Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE TROISIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA MAISON DE SAVOIE.

XIIIe-XVIe SIECLE.


Chapitre II.

Philippe de Savoie, seigneur de Vaud.

1268-1285.

Philippe reconnu comme Protecteur et Avoué-Impérial par les villes impériales et l'évêque de Lausanne. - Rodolphe de Habsbourg veut rétablir dans l'Helvétie romande, pour sa maison, le pouvoir des Zaeringen et des Kybourg. - Il assiége Neufchâtel. - Il est défait par Philippe, qui le repousse sur les bords de l'Aar. - Vacance de l'Empire - Rodolphe de Habsbourg élu roi des Romains ou Empereur. - L'Empereur et le Pape à Lausanne. - Consécration de la cathédrale. - Rodolphe appelé en Allemagne. - Philippe se ligue avec les comtes de Bourgogne et les bourgeois de Lausanne contre les évêques de Bâle et de Lausanne. - Les évêques réclament le protectorat impérial. - Rodolphe secourt l'évêque de Bâle, défait les comtes de Bourgogne et traite avec eux. - Il reprend à Philippe Guminen, Laupen et Fribourg. - Il assiége et prend Morat. - Siège de Payerne. - Intervention du Pape et de la reine de France. - Conférences à Lausanne. - Conditions de paix proposées. - Rodolphe les repousse. - Le siège de Payerne continue. - Intervention du roi d'Angleterre. - Traité de paix. - Le sire de Prangins se déclare vassal de l'Empereur. - Maladie et mort de Philippe. - Baronie de Vaud, apanage d'un prince de Savoie.

Lorsque Philippe parvint au pouvoir, Richard de Cornouailles, et Alphonse X, roi de Castille, l'un et l'autre élus roi des Romains ou empereur d'Allemagne, se disputaient l'Empire. Mais, sans armées, sans trésor, sans gouvernement, et même absents du territoire impérial, ces deux rivaux n'étaient souverains que de nom. Aussi, dans cet état d'anarchie, Lausanne et Berne, villes impériales, Fribourg, Laupen et Guminen, fiefs impériaux, enfin, l'évêque de Lausanne, se hâtèrent de reconnaître le comte de Savoie, ou comme Protecteur ou comme Vicaire de l'Empire.

Tout faisait donc espérer à Philippe un règne pacifique, lorsque Rodolphe de Habsbourg, ancien ennemi de Pierre de Savoie, profitant de l'anarchie qui divisait l'Empire, forma le projet de s'emparer non-seulement du douaire de la comtesse de Kybourg, mais de tous les fiefs de l'Helvétie jadis tributaires des maisons de Zaeringen et de Kybourg. Rodolphe entra en compagne dans l'année 1272, et attaqua Henri, comte de Neufchâtel. Ce prince, pris au dépourvu, dut se réfugier dans son donjon de Neufchâtel, qui bientôt fut assiégé par Rodolphe. Philippe accourut au secours de son feudataire le comte Henri, et secondé par les hommes d'armes de Vaud, il livra bataille à Rodolphe, le défit, le força à se retirer sur la rive droite de l'Aar et à renoncer à ses projets de conquête sur l'Helvétie romande. Cette victoire décida plusieurs seigneurs à reconnaître Philippe et à lui prêter serment de fidélité. Le comte de Gruyère lui rendit hommage, et lui remit, à titre de suzerain, ses châteaux de Vanel, de Nyss et de la Tour-de-Trême; les bourgeois de Morat le reconnurent aussi pour leur seigneur1.

Cependant, la fortune, si contraire à Rodolphe de Habsbourg dans toutes ses tentatives sur les pays romands de l'Helvétie, lui ouvrit tout à coup une ère de grandeur, glorieuse pour l'Helvétie allemande, mais menaçante pour les possessions de la maison de Savoie.

Après une longue vacance du St-Siège, occasionée par la mort de Clément IV, un prélat éminent, Théalde de Plaisance, légat de Rome à la Terre-Sainte, fut nommé pape sous le nom de Grégoire X. Ce pontife, loin de suivre la politique de ses prédécesseurs, qui, toujours, avaient cherché à rebaisser l'Empire, s'efforça de lui donner une puissance réelle, persuadé qu'il était que l'Empire seul pouvait rendre le pouvoir à l'Eglise. Grégoire repoussa donc les sollicitations d'Alphonse, qui, encouragé par la mort de Richard de Cornouailles, son compétiteur au sceptre de Charlemagne, rassemblait de l'argent, levait des soldats en Espagne, parlait de passer en Allemagne, et demandait seulement au Pape qu'il reconnût la légitimité de son élection. Mais Grégoire voyant qu'Alphonse, tout à fait étranger à la race allemande sur laquelle il prétendait régner, n'avait aucun moyen de faire respecter le pouvoir impérial, exhorta les princes électeurs à se rassembler de nouveau et à faire choix d'un prince allemand, qui, digne de l'Empire, pût lui rendre son ancienne vigeur. Cette exhortation fut écoutée, et les électeurs, pour ne point se diviser plus longtemps, confièrent au duc de Bavière la mission de nommer un empereur. Le duc de Bavière, appréciant les vertus et les talents militaires de Rodolphe de Habsbourg, l'élut roi des Romains, ou empereur d'Allemagne. Rodolphe, qui alors, avec une petite armée de gentilshommes, faisait le siège de Bâle, pour se venger d'un affront que lui avaient fait les bourgeois de cette ville, fut confondu d'étonnement lorsque Henri de Pappenheim, grand maréchal de l'Empire, et le comte de Hohenzollern vinrent lui annoncer son élection.

Cette nouvelle jeta dans la consternation les partisans de la maison de Savoie dans l'Helvétie romande, mais transporta de joie l'Helvétie allemande toute entière, fière de donner un empereur à l'Allemagne. Les Bâlois, que Rodolphe assiégait, furent les premiers à le reconnaître et à le saluer roi des Romains. Suivi d'un cortége immense, Rodolphe se rendit à Aix-la-Chapelle pour recevoir de l'électeur de Cologne la couronne de Charlemagne; les paysans de Schwytz, vassaux de l'Empire, envoyèrent leurs députés, et les villes impériales ou tributaires de l'Empire, Bâle, Zurich, Soleure, Lucerne, Fribourg et Lausanne, envoyèrent leurs hommes d'armes grossir le cortége impérial.

Rodolphe réalisa les espérances que sa nomination avait fait naître. Il fit respecter le pouvoir impérial, méconnu dès longtemps; il vainquit les rois de Bohême et de Hongrie, et sur les provinces qu'il leur print, il fonda cette puissante maison d'Autriche, qui, maintenant encore, a pour chef un descendant du seigneur de Habsbourg. Cependant, Rodolphe, parvenu au faite de la puissance, n'oublia point sa patrie: il donna à l'Helvétie allemande des institutions qui convenaient à ses moeurs et aux besoins de ses populations; il étendit les libertés des villes de Zurich, de Lucerne, de Soleure et de Schaffhouse; enfin, il promit aux Schwytzois qu'il maintiendrait leurs droits, et reconnut que ces montagnards pourraient conférer, même à un serf, la dignité de Landammann, si la pluralité des voix du peuple désignait un serf pour remplir cette charge. Un empereur posait ainsi les bases de principes démocratiques, que les monarques ses descendants n'ont cessé de combattre pendant une longe suite de siècles.

La ville impériale de Lausanne, située au milieu des états de Savoie, reçut aussi des preuves de la bienveillance de l'Empereur, lorsque la consécration de la magnifique cathédrale que l'évêque Jean de Cossonay venait de construire sur les ruines de l'antique édifice, dévoré par un incendie trente ans auparavant, appela le pape Grégoire X à Lausanne. Rodolphe saisit cette occasion pour rencontrer ce Pape, auquel il devait la couronne, et pour prêter serment de fidélité à l'Eglise.

La nouvelle que le sacre de la cathédrale de Lausanne aurait lieu en présence de l'Empereur, fit une grande sensation. Le concours fut immense, et la cérémonie eut lieu le 19 octobre 1275, avec toutes les pompes de l'Eglise romaine, et au milieu du faste de l'Empire2. Grégoire X, venant du concile de Lyon, qu'il avait présidée, était accompagné de sept cardinaux, de dix-sept évêques, d'un grand nombre d'abbés, d'une foule de religieux de divers orders, enfin, du clergé du diocèse de Lausanne et des évêchés voisins. Rodolphe et l'impératrice Anne, son épouse, entourés de leurs cinq fils et leurs trois filles, jeunes encore, avaient une suite nombreuse. Sept ducs ou princes régnants brillaient au premier rang; quinze comtes, grands vassaux de l'Empire, et une multitude de barons (multitudo baronum) complétaient le cortège de la famille impériale. Toutefois, au milieu de ces grands personnages, Allemands, Français et Italiens, on remarquait l'absence des princes de la maison de Savoie. Cette absence était significative, et due sans doute au vieil antagonisme des maisons rivales de Savoie et de Habsbourg, que nous verrons bientôt rallumer la guerre dans le Pays de Vaud.

Le Grand Souverain Pontife3 consacra la cathédrale à la Bienheureuse Vierge Marie Notre-Dame de Lausanne; il oignit et consacra le grand autel et y renfreme les saintes reliques suivantes: un morceau du bois du croix du Seigneur; des cheveux de la Bienheureuse Vierge Marie; un morceau de la côte de la Bienheureuse Marie Magdelaine; un morceau de la côte du Bienheureux St Laurent; un morceau du sépulchre du Seigneur; un morceau du sépulcre de la Ste Vierge; un morceau de la Ste Crèche; un morceau de la droix de St André, et plusieurs autres saintes reliques..... Le Grand Souverain Pontife Grégoire accorda des indulgences et une absolution pour une année et quarante jours à tous ceux qui ayant visité l'église de Ste Marie de Lausanne se seraient confessés de leurs péchés.

Le lendemain de la consécration, une autre cérémonie non moins solennelle eut lieu dans la cathédrale. L'Empereur fit, entre les mains du Pape, le serment de fidélité à l'Eglise, et délivra au souverain Pontife un diplôme par lequel il lui rendait, ou s'engageait à lui faire rendre, les provinces enlevées au St-Siège en Italie, Ravenne, la Marche-d'Ancône et le duché de Spolete. Par ce même diplôme l'Empereur s'engageait à défendre les droits du Pape dans le royaume de Sicile, à prendre part aux croisades, et à faire la guerre pour l'Eglise, si cela devenait nécessaire.

«Les solennités furent si brillantes pendant les vingt jours que durèrent les fêtes, que l'Empereur dépensa, pour son costume, neuf cents marcs d'argent, comme qu'égalait à peine le revenu du plus riche baron de cette époque. L'abbé de St-Gall fut obligé de vendre à la maison de Habsbourg les fiefs de sa riche seigneurie de Gruningen, dans l'impossibilité où il se trouvait de payer les dépenses qu'il avait faites à Lausanne pendant ces fêtes splendides4

Cependant, ces fêtes cessèrent à la nouvelle des événements qui agitaient l'Allemagne. Plusieurs des états de cette vaste contrée voulaient se rendre indépendants de l'Empire, et l'Autriche était en pleine insurrection contre la maison de Habsbourg. Rodolphe quitta Lausanne, leva une armée, et se rendit sur le théâtre des événements. Alors Philippe de Savoie, qui, pendant le séjour du Pape et de l'Empereur, s'était complêtement effacé, crut que le moment était venu où il pourrait reprendre, dans l'Helvétie romande, la prépondérance que Rodolphe lui avait enlevée au profit des évêques de Lausanne et de Bâle.

L'ancien antagonisme de la bourgeoisie de Lausanne et de l'Evêque existait toujours, mais il ne se produisait plus comme autrefois en prises d'armes et en insurrections des habitants du Bourg. Philippe chercha à rallumer les vieilles haines de cette bourgeoisie, et réussit si bien, que les bourgeois attaquèrent l'Evêque dans son château de la Cité et l'expulsèrent de Lausanne. Les seigneurs vassaux de l'Eglise prirent le parti de Guillaume de Champvent, successeur du Jean de Cossonay, et tentèrent de s'emparer de Lausanne pour y réintégrer cet évêque. Mais Philippe soutint les bourgeois en leur envoyant des secours. Les partisans de l'Evêque furent repoussés, et les bourgeois portèrent la ravage dans leurs terres, et l'incendie dans leurs châteaux.

Pendant que la guerre civile désolait Lausanne et les terres de l'Evêché, Philippe agissait contre l'évêque de Bâle, et profitant de l'ascendant que lui donnait son titre de comte palatin de Bourgogne, il excitait les jeunes comtes de Bourgogne, neveux de sa femme, contre cet évêque, seigneur de Porrentruy, et vassal de l'Empereur. Ces jeunes princes charrèrent de Porrentruy les officiers de l'Evêque, s'emparèrent de cette ville, et prononcèrent la déchéance temporelle de ce prélat pour tous ses fiefs situés dans les terres de Bourgogne. Non content d'avoir rabaissé le pouvoir temporel des évêques protégés de l'Empereur, Philippe attaque l'Empereur lui-même. Il s'empara de plusieurs de ses fiefs, tels que Guminen, Laupen et Fribourg, imposa de forts péages sur cette dernière ville, prétextant qu'elle faisait partie du douaire de sa soeur, la comtesse de Kybourg.

Les évêques de Lausanne et de Bâle, trop faibles pour résister aux agressions dont ils étaient les victimes, invoquèrent le protectorat impérial. Leur réclamation parvint à l'Empereur dans un moment opportun: les ennemis de Rodolphe, en Allemagne, étaient réduits à l'obéissance, et il venait de constituer l'Autriche en un duché héréditaire pour sa famille. L'Empereur somma Philippe et les comtes de Bourgogne de rendre les seigneuries qu'ils avaient enlevées aux évêques et à l'Empire; mais ces princes, comptant sur les secours que leur avait promis le roi de France Philippe-Auguste, n'eurent aucun égard pour ces sommations, et la guerre fut déclarée.

Rodolphe leva quelques troupes, passa le Rhin et se dirigea sur la Franche-Comté. Il s'empara de Porrentruy et de Montbeillard; il défit les comtes de Bourgogne et les poursuivit jusque sous les murs de Besançon, où ils s'étaient réfugiés, résolu à soutenir un siège. L'Empereur n'avait avec lui que des levées féodales; il n'avait point de machines de siège. Aussi, vit-il bientôt qu'il ne pouvait prendre Besançon que par la famine. Il préféra traiter avec les comtes de Bourgogne, et reconnut leurs droits souverains sur la Franche-Comté, sous les seules conditions que, renonçant à rendre hommage au roi de France, ils se reconnaîtraient désormais vassaux de l'Empire, et qu'ils respecteraient les droits temporels de l'évêque de Bâle sur plusieurs seigneuries situées dans leurs états.

Après avoir ainsi rétabli la suzeraineté impériale en Franche-Compté, Rodolphe dirigea ses troupes contre Philippe de Savoie. Il s'empara de Guminen, de Laupen et de Fribourg, et parvint devant Morat, où Philippe avait envoyé ses hommes d'armes de Vaud et de Savoie, sous les ordres de son neveu Louis, qui, plus tard, devint baron de Vaud. La garnison de Morat se défendit vaillamment; elle fit plusieurs sorties, et dans l'une d'elles, faillit s'emparer de la personne de l'Empereur. Ce monarque, malgré son grand âge, s'étant jeté au milieu de la mélée, eut son cheval tué sous lui, et dut combattre à pied. Eloigné des siens, et succombant sous le nombre des assaillants, il s'élança dans le lac, saisit une branche d'arbre d'une main et se défendit de l'autre, jusqu'à ce qu'un de ses chevaliers, le comte de Waldeck vint à son secours et le délivra. Rodolphe, hors d'état, à la suite de ce combat, de diriger le siège en personne, en remit le commandement à son beau-frère, le comte de Hohenberg, et se fit transporter à Fribourg.

Enfin, après une longue et héroique résistance, Morat dut se rendre, et l'Empereur, à la tête de son armée, se dirigea sur Payerne, où Louis de Savoie s'était retiré, et campa devant cette ville, qu'il assiégea. Payerne était défendue par d'épaisses murailles hérisées de tours; du côté de la Broye, de larges fossés pleins d'eau la mettaient à l'abri de toute attaque, et Louis de Savoie, la bourgeoisie et la garnison, étaient résolues à ne ceder qu'à la dernière extrémité. Aussi, le siège durait déjà depuis longtemps, et paraissait devoir se prolonger, lorsqu'une haute intervention survint, qui sauva le Pays de Vaud des horreurs de la guerre.

Alarmés de la position critique de la maison de Savoie, menacée dans ses possessions par les armes de l'Empire, le pape Martin IV, et la veuve de St-Louis, nièce de Philippe, intervinrent pendant le siège de Payerne. Le Pape envoya à Philippe, malade à Evian, son nonce Guillaume de Thonnens, pour l'engager à demander une trève à l'Empereur. Philippe accepta cette ouverture et donna des pouvoirs au nonce pour traiter. De son côté, la reine Marguerite de France, qui s'était rendue à Mâcon pour presser les négociations, reçut à sa cour l'évêque de Belley, arbitre choisi par Philippe, et l'évêque de Bâle, que Rodolphe avait désigné comme son arbitre. Ces deux prélats transportèrent à Lausanne, en juillet 1282, le siège de leurs conférences, y débattirent les droits de l'Empire et ceux de la maison de Savoie, et rendirent la sentence suivante:

Nous, Henri évêque de Bâle, et Guillaume évêque de Beley, du consentement des deux parties, nous avons proclamé la paix entre le Roi Rodolphe et le Comte Philippe, spécialement quant aux châteaux de Morat et de Contamine (Castris Murati et Contamine), la ville de Payerne et autres lieux contestés.

Premièrement, le Roi Rodolphe abandonnera et remettra au comte, pour sa vie durant, les dits châteaux et la ville de Payerne.

Item. Le Roi prend le Comte sous sa sauvegarde (salviguardia).

Item. Le Roi n'enlèvera rien au seigneur Comte; il ne soutiendra pas ceux qui voudraient lui porter dommage; au contraire, il aidera le dit Comte à rentrer en possession des châteaux (Morat, Contamine), et de la ville (Payerne), s'ils lui étaient enlevés.

Item. Après la mort du Comte, ses successeurs se soumettront au Roi pour les susdits châteaux et villes.

Item. Le Comte défendra le Roi contre tous, et le Roi oublie toute rancune contre le Comte au sujet de la guerre5, et déclare que le dit Comte, ainsi que ses prédécesseurs, ont été fidèles et protecteurs de l'Empire.

Item. Comme l'évêque de Lausanne avait dénié les droits du comte de Savoie, et que le Roi avait soutenu la querelle de l'Evêque, le Roi promet que si de nouvelles dissensions s'élevaient entre l'Empire et le Comte, il obligera l'Evêque à s'en rapporter au jugement d'arbitres et d'un surarbitre, afin que les parties n'aient pas recours à la force des armes.

Témoins, Albert de Romont, avoyer de Fribourg, Richard de Corbières. Donné à Lausanne, au mois de juin 12826.

Ces conditions de paix, trop favorables au comte de Savoie, déplurent à Rodolphe; il refusa de les ratifier, et donna l'ordre de pousser activement le siège de Payerne. Cette place, qui se défendait si courageusement depuis dix-huit mois7, allait succomber à la famine, le Pays de Vaud allait être ravagé tout entier par la guerre, et la maison de Savoie succombait sous les efforts des armes de l'Empire, lorsqu'une nouvelle méditation fut proposée: celle du comte de Champvent et du petit-neveu de Philippe, Edouard roi d'Angleterre, successeur d'Henri III. Les conférences recommencèrent, Rodolphe et Philippe se firent de mutuelles concessions, et enfin la paix fut conclue et signée dans le camp de Payerne.

Traité de paix entre Rodolphe, roi des Romains, et Philippe, comte de Savoie8

Rodolphe, par la grâce de Dieu, roi des Romains, toujours auguste. A tous les fidèles du St-Empire romain qui verront les présentes, sa grâce et tout bien, nous faisons savoir que nous avons conclu, avec le Noble Philippe, Comte de Savoie, une paix bonne et durable après la guerre que nous avons eue avec lui, et aux conditions suivantes:

Primo. Nous faisons la paix et donnons au Comte Philippe de Savoie, et à tous et à chacun de ses guerriers, de ses partisans, et spécialement aux citoyens de Morat et de Contamine, une bonne, parfaite et stable paix; et d'un coeur pur et en toute bonne foi, nous renonçons à leur égard à toute indignation, colère, rancune et haine que nous avons eu contre eux, et leur pardonnons entièrement et libéralement.

Item. Le dit Comte Philippe nous réserve et nous concède Morat et Contamine, et résigne en nos mains l'Avouerie de Payerne et tout droit qu'il a dans cette ville.

Item. Nous ne ferons supporter aucun mal, ni aucune charge aux citoyens de Morat et de Contamine, pour avoir adhéré au dit Comte. Mais nous daignons leur conserver leurs droits, leurs biens et leurs libertés.

Item. Nous ne susciterons ni difficultés, ni guerre, soit de notre fait, soit de celui de tout autre, pendant tout le temps de sa vie, quant aux possessions, aux hommes ou fortalités de l'Empire qu'il possède maintenant, ou qu'il retient en sa puissance.

Item. Nous conservons au Prieur, au Monastère et aux habitants de Payerne, leurs possessions, leurs libertés et leurs droits, et tant que nous vivrons, nous ne leur ferons supporter aucun dommage, aucune charge, pour s'être joints au dit Comte, ajoutant à cette condition, que nous retiendrons l'Avouerie de Payerne au nom de l'Empire, de telle manière qu'à nos successeurs, aux Rois et à l'Empire tout droit et toute liberté demeurent intacts à l'avenir, tels que ces droits et ces libertés étaient ou pouvaient être le jour avant que cette paix a été conclue.

Item. Les prisonniers seront, de part et d'autre, absous et librement renvoyés.

En témoignage de quoi nous avons fait rédiger le présent écrit, et l'avons fait revêtir du sceau de notre Majesté.

Donné au camp, devant Payerne, le jour de l'Heureux Jean, Apôtre et Evangéliste (27 décembre). Indict. XII. L'an du Seigneur 1283, et l'onzième de notre règne.

Les différends entre l'Evêque et les bourgeois de Lausanne furent également terminés par une médiation, et Rodolphe, dans le but de protéger l'Evêque et les Terres-de-l'Evêché contre les empiètements de la maison de Savoie, nomma Avoué-Impérial un seigneur du Pays de Vaud, Richard de Corbières, homme doué d'une grande habileté, et lui enjoignit «de maintenir les droits de l'Evêque et de Lausanne envers et contre tous9

Toutefois, la paix ne rétablit pas la tranquillité dans les états de Savoie. Le dauphin du Viennois, époux de Béatrix, mécontent du testament de son beau-père, Pierre de Savoie, réclamait à Philippe certains territoires de la Bresse et du Bugey, et finit par lui faire la guerre pendant les années 1283 et 1284. D'un autre côté, dans le Pays de Vaud, Richard de Corbières excitait les grands feudataires contre Philippe, cherchait à les détacher de la maison de Savoie et à les attirer sous la suzeraineté de l'Empire. Le sire de Prangins écouta les suggestions de l'Avoué-Impérial, et sous le prétexte de quelques griefs contre Philippe, il fit hommage à l'Empereur pour son château de Bioley et sa châtellenie de Prangins. M. Louis de Charrières rapporte dans son intéressant ouvrage sur les sires de Cossonay et de Prangins la charte par laquelle ces fiefs de Prangins furent inféodés à la maison de Habsbourg.

Moi Richard de Corbières, bailli et avoué de Lausanne, pour sérénissime prince Rodolphe, par la grâce de Dieu Roi des Romains, toujours auguste, je fais savoir que noble homme Jean, sire de Prangins, a fait hommage sur ses mains, à ce prince et à ses enfants, soumettant à sa domination le château de Biolay avec toutes ses appartenances et la châtellenie de Prangins, réservant trois hommages auxquels il est astreint, savoir: au seigneur archevêque de Besançon, au comte de Savoie et au sire de Gex.

Moi Richard de Corbières, de la part du Roi, déclare avoir reçu le sire Jean, et ses enfants, avec leurs droits et propriétés, dans la garde (défense, protection) du Roi, promettant de bonne foi de les assister de toutes mes forces aux propres dépens du Roi, afin qu'ils puissent recouvrer ce qu'ils doivent posséder et en être réinvestis.

J'ai aussi promis que lorsque le sire Jean fera son hommage sur les propres mains du Roi ou de l'un de ses enfants, sa féauté sera récompensée, soit dans sa propre personne, soit dans la possession de terres, et cela à mon arbitre et à celui de deux de ses amis. Mais, si ni moi, ni les gens du Roi, ne prêtons assistance au seigneur Jean, ou si son fief n'est pas augmenté, les conditions ci-dessus énumérées ne seront d'aucune valeur, et l'hommage rendu au Roi ne liera en quoi que ce soit le susdit sire de Prangins.

En témoignage de ce qui est contenu dans la présente lettre au susdit sire de Prangins, j'ai apposé mon propre sceau, et, à ma demande, celui de la communauté des citoyens de Lausanne. Donné le jour du sabbat avant la fête du bienheureux Grégoire, l'an du Seigneur 1284.10

Cet acte fut envisagé par la maison de Savoie comme une félonie qui devait attirer une vengeance éclatante sur la tête du sire de Prangins. Mais Philippe était atteint d'une hydropsie, et retiré dans son château de Rossillon, en Bugey, il ne voulut pas sévir; il avait abandonné les affaires de l'Etat, et n'était occupé que du salut de son âme. Enfin, ce prince sucomba à ses maux et mourut en 1285.

Philippe, âgé de soixante ans lorsqu'il épousa la veuve du comte palatin de Bourgogne, n'eut point d'enfants. Il laissa la souveraineté de ses états à Amédée V, second fils de son frère Thomas, comte de Flandre, et lui attribua, dans le Pays de Vaud, l'hommage des grands feudataires, les sires de Cossonay, d'Oron, de Blonay, d'Orbe, de Nyon, de Prangins, de Grandson et d'Estavayer. Il donna à Thomas, l'aîné de ses neveux, la principauté du Piémont, et pour Louis, le troisième de ses neveux, il constitua la Baronie de Vaud, formée de villes et de fiefs disséminés dans le Pays de Vaud. Toutefois, la principauté du Piémont et la baronie de Vaud ne furent point indépendantes, mais elles formèrent de grands fiefs inféodés au comte de Savoie, comme l'étaient les grands fiefs de Granson et de Cossonay.


1Guichenon, Histoire de la Maison de Savoie, I, 292.

2Fontaine, Sacre de la cathédrale de Lausanne par le pape Grégoire X. Fribourg, 1791.

3Traduction de l'acte de consécration. Voyez Fontaine.

4Jean de Muller, Hist. de la Confédération Suisse, II, 224.

5Rex quittat omnem rancorem contra comitem occasione dictae guerrae.

6Guichenon, t. IV, p. 86, Preuves. Document tiré des archives de la Chambres des Comtes.

7On voit dans Guichenon, Preuves, IV, 87, et dans Cibrario, II, 184, que le siège de Payerne dura près de deux années, pendant lesquelles cette ville résista. On lit dans Gerber, Codex epistolaris Rodolphi I, Romanorum regis: «Rodolphus rex obsedit Paterniacum, et edificavit circa munitiones et domos, intendens eos congere per alimentorum peruriam tradere civitatem.... deinde circa nativitatem domini, rex compositionem fecit. (Annales de Colmar.

8Guichenon, Preuves. Archives de Turin.

9J. de Muller, Hist. de la Conf. Suisse, II, 135.

10Ls de Charrière, Recherches sur les sires de Cossonay et sur ceux de Prangins issus de leur famille, t. V, p. 173, des Mém. et Doc. et la Soc. d'Hist. de la Suisse romande.



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