Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE QUATRIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA DOMINATION DE BERNE.

XVIe, XVIIe ET XVIIIe SIECLES.


Chapitre XI.

Services étrangers.

1643-1715.

Résumé sur les guerres de Louis XIV. — Service de France. — Système de corruption employé par la France pour obtenir des régiments Suisses. — Compagnies-Franches. — Elles ouvrent une nouvelle carrière aux officiers du Pays de Vaud. — Capitaines Vaudois. — Le général Polier. — Nouvelle capitulation de Berne avec la France. — Service de Hollande. — Polémique entre le général Stouppa et le ministre Brun. — La régiment de Sacconay-Bursinel. — Les généraux de Sacconay, Dohna de Coppet, Rolaz du Rosay.

Richelieu, et après lui Mazarin, préparèrent la France à subir le brillant despotisme qui signala le règne de Louis XIV. Richelieu, sous Louis XIII, anéantit la puissance des grands feudataires de la couronne, et supprima les charges d'amiral et de connétable qui, sous les règnes précédents, conféraient un autorité souvent rivale de celle des rois. Le maréchal de Marillac, le duc de Montmorency, Cinq-Mars, le président de Thou, portèrent leur tête sur l'échafaud; les premiers, pour avoir résisté, les armes à la main, au despotisme de Richelieu; les seconds, pour avoir conspiré contre lui, même de l'aveu du roi. Le parlement, seul vestige de la représentation nationale, fut avili, et un jour que ces magistrats refusaient d'enregistrer une ordonnance royale, Richelieu les fit mander toute l'audience. Le cardinal Mazarin, ministre de Louis XIV pendant sa minorité, corrompit la France, et lutta contre la Fronde, lique des grands, du parlement et des bourgeois de Paris. Mais la Fronde, vaincue par le ridicule, se dissipa, et le pouvoir devint absolu. Mazarin meurt : le jeune roi veut régner en maître; il entre au parlement, en habit de chasse et le fouet à la main, pour lui défendre de s'occuper des affaires de l'Etat. Louis XIV trouve la France riche en hommes éminents dans les sciences, la littérature et les arts. Il sait les apprécier et en entoure son trône. Son ministre Colbert restaure les finances, favorise le commerce et l'industrie, protége les savants, organise l'administration, et trouve des ressources pour créer une marine rivale de celle de l'Angleterre et de la Hollande. Louvois, ministre de la guerre, organise l'armée française, suivant le système de Gustave-Adolphe, le héros de la guerre de Trente-Ans, et la porte au nombre de quatre cent mille soldats.

Le jeune roi veut reculer les frontières de la France jusqu'au Rhin, et chasser l'Espagne des Flandres et de la Franche-Comté. Mais les Provinces-Unies, l'Angleterre et la Suède, se liguent en faveur de l'Espagne, et livrent à Louis XIV une guerre qui n'est terminée que par la paix d'Aix-la-Chapelle, en 1668. La guerre recommence en 1672, Louis envahit les Provinces-Unies, mais les Hollandais, perçant les digues qui retiennent l'Océan, mettent leur pays sous les eaux, et le sauvent de l'invasion. L'Europe entière se ligue contre la France, qui soutient la guerre avec gloire jusqu'au congrès de Nimègue en 1678, où Louis XIV dicta la paix.

Ce roi, enivré de succès, croit que tout doit fléchir devant sa volonté. Inspiré par les Jésuites, il révoque l'édit de Nantes en 1685, et cent mille familles protestantes sortent du royaume et vont porter à l'étranger les arts, les manufactures de la France et leur ressentiment. L'Europe se ligue, indignée contre ce despotisme, et une nouvelle guerre, dont Guillaume, stathouder de Hollande, est l'ame, met en feu toutes les contrées dès la mer du Nord à la Méditerrannée, et n'est terminée qu'en 1697, par la paix de Ryswick, qui donna le Rhin pour limite à la France. Louis avait soixante ans, il pouvait jouir en paix de sa gloire. Mais une circonstance vint réveiller son ambition, et mettre l'Europe en feu. Charles II, roi d'Espagne, mort sans enfant, laissa sa couronne à Philippe d'Anjou, petit fils de Louis XIV, son beau-frère, privant ainsi la maison d'Autriche de la succession des Espagnes et des Deux-Indes, à laquelle elle avait plus de droit que les Bourbons. L'Angleterre, la Hollande et la Savoie, jalouses de la puissance de la maison de Bourbon, se liguent avec l'Autriche, et, pendant quinze années, lui font des guerres qui ne se terminent que par la paix d'Utrecht, en 1715, deux ans avant la mort de Louis XIV.

Le règne de ce monarque, et les cinquante années de guerres qui le signalèrent, eurent une grande influence sur la Suisse. Les villes souveraines imitèrent ce roi dans son absolutisme, et leurs magistrats s'enrichirent, en vendant des levées de soldats aux puissances belligérantes. Dans le Pays de Vaud, la guerre devint la passion dominante. Le jeune Vaudois, à peine devenu homme, quittait sa famille, pour prendre la cocarde ou de la France ou de sa rivale la Hollande. Pendant quelques années, il était soldat, puis il revenait dans sa patrie. Cette passion des armes, ces années de la jeunesse passées sous les drapeaux de l'étranger, cette migration continuelle, empêchèrent la jeunesse de nos villes et de nos campagnes d'apprendre des métiers, et nous expliquent pourquoi les étrangers seuls les exercèrent dans le Pays de Vaud. La règne de Louis XIV eut, sur notre patrie, une autre influence : celle qu'exercèrent les réfugiés protestants que la révocation de l'édit de Nantes exilait de la France. Aussi, en consacrant quelques pages aux services étrangers et aux réfugiés dans le Pays de Vaud, nous restons dans les limites que nous nous sommes imposées.

Louis XIV, en montant sur le trône, trouva vingt mille Suisses à son service : une compagnie des Cent-Suisses de la garde, un régiment de Gardes-Suisses fort de trois mille et huit cents hommes, et six régiments de ligne. Comme les villes souveraines contractaient les alliances en vertu desquelles ces troupes servaient en France, elles réservaient les hauts grades pour leur bourgeoisie, et ce n'était que par de rares exceptions que l'on voyait des Vaudois parvenir à des commandements supérieurs, et même aucun d'eux ne put devinir capitaine propriétaire de compagnie, jusqu'à l'époque où Stoppa leur fit obtenir des concessions pour la levée de compagnies franches. Mr de Louvois réorganisa les régiments suisses, selon le système de Gustave-Adolphe. Ils furent divisés en bataillons et en compagnies de force égale, réunis en brigades, et reçurent un état-major complet. Ils quittèrent l'arquebuse pour le fusil, et reçurent la giberne qui remplaça l'ancienne baudoulière, où chaque cartouche avait son étui séparé. La hache d'armes des hallebardiers fut abolie, l'usage des cuirasses et des corcelets se perdit, et les grenadiers remplacèrent les enfants-perdus ou les aventuriers. En 1671, les Suisses adoptèrent les évolutions introduites en France par Mr de Martinet, et quittèrent la pique pour le fusil à baïonnette, adopté depuis vingt ans par l'infanterie française. En 1688, les Suisses abandonnèrent leur costume national, aussi varié que les usages de leurs vallées, pour adopter cet uniforme rouge qui, chez eux, a toujours été, et est encore le symbole de la vaillance et de fidélité au drapeau.

«Depuis neuf ans, dit Daniel dans son Histoire de la milice française, trente-deux mille Suisses servent le roi.» Mais, comme à la même époque, la Suisse fournissait onze mille et deux cents hommes à la Hollande, dix mille et huits cents à l'Espagne, sept mille et trois cents à l'Autriche, trois mille et cinq cints à la maison de Savoie, et que les cantons devaient mettre souvent sur pied leurs milices pour protéger les frontières de la Confédération, la Suisse eut parfois presque toute sa population virile combattant sous les drapeaux de l'étranger, ou couvrant la frontière. La Suisse devint donc un pépinière de soldats, que l'aristocratie des villes souveraines exploitait à son profit. Partout on voyait les ambassadeurs offrir à l'envi de l'argent pour obtenir des soldats, ou pour les empêcher de s'enrôler sous des drapeaux ennemis. Les recès de la Diète, les lettres des ambassadeurs à leurs souverains, les mémoires des contemporains, donnent de tristes détails sur les marchés et les intrigues de tout genre qui avilirent alors les gouvernements de la Suisse. On vit l'ambassadeur français, le marquis de St-Romain, distribuer aux chefs des cantons un million comptant et leur promettre encore six cent mille livres. Dans une autre circonstance, ce même ambassadeur distribuait cent mille écus en gratifications particulières. Les Jésuites de Lucerne recevaient sept cent vingt écus, afin qu'ils disposassent le conseil en faveur d'une levée de troupes pour le roi. Celui-ci, pour engager Berne à ne pas s'opposer à la conquête de la Franche-Comté, qu'il méditait, lui vendait à moitié prix le sel, que Berne continuait néanmoins à vendre toujours à l'ancien prix à ses sujets. «Les patriciens et le commerce vendirent la nation,» observe, à cette occasion, un auteur contemporain. Dans une autre circonstance, Soleure reçoit dix mille écus pour la construction de l'une de ses portes, qu'elle nomme Porte-Dauphine, en l'honneur de Louis XIV. Ce monarque donne au prince-abbé de St-Gall l'ordre du St-Esprit et une pension de dix mille livres, et obtint, à ce prix, de lever dans les terres de l'abbé dix-neuf compagnies, de deux cents hommes chacune. A une époque où les persécutions religieuses en France indignaient les protestants de la Suisse contre Louis XIV, ce prince écrit à son ambassadeur, Mr d'Amelot, de s'attacher surtout à gagner Berne, et de ne rien oublier pour adoucir son aigreur : «Voulant donner à cette ville des marques de ma bienveillance, je lui ferai tenir 550,000 livres sel Franche-Comté, rendu à Yverdon.» — L'ambassadeur répond : «Il ne faut pas trop favoriser les officiers du Pays de Vaud. Le canton de Berne fournit plus d'hommes que le reste de la Suisse, et ce sont gens plus civilisés, plus instruits des affaires du dehors, et plus capables de donner de bons officiers que ceux des pays plus reculés. Le Pays de Vaud surtout fournit d'excellents soldats, en grand nombre, et de meilleurs officiers que ne sont les Bernois. Mais LL. EE. éprouvent une extrême jalousie de les voir s'enrôler sous des gentilshommes du Pays de Vaud.... On va tenir une diète préjudiciable au service de S. M.; pour emporter la diète, il me faut quatre cent mille écus.» — «C'est trop!» dit un officier suisse au marquis de Louvois, qui le consultait au sujet de cette demande de l'ambassadeur, «c'est trop! donnez-moi dix mille écus, et je ferait de cette diète tout ce qu'on voudra.» Louvois lui en donna sept mille; l'officier suisse réussit, «et probablement mit la moitié de ce qu'il avait reçu dans sa poche,» écrivit à Louvois un de ses agents à la diète... «A Lucerne, écrit l'ambassadeur à Louvois, j'ai donné vingt pistoles à un grand brailleur, et j'ai fait réussir la chose.»

Pendant ces regrettables marchés, l'Espagne, la Hollande et l'Autriche, en guerre avec la France, réunissaient leurs efforts pour paralyser l'influence française en Suisse, et réussissaient dans les Petits-Cantons. «Les cantons du centre,» dit l'ambassadeur français Tamboneau, en remettant sa charge à Mr d'Amelot, «sont tout espagnols, et même leurs hommes qui distribuent les pensions du roi, par exemple un nommé Mohr, de Lucerne. Ces cantons n'ont plus en France que le régiment de Pfyffer. — Uri, qui a touché plus d'un million, n'a pas donné cinq cents soldats depuis cinquante ans. Zoug, à force de présents, a donné qiuinze hommes en deux ans. Undervald personne. Schwytz a fait tourner la cervelle à tous ces gens-là.»1

Le marquis de Louvois, voyant les exigences des gouvernements des cantons, et le prix excessif qu'ils mettaient à leurs soldats, écouta les propositions que lui fit un officier de la Garde-Suisse, nommé Pierre Stouppa. «Cette officier, dit l'auteur de l'Histoire militaire de la Suisse, était né dans la Valteline, de parents protestants et de la classe du peuple la moins relevée; voulant parvenir aux grades élevés, il avait fait, avec le plus brillant courage, les campagnes d'Espagne et de Flandre.»2 Stouppa représenta au ministre de Louis XIV, qu'il n'était point nécessaire de recourir aux cantons pour avoir des soldats en Suisse, qu'une partie de la paie de ces soldats restait entre les mains des capitaines, et que les recrutements se feraient facilement et à bas prix, si on enrôlait, pour des compagnies franches, les militaires dont l'engagement dans les régiments capitulés était terminé. Stouppa proposa donc de créer des compagnies franches, recrutées en Suisse; de ne pas renouveler les capitulations, et de réduire à six écus par mois la solde de sept écus que le soldat était censé recevoir, et d'opérer une réduction sur la solde des officiers. Louvois agréa ces propositions, et réforma onze compagnies dans le régiment des Gardes-Suisses, qui formèrent le noyau des compagnies franches, et, sans avoir égard s'ils étaient patriciens, ou bourgeois de villes souveraines, ou sujets, il donna des brevets de capitaine à des officiers expérimentés. La colère fut grande chez les aristocraties suisses : «elles défendirent à leurs sujets, sous peine d'indignation et de bannissement, de s'enrôler dans ces compagnies et surtout d'en lever.» Néanmoins, Stouppa, élevé au grade de colonel, pressait les levées, traitait avec des officiers qui, sous main, recrutaient en Suisse, et les aidait de l'argent, dont Louvois ne le laissait pas manquer. «Ces officiers, dit May, conduits par les instigations de Stouppa, qui leur avait fait obtenir leurs brevets, et, se croyant tout-à-fait indépendants des cantons, ne se firent aucun scruple d'avilir le services des troupes suisses, malgré les ordres de leurs premiers souverains, pour faire d'autant mieux la cour à Mr de Louvois.»3

Ces compagnies ouvrirent à beaucoup de Vaudois une carrière millitaire que Berne leur avait fermée jusqu'alors. Les Polier, les Mandrot, les du Terreau, les de Crousaz, les Bourgeois, les Jaccard, les de Joffrey, les Chanson, les Villars de Chandieu, et d'autres officiers vaudois, levèrent des compagnies franches. Ces comagnies, fortes chacune de trois à quatre cents hommes, et formant un effectif de neuf mille hommes, furent mises en garnison dans les places fortes, ou réunies en bataillons dans les régiments, qui servirent avec distinction dans les campagnes de Flandre. «Malgré,» comme l'observe naïvement l'auteur de l'Histoire militaire des Suisses, «malgré qu'elles fussent confiées à des officiers de basse extraction, mais en échange absolument dévouées au ministre de la guerre, Mr de Louvois.» Louis XIV récompensa Stouppa, qui, nommé brigadier et ensuite lieutenant-général, fut chargé de la réorganisation des régiments suisses, et obtint qu'ils ne seraient désormais plus licenciés à la paix, mais conservés sur le pied de guerre. Nommé colonel-général des Suisses et colonel du régiment de la garde, Stouppa leva un régiment de ligne, dont il devint propriétaire, et dans lequel il incorpora plusieurs compagnies franches. Enfin, il conclut avec Berne une capitulation pour la levée d'un régiment. Cependant, le nouveau colonel-général des Suisses n'abandonna point la ressource que lui offraient les compagnies franches. En effet, «outre le régiment que Berne venait d'accorder, dit Mr de la Cour au Chantre, Mr Stouppa convint avec plusieurs particuliers de quelques-uns des cantons (mais le plus grand nombre Neufchâtelois et du Pays de Vaud), pour la levée de nouvelles compagnies franches.»4 En 1689, la plupart de ces compagnies furent réunies, et formèrent des régiments, dont l'un fut donné à un Vaudois, Jean Polier, de Lausanne, capitaine d'une de ces compagnies. Nommé général, Polier commandait une brigade suisse, au siège de Mons, en 1691, et au siège de Namur, en 1692. Son régiment faisait partie de sa brigade. «Dans la mémorable bataille de Steinkerke, dit la relation officielle, Mr Polier se conduisit avec une intrépidité surprenante. Il s'avança plusieurs fois à la charge avec sa brigade, tint l'affaire en suspens, donnant le temps aux gardes françaises et suisses d'arriver. Les Anglais furent vivement attaqués; ils se continrent quelque temps, mais enfin furent rompus. Ce fut la généreuse résistance de la brigade Polier qui, en donnant le temps à la quatrième ligne d'avancer, décida de la victoire. Le général Polier fut tué à la tête de sa brigade, en faisant ces actions d'une valeur extraordinaire.»5.

Berne, en traitant avec Stouppa pour la levée du régiment d'Erlach, en 1671, obtint une capitulation qui servit, de lors, de modèle aux autres cantons; en voici les bases principales :

Les deux tiers des compagnies de fusiliers, soit douze, ne peuvent être commandées, ni possédées que par des Bourgeois de Berne, capables de parvenir aux charges du gouvernement. — L'autre tiers, ou six compagnies, roulent entre les Bourgeois de Berne et les sujets de cette république, suivant leur ancienneté de lieutenants. — Le Roi se réserve la nomination des capitaines de grenadiers. — Le colonel est à la nomination du Roi. Il sera choisi parmi le major et les capitaines du régiment, jouissant de la bourgeoisie patricienne de Berne et capables de parvenir à la régence de ce canton. — La place de lieutenant-colonel est donnée par S. M. au plus ancien capitaine, soit Bourgeois, soit sujet de Berne. — La place de major, troisième officier supérieur du régiment, est donnée par S. M., à un capitaine Bourgeois patricien de la ville de Berne.6

Une des conséquences de cette capitulation fut la révocation de plusieurs Vaudois, capitaines de compagnies franches, incorporées dans le régiment d'Erlach. Dès cette époque, dit May, «les compagnies furent commandées par des officiers issus des premières familles.» Indignés d'une telle injustice, beaucoup d'officiers vaudois entrèrent dans les régiments français, ou offrirent leur épée à la Hollande, où la cause protestante les appelait.

La Hollande, menacée par Louis XIV, qui voulait se venger de la retraite de son armée, demanda du secours à ses coreligionnaires les cantons protestants. Ceux-ci, liés par leurs traités avec la France, et redoutant le courroux du grand roi, repoussèrent en apparence les pressantes instances de l'ambassadeur hollandais, mais permirent, sous main, à Mr de Vatteville de lever un régiment de deux mille et quatre cents hommes, dont une partie furent enrôlés dans le Pays de Vaud. Les enrôlements pour la France furent entravés; la cause de la Hollande devint populaire dans la Suisse protestante, et les ministres flétrirent, dès la chaire, ceux qui servaient pour un roi ennemi de la religion.

Un professeur de théologie à l'académie de Berne publia, contre le service de France, des lettres adressées au général Stouppa, qui intriguait alors en Suisse contre le service de Hollande, et cherchait à lever des compagnies franches pour la France. Stouppa répondit à ces lettres par un écrit intitulé : La religion des Hollandais, représentée en plusieurs lettres écrites par un officer de l'armée du Roy, à un pasteur et professeur en théologie de Berne. Protestant, mais avant tout dévoué au marquis de Louvois, qui lui offrait une brillante carrière militaire, Stouppa fait une amère critique des réformateurs qui, selon lui, étaient mus plutôt par des intérêts matériels, que par leur conscience. Il affirme que le prince d'Orange, alors qu'il embrassa la réforme, et qu'il fit tous ses efforts pour bannir le catholicisme des Provinces-Unies, voulait rendre impossible leur réconciliation avec le roi d'Espagne, et espérait obtenir les secours d'Elisabeth d'Angleterre, de l'Electeur-Palatin, et des princes de la maison de Bourbon, alors chefs des Calvinistes français. Il démontre que dans toutes les circonstances, les Hollandais, sous le masque protestant, agissaient par de purs motifs d'intérêt, et qu'ils avaient jeté le masque, alors qu'ils donnèrent une flotte à Louis XIII pour réduire la Rochelle, le bourlevard [sic, evidently in sense of "rempart", bulwark] de protestantisme en France. Enfin, dans une dernière lettre, Stouppa termine en ces termes :

La guerre du Roi contre la Hollande n'est point une guerre de religion, mais une guerre pour punir les Hollandais de leur ingratitude, pour leur apprendre à rendre le respect qu'ils doivent au Roi, et à se contenir dans les termes de la modestie et de la raison.... Dès que vous avec vu commencer cette guerre, vous, Monsieur, dans la ville de Berne, et tous vos ministres dans les terres de votre domination, n'avez cessé d'émouvoir le peuple par vos sermons séditieux contre vos magistrats qui étaient d'avis qu'on accordât des troupes de votre Canton. Si on eût voulu vous croire, aussi bien que tous vous ministres de village, vous vous étiez rendus coupables d'un horrible crime, de permettre que vos soldats fussent employés à faire la guerre aux Hollandais, vos frères en Jésus-Christ. C'est pour cela que votre magistrat, ému par vos crieries et celles du peuple que vous aviez soulevé, ne put s'empêcher, pour le satisfaire, d'écrire mal à propos, et à contretemps, lettres sur lettres aux officiers de votre régiment (d'Erlach), remplies de terribles menaces s'ils servaient dans cette guerre contre les Hollandais.... Ne voyez-vous pas que par votre zèle indiscret, vous vous privez des avantages que vous pouvez espérer de l'alliance avec le Roi. Si le duc de Savoie venait à vous faire la guerre pour les prétentions qu'il a sur le Pays de Vaud, dites-moi si vous oseriez demander du secours au Roi, vous qui n'êtes pas de sa religion, contre un prince catholique qui, outre qu'il est son allié, a encore l'honneur d'être son parent?....

Le ministre Jean Brun répondit au pamphlet de Stouppa par un volume de près de six cents pages7 dans lequel il combat ses allégués, démontre que le guerre des Hollandais contre la France est religieuse, et qu'il est dans l'intérêt des Suisses protestants de refuser des troupes à la France, et d'en fournir à la Hollande. Répondant à cette insinuation que si les Suisses protestants servaient la Hollande, qui les payait mieux que la France, ils justifieraient le proverbe : point d'argent, point de Suisses, il dit : «Mr Stouppa a eu en son esprit l'idée de soi-même, en faisant une si obligeante description des Suisses protestants. Car tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour de l'argent; il a abandonné son état pour de l'argent; il devient soldat pour de l'argent; il loue sa plume mercenaire pour de l'argent; il fait la guerre à Jésus-Christ pour de l'argent; et si Jésus-Christ lui donnait plus d'argent que Louis XIV, il ne servirait plus ce roi, mais ceux qui combattent pour Jésus-Christ. Car, point d'argent, point de Stouppa.... Que répondre, dit autre part le ministre Brun, à l'injure qu'il fait aux ministres du canton de Berne, qu'ils ne cessent d'émouvoir le peuple par leurs sermons séditieux? Oui, ce sont des sermons séditieux, ces pieuses remonstrances que ces ministres ont faites en chaire aux magistrats et au peuple, pour leur faire comprendre non-seulement le danger auquel ils exposaient la patrie, en servant, comme ils le faisait, à l'ambition de la France, mais aussi à la ruine infaillible de la religion, si la Hollande était subjuguée. Il enrage, Mr Stouppa, de voir que le peuple, suivant sa piété, écoute plutôt les sermons de ses ministres, que de prêter l'oreille à ses friperies, et qu'il préfère sa religion à l'avarice et au désir de régner des Français.... Après avoir injurié Messieurs de Schaffouse, qui ne veulent pas laisser recruter pour la France, il fallait encore qu'il outrageât Messieurs de Berne. Il loue bien le Petit-Conseil de Berne, mais écoutez ce qu'il a dit du Deux-Cent : Il n'est presque composé que de gens qui ont beaucoup de chaleur, peu de lumières, beaucoup d'opiniâtreté et peu de raison. C'est-à-dire en bon français : ce sont des ingorants, des étourdis et de grands sots. Mais Mr Stouppa ignore-t-il que dans le Petit-Conseil il pourra bien y avoir (ce que je ne suppose pas) des personnes qui ont des fils, ou des proches parents avancés au service du Roi, ou bien quelques membres qui ont bonne espérance d'avoir de bonnes charges, ce qui les empêche de faire paraître leur zèle pour le repos public et la conservation de leur patrie. Tandis que dans le Deux-Cent, il y a heureusement peu de ces gens-là, mais beaucoup qui, n'étant aveuglés par leurs intérêts particuliers, prévoient le danger qui menace la patrie, et se portent courageusement à éviter ce danger.»

Schaffouse et Zurich refusèrent les levées de troupes pour la France, alléguant que la guerre contre la Hollande était dirigée contre la protestantisme. Cependant, le stadhouder Guillaume, prince d'Orange, appelé au trône d'Angleterre en 1689, appréciant la valeur du régiment bernois, envoya le chevalier Coxe en Suisse proposer aux Cantons protestants une alliance offensive et défensive. Les menaces de l'ambassadeur français empêchèrent Bâle d'accéder à ce traité, mais les quatre autres Cantons protestants le conclurent, et s'engagèrent à lever quatre mille hommes pour le service d'Angleterre et de Hollande. Berne, à elle seule, fournit un régiment de deux mille hommes. Quelques années plus tard, en 1697, les Etats-Généraux de Hollande prirent à leur service le régiment de Sacconay, qui, à la solde de l'Angleterre depuis trois ans, servait en Piémont dans la geurre terminée par la paix de Ryswick. La plupart des officiers et des soldats du régiment Sacconay étaient Vaudois; MM. de Métral, de Lausanne, et de Chandieu occupaient les premiers grades, l'un était lieutenant-colonel, l'autre major. Davel, qui depuis s'illustra dans la guerre de Villmergue et mourut sur l'échafaud pour avoir voulu l'indépendance de son pays, était adjudant du colonel Sacconay.

Jean de Sacconay, arrière petit-fils de ce seigneur de Bursinel qui reçut dans sa château les gentilshommes vaudois et forma avec eux la Ligue de la Cuiller, est de tous nos compatriotes celui qui, pendant les guerres de Louis XIV, acquit la réputation militaire la mieux méritée. Né dans le château de ses ancêtres en 1646, il entra, en 1664, au service de France. Second lieutenant dans les Gardes-Suisses en 1672, il monta le premier à l'assaut de Woerden, où il prit deux drapeaux et un major hollandais, après avoir reçu deux coups de feu. En mars 1677, étant au siège de Valenciennes, le lieutenant Sacconay, à la tête de cent grenadiers, emporte un bastion, et, soutenu par son régiment des Gardes-Suisses, il pénètre le premier dans la place. Le roi, pour le récompenser de cette action d'éclat, lui donna un brevet de capitaine en second dans le régiment Stouppa, qui s'embarquait à Toulon pour la Sicile sur la flotte de l'amiral Duquesne. Débarqué le 26 avril à Messine, Sacconay reçut le commandement de cent trente volontaires de son régiment, avec lesquels il fit la guerre de partisan contre les Espagnols. Sur la fin de la campagne, le maréchal de Vivonne chargea le capitaine Sacconay de faire une descente sur les côtes de Calabre, avec trois barques montées par ses volontaires. Pendant trois semaines, Sacconay parcourt cette contrée, fait des vivres et lève des contributions qu'il envoie à Messine. Au retour de cette expédition, il est nommé commandant d'Agosta. Rappelé en Flandre avec son régiment, il combat avec la plus grande valeur à la tête des grenadiers. La paix de Nimègue, en 1678, lui permet, après une longue absence, de revoir son pays. Précédé d'une brillante réputation militaire, il obtient de LL. EE. de Berne de lever dans le Pays de Vaud une compagnie franche de deux cents hommes. Il organise cette compagnie pendant l'hiver, et au mois de mars, il rejoint avec elle son ancien régiment, dans lequel sa compagnie vaudoise est incorporée. Sacconay fit avec distinction la campagne de Catalogne, en 1684, où il commandait un bataillon. En 1690, il est blessé à la bataille de Fleurus, et le 2 août 1692, à la sanglante journée de Steinkerke, il est à la tête du second bataillon, dont sa compagnie vaudoise fait partie, puis il commande le régiment après la troisième charge de l'ennemi, qui avait mis hors de combat les officiers supérieurs; enfin, il tombe grièvement blessé d'un coup de baïonnette et d'une balle. Le 29 juillet 1693, à la bataille de Nerwinden, la capitaine Sacconay commande le second bataillon de son régiment; il charge trois fois l'ennemi et s'empare d'une batterie. Cependant, notre compatriote reste simple capitaine : il voit de jeunes patriciens bernois, des bourgeois de Zurich et de St-Gall, inconnus dans les champs de bataile, obtenir des places de lieutenant-colonel et même de colonel; il apprend que la famille de sa femme, exilée de sa patrie, le Languedoc, par la révocation de l'édit de Nantes, est arrivée fugitive à Bursinel. Alors, dégoûté de servir un pays qui ne reconnait pas ses services, qui persécute sa famille et ses coreligionnaires, Sacconay, malgré les sollicitations de son ami, le général Stouppa, colonel-général des Suisses, envoie sa démission à M. de Louvois, et se retire dans le Pays de Vaud. Mais sa carrière militaire n'était pas terminée. Le duc de Savoie, menacé par les armes de Louis XIV, demandait du secours à Hollande et à l'Angleterre. M. Coxe, ministre du roi Guillaume à Berne, s'adresse à Sacconay, lui offre le grade de colonel, et lui demande, au nom de sa cour, qu'il lève un régiment de deux mille hommes destinés à secourir le duc de Savoie. Sacconay accepte ces propositions, et, après avoir obtenu l'autorisation de Berne, lève un régiment de seize cents hommes, et fait, sous les ordres du prince Eugène, les campagnes qui illustrèrent ce grand général. Rappelé en Hollande avec son régiment, Sacconay combat sous Marlborough à Keiservert, à Vanloe, et prend part à l'assaut et à la prise de Liège, aux sièges de Huy et de Limbourg, et à la campagne de 1704, fatale aux armées françaises. Marlborough et le prince Eugène, appréciant le haut mérite du colonel Sacconay, le font nommer général, et lui confient le commandement de la place de Berg-op-Zoom. Mais Sacconay apprend que son épouse, la fille de M. de Verneuil, était mourante à Bursinel; il demande un congé qui lui est refusé. Il n'hésite point entre la plus brillante fortune et son épouse; il donne sa démission en décembre 1705, et revoit son château, où sa femme venait d'expirer. Cependant, de nouveaux honneurs l'attendaient. Il fut chargé de la réorganisation des milices du Pays de Vaud, qu'il commanda en chef en 1708, lorsque Neufchâtel fut menacé par Louis XIV à l'occasion de la succession de cette principauté. LL. EE. bientôt après nominèrent Sacconay lieutenant-général de la république de Berne. Revêtu de cette fonction, à laquelle aucun sujet de Berne n'était parvenu avant lui, nous le verrons commander en vaincre, dans la guerre de Villmergue.

Emules de Sacconay, les Vaudois se firent remarquer dans le service de Hollande. Appréciés par les deux premiers généraux de l'époque, Eugène et Marlborough, ils furent protégés par le ministère anglais et par lord Albermale, colonel-général des Suisses en Hollande. Ils acquirent les sympathies des Etats-Généraux, et furent plus favorisés en Hollande et en Angleterre que dans le service de France. Les Mestral, les Chandieu, les Goumoëns, les Crousaz, les Constant, les Bouquet, les Polier, les Roguin et les Haldimand, eurent des commandements supérieurs, des régiments ou des compagnies franches, dans lesquels la jeunesse vaudoise se dinstingua pendant les guerres du XVIIIe siècle. Entre tous ces guerriers qui honorent le nom vaudois, brilla surtout François de Pesmes de St-Saphorin qui, sortit du régiment Sacconay, servit en Autriche sous le prince Eugène, fut nommé général-major, puis ambassadeur d'Angleterre à la cour d'Autriche, où il fut constamment un obstacle aux prétentions de la France.

Un autre Vaudois, Jean Fréderic, fils du comte de Dohna, baron de Coppet, se fit remarquer dans l'armée hollandaise. Capitaine à vingt ans et major à vingt-huit ans, il fut employé avec son régiment dans l'expédition du prince d'Orange en Angleterre, en 1688 et 1690, dans laquelle le nouveau roi, Guillaume III, le prit pour son aide-de-camp. Il assista, d'abord comme colonel, puis comme général, à toutes les grandes batailles que les puissances coalisées livrèrent aux armées françaises, à Steinkerke, à Neervinden, à Ramilies. Lieutenant-général, il commandait une division d'infanterie hollandaise à la bataille de Denain; il combattit avec sa bravoure ordinaire et trouva la mort dans cette bataille qui rétablit l'honneur de l'armée française, et décida la conclusion de la paix d'Utrecht.

Les Vaudois prirent peu de part aux services d'Espagne, d'Autriche, du Piémont et de Venise, auxquels les cantons catholiques étaient à peu près seuls appelés pendant les guerres de Louis XIV. Cependant, on voit François de Gingins, baron de La-Sarra, commander un régiment dans la guerre que Venise soutint en 1659.

D'autres officiers vaudois parcoururent une belle carrière au service des puissances du Nord, entre autres le général du Rosay. L'électeur de Brandebourg, en 1696, alors qu'il pensait à être roi de Prusse et à récompenser les Suisses protestants qui avaient contribué à le faire nommer prince de Neufchâtel, avait formé une Garde du Corps suisse. Il en donna le commandement supérieur au général Imbert Rolaz, seigneur de Rosay, officier qui s'était illustré à la tête de son régiment de cuirassiers dans les guerres de Hongrie en 1691 et 1694.


Sources principales : Zurlauben, Hist. milit. des Suisses au service de France, 8 volumes. — Zurlauben, Code militaire des Suisses, 4 volumes, Paris, 1758. — L'Abbé Girard, Hist. abrégée des officiers Suisses qui se sont distingués aux services étrangers dans des grades élevés, 3 volumes, Fribourg, 1781. — May de Romainmôtier, Hist. milit. des Suisses dans les différents services de l'Europe, 8 volumes, Lausanne, 1783.

1Mr Vulliemin (Hist. de la Conf. Suisse, pendant les XVIe et XVIIe siècles, Livre XII) a trouvé ces détails dans les Archives des affaires étrangères à Paris, où sont déposées les correspondances des ambassadeurs français en Suisse.

2May de Romainmôtier, Hist. militaire des Suisses dans les différents services de l'Europe, seconde édition, huit vol. 8o, Lausanne, 1788.

3May, Hist. milit., V, 445.

4Le Baron de Zurlauben, Code militaire des Suisses, 4 vol., 1753, Art. IV, Compagnies franches.

5Zurlauben, Hist. milit. des Suisses au service de la France, 8 vol., Paris, 1768.

6May, Hist. milit. de la Suisse, VI, 441.

7Jean Brun, ministre du Roi des armées, La véritable Religion des Hollandais, contre le Libelle diffamatoire de Stouppa, un vol., Amsterdam, 1675.


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