Guerres de Flandre. - Schisme de l'Eglise - L'Evêque de Sion expulsé. - Amédée VII, pour le secourir, vient dans le Pays de Vaud, en reconnaît les libertés et les franchises, et demande des troupes. - Les villes refusent ces levées. - Elles les accordent, mais pour un temps limité. - Les Vaudois au combat d'Ardon, au siège et prise de Sion. - Paix. - Le Valais tributaire du comte de Savoie. - Schisme dans le Valais; deux évêques; guerre civile. - Les Valaisans, soumis par Amédée, reconnaissent l'évêque du Bas-Valais. - La Bourgeoisie, persécutée en France, est protégée dans les états de Savoie. - Mort d'Amédée. - Louis de Cossonay, nommé conseiller de la Régente Bonne de Bourbon.
Le fils d'Amédée faisait la guerre sous les bannières de France contre les communes de Flandre, lorsqu'il apprit la nouvelle de la mort de son père. Il se rendit aussitôt en Savoie pour prendre possession de ses états, et appela ses hommes d'armes à prendre part à la guerre de Flandre, qui était loin d'être terminée. Sept cents lances répondirent à son appel, et à leur tête, Amédée VII rejoignit l'armée de Charles VI. Le comte de Savoie se distingua dans cette guerre, si funeste à l'indépendance des bourgeoisies Flamandes; il y acquit la réputation d'un hardi et brillant chevalier. Les Anglais soutenaient la cause des malheureuses communes, et leur armée livra plusieurs combats aux Français. Dans l'une de ces rencontres, Amédée combattit Alain de Tournemine, l'un des preux du plus haut renom, et le tua d'un coup de hache.
Le jeune guerrier était encore en Flandre, dans l'ivresse de la victoire, lorsqu'il apprit que les Valaisans, excités par le comte de Milan, avaient osé chasser de son siège l'évêque de Sion, Edouard de Savoie, son cousin, s'étaient emparés de ses châteaux, y avaient arboré les armes de Milan, et même n'avaient pas craint de faire irruption dans le Chablais. A cette nouvelle, Amédée, transporté d'indignation, se hâtat de retourner dans ses états, enjoignit à son maréchal de Savoie, Jean du Vernay, de marcher sur le Valais avec cent hommes d'armes, et ordonna à François de Pontverre, seigneur d'Aigremont, de lever trois cents fantassins dans les communautés de Vaud, pour seconder le maréchal de Savoie dans son expédition1.
Arrivé dans le Pays de Vaud, le comte de Savoie, se conformant aux coutumes, confirma les libertés et les franchises des villes de cette contrée. Les archives de Moudon et d'Yverdon conservent la charte qu'Amédée publia dans cette circonstance.
Nous, Amédée, etc., attestons que, désirant marcher sur les pas, et d'imiter les actions louables de notre père, étant aujourd'hui en notre ville de Moudon, sur la demande de nos chers et fidèles, les nobles, bourgeois et habitants de la ville et châtellenie de notre district de Moudon.... Ayant considération des services dignes de louange qu'ils ont rendu un long espace de temps du passé à nos prédécesseurs et à nous.... Nous nous sentons obligés à nous reposer dans leur sein et sur leur sincère affection. Partant, ayant consulté avec les grands de notre cour et nos conseillers, nous donnons, homologuons, ratifions, confirmons toutes et chacune les franchises, libertés, immunités et coutumes qui ont été concédées aux dits nobles, bourgeois et habitants, et à leur prédécesseurs... Promettant, pour nous et nos successeurs, par serment, que nous avons prêté, obligeant pour ce fait nos biens, de tenir et observer les dites franchises.... et de les maintenir inviolablement.... Donné à Moudon, le 2 juillet 13842.
Cependant, les communautés des villes ne s'empressèrent point de répondre à l'appel du comte, qui leur demandait des troupes, et ce fut dans cette circonstance que l'on vit pour la première fois les villes de Vaud entrer en conférence, et avoir des journées, soit des diètes, pour tenir conseil au sujet des demandes de troupes que le comte de Savoie leur adressait. Ainsi, on lit dans les comptes de Nyon des années 1383 à 1388 :
On paie 14 sols pour les frais de ceux qui ont été à Moudon au sujet des soldats que le seigneur Comte demandait que la ville lui accordât.
On paie 27 sols à ceux qui ont été à Moudon, et il a été résolu qu'on n'accorderait pas les dits soldats au seigneur Comte.
On a payé 24 sols pour les frais de ceux qui ont été à Romont pour faire réponse au seigneur comte, sur ce qu'il demandait qu'on lui fit service dans la guerre du Valais pendant deux mois, et il lui fut répondu que les communautés de Vaud serviraient pendant trois semaines, de laquelle réponse le dit seigneur Comte ne fut pas satisfait.
On a payé 12 sols à ceux qui ont été à Moudon pour répondre plus outre, parce que le seigneur Comte n'était pas satisfait de la susdite décision, et alors les communautés de Vaud lui ont accordé de servir un mois, et huit jours qui sont dus3.
Ces comptes indiquent aussi à quel point l'indépendance des villes était parvenu, puisque malgré les instances réitérées du souverain, ces villes ne craignaient pas de refuser de faire droit à ses demandes. Enfin, à la même époque, on vit les communautés de Vaud se réunir et délibérer sur les subsides que ce prince leur demandait. Ainsi les comptes de Nyon (1385 à 1388, fol. 3) portent:
On paie 48 sols pour ceux qui ont été trois fois à Nyon, la première sur la demande des nobles et bourgeois de Romont; la seconde au suject du subside que le seigneur Comte demandait à Nyon et aux autres de Vaud; la troisième pour y tenir conseil à l'effet de savoir si on accordera le dit subside ou non.
On paie 31 sols pour les frais de ceux qui ont été à Chambéry avec les trois communautés de Vaud, pour rendre réponse sur le dit subside4.
Pendant ces contestations avec les villes qui, excitées probablement par le schisme de l'Eglise, sympathisaient avec la cause des Valaisans, les hostilités commençaient en Valais; Pontverre d'Aigremont remontait l'Avançon près de Bex, gagnait les gorges des Diablerets et faisait flotter les bannières de Vaud sur les hauteurs qui dominent Ardon. Pendant ce temps-là, Jean du Vernay, avec ces cent hommes d'armes, s'avançait sur Ardon le long des bords du Rhône. A un signal convenu, Pontverre fit pousser de grands cris à ces soldats, pour attirer hors de la place la garnison d'Ardon; celle-ci accourut au devant de Pontverre; un combat furieux s'engagea; mais la victoire se déclara pour les Vaudois.
«Tandis que les monts retentissaient des cris des mourants, le château d'Ardon était attaqué par les hommes d'armes du maréchal du Vernay; ses défenseurs, restés en trop petit nombre, opposèrent une vive résistance, et ne cédèrent que lorsque Pontverre, après avoir renversé tous les obstacles, arriva pour rendre l'assaut général, «par manière que nulz d'Ardon ne demoura qui ne fust mort ou pris.» L'occupation de cette place amena bientôt la reddition de celle de Chamoson5.»
Pendant l'expédition du seigneur d'Aigremont et du Maréchal de Savoie, Amédée rassemblait son armée dans les plaines de Bex, et était rejoint par Louis de Savoie, prince de Piémont, qui venait de passer le St-Bernard avec ses piémontais; Michel d'Andelot arrivait avec ses hommes de Franche-Comté; le seigneur d'Orbe avec les guerriers d'Echallens et d'Orbe; le bailli Humbert de Collombier avec les troupes des communautés de Vaud. Enfin, Nicod de Blonay, Nicod de La Sarra, Guillaume de Grandson, le sire d'Aubonne, le comte Rodolphe de Gruyère, et Raoul son fils, précédaient leurs hommes d'armes et leurs vassaux. La ville de Fribourg envoyait cinq cents hommes, et mille soldats de Berne passaient la Gemmi.
L'armée de Savoie arriva sans obstacles sous les murs de Sion. Alors, se rappelant que naguère, sous ces mêmes murs, son père, avant l'assaut de Sion, s'était fait armer chevalier, Amédée voulut recevoir le même honneur, et choisit l'illustre Guillaume de Grandson, le vieux compagnon d'armes du Comte-Vert, pour recevoir des mains de ce guerrier les insignes et les dignités de la chevalerie. Après avoir été armé chevalier, Amédée, à son tour conféra cet honneur aux jeunes princes Piémontais, ses cousins, au sire d'Orbe et d'Echallens, et à 150 seigneurs de son armée. «Il faisait beau dans ce moment, dit la chronique, oïr le nom de Nostre-Dame, St-George et St-Maurice, avec le cry de Savoie a haulte gorge crier, menestriers de toutes pars sonner, souffler et corner.»
La cérémonie terminée, et l'armée enflammée d'ardeur par le spectacle guerrier auquel elle venait d'assister toute entière, Amédée ordonna un assaut général, malgré les avis des principaux chefs, qui voulaient qu'on attendit les 1600 hommes que le roi de France et les ducs de Berri et de Bourbon lui envoyaient, sous les ordres du maréchal d'Auxerre. Puis, n'écoutant que son courage, le comte se réserva l'attaque du côté du Rhône, poste le plus périlleux. La garnison de Sion, nombreuse et aguerrie, se défendit avec héroïsme; «les échelles, dit Broccard6, étaient à peine élevées qu'elles étaient abattues; une grêle de pierres, de gros billots, des barres de fer, eurent bientôt renversé un bon nombre des assaillants dans les fossées. Des contremines étaient opposées aux mines, des canons et des coulevrines étaient placées à chaque nouvelle brèche; les femmes elles-mêmes n'étaient pas les moins enthousiastes pour la défense de la cité, «de laquelle vieilles, crossues, barbues, et enfumées jectaient multitude d'eaue boulant, et fagotz espris et embrasés de fuec, chaux visve, cendres et pouldres.» »
Malgré les prodiges de valeur du comte de Savoie qui payait partout de sa personne, Sion résistait; d'Andelot avait éprouvé de nombreuses pertes; on était au soir et le combat durait depuis le matin; enfin, on parlait de faire sonner la retraite. Alors Humbert de Collombier, bailli de Vaud, craignant que le découragement ne vint à gagner, pique des deux et court vers ses Vaudois et les sergents de Fribourg, criant que d'Andelot a pénétré dans la ville, et que s'ils ne se hâtent, ils n'auront aucune part au butin. Aussitôt les Vaudois et les Fribourgeois s'élancent sur les murailles, et la ville et les châteaux tombent au pouvoir d'Amédée. Sion fut mise au pillage, et livrée aux flammes. «N'y demorait toit, ne maison que tout ne fust ars et brule.» Les fortifications, ainsi que le château d'Ayent, furent rasés.
Les Valaisans, accablés par les succès de l'armée ennemie, conclurent la paix le 21 août 1384, mais avec les conditions les plus dures; l'anti-pape Clément VII ratifia le traité de paix par une bulle datée d'Avignon, et l'évêque Edouard de Savoie fut réintégré sur les ruines de la malheureuse et héroïque Sion.
Cependant ce prélat, voyant la haine qu'il inspirait, et assuré que la tranquilité était désormais impossible en Valais, quitta son évêché et obtint de l'anti-pape, Clément VII, l'archevêché de Tarentaise. Clément VII nomma ensuite Humbert de Billens à l'évêché de Sion, tandis que le pape de Rome, Jean XXIII, donnait ce même évêché à Guillaume de Rarogne, seigneur valaisan. L'évêque Humbert de Billens résida dans le Bas-Valais, et l'évêque Guillaume de Rarogne dans le Haut-Valais. De ce schisme de l'Eglise résultèrent de nouvelles guerres, auxquelles prirent part le comte de Gruyère, avoué-épiscopal de Sion, et des seigneurs vaudois, qui défendaient la cause des Bas-Valaisans et de leur évêque, contre les Valaisans allemands. Déjà, la nationalité allemande agissait en Valais contre la nationalité romande, et commençait ces luttes qui, depuis des siècles jusqu'à nos jours, se rallument dans chaque occasions plus vives que jamais. Cette guerre intestine parvint bientôt à un tel degré d'acharement, que le comte de Savoie fut obligé d'y prendre une nouvelle part, et de soutenir par les armes Humbert de Billens, l'évêque du Bas-Valais. Amédée réunit donc une nouvelle armée, en 1389; il entra dans le Valais, et, après une sanglante victoire qu'il remporta à Viège, il soumit les dixains allemands et réintégra Humbert de Billens dans son évêché7.
Cependant, cette nouvelle expédition en Valais avait donné quelques inquiétudes aux villes du Pays de Vaud sur leurs droits et leurs franchises, et on voit dans la collection des documents publiés par le baron de Grenus, plusieurs pièces où il est question de réclamations des villes contre le service militaire que le comte de Savoie exigeait de leurs communautés. On voit aussi dans ce même recueil une charte qu'Amédée VII, étant à Lausanne en 1391, dut publier pour rassurer les villes de Vaud sur le maintien de leurs droits :
Nous, Amédée, etc., faisons savoir que nos bien-aimés et fidèles sujets, les nobles, bourgeois et communautés de nos villes et châtellenies de Moudon, Yverdon, Rue, les Clées, Corbières, Morges et Nyon, nous ayant concédé de grâce de nous aider et de nous servir contre les rebelles et nos ennemis du Valais durant l'espace de cinq semaines à leur frais et dépens, y compris huit jours, pendant lesquels ils sont tenus de nous servir; et comme il est arrivé que par cette susdite concession ils ont dépassé les bornes qu'ils ne devaient point dépasser, selon la teneur de leurs franchises.
Nous, le Comte prénommé, confessons et attestons en vérité que les susdits concession et aide nous ont été accordées, et faites de grâce spéciale; que nous voulons et concédons que les susdites concession et aide, parce qu'ils ont été plus outre que les limites, ne puissent gréver, ni être à charge pour les temps futures, à nos dites communautés, ni porter préjudice à leurs franchises et libertés, mais entendons qu'elles demeurent dans leur force sans qu'on y touche.
Item. Nous voulons et ordonnons, par les présentes, que nos dits fidèles hommes et sujets ne seront nullement tenus d'obéir aux lettres ou commandements qui seront envoyés de notre part, si ce n'est que la clause susdite y soit mise, les coutumes de notre Pays de Vaud étant observées.
Item. Nous voulons que six prudhommes de chaque ville des dites communautés, et avec eux notre châtelain de chaque ville, puissent et aient l'autorité de choisir sans fraude tous les hommes propres ou capables à notre service, et le reste des hommes qui ne sont pas capables d'aller en guerre resteront au pays.
Pourtant les dits châtelains ne seront point tenus de corriger ou de molester les susdites villes et communautés au sujet de la dite élection....
Donné à Lausanne, le 23 septembre, de l'an du Seigneur, 1391, sous Notre signat, Notre chancelier étant absent.
Les libertés dont jouissaient les peuples des états de la maison de Savoie, pendant la règne d'Amédée VII, formaient un contraste bien grand avec l'oppression et les persécutions inouïes auxquelles étaient alors en butte les peuples de la France et des Flandres. La noblesse de ces pays, pendant le règne de Charles VI, persécutait les bourgeoisies des villes. En Flandre, dès l'année 1381, les grandes communes se soulevèrent contre l'oppression des nobles, et pendant une guerre qui dura deux années, l'armée de la nobless n'observa aucune des lois de la guerre envers la bourgeoisie; elle ne recevait jamais les vaincus à merci; «mais, dit Sismondi, les nobles continuaient le massacre tant que des êtres vivants, quoique désarmés, se trouvaient devant eux. De son côté, le comte de Flandres, après que ses hommes d'armes, faisait avancer les bourreaux. Dans les villes soumises, c'était par sept cents et huit cents à la fois qu'il faisait pendre les bourgeois... Les souverains paraissaient résolus à anéantir la nation qu'ils gouvernaient... Au temps de Charles VI, une guerre d'extermination parut allumée entre la noblesse et tous les habitants des villes : c'était la destruction, non la soumission, de Nimes, de Montpellier, de Bruges, de Gand, que s'étaient proposée le comte de Flandres, le duc de Berri et le duc d'Anjou... La bourgeoisie de Paris n'échappa point à la persécution. Le roi, de retour de son expédition contre les villes de Flandres, fit arrêter trois cents bourgeois. Plus de cent furent décapités et pendus, et chaque Parisien à qui l'on connaissait quelque richesse, fut arrêté et condamné à payer, pour sa rançon, de trois jusqu'à six et huit mille livres. Ainsi, la capitale vit disparaître tout à la fois les richesses qu'y avait accumulées le commerce, l'industrie et l'économie... Tous les privilèges furent en même temps abolis; l'échevinage fût supprimé, et des impôts accablants furent demandés à cette population ruinée. Les oncles du roi traitèrent Rouen et d'autres grandes villes, comme on avait traité Paris, et ils assignèrent les petites villes aux capitaines de l'armée, en paiement de ce que pouvait leur devoir la couronne8.»
Jamais de pareilles horreurs n'eurent lieu dans les états soumis aux lois de la maison de Savoie. Loin de là, dans toutes les circonstances, cette maison se fit un devoir de protéger le peuple des villes, et de donner l'exemple à la noblesse, en accordant des droits aux bourgeoisies des villes, en émancipant graduellement et en protégeant la classe des paysans.
Amédée, devenu étrange aux calamités que ses beaux-frères faisaient peser sur la France, résidait en général à Chambéry, et visitait souvent ses états de Vaud et du Chablais. Dans une de ces excursions, pendant l'automne de l'année 1391, il était à Thonon, et chassait dans la forêt de Lorme, lorsqu'ayant attaqué un sanglier dans son fort, il tomba sous son cheval et fut tellement blessé, qu'il mourut quinze jours après son accident. Voyant son état empirer, il fit son testament en présence de quelques seigneurs de sa suite, au nombre desquels étaient Otton, fils de l'illustre Guillaume de Grandson, et Henri de la Fléchère. Il déclara exécuteurs de sa volonté Bonne de Bourbon, sa mère, et Louis de Cossonay; il fit un legs considérable à Bonne de Berri, son épouse, et institua Amédée, son fils unique, son héritier universel, sous la tutelle de Bonne de Bourbon, à condition que celle-ci prit conseil de Louis de Cossonay9.
1Guichenon, II, 8.
2Grenus, 26.
3Grenus, 27.
4Grenus, 27.
5Boccard, Hist. du Valais, 92. - Chron. de Savoie, 367.
6Boccard, Hist. du Valais, 92 à 95.
7Boccard, Hist. du Valais, 97-98. - Guichenon, II.
8Sismondi, Précis de l'Hist. de France, I, 368.
9Guichenon, II, 12.