Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE TROISIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA MAISON DE SAVOIE.

XIIIe-XVIe SIECLE.


Chapitre XII.

Les états de la maison de Savoie envahis par la France et par Berne.

1536.

§ II. L'invasion.

1536.

François Ier et Berne lèvent des armées. - Le duc de Savoie ne prend aucune mesure de défense. - Le baron de La-Sarra, Dortans de l'Isle, Pesme de St-Saphorin et Treytorrens à Yverdon. - L'Evêque veut défendre sa principauté; Vevey et les Quatre-Paroisses-de-Lavaux le secondent. - Deux partis à Lausanne. - La ville de Payerne, trompée, devient sujette de Berne, son alliée. - Moudon rend hommage. - Yverdon, sommée par les Bernois, refuse de se rendre. - Marche de l'armée de Berne sur Genève. Les arquebusiers de Lausanne au camp bernois. - Châteaux incendiés; seigneurs rançonnés par les Bernois. - Les Bernois à leur camp de St-Julien. - Notification de François Ier. - Retraite des Bernois. - Genève résiste à Berne, qui somme cette ville de reconnaître sa souveraineté. - Fribourg s'empare d'une partie du Pays de Vaud. - Les Bernois rentrent dans le Pays de Vaud, et reçoivent l'hommage des villes, des seigneurs et des villages. - Le château de La-Sarra pris et indendié. - Siège et capitulation d'Yverdon. - Le baron de La-Sarra et Dortans de l'Isle. - Tout le Pays de Vaud, le fort de Chillon et les Terres-de-l'Evêché exceptés, soumis à la bourgeoisie de Berne.

Pendant les préparatifs guerriers des Bernois, pendant que François Ier rassemblait une armée de 30,000 hommes et annonçait qu'il allait s'emparer de tous les états du duc de Savoie, quelles étaient les mesures de défense que prenait le duc de Savoie?.... Aucunes!

«Charles III, dont le caractère était bienveillant, mais indolent et irrésolu, n'avait préparé aucune résistance1.» Jean-Jaques Médicis, marquis de Marignan, et Philippe Tornielli, étaient les seuls généraux chargés de défendre les provinces d'en-deçà des Alpes; Médicis avait tout au plus quatre ou cinq mille hommes, échelonnés depuis Morges à Genève, et cantonnés dans le Chablais et le Faucigny. Même dans ces quatre ou cinq mille hommes, un millier d'Italiens, tout au plus, appartenaient seuls à des corps réguliers, et le gros de l'armée était composé de milices de Savoie et de Vaud, levées à la hâte.

Tornielli avait encore moins de monde pour défendre la Bresse, le Bugey, enfin, toute la Savoie dès Genève jusqu'à Nice. Ajoutons à cela que Charles III, de concert avec l'empereur Charles-Quint, dont l'armée, débarquant de Tunis, était en marche dans le royaume de Naples, paraît avoir donné l'ordre à tous ses gouverneurs de provinces et à ses châtelains, de n'opposer aucune résistance à l'ennemi, le projet de l'Empereur étant d'attendre François Ier dans les plaines de la Lombardie pour lui livrer bataille2.

Cependant, la ligue de la Cuiller, qui avait des ramifications dans toute la Savoie, aurait pu offrir un moyen de défense à Charles III contre les Bernois. Mais, pendant les six années de son existence, cette ligue de la noblesse ne fut jamais franchement soutenue, ni même reconnue par le timide duc de Savoie. Charles lui donnait en secret des encouragements, mais il la désavouait aussitôt que Berne et Fribourg lui adressaient quelques réclamations menaçantes. On le conçoit, un profond dégoût s'était emparé de la ligue; les seigneurs qui en faisaient partie apprenaient de toutes parts que Charles III ne voulait faire aucune résistance. Aussi, après avoir brillamment terminé leur campagne en 1535, par leurs victoires sur de Véray et Renzo de Céry, ils licencièrent leurs hommes d'armes à la fin de décembre, et se retirèrent dans leurs châteaux. Toutefois, leur chef ne voulut point poser les armes; ce chef, le baron de La-Sarra, lorsqu'il apprit l'invasion prochaine du Pays de Vaud par les Bernois, au lieu de profiter de sa qualité de bourgeois de Berne, en restant dans son château, et en y attendant, comme tant d'autres, le moment de faire hommage à l'armée d'invasion, dit adieu à sa famille, à son château, qu'il ne devait plus revoir; il abandonna ses propriétés, et courut s'enfermer, avec trois cents hommes, dans Yverdon. Deux gentilshommes vaudois suivirent La-Sarra : le chevalier de St-Saphorin et le seigneur de l'Isle. St-Saphorin, mécontent de la faiblesse du duc de Savoie, découragé par les tergiversations continuelles de ce prince, avait pris le parti de quitter le Pays de Vaud, et d'entrer au service de l'Empereur dans l'armée de Hongrie, qui continuait la guerre contre Soliman, le sultan des Turcs. Lorsque St-Saphorin fit part de sa détermination au duc de Savoie, et vint à sa cour prendre congé, ce prince lui dit : «Il nous semble que ce faisant, vous ne faites acte de bon sujet.» Mais, quand St-Saphorin vit que sa patrie était menacée, il renonça à son départ, et suivit La-Sarra à Yverdon, où, secondés par M. de Treytorrens, le gouverneur de cette ville pour le duc de Savoie, ces deux braves chefs firent leurs préparatifs de défense3.

Cependant, La-Sarra, St-Saphorin et Treytorrens n'étaient pas les seuls hommes qui montrassent encore quelque énergie au milieu de la consternation générale. Sébastien de Montfaucon songeait aussi à la défense. Cet évêque de Lausanne, alors même que le bailli de Vaud, M. de Lullin, avait quitté son poste, loin de céder au découragement, se rendait à son château de Glérolles, ranimait le zèle des vignerons de Lavaux, leur demandait une garnison pour St-Maire, château épiscopal de Lausanne; il engageait Lutry à réparer ses fortifications et à prendre des mesures pour repousser l'ennemi; il écrivait à son bailli de Vevey, M. de Curtilles, pour engager les Veveysans à ne pas se diviser, mais à se réunir pour la défense commune :

Monsieur le baillif. Je vous veulx bien advertir comme aujourd'huy suis arrivé icy, pour venir veoir mes subjets, et pour les fere mettre en l'ordre, tant pour la manutention de la foys, que de mon siège et païs, et à ce soër ay heu novelles, come le capitaine Colloneys est arrivé à Morge avec une belle bande d'Italiens bien en ordre, et a mandé par tout dellà le lac pour avoir gens, pour aller au devant de ceulx de Berne, pour leur donner la bataille, si me semble que nous devons tous ayder, et aller là où sera le grand flot, car si d'aventure nous perdions, que Dieu ne vuillie, le pays, les villes ne seriont pas puis après pour résister, et ne faut point fere comme les Romains firent, quand feu Monsieur de Bourbon print Rome; car chescun se voloyt garder son pallays, qui fust cause de leur ruyne. Et de ce vous ay bien voulsu advertir, affin, si bon vous samble, le communiquer à MM. de Vevey et aux lieux circonvoisins; et de mon cousté ne restera point que je ne fasse mon debvoir. Si vous avez quelques nouvelles, je vous prie de m'en advertir. Faisant fin à ma lettre, après m'estre récommandé à vous de bien bon coeur, et prié nostre Seigneur vous donner ce que désirez.

A Glerole, ce 25e jour janvier.

Le bien vôtre,

L'Evesque de Lausanne4.

Vevey répondit à l'appel de l'Evêque; sa communauté et celle de St-Saphorin envoyèrent solliciter Lutry, Cully et Villette de se liguer et d'envoyer ces secours à l'armée de Savoie, à Morges. «La grande paroisse de Villette s'assembla de 24 janvier, et ses députés furent proposer à Lutry de se lier, par le serment, de se secourir les uns les autres en cas de guerre, et de s'unir pareillement avec St-Saphorin. Lutry agréa cette proposition. Les hommes des trois paroisses convinrent de porter une marque bleue et rouge devant et derrière pour se reconnaître, et d'envoyer des «espions» par le pays, pour être avertis de ce qui s'y passait. Le lendemain ils s'assemblèrent pour recevoir le serment les uns des autres en présence d'un banneret de Lausanne, et entre les mains de l'Evêque5.» Les guerriers des Quatre-Paroisses se levaient et allaient se joindre à l'armée de Morges, lorsque les nouvelles les plus facheuses jetèrent Lavaux dans la consternation. On y apprenait l'approche des bandes bernoises, dont le nombre était décuplé par l'imagination des populations, encore sous l'impression des atrocités commises par les Bernois à l'époque des guerres de Bourgogne, et récemment en 1530.

A Lausanne, tout était en confusion : les conseils étaient divisés; la jeunesse de la bourgeoisie demandait à s'enrôler pour se joindre à l'armée de Berne; les conseils, toujours irrésolus, entravaient le recrutement et retardaient le départ des arquebusiers; le bruit courait que 4,000 Italiens, commandés par Médicis, s'avançaient pour s'emparer de Lausanne au nom du duc de Savoie; on disait que ces Italiens voulaient piller Lausanne et massacrer les bourgeois partisans des Bernois, ou ennemis de l'Evêque ou de la bourgeoisie, annonçant que l'on placerait des écussons aux armes de Savoie et de l'Evêque à chaque maison amie de l'Evêque, afin d'en empêcher le pillage, lorsque l'armée de Savoie entrerait à Lausanne pour la défendre contre les Bernois.

Cependant, les jours se succédaient, l'armée de Savoie n'arrivait point, et les Bernois étaient à Echallens. Alors, les conseils de Lausanne se décidèrent pour Berne, et envoyèrent leurs deux cents arquebusiers rejoindre l'armée d'invasion.

Les Bernois, avant d'entrer dans le Pays de Vaud, avaient fait sommer Cudrefin de se rendre, et d'envoyer à l'armée le blé des greniers du duc de Savoie. Cudrefin, qui, en 1475, avait voulu résister aux Suisses, et avait été mis au pillage, se soumit, et envoya le blé à Morat avec vingt-trois députés, qui, au nom de leur ville, durent prêter hommage à la ville de Berne.

La bourgeoisie de Payerne avait fait de grands préparatifs, non pour la défense, mais pour recevoir ses amis et combourgeois de Berne; la troupe bourgeoise était sous les armes, le 23 janvier, lorsque les Bernois arrivèrent dans cette ville, et l'avoyer de Payerne, Pierre Métral, à la tête du conseil, vint leur offrir leurs bons offices. Entrés dans cette ville, les Bernois montrèrent bientôt aux Payernois que, désormais, ils devaient renoncer à l'alliance dont ils étaient si fiers, et se résoudre à devenir les sujets de leurs combourgeois de Berne. Jean Naegueli, le général bernois, après avoir «gracieusement accepté les bons offices que lui offraient les conseils de Payerne, les invita à considérer que le duc de Savoie possédait dans leur ville des droits dont il importait à Berne de s'emparer, de peur que d'autres ne le fassent.» A cette communication inattendue, grande consternation de l'avoyer et des conseils. «Cependant, observe Naegueli dans son journal6, on leur a montré ces choses doucement, sans brusquerie. Noble Pierre Métral et le conseil les ont considérées, et ils ont fini par se résoudre à faire hommage, bien qu'avec grand' peine, ont-ils dit, et parce que nécessité y est

Berne avait jeté le masque; elle mettait en action la politique que Machiavel venait d'enseigner aux princes. Berne avait à Payerne 15,000 soldats servant sous sa bannière, et ces soldats étaient ses sujets de l'Oberland, de l'Emmenthal, du Simmenthal, de Thoune, du Gugisberg, d'Aigle, des Ormonts, du Pays-d'Enhaut, et ses alliés de Neufchâtel, de Valangin, de Bienne et de la Neueville. Tous lui étaient dévoués, et l'armée formidable qu'ils composaient ne voyait point d'ennemis devant elle. Aussi, les alliances de combourgeoisie de Berne avec les villes du Pays de Vaud lui étaient devenues désormais inutiles; elle pouvait déchirer les traités, et écraser le faible qui s'était allié avec elle. Payerne fut la première victime de cette odieuse politique, puis Lausanne, qui préparait ses soldats pour marcher avec Berne.

Grandcour, les villages du mandement de Cudrefin, Moudon, Romont, Rue, furent sommés de rendre hommage à Berne, c'est-à-dire de reconnaître les bourgeois de Berne pour leurs seigneurs et maîtres. Les paysans de Constantine et des communes du mandement de Cudrefin «vinrent, les uns après les autres, faire leurs soumissions, réservant leurs libertés; ils témoignent bien du mécontentement; il a fallu les menacer, s'ils ne venaient, du pillage et de l'incendie de leurs maisons.»

Après avoir soumis Payerne et le mandement de Cudrefin, l'armée se dirigea, le 25 janvier, sur Echallens, en évitant les Terres-de-l'Evêché. Les conseillers Pierre Cerjat, C. de Glane, Bridel, Philippon, Cornaz, Riguet et Clerc, vinrent au devant de l'armée envahissante se présentèrent à Naegueli au nom du ville de Moudon, et lui adressèrent la harangue suivante :

Les Moudonnais étant congrégés dans la maison de leur hôpital, dedans le poële du conseil, nobles, bourgeois, et aussi ceux de la communauté des villagiens, ont pris ensemble conseil des occurens.

Ils ont entendu la sommation des très-magnifiques et redoutés seigneurs de Berne de se rendre sans plus de prolong, et qu'ils demeureront en leurs franchises. Sur quoi ils ont considéré plusieurs raisons militantes : et d'abord la grande puissance de Berne, à laquelle, faisant leur devoir, il serait impossible de résister, puisqu'ils n'ont secours ni remède, ne commandement apparaissant du duc leur seigneur, qui les mettent dans le cas de s'acquitter de leur devoir de fidèles sujets; enfin, ils ont considéré qu'il leur est moins dommageable de se rendre que de se laisser foller, ruiner et détruite. Ce bien examiné, les Moudonnais viennent se rendre, en tant qu'à eux appartient, aux très-magnifiques seigneurs de Berne, pourvu qu'ils les veuillent laisser en leur entier libéral arbitre, libertés, us et coutumes, comme ils ont été jusqu'à présent. Les Moudonnais demandent aussi d'être laissés libres quant à l'Evangile, qu'ils sont disposés à accepter, si l'on n'use pas envers eux de contrainte.

Les chefs de l'armée bernoise accordèrent les réserves faites par la députation de Moudon, reçurent la soumission de cette ville et de Rue, et nommèrent un des députés, «C. de Glane, bailli de Moudon, et gouverneur provisoire du Pays de Vaud, en lui enjoignant, en cette qualité, de prêter, à genoux, la main sur les Evangiles, et devant tout le peuple de Moudon, le serment d'être bon, fidèle et loyal aux très-redoutés seigneurs de Berne.»

Tandis que Moudon faisait sa soumission (25 janvier), un parlementaire se présentait devant Yverdon, et la sommait de se rendre. On le fait entrer dans cette ville, La-Sarra, Pesme de St-Saphorin et Henri de Treytorrens le reçoivent, et répondent à l'officier bernois : - «Nous sommes les serviteurs de notre très-gracieux prince, et nous saurons le montrer : Yverdon et son château ne se rendront point.» - Le Bernois se retire, et, parrant à Bioley, il somme le château de se rendre. Mais, le château était sans maître; son seigneur, M. de Goumoëns, atteint par l'âge, accablé de maux, s'était fait transporter en Franche-Comté à l'approche de l'armé d'invasion.

Le 26 janvier, des nouvelles inquiétantes arrivent de Morges, de Lausanne et de Lavaux : on annonce que l'armée de Savoie, forte de 4,000 hommes, s'avance, que Lavaux, Vevey et Romont se préparent à la défense.... «En ces circonstances, nous avons passé le jour à délibérer et à recueillir des informations.»

Le 27, les arquebusiers de Lausanne arrivent enfin au camp bernois, et l'armée d'invasion, rassurée par les nouvelles que lui apportent les Lausannois, pousse jusqu'à Crissier, Bussigny et Renens, où elle établit ses bivouacs.

Le 28, Naegueli se met en marche; ses avant-postes échangent quelques coups de feu avec des cavaliers, et on voit bientôt une flotille qui, «abanconnant le pays à notre armée, fait force de voiles pour la Savoie7....» Cependant, Morges ferme ses portes, et Naegueli, poursuivant sa marche sur Genève, se dirige sur Rolle, fait mettre le feu au château de cette ville. «Cette fois, non plus qu'en 1530,» dit le général, «le feu n'a voulu prendre à la vieille tout.»

Le 30 janvier, après avoir réduit en cendres le château de M. d'Allinges, seigneur de Perroy, l'un des chevaliers de la Cuiller, l'armée d'invasion se dirige sur Divonne, en évitant Nyon, qui parlait de résistance, et «détache le capitaine Burger, de Nidau, avec deux cents arquebusiers pour se saisir, le long de la montagne, des châteaux qui appartenaient aux gentilshommes de la Cuiller.» Burger réduisit en cendres les châteaux du Rosay, de M. d'Aruffens, et «de bien d'autres encore.»

A Divonne, les chefs de l'armée d'invasion somment le seigneur de ce lieu, M. de Gingins, sire du Châtelard, de livrer son château. Ce seigneur cède à la force : on lui saisit douze pièces d'artillerie, des munitions, et on lui impose une rançon de 300 couronnes. «Il a paru fort heureux de ce que son manoir n'ait pas été livré aux flammes.»

Les deux jours suivants surent consacrés au repos et à la réception des députations de Genève; «le peuple de cette ville étant dans une grande allégresse,» dirent à Naegueli ces députés, «et sa joie avait commencé quand il avait vu le château de Rolle en flammes.»

Le 2 février, les Bernois entrèrent à Genève. Le 3, ils décidèrent de porter la guerre en Savoie, jusqu'à Chambéry, non point pour en faire la conquête, mais pour rançonner ses provinces, «l'intention de la ville de Berne étant de se contenter des trois petits pays de Vaud, de Gex et du Chablais, sur lesquels nous lèverons des contributions pour couvrir les frais de guerre.»

Le 5, l'armée s'ébranle et se met en route pour St-Julien. Naegueli, entouré de son état-major, marche en avant, lorsqu'il voit que l'armée fait halte et se forme en carré. Il envoie un officier s'enquérir de la cause de cet acte extraordinaire. - «Nous allons aux voix, disent les soldats, pour savoir si la guerre n'est point finie. Nous somme venue délivrer Genève; elle est libre, et nous voulons retourner chez nous.»

On eut beaucoup de peine à engager l'armée à se remettre en marche pour St-Julien, où Naegueli campa jusqu'au 12, soit pour attendre des ordres sur les opérations ultérieures, soit pour d'autres causes que Berne a cru devoir cacher à ses sujets. Sur ces entrefaites, Frisching, avec son détachment, rejoint le corps d'armée, de retour de son expédition dans le Pays de Gex, où il avait brûlé six châteaux, ainsi que celui de Ferney, appartenant à l'évêque de Lausanne. Pendant cette halte inexplicable, il y eut un grand concours au camp. Le 6, les députés de Morges se présentent pour faire leur soumission; Naegueli les reçoit; mais, pour punir Morges d'avoir fermé ses portes à l'armée, de n'être point venue au devant d'elle, et d'avoir été si lente à faire acte de fidélité, il comdamne cette ville «à abattre ses portes, à démolir ses tours, et à faire des brêches à ses murs aussi larges qu'est sa rue.» Les députés de Rolle, de Villeneuve, de Thonon, d'Allinges, viennent rendre hommage, se réservant leurs franchises et la liberté de conscience. «Vu qu'ils se sont rendus volontairement, ils seront exempts de se racheter d'incendie.»

Le 8, Jost Kalbermatt vient notifier à Naegueli que l'état du Valais, «voyant maintenant que Berne a un autre dessein que celui de secourir Genève, et qu'elle fait tout de bon la guerre au duc et lui prend ses pays, le Valais à résolu d'en faire autant, et s'est mis en campagne aux fins de se saisir des terres qui s'étendent de St-Maurice jusqu'à Thonon.»

La Savoie était sans troupes, et Chambéry ouvert à l'armée bernoise; Naegueli et le Conseil de la Guerre avaient des pleins-pouvoirs. Cependant, l'armée restait dans l'inaction, et cette inaction durait depuis six jours; chacun s'étonnait de cette inactivité, lorsque le prévôt de Paris, M. de Villebon, et le sire de Véray, envoyé de François Ier à Genève, arrivèrent au camp, et notifièrent, de la part du roi de France, que ce monarque se disposait à s'emparer de la Maurienne, de Chambéry et de la Savoie, jusqu'à Rumilly et Salaneuve, enfin, du Piémont. Naegueli, après avoir rappelé les motifs de la guerre, répondit en ces termes aux envoyés français : - «Nous nous proposions de poursuivre la guerre et de chercher notre ennemi en Savoie, jusqu'à Chambéry. Cependant, puisque le roi va y porter ses armes, nous voulons bien, pour conserver son amitié, ne pas porter les nôtres plus loin, et nous arrêter en-deçà des montagnes.»

Après la notification des envoyés français, que Naegueli attendait sans doute, et qui explique son temps d'arrêt à St-Julien, ce général leva le camp, et, le 13 février, dirigea son armée sur le fort d'Ecluse, qui se rendit après quelque résistance. Le 15, l'armée était encore devant Vouache, montagne en face du fort, lorsque les députés de Cossonay, de Lignerolles, de Ballaigues, de Gex et de Ternier, vinrent faire leur soumission. Le 16, les Bernois, «chargés de butin,» rentrèrent à Genève.

Cependant, Berne n'était point encore satisfaite, elle voulut ajouter Genève à ses domaines, et demanda aux Genevois le vidomat et tous les droits que l'Evêque avait sur eux en qualité de Prince de Genève. Mais cette ville ne craignit pas de repousser cette prétention exorbitante.... - «Que vous soyez venus pour nous mettre en sujétion, c'est ce que nous ne pouvons croire; ains (mais) pour nous délivrer de captivité, et nous faire, selon le commandement de Dieu, comme vous voudriez qu'il vous fût fait8.» - Non-seulement l'attitude patriotique et l'indignation des citoyens de Genève en imposèrent à Berne, mais ce qui se passait dans le Pays de Vaud et à Fribourg, lui donnant de l'inquiétude, lui fit abandonner ses projets sur Genève.

Voici ce qui se passait dans le Pays de Vaud pendant que l'armée bernoise était dans le Genevois :

Le baron de La-Sarra avait fait dire à M. de Mézières qu'il devait engager les bourgeois de Romont à se bien défendre, que des secours du duc de Savoie allaient arriver, que les gens d'Evian, armés de bonnes hallebardes, marchaient contre le Valais, que 6,000 lansquenets et 4,000 Espagnols s'avançaient de Chambéry. Les Romontais, à ces nouvelles, avaient voulu marcher sur Moudon, pour la punir de s'être rendue, et n'avaient été arrêtés que par la promesse que Fribourg se joindrait à eux pour défendre la foi catholique. En effet, l'armée de Fribourg avait paru bientôt devant Romont, non point pour défendre la foi catholique, partout menacée, mais pour asservir la ville de Romont; Estavayer et Rue tombaient entre les mains des Fribourgeois; Fribourg demandait des troupes à Lausanne, et Lausanne, dans son aveuglement, s'empressait de lui en envoyer. D'un autre côté, Lutry, la ville la mieux fortifiée de Lavaux, continuait ses préparatifs; depuis plus de quinze jours on nettoyait les fossés, on élevait des remparts; chacun y travaillait, et on avait appelé les patriotes de Paudex à aider Lutry dans ces travaux. On disait que le baron de La-Sarra recrutait partout dans le Pays de Vaud pour renforcer la garnison d'Yverdon; on racontait des propos tenus à l'hôtellerie de la Croix-Blanche à Payerne, les injures proférées à Moudon contre les Suisses : «Rapplez-vous de Cappel,» disaient des gens de Moudon à des soldats zuricois qui rejoignaient l'armée bernoise, bientôt on vous retrouvera9

Ces circonstances, ces bruits, et même ces propos de cabaret, engagèrent Berne à presser le retour de l'armée dans le Pays de Vaud pour le soumettre entièrement et s'emparer d'Yverdon. Un parc d'artillerie de siège fut dirigé sur cette ville, et le bailli de Grandson reçut l'ordre de faire confectionner des gabions.

L'armée d'invasion quitta Genève le 18 février, traînant après elle un immense butin10. «Chemin faisant, nous avons continué de recevoir l'hommage des seigneurs, villes et des campagnes, de rançonner le pays et d'y faire régner l'autorité des magistrats établis par Berne. M. de Gingins a été condamné à payer une rançon de mille couronnes pour avoir caché quatre Italiens dans son château de Divonne; à tenir son château ouvert aux officiers bernois, et à n'y mettre aucune garnison, et ce, sous peine de perdre les biens et la vie. Une division est allée prendre possession d'Aubonne. Les sires de Daillens, de Senarclens, de Vufflens et de Cottens, sont venus rendre hommage. Ce soir, deux femmes implorent protection : Madame de Montricher, veuve du sire de St-Martin, l'un des chefs de la Cuiller; Madame de Sévery, femme de M. Pesme de St-Saphorin, qui commande à Yverdon. Toutes deux supplient qu'on épargne leurs châteaux. Celui de Montricher ne sera pas livré aux flammes, mais désarmé. La conduite de M. de St-Saphorin décidera du sort de son château.»

Les députés de Vevey et ceux de la Tour-de-Peilz, au nombre de neuf, attendaient à Morges les généraux bernois pour faire leurs soumissions et prêter serment de fidélité, sous réserve de la liberté de conscience; et «que dégiez11, disaient ces députés, nous laisser us, libertés, coutumes et franchises, tant écrites que non écrites, esquelles avons été vécu et usé, tant pour le passé comme pour le présent, comme a fait notre très-redouté seigneur, Monseigneur le Duc de Savoie. - Item, que votre bon plaisir soit nous vouloir excuser de non-porter nulles armes à l'encontre de notre très-redouté seigneur, Monseigneur le Duc de Savoie, à cause de notre rendue.»

Vevey, jusqu'à ce moment, avait résisté à plusieurs sommations que lui avait envoyées Naegueli. Mais, informée, ainsi que Lavaux, du retour de l'armée d'invasion, et voyant que le duc de Savoie abandonnait le Pays de Vaud et ses provinces cisalpines, Vevey renonça à toute idée de résistance. Lavaux voulut aussi se soumettre; mais, les Bernois, au lieu d'entendre ses députés, leur dirent : «Pensez-vous que nous ayons oublié le traitement indigne fait par vous, l'an passé, à notre ministre d'Aigle? Commencez par aller quérir les coupables de cette méchante action, et nous les amener! que si vous ne le faites pas promptement, nous irons!... et nous bouleversons votre ville!...»

Les députés de Vevey étaient à peine de retour dans leur ville, lorsque celle-ci reçut la lettre suivante de Messieurs de Fribourg :

A nobles, sayges et discrets, à Mr le Baillif, conceil et communaulté de Vivey, nous chiers bons amis et voisins.

Amiable salutation devant myse. Nobles, saiges et discrets, très-chers et bons amis et visins. Pource que les occurans sont dangereulx, vous envoyons ce présent nostre heraulx, pour vous advertir plus amplement de nostre voloir, vous pryons et advysons vous rendre à nulls, senon à nous, qu'il sera pour le bien de l'Excellence de Mr de Savoye vous garder et défendre, et nostre sainte foy, comment plus amplement entendrez, à ce vous dysant à dieu. Datum le 21 de febvrier, anno, etc., 36. L'advoyer et conceil de la ville de Fribourg.

Cette lettre fut suivie de l'arrivée des troupes fribourgeoises. Mais, Vevey avait eu soins de placer aux frontières de son mandement des écussons aux armes de Berne. Fribourg respecta l'effigie de l'ours. C'est à cette circonstance que Vevey doit être aujourd'hui une ville protestante et vaudoise.

«Le 21, l'armée est arrivée devant La-Sarra. Le commandant du château n'avait que douze hommes d'armes avec lui; il se rendit à discrétion. Nous avons résolu de livrer le château aux flammes. Vingt-quatre hommes ont été détachés pour en sortir le blé, les farines et le butin. Le feu a dévoré le reste. La flamme en a porté la nouvelle au baron dans Yverdon....»

«Nous nous sommes remis en marche après avoir reçu l'hommage de la ville et des villages qui composent la baronnie de La-Sarra, savoir : La-Sarra, Eclépens, Orny, Moiry, Chevilly, Pompaples, Cuarnens. L'acte est signé : Fs Varnéry, notaire de la ville d'Orbe.»

«Le 22, nous sommes venus camper à Rances, où nous avons reçu l'hommage de M. de Cheseaux, et la soumission des Clées, et des villages de Rances et de Valeyres. Les Clées ont comparu en la personne de C. Pellis et Jaques Bezuchet, prud'hommes de la ville. Jean Contesse représentait Rances, et Jean de la Court Valeyres.»

«Le 23, passant par Montagny, nous sommes venus camper devant Yverdon.» Déjà, le 11 février, Berne avait envoyé le cartel suivant à cette ville :

L'avoyer, petit et grand conseil de la ville de Berne, notifins à vous les nobles, bourgeois et habitants, généralement la ville d'Yverdon, que vous daignez vous rendre à nous et faire fidélité, comme la plupart de vos circonvoisins ont fait; et si présentement cela ne voulez faire, vous défions et déclarons la guerre, vous avertissant qu'emploirons nos efforts, avec l'aide de Dieu, à vous dommager et hostilement aggridir en corps et en biens. Et pour autant notre honneur avoir bien pourvu. Temoin notre scel plaqué à iceste. Donné à Berne le 11 de février.

Yverdon répondit :

Magnifiques et honorés seigneurs! Nous, nobles bourgeois et habitants de la ville d'Yverdon, avons reçu par votre hérault une lettre de notification que nou devions nous rendre, et à défaut nous défier et déclarer la guerre, ce que trouvons fort étrange, vu que nous ne vous donnons jamais les occasions. Pourquoi sommes résolus de ne jamais le faire sans la volonté de notre très-redouté prince et seigneur, monseigneur le duc de Savoie, ayant fiance en Dieu et en notre bon prince, qui nous maintiendra en notre bon droit.

D'Yverdon, sous le sceau de la ville ici plaqué, le 12 février.

Le 23, l'armée bernoise s'empara du faubourg de la Plaine, et y établit ses batteries de gros calibre, qui venaient d'arriver de l'arsenal de Berne. Les canons furent braqués contre le pont, les tours et le château.

Le 24 au matin on ouvrit le feu. «Nous avons bien fait voir aux assiégés la faiblesse de leurs murailles contre la nouvelle armée, et l'inutilité de leur résistance. Cependant, ils ne se rendaient pas. Alors, nous confiant en l'aide de Dieu, nous avons tout préparé pour donner l'assaut.» La brêche était ouverte; les trois cents hommes de la garnison ne pouvaient résister. Cependant, La-Sarra et Dortans de l'Isle voulaient que l'on se défendit jusqu'à la dernière extrémité; Henri de Treytorrens partageait leur opinion; Pesme de St-Saphorin représentait l'inutilité d'une défense qui amènerait non-seulement le massacre des hommes d'armes, mais celui de toute la population12. «La dernier moment était venu, quand la garnison a battu la chamade et envoya un trompette.» La soirée du 24 et la nuit se parrèrent en pourparlers et en discussion au sujets des articles de la capitulation, «sur lesquels Henri de Treytorrens se montra beaucoup plus difficile que le capitaine de St-Saphorin13

Le 25 au matin la capitulation suivante fut signée :

1o Les soldats de la garnison qui se trouveront être suisses se rendront à discretion, et ceux qui sont étrangers à la Confédération seront dépouillés de leur pourpoint et de leur haut-de-chausses. - 2o Les bourgeois remettront leurs lettres, titres et livres contenant les franchises de la ville, aux mains des seigneurs de Berne, qui en feront selon leur bon plaisir. La messe ne sera plus dite à Yverdun. - 3o Les susdits bourgeois livreront leurs armes, canons, cuirasses, épées, ne se réservant dans leurs maisons qu'un couteau à couper le pain. - 4o Ils apporteront au château tous les biens et effets, sans exception, qui ont été réfugiés dans la ville, sous peine de la corde pour la plus légère contravention. - 5o Quant à leurs propres biens, les seigneurs de Berne consentent à ce que les ressortissans de la ville les conservent, mais au prix d'une rançon qui sera déterminée plus tard. Grâce de la vie au capitaine de St-Saphorin.

Les Bernois comtaient trouver le baron de La-Sarra dans Yverdon, et l'on peut présumer le sort qu'ils avaient réservé au plus infatigable de leurs ennemis. Mais, vain espoir : La-Sarra et Dortans, pendant que St-Saphorin et Treytorrens discutaient les articles de la capitulation avec les généraux bernois, profitent de la négligence des postes des assiégeants, qui, rassurés par la suspension d'armes, se reposaient de leurs fatigues; il prennent avec eux les hommes d'armes les plus déterminés de la garnison, et, favorisés par les ténèbres, franchissent les postes ennemis, et, avant le jour, arrivent en Franch-Comté.

«Le 25 au matin, l'armée est entrée dans la place, après avoir reçu l'enseigne, les clefs et les sceaux de la ville et de la châtellenie. Nous comptions bien y trouver le baron de La-Sarra, mais la veille il s'est enfui, ensorte que nous n'avons trouvé dans la place que trois hommes d'armes des Cantons, cinq Gruyériens, et 60 soldats, paysans des environs. On a fait grâce aux Allemands. On a laissé aller ceux du pays (les Vaudois), après les avoirs dépouillés. N'ayant reçu aucune paie, ils avaient la bourse vide pour la plupart.» Conformément à l'article premier de la capitulation, les Vaudois furent dépouillés de leurs vêtements, «pourpoints et hauts-de-chausses,» et, mis en chemise, ils purent rentrer dans leurs foyers....

Le 26, le jeune Henri de Blonay vient faire hommage, au nom de son père, pour ses seigneuries de Blonay, de Carouge et de Mézières; Ste-Croix, Belmont, le seigneur de Bavois et plusieurs gentilshommes se soumettent et prêtent serment. Sacconay de Bursinel, retiré en Franche-Comté, fait parvenir son hommage, et prie les généraux bernois de protéger ses châteaux du Pays de Vaud et de Gex des rapines auxquelles ils sont exposés. La dame de Gillie, l'épouse du baron de La-Sarra, implore la clémence des Bernois. On lui fait grâce; elle paie une forte rançon, et, «moyennant ce, LL. EE. lui rendent toutes les terres de la baronnie de La-Sarra, en exigeant que, tant que son mari sera l'ennemi de la seigneurie de Berne, il n'ait lieu de hanter par deçà les pays, et que la baronne ne l'entretienne en sorte que se soit.»

Berne, alors qu'elle fut souveraine du Pays de Vaud, aurait pardonné à La-Sarra la résistance qu'il lui avait opposée. Mais, jamais le fier baron ne voulut se soumettre aux bourgeois de Berne. Il préfera l'exil et la pauvreté, et mourut à St-Claude, où il s'était retiré. Sa veuve épousa le sire de Gingins, auquel elle apporta en dot la baronnie de La-Sarra et ses nombreuses seigneuries14.

Pendant que ces événements se passaient au camp des Bernois, Fribourg arrachait quelques lambeaux au malheureux Pays de Vaud. Ainsi, elle recevait l'hommage de Romont, de Rue, d'Estavayer, de St-Aubin, de Dellei, de La-Mollière, d'Attalens, de Bossonens, de l'Abbaye de Châtel-St-Denis, de Beaulmes, de Trey, de Missy. Toutefois, ces villes et ces villages du Pays de Vaud «se réservèrent de rentrer sous l'administration du duc de Savoie, lorsque le Pays de Vaud lui serait rendu.»

On était à la fin de février, et le duc de Savoie, Charles-le-Malheureux, comme l'appelait son peuple, était dépouillé de toutes ses provinces en-deçà des Alpes. L'armée de François Ier occupait toute la Savoie, depuis Nice jusqu'à quelques lieues de Genève; les Valaisans, le Chablais, depuis St-Maurice à la Dranse; Fribourg, les districts du Pays de Vaud qui, aujourd'hui, sont fribourgeois; Berne, enfin, occupait tout ce qui constitue le canton de Vaud, Lausanne et les Terres-de-l'Evêché exceptés. Cependant, un seul château, en-deçà des Alpes, voyait encore flotter sur ses tours l'étendard que Pierre de Savoie y avait arboré alors qu'il donna au Pays de Vaud une nationalité, et des institutions qui rendirent ce petit pays libre et prospère. Ce château était Chillon, dont le commandant, Antoine de Beaufort, seigneur de Rolle, bravait les sommations réitérées que lui adressaient les Bernois. Berne voulait punir cet audacieux. Mais, l'armée regardait la campagne comme terminée; des contingents entiers désertaient et gagnaient leur foyers; l'indiscipline était dans tous les rangs. Aussi, Naegueli dut laisser Beaufort dans sa fortresse, et sans avoir perdu un seul homme de son armée, il la ramena triomphante à Berne, et célébrant, dans ses chants, commme une conquête glorieuse, une spoliation sans péril.

Toujours en lutte avec les conseils de Lausanne, qui, eux aussi, triomphaient des conquêtes de Berne, Sébastien de Montfaucon, attendait, dans son château de St-Maire, les secours que Charles-Quint lui promettait. Cet évêque espérait voir bientôt anéantir le pouvoir que la bourgeoisie usurpait sur ses droits divins; la bourgeoisie de Lausanne, dans son aveuglement, espérait, de son côté, voir sa puissance égaler celle des citoyens de Genève : Vain espoir. Charles-Quint faiblissait devant François Ier; il souffrait que les armes françaises envahissent le Piémont tout entier; il sacrifiait le malheureux Charles III; il traitait des conditions auxquelles le Milanais devait passer sous la souveraineté de l'un des fils du roi de France15.... Alors, Berne put, sans danger, répéter son chant de triomphe :

«Hourah! à la bataille!...... Lâche tes fils, mon Ours; Dieu le veut...... Que ton courage te soit en aide.... A qui te croirait impuissant, expose ce que tu viens d'accomplir; tu lui montreras les villes soumises, les idoles renversées, les châteaux réduits en cendres; pas de créneaux que tes foudres n'aient atteints; pas de toits dans les campagnes que la cigogne ait préservés de la foudre et de l'incendie!!16»

A ces chants de victoire, le bourgeois de Berne leva ses vassaux; l'évêque Sébastien de Montfaucon fut chassé de ses états; la bourgeoisie de Lausanne fut asservie; les richesses de l'Eglise, accumulées depuis des siècles dans la cathédrale de Jean de Cossonay et dans le monastère de la reine Berthe, formèrent ce trésor que le bourgeois de Berne augmenta aux dépens des peuples qu'il avait asservis. Mais, un jour, une république puissante, foulant à son tour le faible sous ses pieds, voulut s'emparer de ce trésor. Elle entra dans le Pays de Vaud, appelée aussi, disait-elle, par la liberté opprimée; elle renversa la puissance du bourgeois de Berne, qui, dans son orgueil, croyait que trois siècles d'usurpation constituaient le droit divin.


1Sismondi, Hist. des Français, XVI, 488.

2Monuments inédits sur l'Hist. de France. Relation de l'ambassadeur vénitien Giustiniano, IX.

3Ruchat, IV, 40. - Chroniqueur, 230.

4Arch. Lat. de Berne, no 4330.

5Archives de Villette. - Ruchat, IV, 20.

6Le général Naegueli fit un journal de ses opérations. M. Vulliemin, dans son ouvrage remarquable, le Chroniqueur, a complété le récit de Naegueli au moyen de la correspondance des chefs de l'armée bernoise. Nous puiserons souvent à cette source; et nous nous bornerons à mettre entre des guillements les passages tirés du Journal de Naegueli, et de la correspondance de son état-major.

7Nos historiens ont toujours parlé des 4,000 hommes de l'armée de Médicis, qui, à la vue de l'armée conquérante de Berne, s'embarquèrent précipitamment sur une flottille, à Morges. Cependant, ces mêmes historiens, en nous parlant de cette flottille, nous apprennent qu'elle était composée d'UNE GROSSE BARQUE ET DE HUIT BATEAUX. Aussi, nous pouvons en conclure que l'armée du marquis de Médicis se réduisait à quelques cents hommes tout au plus. (Voyez : Frag. hist. de la répub. de Berne, 17, 18, et tous nos historiens.)

8Ruchat, IV, 36.

9Chroniqueur, 238-242.

10Les contingents qui formaient l'armée devaient se fournir de vivres pour une partie de la campagne. Placés sur les chariots, ces vivres étaient remplacés par le butin, produit du pillage des villes, des châteaux et des villages.

11Chroniqueur, 242.

12Frag. hist., 37-38.

13Frag. hist., 37-38.

14«Le baron de La-Sarra mourut en 1541; c'était un homme de haute stature, de bon foy et conscience, et que ayma mieux perdre son bien et seigneurie que de prendre la réformation des seigneurs de Berne... Son château avait été brûlé, dont ils fust gros dommage, car c'estait une belle place, le refuge et l'hospital des bons gentilshommes du pays.» (Mémoires de Pierrefleur.)

15Sismondi, Hist. des Français, XVI, 478. - Charles-Quint était loin de désirer la guerre avec la France. Il craignait de voir le sultan s'avancer de nouveau jusque sous les murs de Vienne; il regardait avec inquiétude les progrès de la réformation et de l'émancipation des villes, et il ne voyait la possibilité d'arrêter ces progrès qu'en s'alliant avec François Ier. Aussi, Charles-Quint fit entendre au sire de Velly, l'ambassadeur français, qui l'attendait à Naples, qu'il serait disposé à céder le Milanais à un fils de François Ier, sous condition que cette souveraineté demeurerait séparée de la monarchie française; qu'une alliance eut lieu entre la France et l'Empire contre les Turcs, et que François Ier assurerait son concours pour réduire toute la chrétienté sous une même foi et une même obéissance à la cour de Rome. François Ier conclut de ces propositions, que l'Empereur craignait la guerre; il donna l'ordre au sire de Chabot d'envahir le Piémont, et, le 6 mars, les Français occupèrent Turin, sans que Charles-Quint parût s'y opposer... Le 20 mars, Berne déclarait la guerre à l'évêque de Lausanne.

16Chant à la gloire de l'Ours de Berne, Chroniqueur, 227. - Les paysans vaudois croyaient que l'incendie épargnait le toit sous lequel la cigogne à fait son nid.... Berne fit tomber ce préjugé.


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