Louis de Savoie réclame et obtient une augmentation de son apanage. - Mort de Rodolphe de Habsbourg. - Vacance de l'Empire. - Amédée V s'empare des fiefs de la maison de Prangins et les donne au baron de Vaud. - Il réunit Nyon à ses états et lui donne des franchises. - Adolphe de Nassau élu empereur. - Albert d'Autriche, fils de Rodolphe de Habsbourg, prétend à l'Empire. - Il excite la noblesse de l'Helvétie contre la bourgeoisie des villes. - Ligue de la noblesse contre la ville de Berne. - La noblesse vaincue au Donnerbuhl par les Bernois. - Guerre du baron de Vaud contre les seigneurs du Pays de Vaud. - Le comte de Savoie intervient. - L'Empereur Adolphe vaincu et tué par Albert d'Autriche. - Albert élu empereur. - Il rétablit sa puissance en Helvétie et traite avec le comte de Savoie. - Il opprime le peuple des Waldstetten, qui prend les armes, défait les Autrichiens à Morgarten, et fonde la Confédération Suisse.
Louis de Savoie avait suivi, dès sa jeunesse, les bannières du roi St Louis son parent; il l'accompagna dans ses guerres, à sa croisade en Afrique, et ne revint en Europe qu'après la mort de St Louis à Tunis. Louis, toujours avide de combats, faisait la guerre sous les princes français, lorsque son oncle Philippe, menacé par l'empereur Rodolphe de Habsbourg, le rappela et lui donna le commandement des hommes d'armes de Vaud et de Savoie. Il défendit Morat, et pendant près de deux ans soutint l'effort des armes de l'Empereur, qui assiégeait Payerne. Aussi, lorsqu'il fut investi de la baronie de Vaud, les Vaudois durent éprouver une vive satisfaction en voyant un guerrier d'un aussi haut renom devenir leur seigneur.
Cependant, Louis, mécontent des dernières volontés de son oncle, qui ne lui laissait pour apanage qu'une baronie composée de fiefs disséminés, Moudon, Yverdon, les Clées, Romont, Rue et Cudrefin, demanda un partage plus équitable. Ses frères, le comte de Savoie et le prince de Piémont, adhérèrent à sa demande, et consentirent à s'en rapporter au jugement arbitral du duc de Bourgogne. Mais ce prince ayant refusé de se mêler de cette affaire de famille, l'évêque d'Aoste, l'abbé de Savigny, un chevalier et un docteur en lois, furent chargés d'examiner les prétentions du baron de Vaud et de décider à leur égard. Ces personnages se réunirent à Lyon en 1286, dans la maison des chevalier du Temple, et prononcèrent que Louis de Savoie, outre la baronie de Vaud, recevrait les fiefs de Pierre-Châtel, le Conthey et de Sallion en Valais, une rente de quatre cents livres sur l'abbaye de St-Maurice, et quelques redevances sur le Bugey et le Valmorey. Mais le baron de Vaud, mécontent de l'arrêt de ces arbitres, exigea un nouvel examen de ses prétentions. Un parent des princes de Savoie, Perceval de Lavagne, vicaire-général de l'Empire en Toscane, choisi pour arbitre (1287), prononça que Louis recevrait 1500 livres de rente du comte de Savoie, les fiefs de Montreux, de Féterne, d'Evian, d'Alinges, de Thonon et de la Tour-de-Peilz, et tout ce que sa tante, la comtesse de Provence, avait possédé dans la Novalèse. Le prononcé de Perceval de Lavagne fut agrée, et l'union régna désormais entre les princes de la maison de Savoie1.
Ces princes régnaient en paix depuis six ans, lorsque la mort de Rodolphe de Habsbourg vint tout mettre en question dans les états de l'Empire. Partout, dans ces états, surgirent de vieilles prétentions comprimées sous le règne de Rodolphe, et chacun recourut à la voie des armes pour les faire valoir ou pour les défendre. Les électeurs de l'Empire rejetèrent la candidature d'Albert d'Autriche, le dernier survivant des fils de Rodolphe, mais ils ne purent tomber d'accord sur le choix d'un empereur, et augmentèrent ainsi le désordre général.
Le comte de Savoie, profitant de ces circonstances pour ressaisir dans l'Helvétie la prépondérance que sa maison avait perdue sous la règne de Rodolphe, s'allia avec l'abbé de St-Gall, l'évêque de Constance, la ville de Zurich, et plusieurs grands vassaux de l'Empire, pour s'opposer aux prétentions d'Albert, et se hâta de reprendre possession des fiefs que Rodolphe avait enlevés à Philippe de Savoie. Il appela sous sa bannière ses vassaux du Pays de Vaud, et marcha à leur tête sur les anciennes possessions de sa maison, situées en-deçà de l'Aar. Il reprit l'avouerie du prieuré de Payerne, que Philippe avait dû céder à l'Empereur; il rétablit sous son autorité Morat, Guminen, Laupen et Fribourg; il obtint des Bernois qu'il demeurerait leur protecteur pendant la vacance de l'Empire, et reçut mille marcs d'argent pour ce protectorat, si nécessaire à Berne, toujours menacée par les seigneurs ses voisins.
Après avoir rétabli son pouvoir sur ces villes et sur ces seigneurs, le comte de Savoie voulut montrer aux grands feudataires de Vaud qui avaient recherché le protectorat de la maison de Habsbourg, que celui-ci était nul, et que la maison de Savoie saurait se venger de quiconque oserait rendre hommage à un souverain étranger. Le sire de Prangins, que nous avons vu souscrire un acte de féauté en faveur de l'empereur Rodolphe, fut destiné à servir d'exemple de la vengeance savoyarde. Amédée V et Louis rassemblèrent leurs vassaux du Pays de Vaud, et assiégèrent les châteaux du sire de Prangins: ceux de Nyon, de Prangins, de Bioley, de Mont et de Grandcour. Après avoir vaincu ce seigneur, pris tous ses châteaux forts, et rasé celui de Bioley, dont après six siècles nous voyons encore les ruines sur une hauteur escarpée entre Begnins et Burtigny, Amédée réunit Nyon et sa châtellenie au domaine de Savoie, et augmenta l'apanage de son frère, le baron de Vaud, aux dépens des autres fiefs de l'antique maison de Prangins.
En prenant possession de Nyon, les officiers du comte de Savoie s'engagèrent en ces terms à l'égard de cette ville:
«Nous Guillaume de Septemo, etc., faisons savoir à tous ceux qui verront et entendront les présentes, que dans la paix par nous faite devant Nyon, au nom du noble Amédée comte de Savoie d'une part, et par les gentilshommes demeurant à Nyon, et la généralité des bourgeois du dit Nyon d'autre part, nous promettons que le dit monseigneur le comte baillera et délivrera aux dits gentilshommes et bourgeois lettres scellées de leur franchise telle qu'ils l'ont, ou d'une autre franchise telle qu'ils voudront, et sauront élire dès Genève en haut de la terre de Monseigneur le comte. Donné en l'an courant 1293.2»
La même année, Amédée IV se rendit à Nyon, où non-seulement il confirma le traité passé entre ses officiers et Nyon, mais étendit les anciennes libertés de cette ville, en donnant «aux dits chers nobles et bourgeois du bourg, soit ville de Nyon, la liberté et franchise de Moudon dans le Vaud.»3
Pendant que les princes de Savoie anéantissaient une des plus puissantes maisons féodales du Pays de Vaud et se créaient des partisans dans la bourgeoisie des villes, en leur donnant des priviléges, les électeurs de l'Empire réunissaient enfin leurs suffrages sur un prince ami de la liberté, et nommaient Adolphe de Nassau roi de Germanie ou empereur d'Allemagne (1293). Adolphe, en montant sur le trône, fit proclamer la paix et une amnestie générale dans tous les états de l'Empire; il donna de nouvelles franchises aux villes impériales; il institua à Berne et à Zurich des cours criminelles supérieures destinées à rendre la justice dans les époques de vacance de l'Empire, et porta de cinquante à deux cents le nombre des membres du conseil de Berne, qui devint ensuite célèbre sous le nom du Deux-Cent. Ces actes de l'empereur Adolphe rappelèrent la confiance dans les états de l'Empire. Mais la prospérité, qui toujours apparaît aussitôt que la paix et de bonnes institutions sont données aux nations, ne fut que d'une trop courte durée. Albert d'Autriche, après avoir vaincu ses ennemis en Bohème, en Autriche et en Styrie, s'avançait à la tête d'une armée formidable, pour arracher à Adolphe de Nassau la couronne impériale, et appelait sous ses étendards les seigneurs ennemis des villes dont les libertés venait d'être assurées aux dépens de la féodalité.
Cet appel trouva de l'écho dans l'Helvétie. Là une fière noblesse voyait avec impatience la ville de Berne grandir en importance et acquérir un pouvoir, partage jusqu'alors des nobles et de l'Eglise. Aussi, une coalition se forma bientôt contre cette ville. Le baron de Vaud, les comtes de Neufchâtel et de Gruyère, et les grands feudataires de l'Helvétie allemande, et même les bourgeois de Fribourg se réunirent et envahirent le petit territoire de Berne. Mais les Bernois, sous les ordres de leur châtelain Ulrich d'Erlach, défirent la noblesse coalisée, et, le 2 mars 1298, remportèrent une victoire éclatante au pied du Donnerbuhl.
Cette défaite, dans laquelle la noblesse vaudoise essuya de grandes pertes, occasiona chez elle une vive irritation contre le baron de Vaud, qui l'avait entrainée dans l'expédition de Berne au moyen de promesses qu'il ne pouvait tenir. Dès là, des querelles, des récriminations et des guerres partielles, des dévastations de terres et de forêts, des sièges et des pillages de châteaux, auxquels prirent successivement part contre le baron de Vaud, l'évêque de Lausanne, les sires d'Aubonne, de Cossonay, de Grandson, de Champvent, d'Estavayer, de Belmont, de La-Sarra, et les seigneurs dépossédés de la maison de Prangins. Cependant, Amédé V voyant le Pays de Vaud bouleversé par ces guerres civiles, interposa son autorité; il exigea qu'une trève eut lieu, et que les différends, causes apparentes de cette guerre, fussent jugés par un arbitre qu'il désigna dans la personne d'un seigneur bourguignon, Jean de Châlons. Celui-ci, par sentence rendue à la Tour-d'Ouchy, en 1298, condamna le baron de Vaud à respecter les droits des seigneurs et des villes, à garder la paix, et à payer un dédommagement de 1300 livres à l'Evêque. Le baron donna pour cautions de ce paiement et de l'observation du traité de paix, les comtes de Neufchâtel et de Gruyère, Jean vidome de Moudon, et les seigneurs de Blonay, de Mont, de Vulliens, de Pont, de Montricher et de Chatonay4.
Les Mémoires de la société d'histoire de la Suisse romande et le traducteur de Jean de Muller citent plusieurs documents dans lesquels sont énumérés les principaux griefs élevés par l'Evêque et les seigneurs contre le baron de Vaud. Ainsi:
«Le baron avait fait transporter la potence d'Yverdon sur le territoire de Belmont, il avait empêché le seigneur de Belmont d'exercer son pouvoir à Cudrefin et d'y tenir le Plaid-Général; par les constructions qu'il avait érigées à Yverdon, il faisait refluer les eaux de l'Orbe sur des prairies appartenant au sire de Grandson et aux bourgeois de cette ville; il avait empêché le sire de Montfaucon de percevoir des péages à Orbe; il avait exercé de grands ravages sur les terres de Moudon et d'Echallens, au moyen d'hommes d'armes commandés par le donzel de Valeyres et par d'autres seigneurs ses vassaux. - Enfin, le baron de Vaud était accusé d'avoir opéré des violences et des saisies à Villarzel, d'avoir ravagé les forêts du Jorat, d'avoir empiété sur les droits de foires, de routes, de régales et de jurisdiction de l'Evêque; d'avoir fait battre monnaie près des frontières des terres de l'Evêché, et d'avoir contraint les habitants de Lausanne et de la campagne à recevoir cette monnaie5.»
Pendant que ces petites querelles absorbaient l'attention du Pays de Vaud, de grands événements se pressaient dans l'Empire. Albert d'Autriche continuait une guerre heureuse contre Adolphe de Nassau, et dans le bataille de Worms, en 1298, il défit ce monarque et le tua de sa propre main. Alors, terrifiés par l'audace et par les succès du prince autrichien, les électeurs de l'Empire n'osèrent plus longtemps hésiter dans leur choix, et, d'une voix unanime, offrirent à Albert la couronne qu'ils lui avaient refusée six années auparavant.
Parvenu à la dignité impériale, Albert établit sa puissance dans les états de l'Empire; il s'imposa à l'Helvétie et comme Empereur, et comme chef de la maison de Habsbourg. Toutefois, loin de rallumer les querelles qui, pendant si longtemps, avaient divisé les maisons de Habsbourg et de Savoie, Albert ouvrit des conférences avec Amédée V, et conclut un traité par lequel l'avouerie de Payerne fut rendue au comte de Savoie, et Morat, Guminen, Laupen et Fribourg rentrèrent sous la suzeraineté impériale. Ce même traité reconnut à la maison de Savoie les droits de souveraineté sur le pied où elle existait sous le comte Pierre. Enfin, à la même époque, Albert reconnut le pouvoir temporel des évêques de Bâle et de Lausanne, et confia le protectorat impérial de la ville de Lausanne à un seigneur de la maison de Neufchâtel, Otton de Strassberg, qu'il nomma également son Lieutenant-Impérial dans la Franche-Comté6.
Cependant, voyant son autorité encore méconnue dans plusieurs parties de l'Helvétie, jadis dépendantes des comtes de Habsbourg, Albert passa le Rhin, et, par la force des armes, il rétablit partout son pouvoir dans l'Helvétie allemande, et y nomma des baillis impériaux, en leur enjoignant d'exercer la plus grande sévérité, surtout dans les vallées alpestres des Waldstetten, dont les habitants se faisaient remarquer par leur esprit d'indépendance.
Ces baillis, les Gessler, les Landenberg, commitent mille excès, et opprimèrent les habitants des vallées d'Uri, de Schwytz et d'Unterwald. Mais, après huit années de la plus dure oppression, les hommes de ces vallées, exaspérés contre une tyrannie qui leur était odieuse, jurèrent au Grüttli l'indépendance de leur patrie, coururent aux armes, chassèrent les baillis impériaux, et fondèrent ainsi, en 1308, la CONFEDERATION SUISSE.
Les comtes et les barons de l'Helvétie allemande se levèrent pour Albert, et, après la mort de ce monarque assassiné par son neveu sur les bords de la Reuss, ils se joignirent aux troupes du duc d'Autriche, mais furent vaincus avec elles à Morgarten. Excitées par l'exemple des Suisses, quelques peuplades et les bourgeoisies de quelque villes de l'Helvétie, réunirent leurs efforts pour se libérer du joug autrichien et de celui que les barons faisaient peser sur le peuple. Des luttes héroïques eurent lieu; elles durèrent un demi-siècle. Enfin, les cantons et les villes leurs alliées, virent couronner leurs efforts: l'Autriche dut céder, et, en 1358, elle traita avec la Confédération des huit cantons suisses.
Tandis que les cantons primitifs et les villes combattaient l'Autriche et la féodalité, tandis que sur les ruines de celle-ci, ces cantons fondaient chzez eux la démocratie, et que ces villes jetaient dans leurs murs les bases d'une aristocratie bourgeoise, l'Helvétie romande, étrangère à la Suisse par ses moeurs, par son langage et par ses intérêts, s'en éloignait chaque jour davantage. Cette séparation, si naturelle, s'opérait sans violence, car ce n'était point du côté des Cantons et de l'Allemagne que se tournaient les regards des populations romandes, mais c'était du côté de la France, de la Bourgogne et de la Savoie. Là, étaient toutes leurs sympathies d'origine, de moeurs et de langage. Ce n'était ni à Berne, ni à Zurich que la jeunesse destinée à l'Eglise allait étudier; c'était dans les écoles de Paris, de Lyon, de Chambéry et de Genève. Ce n'était point sous les bannières d'Autriche, ni sous celles des villes de Berne ou de Zurich que les Vaudois allaient courir les hasards de la guerre; c'était en Orient, en France, en Italie, où les Gruyère, les Grandson, les Cossonay, les Montfaucon d'Orbe, les Estavayer, les Mont, les Blonay, les Gingins, les Goumoëns, conduisant sous leurs étendards les chevaliers et les hommes d'armes des villes et des communautés vaudoises, prenaient part à ces expéditions lointaines, que bientôt nous rappellerons. Aussi, jusqu'à l'époque des guerres de Bourgogne, en 1475, époque où les Suisses ravagèrent le Pays de Vaud, naguère si prospère et si libre, l'histoire de notre patrie demeure étrangère à celle de la Suisse.
1Guichenon, I, 348. - Cibrario, II, 194 à 196.
2Grenus, Document relatifs à l'Hist. du Pays de Vaud, P. 1 et 2. - Archives de Nyon.
3Une charte de liberté et franchise de Moudon fut donnée, ou plutôt fut confirmée, déjà en 1285.
4Muller, II, 208.
5Note de M. Ch. Monnard à la page 208 du second vol. de Muller.
6Guichenon, I, 355. - Cibrario, t. I.