il lui vint des renforts9.»
Comme il fallait des prétextes à François Ier pour s'emparer des états de Savoie, il en trouva, comme toujours en trouve l'homme puissant, alors que celui-ci veut écraser le faible. François Ier accusa Charles III d'avoir écrit à l'Empereur pour le féliciter sur sa victoire de Pavie, et de s'être «réjoui par lettres avec l'Empereur de la prison de François Ier;» d'avoir accepté de l'Empereur le Comté d'Asti; d'avoir voulu être médiateur d'une alliance entre l'Empereur et les Suisses; d'avoir prêté, au duc de Bourbon, des pierreries, que celui-ci avait mises en gage pour lever des soldats contre la France. Enfin, François Ier prétendait que le duc de Savoie était entré en négociations avec l'Empereur pour échanger avec lui, contre des provinces en Italie, tout ce qu'il possédait du Pays de Vaud à Nice, et «en-deçà les monts depuis Nice jusqu'à l'entrée des Ligues10.» A côté de ces griefs, François Ier élevait de hautes prétentions : la souveraineté sur tous les états de la maison de Savoie, souveraineté qu'il réclamait au nom des droits de sa mère, Louise de Savoie.
Louise de Savoie était fille de Philippe, comte de Bresse, frère du comte de Romont, que nous avons vu se jeter dans le parti de Louis XI à l'époque des guerres de Bourgogne11. Il épousa Marguerite de Bourbon, dont il eut un fils et une fille. Cette fille était Louise de Savoie, mère de François Ier. Marguerite de Bourbon mourut en 1483, et le comte de Bresse, exilé des états de Savoie, se remaria en 1485 avec Claudine de Brosse, dont il eut six enfants. Il survécut à tous ses neveux, monta sur le trône de Savoie en 1496, et mourut l'année suivante. Son fils du premier lit, Philibert II, lui succéda, et mourut sans enfants en 1504; l'aîné des fils que Philippe avait eus de sa seconde femme, Charles III, fut appelé à la couronne ducale. Louise de Savoie, quoique très-ambitieuse et avide d'argent, ne fut aucune réclamation à son frère sur la dot que Marguerite de Bourbon avait apportée à leur père, et même dans le temps où elle gouvernait la France au nom de son fils François Ier, elle renonça, par acte authentique (10 septembre 1523), à tous les droits qu'elle pouvait exercer sur la maison de Savoie. En renonçant à ses droits, Louise se conformait au système de la loi Salique, qui excluait les femmes de l'hérédité.
Mais, François Ier, qui voulait à tout prix des prétextes, quels qu'ils fussent, pour s'emparer des états de Charles III, met de côté la loi Salique, ainsi que l'acte de renonciation que sa mère avait signé, et fit les réclamations suivantes : l'héritage de sa mère, 180,000 écus de dot de son aïeule; la Bresse, comme ancien apanage de son aïeul Philippe, comte de Bresse, avec tous les revenus qui en avaient été perçus pendant quarante années; le Comté de Nice et d'Asti, la baronnie du Faucigny, et plusieurs provinces détachés du marquisat de Saluces, anciens fiefs ou du Dauphiné, ou de la Provence; Verceil, comme relevant du duché de Milan; Turin, même, et une grande partie du Piémont, comme ayant été possédés autrefois par Charles d'Anjou, frère de St Louis.
François Ier envoya François Poyet, président du parlement de Paris, au duc de Savoie, qui était alors à Turin, pour exposer ces prétentions diverses, et demander à être mis préablement en possession de plusieurs provinces. Poyet harangua le conseil de Piémont; Purpurat, président de ce conseil, réfuta ses allégations en montrant leur peu de fondement; Poyet répondit avec hauteur : «Il n'en faut plus parler, le roi mon maître le veut ainsi.» - «Soit,» répliqua Purpurat, «je ne trouve pas cette loi dans mes livres.» Le président Poyet quitta Turin, et la guerre fut déclaré de fait par la France12.
Le premier acte d'hostilité du roi de France contre son oncle de Savoie nous ramène au Pays de Vaud. Ce fut l'envoi de quelques troupes à Genève, qu'il savait être à la veille de succomber. Le roi autorisa François de Mombel, seigneur de Véray, à lever douze cents hommes dans le Lyonnais pour les conduire au secours de Genève. Le baron de La-Sarra, toujours prêt à l'heure de danger, averti de l'arrivée de cette troupe, vint l'attendre à la sortie du Jura, à Gex, l'attaqua et la mit en déroute. Véray ne put échapper aux gentilshommes de la Cuiller qu'en se jetant dans Genève, suivi de quelques cavaliers. Le reste de sa troupe, traqué de tous côtés par les gens de La-Sarra, se dispersa et dut rentrer en France13.
Arrivé à Genève, de Véray fut admis devant les conseils; il leur exposa le but de son expédition, les assura de la bienveillance du roi son maître, et offrit ses services à la république. Ses offres furent acceptées; de Véray organisa la milice de Genève, et instruisit les officiers, fit exécuter des travaux aux fortifications, perfectionna l'artillerie, et dans toutes les sorties que les citoyens faisaient journellement pour faire des vivres, il se mit à leur tête. Bientôt il gagna la confiance des Genevois. De Véray, plein de confiance dans la popularité qu'il venait de mériter, ne dissimula longtemps le but de sa mission, et proposa aux conseils de mettre Genève sous la protection du roi de France, en leur présentant les considérations suivantes : «La perte que le roi de France avait faite d'une de ses meilleures compagnies pour les secourir; les frais considérables que les négociations auprès des Cantons causaient à Genève; le peu d'avantages que procurerait aux Genevois le prononcé de Payerne, alors même que sa teneur serait exactement observée. Le roi François Ier, ajoutait de Véray, ne demande autre chose, sinon d'être le protecteur des libertés, des usages et coutumes de Genève, lui voulant laisser tous ses droits, ses terres et sa juridiction, il se contentera du droit de grâce; le roi fortifiera Genève et la secourera à ses dépens, ayant uniquement en vue de se venger de quelqu'un sous le nom de Genève.»
Ces propositions mirent les Genevois dans un embarras extrême; d'un côté ils désiraient des secours, mais, de l'autre, ayant proclamé la république, ils ne voulaient point de princes. Il y eut de vifs débats dans les conseils. Enfin, les conseils décidèrent d'adresser à François Ier une lettre, dans laquelle ils rejetaient en termes «couverts» sa proposition, sans toutefois refuser son secours. «Tout ce que Genève,» disaient-ils au roi, «a souffert et souffre encore est pour sa liberté; nous la recommandons à Votre Majesté, comme à un prince ami des ville libres14.»
Pendant le cours des négociations de Véray, François Ier, outré de l'échec que La-Sarra avait fait subir à ses armes, donna l'ordre au vieux condottière romain, Renzo de Céry, de conduire à Genève son corps de cavalerie italienne, avec deux cents hommes de pied. Mais les chevaliers de la Cuiller étaient tous sous les armes, et, dirigés par le vaillant baron de La-Sarra, ils taillèrent en pièces les vieilles bandes de Renzo de Céry, alors qu'elles débouchaient dans le Pays de Gex. Ce second échec augmenta le ressentiment de François Ier contre Charles III; il se plaignit hautement que le duc de Savoie n'accordait pas un libre passage à ses troupes, se répandit en menaces contre son oncle, et hâta ses préparatifs de guerre15. Charles III, voyant les Français se diriger sur ses provinces, que, par sa négligence, il avait laissées entièrement dégarnies de troupes, sollicita l'intervention du Pape et celle de l'Empereur, qui venait de débarquer en Sicile, à son retour de sa brillante expédition de Tunis. Dans sa terreur, il crut devoir s'adresser à François Ier lui-même, et il lui envoya en ambassade l'évêque de Lausanne, Sébastien de Montfaucon.
«L'évêque de Lausanne fut mal reçu,» dit Guichenon16, «car, au lieu d'excuser ce qui avait été fait par ordre du roi en faveur de Genève, comme espérait le duc, Sa Majesté dit à l'évêque de Lausanne : Le duc ne m'est ni bon oncle, ni bon ami, parce qu'il ne me fait pas raison des droits et des prétentions que j'ai comme héritier de Louise de Savoie, ma mère, sur le duché de Savoie.... Après ces paroles, le roi se retira brusquement. L'Evêque fit ce qu'il put auprès des ministres pour apaiser le roi, et se soumit à une conférence pour reconnaître si les prétentions de Sa Majesté étaient légitimes; on donna quelques espérances à l'évêque de Lausanne, après quoi il fut congédié.»
Cependant, François Ier se rendait avec sa cour à Lyon, il concentrait son armée sur la Bresse et le Bugey, provinces de la maison de Savoie, et en donnait le commandement à l'amiral Brion-Chabot pour attaquer la Savoie. Chabot avait sous ses ordres huit cents lances françaises, mille chevaux légers, douze mille fantassins de nouvelles légions organisées sur le système suisse, six mille lansquenets (mercenaires allemands), deux mille aventuriers français, trois mille Italiens et une bonne artillerie17.
Tels furent les événements qui engagèrent Berne à intervenir à main armée.
Le commissaire bernois à Genève, Rodolphe Naegueli, n'ignorait pas les intentions de François Ier. Il voyait ses préparatifs d'invasion, les démarches actives du chevalier de Véray à Genève, la confiance que cet officier français acquérait de jour en jour dans cette ville, enfin, les progrès de l'influence française. Aussi, dans ses missives à Berne, il sollicitait une prompte intervention à main armée. Mais Berne hésitait. Alors, Naegueli quitte Genève, arrive à Berne à la fin de décembre 1535, et fait aussitôt convoquer le Deux-Cent, et lui expose la situation des affaires.
«Ou bien, dit-il, Genève tombera irrévocablement entre les mains de Charles III, ou bien François Ier s'en rendra maître. Il faut donc prendre un parti.... Le moment est opportun; le duc de Savoie, attaqué par la France dans le coeur de ses états, ne peut opposer aucune résistance du côté du Pays de Vaud et de Genève. Berne a, pour elle, dans le Pays de Vaud, tous les réformés, et une grande partie de la bourgeoisie des villes, et même celle de Lausanne. Berne n'a contre elle que le marquis de Médicis avec quelques nouvelles levées, et quelques seigneurs à la tête de leurs vassaux. Même les troupes de Médicis paraissent-elles diminuer chaque jour.»
Ces paroles déterminèrent le Deux-Cent, qui, aussitôt, résolut de secourir Genève, de déclarer la guerre au duc de Savoie, et de s'emparer d'une partie de ses provinces en gagnant de vitesse l'armée française. Cependant, voulant être assurée de la coopération de ses sujets, Berne fit un appel à leur bon vouloir, et, le 29 décembre, elle envoya, dans tous ses bailliages, une circulaire, dans laquelle elle exposait ses griefs contre le duc de Savoie, au sujet des persécutions auxquelles il se livrait contre les réformés et contre la bourgeoisie de Genève. Cette circulaire concluait ainsi :
«Vu les conjonctures périlleuses où nous nous rencontrions, joint à ce que les Genevois ne nous avaient pas encore remboursé des frais supportés à leur occasion, nous nous faisons peine de les aller secourir à nos dépens. Mais, d'un autre côté, faisant réflexion que les Genevois sont injustement persécutés, nous jugeons que notre honneur est intéressé à les secourir et à déclarer la guerre au duc de Savoie; puisque, si nous abandonnons nos alliés et combourgeois, ce serait une tache qui serait reprochée, non-seulement à nous, mais à nos successeurs à perpétuité. Nous espérons donc que nos vassaux et sujets nous donneront, en cette occasion, des preuves de leur zèle et de leur fidelité, et nous leur commandons de nous envoyer leur sentiment par écrit, sans délai18.»
Tous les bailliages, à la réserve d'un seul, répondirent à leurs seigneurs de Berne : «qu'ils approuvaient leur conduite et dessein de faire la guerre à l'inconstant duc de Savoie, et de secourir Genève.» Ils déclarèrent, de plus, «que non-seulement en cette occasion, mais en toute autre, ils étaient disposés à sacrifier leurs biens et leur vie pour le service du souverain et de la patrie, et qu'ils se comporteraient toujours suivant leur devoir et leur serment.»
Après avoir reçu ces réponses favorables, le Deux-Cent résolut, le 13 janvier 1536, de déclarer la guerre à Charles III, nonobstant les remontrances de l'ambassadeur de ce prince, le sire d'Estavayer. Il fut arrêté qu'on tiendrait cette résolution secrète jusqu'au 16, et qu'alors on la communiquerait à Estavayer. Le 14, on donna avis de cette résolution à tous les Cantons et aux états confédérés, les priant, en vertu des alliances mutuelles, de ne point laisser passer par leurs terres les secours que l'on pourrait envoyer au duc, et de retenir et rappeler leurs sujets qui pourraient aller s'engager à son service19.
Le 15, Berne adressa à Lausanne la notification suivante :
Aux nobles, magnifiques seigneurs, bourgmestre et conseils de Lausanne, nos singuliers amis et chers combourgeois.
Nobles, magnifiques, singuliers amis, vos ambassadeurs, qui, ces jours passés, ont été ici pour renouveler la bourgeoisie, nous ont tenu quelques propos touchant les occasions du présent, nous priant que fût de notre plaisir, sur le bruit qui est que nous voulons faire sortie pour secourir nos combourgeois de Genève, de vous en avertir si le cas en advenait, un ou deux jours auparavant, afin que vous y fissiez votre devoir. Et à cette cause, vous avertissons, par ces présentes, que depuis que l'Excellence de Savoie ne soi veut contenter de raisons sur l'offre que nous et nos dits combourgeois de Genève avons faite d'être en droit par devant nos alliés, et ains a pressé les dits de Genève, les a enserrés, assiégés, et par tel moyen réduits à extrême famine, sommes contraints de les servir en brief aide de Dieu; pourtant, puisque pouvons bien considérer que si iceux puissent être ruinés, que conséquemment vous seriez aussi assaillis, comme vous mieux savez, vous voulons admonester en vigueur de la bourgeoisie qu'avez avec nous, d'employer votre force et diligence avec nous, pour obvier à cela et vous joindre avec nous, avec un tel nombre de gens de guerre que, à l'aide de Dieu, puissions reculer toute mauvaise entreprise et la violence de nos ennemis, pareillement faire provision de vivres à ce nécessaires. Datum, samedi 13 de janvier 153620.»
Le lendemain21, les conseils prononcèrent la déclaration de guerre contre le duc, qui lui fut portée à Turin par le «héraut de guerre.» Ce défi, écrit en langue française, telle qu'on la parlait alors, contient les motifs que les Bernois prétextaient pour envahir ses provinces.
A illustrissime prince et seigneur Charles, duc de Savoie, etc.
Savoir faisons, par ces présentes lettres, nous les advoyers, conseillers et bourgeois, appelez petit et grand conseil de Berne, puis qu'après l'arrêt fait à St-Julien, et suivant la journée à Payerne tenuë par les ambassadeurs de nos très-chers alliés et confédérés des cantons et autres, sur laquelle (comme il est évident), avez eu vos ambassadeurs et commis, lesquels sont entrez en cause et ont juridiquement fait instance, clame, defense, produit tesmoings, lettres et sceaux, accepté aulcunes sentences, pareillement nous et nos très-chers combourgeois de Genève y comparus, et mesmement contre vos ambassadeurs entré en droit, fait défenses, allégations, produit lettres et sceaux, certifications, et aussi accepté sentence par les dits juges donnée, comme plus à plein les lettres alors dressées et scellées le contiennent, et vous sur cela fait payement de 21,000 écus à vous imposé, sur quoi eussions bien pensé que vous eussiez aussi, au demeurant, satisfait, observé et donné lieu, et vous contenté de cela, comme droit, raison et équité le requérait. Ce nonobstant avez incontinent, par les vôtres et vos adhérents, défendu les vivres, et consenti de les défendre aux dits combourgeois de Genève.
Aussi, les citoyens et habitants d'icelle cité, sur vos pays ont été molestez, prins, battus, tuez; leurs biens pillez, leurs maisons, granges et possessions gastées, bruslées, occupées, et maximement par les brigands de Peney et autres. Sur quoy plusieurs fois vous et vos ambassadeurs avons prié, requesté, admonesté et supplié, par lettres et de bouche, de mettre ordre es dits affaires, nos dits combourgeois de Genève laisser en bonne paix et tranquillité, et hanter et traffiquer sur vos pays seurement; de leur lascher leurs vivres, faire vuider les dits Peney; Et d'avantage envoyé nos ambassadeurs souvente-fois par devers vous, pour accorder les dits affaires, comme ceux qui désiraient la paix; aussi invoqué toujours nos très-chers alliés et confédérés, de maintenir nos dits combourgeois de Genève et nous, de22 couste les susmentionnés arrest de St-Julien, sentence de Payerne, nous offrans (si vous ou aucuns autres prétendaient avoir quelque querelle contre nous) d'estre en droit, et nous soumettre à la connaissance et décision des dits nos alliés et confédérés. Ce tout n'a voulu profiter, ains au lieu de cela, avez plus oppressé nos dits combourgeois de Genève que paravant, donc sommes esté occasionnez, de premièrement dire à vos ambassadeurs Piochet et Fontanel de vous mander si ne vouliez laisser les dits de Genève en repos et seurté, leur lascher les vivres, faire vuider ceux de Peney, que sérions occasionnez vous quitter vos alliances; mesme propos avons tenu deux ou trois fois à vos ambassadeurs, leur présentant les lettres des alliances, ce que nos ambassadeurs dernièrement en aouste vous dirent. Tout n'a rien voulu profiter. Ains de plus fort avez assiégé la cité de Genève, tout en tour, que personne n'en peut sortir ne y entrer; et par famine, froid et force d'armes les enfermez, en telle sorte et attente que n'est plus en leur possible de le souffrir; et nous, pour le devoir qu'avons à eux, en vigueur de la combourgeoisie, contraints de les secourir.
A cette cause, puisque droit et tous autres raisonnables offres envers vous n'ont point profité, vous quittons par ces présentes toutes alliances vieilles et nouvelles, particulières et communes, trouvées et non trouvées, vous envoyons les lettres d'icelles, que présentement avons trouvées, par présent nostre hérault de guerre , vous deffians par icestes, et déclairans la guerre contre vous et les vostres, vous advertissans que, à l'aide de Dieu, invadirons vous, vos gens et pays, et employerons tous nos efforts à vous dommager, et hostilement agredir en corps et biens, et par autant nôtre honneur avoir bien pourvû.
Tesmoin nostre sceau plaqué à icestes : Donné dimanche 16 de janvier 1536.
Cependant, les cantons catholiques se réunirent pour protester contre cette guerre.
«Ils envoyèrent à Berne des députés du canton de Lucerne pour la détourner de son projet, en lui représentant les dangereuses conséquences qu'il pouvait avoir par rapport à la tranquilité de la Suisse. Mais, Berne se contenta de leur opposer les raisons graves et importantes qui les forçaient à prendre ce parti, et persista dans sa résolution. On écrivit aux troupes auxiliaires de Neufchâtel, de Bienne, de la Neueville, etc., pour les prier de se rendre à Morat. Celles du Gessenay, de Château-d'Oex, et d'Aigle eurent ordre de se rendre à Payerne, et d'observer les démarches du comte de Gruyère. Morat, Grandson et Echallens ne fournirent point de troupes, vu qu'ils étaient sujets de Fribourg, en même temps qu'ils l'étaient de Berne; mais ils furent chargés de préparer des vivres pour les troupes. On pourvut à la garde des passages, et toutes ces dispositions prises, les troupes qui s'étaient rassemblées à Berne, au nombre d'environ sept mille hommes, partirent de cette capitale le 22 janvier, et se rendirent à Morat, où elles rencontrèrent les autres troupes qui avaient ordre de s'y trouver23.»
Fribourg avait consenti à donner passage aux Bernois sur ses terres, mais ce ne fut pas sans une violente opposition dans le sein de son conseil. Des membres voulaient que l'on agit de manière à pouvoir partager avec Berne les fruits de la guerre, d'autres alléguaient que l'on ne pouvait honorablement secourir l'hérésie de Genève. Il s'en fallut peu que ces deux partis n'en vinssent aux mains dans la salle même du Deux-Cent, pendant que les troupes fribourgeoises attendaient sous les armes l'ordre de marcher de l'un ou de l'autre côté24.
1Quelques temps après que Luther proclamait sa doctrine en Allemagne, Muncer non-seulement l'adopta, mais, abusant d'un traité publié par le réformateur sur la liberté du chrétien, où il est dit : le Chrétien est seigneur de toutes choses, et il n'est soumis à personne, il partit de ce principe pour aller fort au delà; il déclara inutile un baptême reçu avant l'instruction; il appela les adultes à un baptême nouveau, origine du nom d'Anabaptiste; il abolit toute distinction de rang. La noblesse, disait Muncer, et la propriété sont les attentats impies contre l'égalité. Les lois sont des restrictions de la liberté chrétienne. Tout ce qui est élevé doit être abaissé; tout ce qui est abaissé doit être exalté; les prêtres sont des suppôts de Satan; les rois des envoyés de la prostituée de Babylone; les sciences un invention des païens; les universités des écoles de l'impiété et de l'antechrist. Muncer mit en commun toutes les fortunes; il rendit le travail également obligatoire pour tous. Cette doctrine fit de rapides progrès; elle séduisit les ouvriers dans les villes, les paysans dans les campagnes. Alors Muncer publia son manifeste, dans lequel il demandait l'abolition des dîmes, des redevances féodales, et de toutes les coutumes opposées à la liberté : il réclama la communauté des forêts, la liberté de la chasse et de la pêche, la conversion des prés des grands propriétaires en pâturages communs, ajoutant que, si on ne leur accordait pas toutes ces choses, les Anabaptistes sauraient les conquérir par la force des armes. Muncer rassembla, sur les bords du Rhin, en 1525, trente mille Anabaptistes armés, qui, attaqués par les princes de l'Allemagne, furent taillés en pièces; lui-même eut la tête tranchée.
Cependant, les sectaires de Muncer ne périrent pas tous, et une foule d'Anabaptistes se réfugièrent en Suisse, où ils firent des prosélytes. Leurs progrès furent tels, qu'on les compta bientôt par milliers. Cantons catholiques et cantons réformés, oubliant leurs haines pour un danger commun, se réunirent pour étouffer cette secte, et en poursuivre les adeptes, non-seulement par l'exil, mair par le dernier supplice. Berne saisit cette occasion pour frapper en même temps ceux de ses sujets qui restaient attachés à la religion catholique. Elle publia, en 1534, un édit dont voici le résumé :
«Chacun doit aller écouter la parole de Dieu à l'église;
«Chacun doit faire baptiser ses enfants à l'église, et les recevoir ainsi dans l'église extérieure;
La Ste-Cène doit être célébrée trois fois par an dans l'église, et personne ne doit s'en éloigner par malice ou mépris;
Chacun doit faire bénir son mariage dans l'église;
Quiconque soit Anabaptiste, soit Papiste qui ne prêterait pas le serment d'observer cet édit, sera mis en prison huit jours et huit nuits durant, au pain et à l'eau, puis conduit hors du canton, et avec défense d'y rentrer, sous peine, pour les hommes, d'avoir la tête tranchée, et les femmes d'être noyées.»
Cependant, en dépit de ces persécutions, le même esprit se maintenait parmi les Anabaptistes, et surtout en Allemagne. En 1534, Mathison et Jean Bockels, ouvrier boulanger, connu sous le nom de Jean de Leyde, convertirent à leur doctrine une partie de la ville de Münster, en Westphalie; ils chassèrent les habitants qui ne voulaient pas adopter leurs doctrines; ils établirent un gouvernement, dont ils prétendirent prendre le modèle dans la Bible, un prophète et douze anciens. Jean de Leyde, d'après la révélation d'un prophète, prit le titre de Roi du nouvel Israël, et, tout en prêchant la pénitence, il établit la polygamie d'après l'autorité de l'Ancien-Testament, et il en donna l'exemple. L'évêque de Münster obtint des secours des protestants comme ces catholiques. Münster fut assiégé pendant six mois, Jean de Leyde montra autant de talent que de fanatisme dans la défense de cette ville; enfin, le dernière nuit de juin, l'armée épiscopale fut introduite par trahison dans Münster; tous les Anabaptistes furent massacrés avec des circonstances d'une épouvantables férocité. Jean de Leyde fut déchiré pendant plus d'une heure avec des tenailles ardentes.
Le royaume des Anabaptistes finit avec Jean de Leyde. Néanmoins, leurs principes avaient jeté de profondes racines; malgré les persécutions les plus violentes leur secte subsista. Toutefois, de sanguinaire et factieuse qu'elle était dans son principe, elle devint inoffensive et pacifique. Les Anabaptistes donnèrent l'exemple des vertus chrétiennes; ils regardèrent comme un crime de faire la guerre; ils se dévouèrent aux devoirs de simples citoyens, et refusèrent tout emploi public; ils donnèrent enfin l'exemple de l'égalité, de la charité et du travail. Cependant, nous verrons, pendant le XVIIe siècle, le clergé protestant de Berne provoquer des persécutions contre les Anabaptistes devenus les sujets les plus inoffensifs de l'état. (Robertson, Hist. de Charles-Quint, liv. V, 84. - Biographie universelle, XXIV, 390.)
2Sous l'Empire et la maison de Savoie, les documents en latin désignaient le Pays de Vaud sous le nom de Patria Vaudi, Patrie de Vaud, et les habitants en général sous le nom de patriotes, nom qu'ils perdirent sous la domination de Berne.
3Robertson, Histoire de Charles-Quint, IV, liv. V, 236 à 241.
4Ruchat, III, 143.
5Manuel de Lutry. - Les archives cantonales ne possèdent pas les actes ou les registres des Etats de Vaud. Ces documents importants sont-ils dans les archives de Turin, ou bien ont-ils été détruits par les Bernois? Cette dernière supposition nous paraît être la plus vraisemblable. En effet, Berne avait un grand intérêt à néantir tous les vestiges de l'indépendance du Pays de Vaud.
6Ruchat, III, 143-145.
Dans un voyage prédédent, en 1517, Charles III se présenta aux portes de Lausanne. Louis de Seigneux, l'un des syndics, voulant rappeler à ce prince l'indépendance de la ville impériale, le fit avec courtoisie, toutefois d'une manière significative. Il lui offrit les clefs de la ville, et lui dit : Je remets ces clefs à Votre Altesse, non que vous dominiez sur Lausanne, mais pour que vous dormiez en paix dans ses murs.
7Ruchat, III, 418 à 421.
8Ce chanoine de Prez, fils de Barthelémy de Prez, seigneur de Corsier sur Lutry, «était un homme brutal et emporté,» dit Ruchat, «et plus prompt à manier les armes que le bréviaire.» Il eut un jour un dispute (1531) avec un banneret de Lausanne à l'occasion d'une partie de paume, et le maltraita; la société de la jeunesse prit fait et cause pour le banneret; on sonna le tocsin, et il fut décidé que la maison du chanoine serait mise au pillage. De Prez, avec ses partisans, défendit vigoureusement sa maison contre les bourgeois; mais, enfin, il dut céder au nombre, et sa maison fut prise et pillée. Cependant, il n'eut que quelques personnes blessées dans ce conflit. (Ruchat, III, 211.)
9Bened. Varchi, Storia Fiorent., V, liv. XIII, 54.
10Guichenon, II, 212.
11Guichenon, Preuves, IV, 493. - Sismondi, Histoire des Français, XVI, 472.
12Gaillard, Droits de François Ier, IV, 512. - Du Bellay de Langey, Mémoires, XIX, 7. - Guichenon, II, 212. - Gaillard, Vie de François Ier, IV, 264. - Sismondi, Histoire des Français, XVI, 470 à 474. - Robertson, Vie de Charles-Quint, IV, liv. VI. - Guichenon, Preuves, 493.
13Charles III, en apprenant la victoire remportée par les Vaudois sur les corps de Véray, écrivit à M. de Lullin, son bailli de Vaud : «Dites à MM. de La-Sarra et autres ma reconnaissance de leurs services, et mon chagrin de ne pouvoir les payer. Tâchez de faire servir la rançon des prisonniers à leur solde, sinon priez-les qu'ils se contentent de l'hypothèque que je leur offre à Vevey.... Faites mettre les prisonniers à Gex séparément, et faites-les secrètement examiner. Le roi me les fait demander. Veillez à ce qu'ils soient bien traités. Mettez à Chillon ceux qui sont mes sujets. Aujourd'hui, que vous avez 4,000 hommes, vous pouvez faire tant meilleure garde au sujet des coureries que font ceux de Genève. Quant aux sorties que font ceux de Genève, qui pourrait prendre M. de Véray ferait un chef-d'oeuvre.» (Chroniqueur, 214.)
14Stettler, II, 74. - Savion, 127. - Roset, l. c. - Ruchat, III, 436.
15Sismondi, Hist. des Français, XVI, 476.
16Guichenon, II, 210, 211.
17Guill. du Bellay, XIX, 25 à 30. - Sismondi, Histoire des Français, XVI, 486.
18Grünner, Fragm. hist. de la ville et rép. de Berne, 2e part., 8.
19Ruchat, IV, 9, d'après Stettler, 79, a.
20Chroniqueur, 218. - Archives de Lausanne.
21Fragments historiques de la ville et république de Berne, 2e part., p. 11 à 13. 1737. - Guichenon, II, 214, et le président Lambert, dans ses Mémoires, disent, en parlant de l'invasion des provinces savoyardes par les Bernois : «Le roi François Ier, qui avait excité cette tempête, ne s'endormait pas, son armée se mettait en chemin pour passer les monts, etc.»
22Cette à dire au bénéfice.
23Frag. hist. de la répub. de Berne, 14.
24Chroniqueur, 219. - Le parti de la neutralité, à Fribourg, avait déjà eu le dessus dans le Deux-Cent quelques jours auparavant, lorsqu'il obtint la décision suivante : «MM. de Fribourg écriront d'une part aux Genevois, de l'autre au sire de La-Sarra, à M. de Lullin, bailli de Vaud, et au commandant de Peney, pour les prier de leur renvoyer ceux des ressortissants de Fribourg qui ont couru prendre du service chez eux, et de n'en plus recevoir à l'avenir. Les bannerets et baillis du canton ont ordre de confisquer les biens de qui contreviendrait à la volonté de Messeigneurs, et d'envoyer aux aventuriers leurs femmes et leurs enfants.» (Archives de Fribourg, Chroniqueur, 214.)