Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE TROISIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA MAISON DE SAVOIE.

XIIIe-XVIe SIECLE.


Chapitre VII.

Amédée VIII, duc de Savoie et baron de Vaud.

1391-1451.

Troubles au sujet de la Régence. - Etats-Généraux de Savoie. - Les villes du Pays de Vaud y envoient des députés. - Mort d'Amédée VII, attribuée à un empoisonnement. - Otton de Grandson soupçonné, s'expatrie. - Son innocence reconnue, il rentre dans le Pays de Vaud. - Gérard d'Estavayer renouvelle les accusations contre Otton de Grandson, et invoque le Jugement-de-Dieu. - Otton de Grandson accepte le combat judiciaire; il est tué. - Ses biens sont confisqués. - La chute des grandes maisons féodales vue avec satisfaction par la petite noblesse et par la bourgeoisie. - Schisme de l'Eglise. - Concile de Constance. - Jean Huss. - L'Empereur nomme Amédée VIII duc de Savoie. - Guerre des Hussites. - Amédée se retire au couvent de Ripaille. - Ignorance et corruption du clergé. - Le concile de Bâle réforme l'Eglise, prononce la déchéance du Pape, et le remplace par Amédée, qui prend le nom de Félix V. - Concile de Lausanne. - Félix V abdique. - Sa mort.

La mort d'Amédée VII jeta le Pays de Vaud dans une vive inquiétude. Un avenir menaçant s'ouvrait devant lui : la longue minorité d'un prince âgé de huit ans; une mère et une aïeule qui se disputaient la régence; l'influence de la maison de Bougogne, qui augmentait chaque année dans l'ancienne Transjurane; enfin, l'influence plus grand encore de la cour de France, qui partout persécutait la bourgeoisie des villes, et foulait aux pieds le peuple des campagnes.

Bonne de Bourbon, l'aïeule du jeune Amédée VIII, se fondant sur le testament de son fils, réclamait la régence. Bonne de Berri, au nom des coutumes, élevait les mêmes prétentions. Les états provinciaux étant appelés à décider sur les prétentions des deux princesses, les villes du Pays de Vaud se réunirent à Moudon, «où les communautés étaient convoquées, pour savoir comment les dites communautés devaient être gouvernées après la mort du seigneur comte.»1 Les avis furent partagés, soit dans le Pays de Vaud, soit dans les autres provinces; rien ne put être décidé, et tout resta dans un état voisin de l'anarchie. «Comme les deux princesses prétendantes ne manquaient pas de raisons, toute la Savoie prit part à cette querelle, fut divisée en deux partis, et à la veille d'une guerre civile2.» Les communautés de Vaud se réunirent plusieurs fois au sujet de cette question, et envoyèrent leurs députés aux Etats-Généraux, à Chambéry, «pour donner conseil sur le point suivant : savoir, si la Dame Comtesse devait obtenir ou non la régence du Comté de Savoie3

Après maintes discussions, les Etats-Généraux décernèrent la tutelle à Bonne de Bourbon, nommèrent un conseil de régence, et un gouverneur chargé de l'éducation du jeune Amédée. «En préférant l'aïeule à la mère,» observe le marquis Costa de Beauregard, dans ses mémoires4, «les Etats-Généraux dérogeaient à la coutume non écrite, comme déjà à une autre époque qu'ils avaient dérogé à la coutume écrite en changeant l'ordre de succession. Ces deux actes indiquent la puissance que s'arrogeaient les représentants de la nation.»

Cette circonstance d'une assemblée des Etats-Généraux, à laquelle prirent part les communautés de Vaud, est un fait important dans l'histoire de la patrie, et nous engage à rapporter ici les observations du marquis de Beauregard à ce sujet:

«L'assemblée des Etats-Généraux de Savoie se composait des membres les plus distingués du clergé, de la noblesse et des syndics des communes, appelés par le prince pour quelques cas extraordinaires.... On y traitait quelquefois d'affaires d'état, le plus souvent d'abus à corriger dans l'administration, mais presque toujours des besoins extraordinaires du gouvernement. Ces besoins étaient motivés ou par une guerre à soutenir, ou par quelque acquisition considérable à faire au profit du domaine souverain.»

«Les députés du clergé et de la noblesse consentaient à imposer leurs propres contribuables (les vassaux de leurs seigneuries) pour une somme moindre que celle qu'ils levaient pour leur propre compte. Les seigneurs et les représantants des villes ne manquaient jamais d'exiger la confirmation de leurs anciens priviléges, même ils exigeaient quelques priviléges nouveaux et le redressement de quelques abus. Surtout, ils n'oubliaient rien pour ôter à leur condescendance l'apparence d'une servitude.»

Bonne de Bourbon, reconnue régente, fut bientôt entravée dans l'exercice de son pouvoir, par l'influence que deux princes exerçaient sur les grands de la Savoie : le duc de Bourgogne, dont on avait fiancé la fille au jeune Amédée, et le duc de Berri, frère de Bonne de Berri. Les partis se prononcèrent avec une telle violence, qu'ils prirent les armes et se servirent du nom du jeune prince pour arrêter la régente elle-même. Dans cette grave conjoncture, les Etats-Généraux furent convoqués de nouveau. «On paie 8 florins 8 sols, portent les comptes de Nyon de l'année 1394, pour les frais de ceux qui ont été à Chambéry, à une certaine diète, où les communes de Vaud étaient convoquées au sujet de la comtesse Bonne de Bourbon, qui avait été arrêtée par le seigneur prince.» On ignore quels furent les résultats de cette réunion; toutefois, le Pays de Vaud, dans cette même année, fut menacé d'une occupation militaire, et on voit par les comptes de la ville de Nyon que les états de Vaud s'en occupèrent:

«On paie 12 sols pour les frais de celui qui a été à Moudon auprès du seigneur Bailli de Vaud, qui avait mandé par lettres à la ville de Nyon, qu'elle envoyât, avec certaines communautés de Vaud, deux hommes de bien, pour savoir ce qu'elles seraient portées à faire si des troupes étrangères voulaient venir dans la patrie pour la ravager. - Item. On paie 3 florins pour les frais de ceux qui ont été à Moudon, où les communautés de la patrie avaient été convoquées, pour savoir si la Dame comtesse devait entrer dans la dite patrie avec des troupes armées, et pour consigner leur intention dans une lettre scellée; sur quoi les députés de Nyon répliquèrent qu'ils ignoraient cette intention jusqu'à ce qu'ils en eussent conféré avec les gens de bien de la dite ville.5»

Enfin, l'influence étrangère l'emporta; Bonne de Bourbon fut forcée de changer son conseil de régence, et le désordre se répandit partout de plus en plus. Le Pays de Vaud fut surtout en proie à cette anarchie, qui, bientôt, parvint à son comble par les bruits que les factions se plaisaient à repandre sur la mort d'Amédé VII, bruits calomnieux qui n'épargnèrent pas la régente elle-même.

Partout en Savoie, et principalement dans le Pays de Vaud, on répétait qu'Amédée était mort empoisonné, que l'auteur de ce crime était son parent Amédée, prince de Morée et de Piémont, et on affirmait que ce prince, pour commettre ce crime, avait employé Grandville, le médecin du comte, et Otton de Grandson. La régente, pour faire cesser ce bruit, ordonna une enquête, par laquelle il fut constatée qu'Amédée VII, a son lit de mort, avait prononcé des paroles exprimant un soupçon d'empoisonnement contre Grandville. Celui-ci fut arrêté, puis relâché sur les pressantes instances d'Otton de Grandson, qui lui donna un asile dans ses terres de Vaud. Le prince de Morée et Louis de Cossonay, chargés de continuer l'enquête, firent arrêter et appliquer à la question un apothicaire, Pierre de Lompnes. La torture arracha un aveu à ce malheureux, et les juges le condamnèrent au supplice des parricides. Son corps fut coupé en trois quartiers, que le boureau sala. Les villes de Moudon, d'Yvrée et d'Ancillanne en reçurent chacune un, et la tête du «trayteur» fut réservée pour la ville de Bourg en Bresse. Cependant, ce jugement laissant encore quelques doutes, on fit de nouveau arrêter Grandville. Mis à la question en présence des ducs de Berri, d'Orléans et de Philippe de Bourgogne, le malheureux médecin déclara que Bonne de Bourbon n'était point étrangère à la mort de son fils.

Cette accusation fut accueillie avec avidité par les ennemis de la régente, et on répéta à l'envi que son ambition lui avait fait commettre le plus horrible des forfaits, le meurtre de son fils. Enfin, le scandal fut tel, que le roi de France, Charles VI, écrivit à sa tante Bonne de Bourbon, «de faire tomber ces bruits, injurieux pour la maison de France, par une prompte recherche des coupables, et l'éclatante justice qu'elle devait en tirer.»

Cependant, l'opinion publique, dans le Pays de Vaud, continuait à désigner Otton de Grandson comme l'acteur principal de ce drame mystérieux, et ce seigneur se vit contraint de chercher un refuge à la cour d'Angleterre, puis à celle de France. La cour de Savoie crut voir dans cette absence de Grandson une preuve de sa culpabilité; elle saisit ce prétexte pour s'emparer de ses seigneuries d'Aubonne et de Coppet; elles les vendit, au profit du fisc, au comte de Gruyère et à Jean de la Baume, pour le prix de quatorze mille florins d'or. Cette vente fut confirmée par le conseil de régence, par Bonne de Berri, enfin, par les ducs de Bourgogne et de Berri.

Toutefois, une circonstance parut devoir favoriser Grandson et dissiper les soupçons qui plânaient sur son honneur. Le médecin Grandville, étant à son lit de mort, déclara que la violence des tortures avait seule pu le contraindre à accuser Bonne de Bourbon, et il démontra l'innocence du malheureux apothicaire, mort dans les supplices. Otton de Grandson, à la suite de cette déclaration, parut devant Charles VI et les ducs de Bourgogne et de Berri, qui l'interrogèrent, et reconnurent son innocence. Rassuré par cette déclaration solennelle, Otton revint dans le Pays de Vaud, où le rappelait un brillant héritage, celui d'Hugues de Grandson, seigneur de Belmont. Mais, un ennemi implacable l'attendait dans sa patrie.

«Otton de Grandson, chevalier plein de courage, éprouvé dans un grand nombre de guerres des rois de France, des rois d'Angleterre, des ducs de Bourgogne et des comtes de Savoie, célèbre aussi par la mélodie et par l'élévation de ses chants, s'était jadis épris d'un fatal amour pour la belle Catherine de Belp, épouse de Gérard, sire d'Estavayer. Cet amour fut partagé; Gérard le sut. Cependant, il ne voulut ni révéler la honte de sa maison, ni répudier sa femme, héritière de l'opulente maison de Belp. Il se tut, et nourrit son ressentiment dans son coeur6.» Aussi, après la mort d'Amédée VII, Estavayer fut-il l'un des accusateurs les plus ardents du sire de Grandson. Mais, voyant que ses projets de vengeance étaient renversés par la déclaration du roi de France et des princes, qui déclaraient l'innocence de son rival, il se porta l'accusateur d'Otton de Grandson, et invoqua le Jugement-de-Dieu. Il se présenta devant le bailli de Vaud, Louis de Joinville, seigneur de Divonne, il accusa Grandson d'être l'auteur de la mort du comte de Savoie, et offrit de soutenir son accusation «en loyal duel dans la lice de Moudon.» Cette accusation, toujours renouvelée, ce duel entre les deux plus puissants seigneurs de Vaud, exitèrent la plus vive agitation. Les villes, la bourgeoisie, enfin, la noblesse de second ordre, jalouse des Grandson, épousèrent avec chaleur la cause d'Estavayer, et envoyèrent leurs députés à Moudon pour prendre une résolution en sa faveur.

«On paie 37 sols pour les frais de ceux qui ont été à Moudon et à Rue, où toutes les communautés de Vaud étaient convoquées pour déterminer de combien chaque ville aiderait le seigneur Gérard d'Estavayer pour la cause dans laquelle il a prié le seigneur de citer promptement le seigneur Otton de Grandson.

«On paie 6 deniers à un certain envoyé qui a apporté un mandat, par lequel la ville de Moudon invite la ville de Nyon à l'aider de 60 florins, pour fait de l'appel du seigneur Gérard d'Estavayer7

Toutefois, si Gérard avait pour lui les villes et la petite noblesse, Otton était soutenu par des amis puissants et par la plupart des grands seigneurs; ensorte que si la querelle avait dû se vider par un combat, où chacun des deux champions eût pu paraître à la tête de ses partisans, «la partie, observe Guichenon, aurait été mal liée pour Gérard.» Personne dans le Pays de Vaud ne resta neutre : chacun affichait la cause qu'il avait embrassée; les partisans de Gérard portaient, brodé sur leur pourpoint, la figure d'un râteau; ceux d'Otton des aiguillettes aux couleurs de la maison de Grandson.

Le jeune comte, Amédé VIII, suivant les formalités sur le Jugement-de-Dieu, fixa un jour, à Bourg en Bresse, où les deux adversaires devaient comparaître. La foule qui accourut à Bourg au jour fixé, fut immense; de toutes parts les plus grands seigneurs s'y rendirent. Là, devant le prince, sa cour et un nombreux clergé, Gérard d'Estavayer répéta l'accusation et le défi; puis il demanda que, suivant les coutumes et les franchises de la baronnie de Vaud, le combat eût lieu dans le Pays de Vaud. Alors, Otton de Grandson fit le signe de la croix et parla en ces termes :

«Au nom de la Très-Sainte Trinité, et Ste Anne et de sa «benoite lignée,» l'homme ici présent, Gérard d'Estavayer, je le déclare menteur! Nobles sires, je n'ignore pas les motifs pour lesquels je pourrais demander le délai du combat dans lequel je soutiendrai cette parole, afin que nous puissions purifier nos ames devant Dieu, éprouver si nos membres sont sains, et préparer nos coursiers pour le combat et l'armure. Que celui-là demande un délai, qui ne sait pas quelles divisions excite une semblable querelle, ou qui ne s'inquiète pas de ruiner le pays et le peuple de notre jeune prince. Je désire que notre inimitié cause le moins de mal possible; je ne crains personne, et je suis prêt à combattre demain ou à l'instant même, mais devant nous seuls, nobles chevaliers, et non dans le Pays de Vaud, où ils me haïssent sans sujet. Je le répète donc sans hésiter, mon accusateur ment!

«Mon innocence n'a-t-elle pas, après un sincère examen, été reconnue et proclamée par le plus grand roi de la chrétienté, le roi de France, par le duc de Bourgogne et par tous les princes de la maison royale? Je suis dans ma soixantième année. Vous, amis de ma jeunesse et mes compagnons d'armes, qui m'avez vu à la cour, dans les combats, et dans ces dernières années à Dijon, à Lyon, à Chambéry, c'est à vous, avec qui j'ai vécu, que je m'adresse! Rendez témoignage! Avez-vous jamais trouvé dans Otton de Grandson quelque chose qui fût indigne de lui et qui autorisât de tels soupçons contre sa personne? Je m'adresse à vous, nobles de Savoie, «appartenant de lignage» à la maison régnante ou ses vassaux, vous que ses anciens comtes ont honorés et agrandis par des présens et des emplois, comment se peut-il que vous laissiez à un Estavayer le soin de venger votre suzerain? Mais, je le sais. Je connais ceux qui l'ont excité à cette accusation : ce sont des lâches; si elle est fondée, que ne combattent-ils eux-mêmes? Ils savaient que cet homme est nécessiteux et plein de convoitise et mal avisé; ils lui ont promis une somme; tant pis pour lui, tant mieux pour moi!»

Après cette fière réponse de Grandson, Amédée consulta, sur les lois du duel, les hommes expérimentés et sages, seigneurs de la noblesse, conseillers d'Etat et jurisconsultes. Puis, il se leva, s'inclina devant Dieu, se signa, et dit :

«Au nom du Père, du Fils et du St Esprit, amen! Nous voulons et jugeons, par notre présente sentence, priant Dieu de soutenir la cause juste, que la loi sur le duel soit suivie, et qu'elle décide entre l'accusé et l'accusateur, que gage de bataille soit et se fasse, que chacun fasse son devoir, et que Dieu manifeste la vérité!»

Un acte fut ensuite dressé et envoyé au Pays de Vaud comme garantie du maintien de ses us et coutumes, et le Jugement-de-Dieu fut fixé, à Bourg en Bresse, au 7 août 1397, jour auquel les deux combattants devaient comparaître devant Amédée et sa cour, dans les barrières, tous deux avec des chevaux harnachés et des armes loyales, la lance, deux épées et une dague. Grandson et Estavayer prêtrent le serment, et donnèrent pour caution vingt-deux seigneurs, dont chacun engagea mille marcs.

Au nombre des cautions d'Estavayer, il y eut trois Vaudois : Jean de Blonay, Humbert de Bonvillars et Girard de Moudon. Les Vaudois cautions d'Otton furent Guillaume de Grandson, Amédée de La-Sarra, seigneur de Mont; Henri de Collombier, seigneur de Vufflens, et André Darbonier, un des nobles de la ville de Cossonay. Les plus grands seigneurs de la Bresse, du Bugey et de Savoie complétaient le nombre des cautions de l'adversaire d'Estavayer.

Enfin, le grand jour arriva. Dès la veille, les deux champions parurent entourés de leurs nombreux adhérents. La ville de Bourg pouvait à peine contenir la fière noblesse du Pays de Vaud et des états de Savoie. Cette noblesse encombrait les abords de la lice; elle était divisée en deux factions, chacune prête à soutenir par les armes Grandson ou Estavayer, et il fallut toute la prudence du maréchal de Savoie pour prévenir un conflit. Bientôt, les juges du combat prirent place. Grandson, malade, aurait pu s'excuser, mais son honneur ne le lui permit pas. Le signal fut donné; les deux champions s'élancèrent de toute la vitesse de leurs coursiers, et Otton de Grandson, «ainsi le voulut Dieu,» tomba mort.

Le corps du malheureux chevalier fut transporté à Lausanne, et placé dans le choeur de la cathédrale, où un mausolée lui fut élevé. Sous un dais de marbre repose le statue du guerrier; ses poings, selon les lois du duel, sont coupés et placés à ses pieds.

Après la mort de Grandson, la maison de Savoie, suivant les lois sur le Jugement-de-Dieu, s'empara des fiefs, des terres et des châteaux de Grandson, de Montagny, de Belmont et de Ste-Croix, et en fit don à Louis de Savoie, prince de Piémont.

Guillaume de Grandson, seul représentant de son antique maison, se voyant dépouillé de tous ses biens et honneurs, quitta sa patrie et se réfugia en Franche-Comté, où sa famille avait pu conserver le fief de Pesme. Mais l'infortune s'attacha aux pas de Grandson, et le dernier d'entr'eux, Jean de Grandson, accusé d'être le chef d'un complot tramé par la haute noblesse contre le duc de Bourgogne, fut arrêté, puis étranglé dans le château de Poligny.8

Cette catastrophe de la plus illustre maison du Pays de Vaud, eut sans doute pour cause la jalousie de la maison de Savoie contre les grands feudataires, dont la puissance féodale, quoique considérablement affaiblié depuis Pierre de Savoie, portait ombrage à ses successeurs. Les conseillers du jeune Amédé VIII, après avoir ainsi anéanti un grand nom dans le Pays de Vaud, eurent bientôt une autre occasion d'effacer le nom des sires de Cossonay de la liste des grands feudataires de la maison de Savoie. Louis de Cossonay mourut peu de temps après la spoliation de la maison de Grandson; comme il ne laissa point de fils, ses héritiers furent dépouillés, et la maison de Savoie s'empara des trente seigneuries possédées par les Cossonay.

Cependant, ces actes de violence de la maison de Savoie, loin de causer du mécontentement dans le Pays de Vaud, y produisirent un bon effet : les seigneurs jadis vassaux des Prangins, des Grandson et des Cossonay, devenaient vassaux immédiats des comtes de Savoie, et grandissaient ainsi en importance; les bourgeoisies des villes, jadis vassales de ces grands feudataires, devenaient villes libres, et leurs libertés et leurs franchises étaient garanties par des chartes semblables à celle de la ville de Moudon. Quant au clergé, il paraît qu'il vit avec assez d'indifférence crouler une à une ces anciennes familles, dont les ancêtres avaient contribué à l'enrichir.

L'évêque de Lausanne, son riche chapitre de chanoines, et les opulents monastères de Payerne, de Romainmôtier, de Bonmont, et tant d'autres maisons religieuses, tous protégés par les princes, et révérés du peuple, se croyaient assurés de l'avenir. Ils n'entendaient pas au loin gronder des orages qui annonçaient leur ruine future; ils ne prévoyaient pas que la chute de la féodalité, que l'émancipation des bourgeoisies, que le schisme qui divisait l'Eglise, que la découverte d'un nouveau monde, modifieraient les idées, en créeraient de nouvelles, et que l'invention de l'imprimerie, propageant ces nouvelles idées, rendraient faciles des révolutions, qui non-seulement devaient anéantir l'Eglise romaine dans le Pays de Vaud, mais changeraient l'ordre social tout entier.

Nous avons déjà vu en Valais le schisme de l'Eglise mettre les armes à la main des factions, l'une luttant pour l'évêque nommé par le pape de Rome, l'autre pour celui nommé par le pape d'Avignon. Les rois prirent parti dans ces luttes des Papes; des guerres s'en suivirent; le schisme augmenta, et un troisième pape fut nommé en Espagne. Alors, les cardinaux voulant faire cesser le schisme, se réunirent en concile dans la ville de Pise, déclarèrent les trois papes schismatiques, prononcèrent leur déchéance, et élurent Alexandre V à leur place. Mais les papes déposés résistèrent, et on vit quatre papes, tous se lançant des bulles d'excommunication. Enfin, Jean XXIII, successeur du pape Alexandre, nommé par le concile de Pise, s'adressa à Sigismond, empereur d'Allemagne, qui, de concert avec lui, convoqua, en 1409, le célèbre concile de Constance, auquel assistèrent tout le haut clergé de l'Europe, les savants de toutes les universités, les délégués des principales villes de l'Allemagne, une foule de princes, des rois et l'Empereur lui-même.

Le concile cita les papes, les déposa comme schismatiques, et s'occupa de la réforme de l'Eglise. Ce fut pendant ce concile mémorable que le recteur de l'université de Prague, Jean Huss, accusé d'avoir professé des doctrines contraires à celles de l'Eglise, fut condamné par l'archevêque de Prague. Il en appela au concile, et demanda à défendre ses doctrines devant lui. Cette demande lui fut accordée; mais le concile, effrayé de l'audace d'une doctrine qui sapait l'Eglise par sa base, dégrada Jean Huss de son caractère ecclésiastique, et le renvoya à la justice laïque; le réformateur, malgré le sauf-conduite que l'Empereur lui avait accordé, fut condamné et brûlé vif. Mais, par son martyre, Jean Huss venait de répandre les semences d'une réforme religieuse, qui, un siècle après lui, devait changer la face du monde.

Après quatre années de discussions, le concile de Constance nomma un nouveau pape, Martin V, qui fut reconnu par toute la chrétienté, fatiguée de schismes et de troubles religieux. De tous les souverains, celui qui contribua le plus à rétablir l'unité de l'Eglise, fut l'empereur Sigismond. Ce monarque, pour atteindre ce but, parcourut plusieurs royaumes de l'Europe, vint à la cour de France, et visita Amédée VIII dans ses états de Savoie; il éleva ce prince à la dignité de duc, et lui conféra le vicariat de l'Empire pour le duché de Savoie. Amédée signala son avènement à sa nouvelle dignité en accordant de nouvelles franchises aux villes de son duché, et en faisant un grand nombre de fondations pies, au nombre desquelles on remarque le monastère de Ste-Claire de Vevey, le couvent des Cordeliers de St-François de Lausanne, qu'il fit reconstruire et qu'il dota magnifiquement.

Cependant, le supplice de Jean Huss avait profondément ému les peuples de la Bohême, où la doctrine du martyr de Constance était prêchée avec exaltation. Bientôt les Bohémiens et les Silésiens prirent les armes et nommèrent pour chef Jean Ziska, un des plus fervents disciples de Jean Huss. Ziska entreprit une réforme, non-seulement de l'Eglise, mais de la société elle-même; il s'annonça comme le fléau de Dieu, destiné à châtier la corruption de la faible humanité; il émit en principe qu'il fallait extirper par le fer et par le feu toute ivrognerie, le luxe des vêtements, tous les vices secrets. Ces doctrines émurent les peuples qui habitaient les rives de l'Elbe, de l'Oder et de la Vistule. Ils se levèrent, prirent le nom de Hussites, et, en troupes immenses, portèrent le fer et le feu dans toute l'Allemagne.

L'Eglise fit alors prêcher dans tout l'Empire une croisade contre les Hussites, et, en 1423, l'empereur Sigismond requit Amédée VIII de prendre part à cette expédition. Ce prince, après avoir obtenu de lever un impôt sur les biens ecclésiastiques dans son duché, leva des hommes d'armes, qui, sous les ordres de Valpergue, chevalier de Rhodes, se dirigèrent sur la Bohême. L'exaltation des peuples contre les Hussites, fut portée à son comble par les prédications des prêtres et des missionnaires. Zurich, Berne, Lucerne, Fribourg, donnèrent ensemble six cents cavaliers; les évêques de Bâle, de Constance, de Coire, envoyèrent des hommes d'armes, et l'évêque de Lausanne envoya six lances à la croisade. L'armée des croisés se réunit à Saaz, au nombre de 150 mille hommes, et marcha contre Ziska. Mais, saisis de terreur à la vue des Hussites, les croisés prirent la fuite sans coup férir. D'autres croisades suivirent la première, et furent aussi malheureuses. Enfin, Ziska, régnant en souverain dans la capitale de la Bohême, traita avec l'Empereur, et après avoir régné pendant une longue suite d'années, il mourut à Prague, au faîte de sa puissance.

Cependant, Amédée, fatigué des troubles de l'Eglise, et des guerres continuelles qu'il avait à soutenir contre les ducs de Milan, douloureusement affecté de la mort de son épouse, Marie de Bourgogne, résolut de quitter le fardeau des affaires. Ce prince convoqua à Ripaille, le 7 novembre 1434, une assemblée des principaux prélats et seigneurs de son duché, et lui annonça le dessein qu'il avait formé de se retirer du monde; il nomma prince de Piémont son fils Louis, et lui remit la lieutenant générale de ses états, et éleva son second fils, Philippe, à la dignité de comte de Genève. Toutefois, Amédée se réserva, sa vie durant, que les affaires les plus importantes seraient portées à la décision du doyen et des six chevaliers de St-Maurice, compagnons de sa retraite à Ripaille, et qu'il institua ses conseillers secrets. Après cette cérémonie, Amédée donna la bénédiction à sa famille, congédia les Etats-Généraux, se retira «en son pavillon avec ses six chevaliers, et, le lendemain, il prit avec eux, en l'église de son couvent de Ripaille, l'habit d'ermite de la main du Prieur.9» Henri de Collombier, seigneur de Vufflens, fut un des six chevaliers qui suivirent Amédée dans son délicieux ermitage.

L'Eglise, malgré le concile de Constance, malgré la cessation du schisme des papes, était, néanmoins, profondément ébranlée, et on voyait des prêtres qui ne craignaient pas de prêcher les doctrines de Jean Huss. Même à Lausanne, on avait vu un frère Baptiste, en 1429, répandre ces doctrines dans le peuple, et oser les prêcher dès la chaire. Le clergé, alarmé de cette audace, condamna ces doctrines, déclara le frère Baptiste déchu de la prêtrise, et le livra au juge séculier, qui le punit de cette hérésie. Ces doctrines, cependant, plaisaient aux hommes qui avaient pu conserver quelques traces de la pureté du christianisme, et que la corruption du clergé, et sa profonde ignorance indignaient avec raison. Les monastères avaient cessé, dès longtemps, d'être le refuge d'hommes, exemples vivants des vertus chrétiennes, du travail et de l'instruction; les monastères étaient devenus l'asile de l'ignorange, de la paresse, et souvent de la corruption. A Lausanne, sous les yeux de l'Evêque, les chanoines du chapitre et les moines des monastères donnaient un tel exemple de corruption, et se livraient à de tel désordres, que l'Evêque, dût chasser les courtisans qui infestaient le quartier de la Cité, et reléguer ces malheureuses derrière la rue du Pré, dans la rue étroite qui prit le nom de Collombier. L'ignorance et la superstition de l'Evêque lui-même, égalaient le corruption de son clergé. Ainsi, ce prélat faisait lire des passages de la Bible contre les esprits habitants des eaux, parce que ceux-ci détruisaient les truites; il citait les hannetons devant la Cour-Episcopale, et cette cour les bannissait dans les forêts du Jorat; il ordonnait des processions pour calmer les orages et l'Eglise conjurait le diable contre le diable lui-même.

La corruption et l'ignorance du clergé parvinrent enfin à un tel degré, que quelques hommes, restés purs dans l'Eglise corrompue, en entreprirent la réforme dans le concile rassemblé à Bâle en 1431. Plusieurs décrets y furent publiés dans ce but. Ainsi : le pouvoir souverain du Pape fut subordonné à celui des conciles; l'excommunication lancé contre un particulier ne devait plus atteindre sa commune; un ecclésiastique convaincu de mauvaises moeurs, devait quitter l'état ecclésiastique; les synodes et les conciles provinciaux tombés en désuétude dès longtemps, furent rétablis pour surveiller le clergé10.

Le pape Nicolas V, prévoyant que ces décisions et ces réformes hardies du concile de Bâle, affaibliraient, avec le temps, la puissance du St-Siège, protesta contre elles. Mais le concile, fort de sa puissance spirituelle, prononça la déchéance de Nicolas, et nomma à sa place Amédée VIII, que nous avons vu à Ripaille, embrasser la vie monastique. Amédée accepta sa nouvelle dignité, et, nouveau pape, il reçut le nom de Félix V. Appelé à Bâle pour présider le concile, Félix V quitta son doux séjour de Ripaille, vint à Lausanne, où il séjourna avec la reine Yolande de Sicile. Nicolas V, quoique déclaré déchu du siège de St-Pierre, l'occupa néanmoins, et loin de céder aux arrêts du concile, il excita l'Empereur contre lui. Fatigué de ces troubles de l'Eglise sans cesse renaissants, et voulant mettre un terme à ce schisme qui paraissait de nouveau plus menaçant que jamais, Sigismond résolut de dissoudre le concile, et signifia aux magistrats de Bâle qu'il retirait le sauf-conduit impérial qu'il avait donné pendant les seize années qu'avait duré la session de cette assemblée. Toutefois, malgré cet avertissement et trois mandats impériaux, les Bâlois maintinrent le concile dans leurs murs pendant une année encore. Mais, en 1446, un parti se forma dans la bourgeoisie, qui fixa l'heure d'une nuit pour enlever les membres du concile. Le complot échoua par la différence d'une heure entre les horloges de la ville. Enfin, le pape Félix V et le concile voyant qu'ils n'étaient plus en sûreté à Bâle, quittèrent cette ville et rendirent à Lausanne suivis d'une forte escorte de Bâlois, de Soleurois et de Bernois.

Le concile siégea à Lausanne pendant deux années, et voulut persister dans ses efforts pour réformer l'Eglise. Mais, enfin, vaincu par les instances du roi de France, Charles VII, et du duc de Bourgogne, Félix consentit à abdiquer la papauté, dans les but de faire cesser le schisme qui désolais l'Eglise. Il se réserva néanmoins que Nicolas, le pape siégeant à Rome, reconnaîtrait tous ses actes pendant sa papauté, et que lui-même conservait les honneurs dus au souverain Pontife. Nicolas ayant accepté ces propositions, Félix leva toutes les excommunications qu'il avait rendues pendant le schisme; puis, «le concile assemblé en l'église de Notre-Dame de Lausanne, Félix V, revêtu de ses habits pontificaux, fit sa déclaration que, pour le repos de l'Eglise et pour faire cesser le schisme, et à la prière des rois de France, d'Angleterre et de Sicile, et du Dauphiné, il se démettait du papat, et fit lire sa bulle de renonciation. Puis, s'étant dépouillé de ses habits, se retira. - Le concile, ensuite de cette démission, procéda à l'élection de Nicolas V. Trois jours après le concile cassa toutes ses bulles d'excommunication, et le lendemain déclara Amédée de Savoie, ci-devant pape sous le nom de Félix V, Evêque de Sabine, Cardinal, Légat et Vicaire perpétuel du St-Siège, en tous les états de Savoie, Lyonnais, et dans les diocèses de Lausanne, d'Aoste, de Sion, de Coire, de Constance, de Bâle et de Strasbourg, lui assigna le premier honneur de l'Eglise après le Pape, ordonna que lorsqu'il entrerait en un lieu où serait le Pape, Sa Sainteté serait tenue de le saluer et de lui donner sa bouche à baiser, qu'il pourrait porter les ornements pontificaux, et, finalement, qu'il serait dispensé de comparaître en personne en la cour de Rome, ni en aucun concile. Le même jour se fit la clôture du concile de Lausanne11

Après le clôture du concile, Amédée retourna dans sa retraite de Ripaille, et mourut à Genève en 1451.


1Grenus, 29. - Comtes de Nyon des années 1349 à 1398.

2Guichenon, II.

3Grenus, 30. - Comptes de Nyon.

4Costa de Beauregard, Mém. hist. sur la Maison de Savoie, f. 136-137.

5Grenus, 32. Comptes de Nyon. 1394.

6Muller.

7Grenus, 32. Comptes de Nyon. 1396.

8Voyez : Guichenon, Preuves, IV. - J. de Muller, IV. - D. Martignier, Etrennes nationales. 1845.

9Guichenon.

10Muller.

11Guichenon, II, 67.


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