Le Pays de Vaud pendant la guerre de la succession d'Espagne. — Le général de St Saphorin. - Neutralité de la Suisse proclamée par la Diète (1700). — Berne obtient de Louis XIV et de l'Empereur la neutralité des villes frontières et de la rive droite du lac de Constance et du Rhin, dès Bregentz à Bâle (1702). — Le duc de Savoie ayant abandonné la cause de Louis XIV, l'armée française s'empare de la Savoie et occupe le Chablais (1703). — Le Pays de Vaud mis sur pied de guerre. — Berne et Fribourg demandent la neutralité de la Savoie et l'occupation de ce pays par leurs troupes. — Luttes de la diplomatie en Suisse. — Berne, les autres Cantons protestants, avec Lucerne et Fribourg, soutiennent la coalition; les Cantons catholiques prennent parti pour Louis XIV. — La Diète menace Louis XIV de faire cause commune avec la coalition, et obtient la neutralité du Chablais et du Faucigny.
Les guerres de Louis XIV, la marche du gouvernement de ce monarque, l'éclat de son règne, et l'émigration en Suisse des protestants français, exercèrent une profonde influence sur le gouvernement de Berne et sur l'état social des sujets de cette ville. Berne imitant Louis XIV dans son absolutisme, constitua son patriciat, foula aux pieds les droits politiques de ses sujets; mais, elle imprima à son gouvernement un ordre, une énergie, une grandeur, dont les pays, jadis sujets de ses familles particiennes, se ressentent encore. Ce fut dans le siècle de Louis XIV que le Pays de Vaud vit s'effacer les derniers vestiges de ses droits politiques. Ce fut dans ce siècle que des aristocraties bourgeoises se constituèrent dans ses villes, et que la noblesse du Pays de Vaud vit disparaître toute son influence. Cependant, la Patrie de Vaud fut, entre toutes les contrées voisines, la plus heureuse et la plus libre. Vaudois ou étranger, noble ou roturier, citadin ou paysan, quiconque se soumettait aux ordonnances souveraines de LL. EE., pouvait jouir plus que partout ailleurs de la protection d'un gouvernement, absolu il est vrai, mais paternel : il jouissait de l'égalité devant la loi, et le bourgeois conservait des priviléges qui, flattant sa vanité, lui faisaient oublier sa nullité politique.
Le patriciat bernois ne fut cependant point asservi aux volontés de Louis XIV. L'esprit protestant qui animait le peuple, inspirait aussi les conseils de Berne, et engagea la république à braver Louis XIV dans ses exigences, et à embrasser la cause des ennemis du grand roi. Ainsi, nous avons vu Berne donner un asile aux réfugiés français, et s'allier avec la Hollande et l'Angleterre en guerre avec la France. Au XVIIIe siècle, alors que les armées françaises occupaient l'Italie, couronnaient les hauteurs du Tyrol italien, et menaçaient le nord de la Suisse dès Bregentz à Bâle, nous verrons Berne refuser des troupes à la France, la menacer de ses armes, et obtenir ainsi la neutralité du Chablais et du Faucigny, afin de fermer aux armées étrangères les passages du Simplon et du St-Bernard. Enfin, nous verrons Berne enlever aux princes de la maison de Bourbon, la souveraineté de Neufchâtel.
Le Pays de Vaud ne demeura point étranger à cette résistance contre Louis XIV. L'opinion qui animait ses gentilshommes, ses bourgeois, ses savants, son clergé, enfin, sa population tout entière, la bravoure de ses milices, donnèrent de la confiance au gouvernement bernois, et lui inspirèrent des actes qui contribuèrent à le placer au premier rang en Europe. Un Vaudois, le lieutenant-général de Pesme de Saint-Saphorin1, joua un des principaux rôles dans ces luttes contre Louis XIV. Ce fut ce diplomate qui contribua, plus que tout autre, à détacher Berne du parti français, à s'allier aux puissances protestantes, à obtenir la neutralité du Chablais et du Faucigny, enfin, à enlever à des princes catholiques de la maison de Bourbon, la souveraineté de Neufchâtel, et à conférer la suzeraineté de ce pays à une puissance protestante, assez forte pour le protéger, mais trop éloignée pour l'opprimer. Aussi, en entrant dans quelques détails sur des évènements qui se passèrent en Suisse au commencement du XVIIIe siècle, et dans lesquels des Vaudois illustrèrent leur patrie, nous continuons à écrire l'histoire du Canton de Vaud.
La paix signée à Riswyk, en 1698, fut bientôt troublée par les guerres de la succession d'Espagne. Charles II, roi d'Espagne et des Indes, et dernier rejeton de la branche espagnol de la maison de Habsbourg, n'avait point d'enfant, mais avait pour héritiers le roi Louis XIV et l'empereur Léopold, tous deux petit-fils par leurs mères du roi d'Espagne Philippe III. Louis XIV, Guillaume roi d'Angleterre, et les Etats-Généraux de Hollande, tous jaloux de la puissance de la maison d'Autriche, disposèrent de la couronne d'Espagne : Joseph, fils ainé de l'empereur Léopold, devait héritier de l'empire; Charles, son second fils, devait monter sur le trône d'Espagne; le duché de Milan devait tomber en partage au duc de Lorraine, et la Lorraine à la France. Ce traité conclu à Londres, le 25 mars 1700, fut rejeté par l'Empereur, qui voulait hériter de toutes les couronnes de son ancêtre Charles-Quint. Cependant, le roi d'Espagne en mourant, donna sa couronne au duc d'Anjou, l'un des petit-fils de Louis XIV. L'Europe se leva contre lui. Les armées d'Angleterre sous Marlborough, celles de l'Empereur sous le prince Eugène de Savoie, la Hollande dirigée par Hensius, toute l'Allemagne enfin, la Bavière et la Savoie exceptées, menacèrent le trône du superbe Louis XIV.
Avant que cette nouvelle guerre eût éclaté, les puissances qui se préparaient aux combats s'adressèrent à la Suisse, pour qu'elle reconnût leur prétendant au trône d'Espagne. Mais la Diète refusa tout reconnaissance, et, le 2 septembre 1700, elle proclama la neutralité du territoire helvétique. Mais lorsque les hostilités furent imminentes, le marquis de Puisieux, ambassadeur de France, et le comte Casati, ambassadeur du nouveau roi d'Espagne, s'adressèrent aux cantons catholiques, et, au nom de la religion menacée par les hérétiques d'Angleterre, de Hollande et d'Allemagne, sollicitèrent ces cantons à reconnaître le petit-fils de Louis XIV, Philippe V, comme roi d'Espagne. De leur côté, les puissances coalisées contre la France et l'Espagne, pressaient les Suisses de se lever dans l'intérêt européen, menacé par la maison de Bourbon, et de mettre sur pied un corps de troupes considérable, dont elles offraient de payer le tiers de l'armement. Mais la Diète repoussa ces instances, ne reconnut point Philippe V, et parut vouloir conserver sa neutralité.
Cependant, le maréchal de Villars menaçait le nord de la Suisse. Aussi, le général de St Saphorin, envoyé de l'Empereur auprès des cantons protestants, craignant que les coalisés ne fussent surpris par une marche rapide des Français sur le territoire helvétique, réussit à faire lever les milices des bailliages communs, et à obtenir de Berne que six mille hommes de ses milices allemandes et vaudoises occupassent les villes forestières. «Pour obtenir cette décision, j'employais, dit St Saphorin dans ses mémoires, des raisons impérieuses, desquelles on n'a pas eu l'oreille battue. Ce sont celles qui ont le plus de succès.... Il faut prendre cette nation à la chaude, et l'entraîner sans lui donner le temps de se reconnaître. Car du moment qu'on donne aux esprits un temps de trop raisonner, ils s'embarrassent d'une si grande quantité de réflexions, qu'ils ne savent plus s'en tirer pour prendre un parti.» Quant aux cantons catholiques, gagnés par la France, les démarches de St Saphorin demeurèrent inutiles; ils refusèrent de lever leur milices pour protéger les frontières.
Bientôt la guerre se rapprocha du Pays de Vaud, et le duc de Vendôme, dans sa retraite du Tyrol sur le Piémont, fit prisonniers de guerre quelques régiments du duc de Savoie, qui venait d'abandonner la cause de la maison de Bourbon, pour s'allier contre elle avec l'Angleterre, la Hollande et l'Empereur (1703). Le duc de la Feuillade envahit une partie de la Savoie, et menaça le canton de Berne, dont les sympathies protestantes le rapprochaient des ennemis de la France. La terreur fut grande dans le Chablais, et la flotille du duc de Savoie, sur le Léman, se réfugia dans le port de Morges. Le Pays de Vaud fut mis sur pied de guerre; les villes des rives du lac furent armées, et le Régiment-du-Secours quitta Lausanne, et fut mis en garnison à Genève. Cependant, les intrigues de l'ambassadeur français, Mr de Puisieux, empêchant la Diète de se rassembler, Berne et Fribourg, les deux cantons les plus menacés, envoyèrent des députés à Chambéry, quartier-général du duc de la Feuillade. Ces députés présentèrent au général français une note qui, dans les circonstances actuelles, n'est pas sans intérêt.
Illustre et magnifique Seigneur,
Leurs Excellences des deux louables Cantons de Berne et de Fribourg, nos souverains Seigneurs, nous ont ordonné de présenter à Votre Excellence les assurances de leurs services, et ensuite de lui dire qu'après que les glorieux ancêtres des louables Cantons eurent acquis, par la valeur de leurs armes, la liberté de leurs Etats, ils établirent ensuite, par la sagesse de leurs conseils et les lumières de leur prévoyance, des maximes pour conserver ce précieux acquit à leur postérité.
Parmi ces maximes, la plus fondamentale consiste dans le soin d'avoir plusieurs Souverains pour voisins, et de ne point permettre que les pays qui confinent leurs Etats, et qui en font la barrière, tombent sous une même puissance.
Ils ont, pour cet effet, pourvu dans tous les traités conclus avec les rois et princes, par des réserves formelles, pour être en droit de secourir ces pays, sans que cela pourtant dût déroger aux obligations des traités.
Ils ont regardé ces maximes comme sacrées et inviolables, ne croyant pas de pouvoir jamais s'en désister sans manquer à ce qu'ils doivent à Dieu, à la patrie, à leur propre honneur et à leur postérité.
Ces résolutions ont été si heureuses, qu'en diverses occasions elles ont dissipé les nuages qui menaçaient la Suisse d'orage et de troubles. On ne las a pas cachées à Sa Majesté très-chrétienne et à son ministre en Suisse, à qui on a déclaré qu'on ne pouvait voir d'un oeil quiet se laisser environner par une seule puissance, et que la souveraineté des Cantons, qui ne relève que de Dieu, devienne dépendante. Ceci s'est fait dans la confiance entière que Sa Majesté très-chrétienne, qui a si souvent déclaré aux louables Cantons combien elle avait à coeur leur repos et tranquillité, verra aussi avec plaisir les mesures qu'ils prennent pour s'y conserver.
Il est vrai que la bienveillance dont Sa Majesté les honore, à ce qu'il semble, devrait calmer leurs inquiétudes et lever tous les ombrages de son voisinage; mais, on sait que tel prince, qui est aujourd'hui ami d'un Etat, peut devoir son ennemi; que, par la révolution du temps, les maximes des princes changent, et que les successeurs n'entrent pas toujours dans les sentiments d'affection de leurs prédécesseurs. C'est pourquoi on ne croit qu'il soit expédient d'oublier et quitter les maximes des ancêtres, qui jusqu'ici ont conservé le repos et la liberté à la nation.
Comme donc ils regardent la Savoie comme une barrière, et qu'ils ont fait de réserve, par le traité de la paix perpétuelle, conclu avec le roi François Ier, de glorieuse mémoire, et du depuis dans tous les traités d'alliance, de la pouvoir conserver, il ne faut pas être surpris si aujourd'hui les Cantons entrent à cet égard dans tous les soins de leurs prédécesseurs.
Ils ne disent pas que la conquête d'icelle, faite par les armes de Sa Majesté très-chrétienne, ne soit juste; mais ils ne croient pas que pour cela ils doivent négliger leur repos et leur liberté. C'est pourquoi ils ont convoqué une Diète générale à Bade, non-seulement pour faire les réflexions convenables sur les révolutions qui pourraient survenir en Savoie par les armes de Sa Majesté très-chrétienne, mais particulièrement pour y négocier une neutralité, afin d'être dispensé de donner le secours que Son Altesse royale leur demande, en vertu des alliances et de la pressante nécessité.
Mais, comme cette négociation pourrait devenir infructueuse et manquer de succès, si, pendant que l'on y travaille, le roi s'emparait de la Savoie, les deux louables cantons de Berne et de Fribourg, munis de l'autorité de tout le Corps helvétique, fondés dans son consentement, et dans l'ancienne et nouvelle pratique, ont jugé nécessaire de nous députer auprès de Votre Excellence comme ayant le commandement des troupes du roi, pour la prier très-instamment de vouloir laisser la Savoie dans l'état où elle se trouve présentement, sans pousser plus outre les opérations de guerre jusqu'à la fin de la Diète de Bade.
Cette demande ne préjudice en rien aux intérêts de Sa Majesté très-chrétienne. Elle est conforme aux égards qu'elle a toujours eus pour la nation suisse, en vue des bons offices rendus à sa couronne. Elle tend à conserver les égards respectueux pour elle, contre qui Son Altesse royale demande des secours effectifs. Elle est fondée sur de nouveaux exemples, qui montrent que, dans des cas pareils, on a déféré aux instances des louables Cantons. Nous espérons que Votre Excellence voudra entrer dans toutes ces raisons et bonnes considérations pour accorder aux louables Cantons un interim jusques à la fin de la Diète de Bade. En ce cas, nous avons ordre de demander le même délai à Monsieur le marquis de Salles. Votre Excellence obligera par-là considérablement tout le Corps helvétique, et en particulier nos souverains Seigneurs des louables cantons de Berne et de Fribourg, qui en conserveront un digne souvenir dans les occasions qui se présenteront pour le service de Votre Excellence, à qui nous souhaitons toute prospérité, avec offre de nos services2.
M. de la Feuillade répondit aux délégués de Berne et de Fribourg que n'ayant point d'ordres du roi au sujet de leurs réclamations, il devait continuer ses opérations, et le 15 décembre, écrivit à M. de Chamillard, ministre de Louis XIV : «J'ai fait marcher M. de Vallière avec cinq bataillons et deux pièces de canon à Annecy, en lui ordonnant de reprendre les postes de Thonon, Evian et la Roche. M. de Vallière a trouvé les habitants d'Annecy plus révoltés que jamais contre leur souverain, par les mauvais traitements que leur avait fait éprouver M. de Salles. Le succès de cette expédition m'a donné le moyen de refuser nettement aux propositions que vinrent me faire les députés de Berne et de Fribourg pour la neutralité du Chablais. Jugeant que, sous ombre de cette neutralité, leur projet était d'occuper ce pays avec leurs troupes et même de se rendre protecteurs de la Savoie, je leur déclarai ne pouvoir retirer, sans un ordre du roi, les troupes qu'il venait d'envoyer. Je continuai donc de resserrer M. de Salles et de le rejeter sur le Piémont... Il est important d'occuper Thonon et Evian sur le lac de Genève, afin de couvrir Annecy, et d'empêcher le commerce des religionnaires français, réfugiés en Suisse, avec le duc de Savoie, qui les attire pour grossir ses troupes.... Je laisse un bataillon à Evian et un autre à Thonon pour la sûreté du Chablais, jusqu'à ce que la Diète des Suisses ait pris des résolutions favorables aux intérêts de la France. Les Suisses paraissent vouloir entrer dans un accommodement entre le roi et le duc de Savoie. Mais à bon compte, j'irai mon chemin. Pour empêcher que des étrangers, venant de Genève, ne se jettent, en passant par le Dauphiné, parmi les fanatiques des Vallées (les Cévennes), j'ai donné ordre de retirer tous les bateaux du Rhône, même ceux des pêcheurs, et d'assujettir les voyageurs à passer aux grands bacs établis sur ce fleuve.... Le duc de Savoie continue ses préparatifs, et a fait acheter quinze cents chevaux en Suisse pour sa cavalerie....»
Après s'être rendu maître de toute la Savoie, le duc de la Feuillade, appelé en Dauphiné, en laissa le commandement à M. de Vallière, avec vingt-cinq bataillons, dix-neuf escadrons et quelques bataillons de milices. M. de Vallière commença le blocus de Montmeillan, et occupa les passages de la Tarentaise et de la Maurienne, mais ne voulut pas dégarnir «Thonon, Evian, et le reste du Chablais et du Faucigny; car, informé des mauvaises intentions des Bernois, et craignant que s'il abandonnait cette partie du pays, ils n'y fissent passer leur troupes, dans la confinance qu'on n'oserait les en chasser sans leur déclarer la guerre3.»
Pendant que Berne faisait ses représentations au quartier-général français, à Chambéry, les Cantons insistaient auprès des ambassadeurs français et autrichien, pour que les armées belligérantes sur le Rhin respectassent la neutralité de la Suisse, et même celle de Lindau et des autres villes du Rhin, dès Bregentz à Bâle. L'ambassadeur autrichien, Mr. de Trautmansdorf, repoussa les insistances des Cantons, «dans la crainte, dit-il, que la France ne s'en prévalût pour assurer la liberté de son commerce par la Suisse.» Quant au marquis de Puisieux, il garantit la neutralité, mais sous une condition qui la rendait de nul effet, savoir, que les cantons protestants empêcheraient que l'on ne fit aucune levée pour le duc de Savoie. Voici la déclaration de l'ambassadeur français :
Sur les représentations qui nous ont été faites par le louable Corps helvétique, qu'il lui importait que les forts du Rhin et du lac de Constance ne fussent point inquiétés par les armées du roi pendant le cours de cette guerre, nous avons reçu ordre de S. M. de l'assurer de sa part que ses troupes, ni celles de l'Electeur de Bavière ne commettraient aucune hostilité et ne prendront aucun poste le long du lac de Constance, etc., à condition que de ces lieux-là il ne sera fait pareillement aucun acte d'hostilité ni aux troupes de S. M., ni à celles de M. l'Electeur, et qu'il ne sera accordé par les louables Cantons protestants aucun secours de troupes à S. A. le duc de Savoie, et qu'ils empécheront qu'il ne se fasse aucune levée secrète chez eux pour le service de ce prince.
En foi de quoi, nous avons signé ces présentes, etc.
A Bade, le 21 décembre 1703.
PUISIEUX.4
Cependant, le ministre de Savoie en Suisse, Mr de Mellarede, insistait auprès des Cantons pour qu'ils déclarassent la neutralité de toute la Savoie, et pour que leurs troupes prissent possession de cette partie des Etats de son maître. Cette opinion faisait des progrès en Suisse, les cantons catholiques, entraînés par les menées du comte de Trautmansdorf, et les cantons protestants, excités par le général de St Saphorin, étaient alors unanimes dans leurs sentiments d'hostilité contre la France. Aussi, Mr de Puisieux, par sa note du 16 janvier 1704, notifia aux Cantons, de la part de Louis XIV, la reconnaissance de la neutralité de la lisière du Rhin et du lac de Constance dès Bâle à Bregentz, et s'efforça d'entraver Berne et Fribourg, qui engageaient les Cantons à demander la neutralité de la Savoie. Dans ce but, il adressa la lettre suivante au conseil de Zurich :
Magnifiques Seigneurs,
Vous êtes informés sans doute que Messieurs de Berne ont envoyé une députation au louable canton de Fribourg pour lui faire entendre que la conquête que les troupes du roi viennent de faire de la Savoie, est très-préjudiciable aux intérêts du louable Corps helvétique, et qu'il est de la politique de ce louable Canton de joindre ses députés aux leurs pour les envoyer auprès de vous, avec ordre de faire tout leur possible pour vous porter à venir, conjointement avec eux, me proposer de mander à Sa Majesté qu'elle retire ses troupes de toute la Savoie, et qu'elle laisse jouir cette partie des Etats du duc de ce nom d'une parfaite neutralité. On ne veut me faire apparemment cette demande qu'afin de mettre ce prince en état de tirer de la Savoie des commodités qui lui donneront les moyens de faire plus faciliement la guerre aux deux couronnes en Italie, et de s'emparer, s'il est possible, du duché de Milan.
Messieurs les députés de Berne et de Fribourg doivent me dire de plus, ou écrire même à Sa Majesté, qu'en cas qu'elle ne veuille point accorder leur demande, qu'ils seront bien fâchés d'être obligés de donner des troupes à Monsieur le duc de Savoie, pour reprendre les pays dont les troupes du roi mon maître viennent de s'emparer, mais qu'ils ne peuvent se dispenser de le faire.
Ne serez-vous pas aussi surpris que moi, magnifiques Seigneurs, quand vous apprendrez que quelques-uns des louables Cantons ont pu prendre des résolutions de cette nature, des résolutions si fortes et de si grande conséquence? Ne reconnaîtrez-vous pas que les ennemis du roi mon maître peuvent espérer d'avoir bientôt lieu de n'être plus jaloux de la parfaite tranquillité dont la supériorité des armes du roi vous fait jouir, pendant, pour ainsi dire, que toute l'Europe est en feu. Comme je connaissais parfaitement, magnifiques Seigneurs, votre prudence et votre modération, je n'ai pas hésité un seul moment à vous donner avis des résolutions que Messieurs de Berne et de Fribourg ont prises, afin que vous puissiez, avant l'arrivée de leurs députés auprès de vous, fair vos sages réflexions sur leur conduite, et leur représenter ensuite combien leurs résolutions sont nuisibles aux intérêts du louable Corps helvétique et à la conservation de son repos.
Vous n'ignorez pas, magnifiques Seigneurs, que les troupes de Sa Majesté ont conquis toute la Savoie, à l'exception de Montmeillan. Vous vous souviendrez sans doute que vous n'avez point approuvé la proposition qu'a faite M. de Mellarede, lorsqu'il a demandé une neutralité pour la Savoie seulement, sans y comprendre le Piémont, et encore dans le même temps que son maître possédait encore ce même duché de Savoie.
Après que vous avez si justement refusé d'acquiescer à une demande si déraisonnable, peut-on s'imaginer que vous serez d'avis qu'on fasse la guerre au roi mon maître, qu'on entreprenne de chasser ses troupes d'un pays dont elles occupent les principaux passages et presque tous les postes les plus avantageux?
Non, magnifiques Seigneurs, vous ne donnerez jamais dans des insinuations se pernicieuses, et dont vous prévoyez trop bien les funestes conséquences pour ne pas les prévenir par vos prudents avis et par votre sage conduite.
Je ne saurais douter que le roi mon maître ne soit pas toujours disposé à accorder une neutralité pour tous les Etats de Monsieur le duc de Savoie, quoique ce prince l'ait absolument refusée et vous ait fait connaître malgré lui, par cette démarche, qu'il est l'agresseur, et que lui seul est cause de l'alarme que quelques-uns des louables Cantons feignent de concevoir, et est effectivement l'auteur des troubles que Messieurs de Berne et de Fribourg, à l'instigation de ce prince, vont exciter dans le louable Corps helvétique, par les résolutions qu'ils viennent de prendre.
Cependant, magnifiques Seigneurs, il semble que l'on veuille secourir celui qui veut allumer la guerre dans son voisinage, contre celui que offre si généreusement d'y établir la tranquillité. Je me flatte, avec juste raison, que vos justes représentations auront auprès de Messieurs de Berne et de Fribourg tout l'effet qu'on a lieu d'attendre de la prudence et de la sagesse qui accompagnent tous vos discours et toutes vos démarches; je me persuade enfin, sur ce fondement, que vous rendrez inutiles tous les efforts que font les ministres des ennemis du roi mon maître pour troubler le repos de votre chère patrie. La glorieuse tranquillité dont jouit le louable Corps helvétique depuis qu'il a contracté des alliances avec la France, le soin que vos illustres ancêtres ont toujours eu de ne rien faire qui pût porter atteinte à ces mêmes alliances, tout cela vous servira sans doute d'exemple dans cette occasion, et je me persuade que vous les suivrez avec un extrême plaisir. De mon côté, magnifiques Seigneurs, je ferai connaître au roi les démarches que vous aurez faites pour cela, et je puis vous assurer que Sa Majesté vous en marquera toute sa reconnaissance.
Je prie Dieu qu'il vous maintienne dans la prospérité de tout ce qui peut vous être le plus avantageux.
A Soleure, le 17 janvier 1704.
PUISIEUX.5
Aussitôt que Mr de Mellarede eut connaissance de cette lettre, il s'empressa de la combattre par sa note du 23 janvier, au conseil de Zurich, laquelle se terminait ainsi :
Vous voyez donc évidement, illustrissimes Seigneurs, quelles sont les vues de la France; elle méprise vos députations, vos assemblées et vos représentations; pendant que vous les lui faites, elle s'empare de la Savoie, et c'est pour avoir occasion de vous dire que le roi occupe de Savoie et qu'il n'est plus temps de vous intéresser pour cette province. Que pouvez-vous en conclure, sinon qu'il est inutile de négocier avec une puissance qui agit avec si peu de ménagements, qui cherche à entrer pour oser dire qui pourra m'en sortir. Il faut, illustrissimes Seigneurs, il faut des résolutions vives et promptes. Il n'y a plus d'expédients à chercher avec la France, ils ne servent qu'à autoriser son ambition : l'objection que vous fait Monseiur de Puisieux vous doit suffire pour vous faire connaître combien ses approches vous sont dangereuses, et pour vous engager à ne rien omettre pour éloigner de vos frontières une puissance si avide, et si vous ne prenez pas de concert de justes mesures pour la Savoie avec vos chers alliés qui y sont intéressés, elle pourra vous dire à l'égard de Lindau et de vos frontières d'Allemagne, ce qu'elle vous dit présentement de la Savoie, à l'égard de laquelle Monsieur de Puisieux se trompe ou cherche à vous faire illusion. Les passages pour y entrer sont encore entre les mains de Son Altesse royale; c'est même à des troupes de votre nation qu'elle est confiée, aussi bien que celle de l'importante place de Montmeillan. Ils vous attendent les uns et les autres pour faire sortir les Français de cette province, si tant est qu'ils ne l'abandonneront pas dès qu'ils apprendront vos glorieuses résolutions.
Vous savez, Illustrissimes Seigneurs, et vos députés qui ont été à la Diète de Bade vous ont rapporté, que l'on y convint unanimément que la conservation de la Savoie était absolument importante pour la sûreté du louable Corps helvétique, et qu'il en fallait soigneusement négocier la neutralité. Messieurs les députés en parlèrent très-fortement à Monsieur le marquis de Puisieux, deux fois consécutives, sans lui parler du Piémont; il leur promit la seconde, qu'il en écrirait au roi très-chrétien; et vous voyez maintenant avec quelle assurance il a osé dire que vous avez refusé d'acquiescer à la demande que je vous en ai faite. Jugez par là de la confiance que vous devez avoir en ce qu'il vous dit, puisqu'il vous en impose sur deux choses publiques, qui se sont passées au milieu de vous, et qui sont de la connaissance de tout le monde. Il suffirait de cette réflexion pour détruire ce qu'il avance, que Son Altesse royale mon maître est l'agresseur. Il ne m'a pas été difficile de détruire par mes mémoires ce qu'il a dit dans les siens à cet égard, il n'y a rien eu à y répliquer. Il revient néanmoins toujours à ses suppositions avec la même assurance que s'il les avait bien vérifiées. Tout ce qu'il vous a avancé, pour vous insinuer que Son Altesse royale est l'agresseur, est également fondé comme les prétextes dont se servit le loup de la fable pour dévorer l'agneau, qu'il accusait de troubler l'eau dans le courant au-dessous de lui. De pareils prétextes, illustrissimes Seigneurs, ne manquent jamais à cette puissance; ils ne lui manqueront pas même à votre égard, si par de fortes et par de courageuses résolutions vous ne prévenez le danger qui vous menace, si vous ne vous unissez avec les louables cantons de Berne et de Fribourg, qui y sont si justement sensibles, et si vous n'établissez l'unique fondement de votre sûreté, à tenir la France hors d'état de vous attaquer impunément.
Je suis de la manière du monde la plus distinguée, illustrissimes Seigneurs, votre très-humble serviteur.
MELLAREDE
A Berne, ce 23 janvier 1704.
Les ministres d'Angleterre, d'Autriche, de Hollande, et, entre eux tous, le général de St Saphorin, pressaient les cantons pour qu'ils insistassent sur la neutralité de la Savoie, et cherchaient à détacher les cantons de leurs alliances avec la France. Ils réussirent à un tel point, que Berne, Zurich, Lucerne et Fribourg déclarèrent que «si tout le territoire de la Savoie n'était pas remis à la garde de la Confédération, ils s'en empareraient de vive force.» Informé de cette détermination, qui pouvait être fatale aux succès de ses armes, Louis XIV fit taire son orgueil, et envoya l'ordre à son ambassadeur de faire convoquer la Diète6 pour lui annoncer qu'il voulait bien confier à Berne et à Fribourg la garde du Chablais et du Faucigny. La Diète s'étant assemblée le 18 février, le marquis de Puisieux y prononça le discours suivant :
Magnifiques Seigneurs,
Lorsque l'armée du roi mon maître entra dans l'Allemagne, vous me fites connaître que vous désiriez que ni les troupes de Sa Majesté, ni celles de M. l'électeur de Bavière, ne prissent aucun poste le long des bords du Rhin et du lac de Constance, depuis Bâle jusqu'à Bregentz. Quoique cette demande fût contraire aux intérêts du roi, il n'a pas laissé cependant de vous donner cette marque de sa complaisance. Accoutumés que vous êtes à obtenir de Sa Majesté toutes les grâces que vous lui demandez, tandis que les puissances, qui vous ont les plus sensibles obligations, affectent de vous refuser durement ce qu'elles croient devoir vous être agréable, vous me témoignâtes à la Diète qui se tint à Bade le 9 du mois de décembre dernier, que le louable Corps helvétique souhaitait encore avec tout l'empressement possible que Sa Majesté voulût accorder une neutralité pour une lisière d'une lieue de pays de long de ces mêmes bords du Rhin et de ceux du lac de Constance. Vous l'avez obtenue cette neutralité; mais, non contents de tous ces égards, vous m'envoyâtes pendant la même Diète une députation nombreuse pour me prier, au nom des louables Cantons, d'employer mes offices auprès de Sa Majesté, afin d'en obtenir aussi la même grâce pour les bords du lac de Genève. Il faut que je vous avoue ingénument que vous connaissez beaucoup mieux que moi jusqu'à quel point le roi mon maître peut porter sa complaisance pour ses plus anciens alliés et confédérés; car enfin, lorsque vous me fîtes cette instance, je me chargeai volontiers d'informer le roi de ce que vous souhaitiez, parce que je n'ai rien plus à coeur que de m'employer à tout ce qui peut vous être agréable, et de vous procurer, autant qu'il dépend de moi, l'accomplissement de vos désirs; mais, à vous parler avec ma franchise ordinaire, je doutais alors que Sa Majesté voulût vous accorder une grâce de cette nature, une grâce enfin si contraire à ses véritables intérêts. Quel plaisir pour moi de m'être trompé dans cette conjecture! Je veux cependant vous faire convenir vous-mêmes des justes raisons que j'avais de craindre pour le succès de mes offices.
L'empereur ne laisse jamais échapper aucune occasion de nuire aux intérêts du roi mon maître. Il presse vivement et sans aucun relâche toutes les puissances de l'Europe de prendre part à la jalousie, pour ne point dire à la haine, qui le porte, qui l'engage, qui l'oblige absolument à déclarer la guerre à Sa Majesté; car les évènements font voir avec certitude que ce n'est point sa politique qui l'oblige à ces violents procédés. Vous avez vu ce prince embrasser les intérêts du feu roi d'Angleterre Guillaume, et se liguer en faveur de ce dernier avec la plupart des puissances de l'Europe, parce que le roi Jaques voulait remonter sur un trône qui lui appartenait légitimement; prince vraiment malheureux, et dont l'infortune devait armer tous ceux qui étaient revêtus de son auguste caractère, non pour lui faire sentir encore davantage le poids de sa disgrâce, mais au contraire, pour le faire triompher de tous ses ennemis et pour le remettre en possession de l'héritage de ses ancêtres. Vous voyez encore aujourd'hui cet empereur des romains, qui prétend être le chef de la chrétienté, faire des efforts incroyables, mais heureusement inutiles, pour enlever au roi d'Espagne, Philippe V, une couronne si légitimement acquise à ce jeune prince, et par les droits du sang et par le testament de son prédecesseur, et par le consentement unanime de tous ses Etats. Nous avons vu de tout temps la plupart des puissances de l'Europe, les plus divisées par leurs intérêts, faire régner, pour ainsi dire, la politesse au milieu de la guerre, la douceur et la pitié dans le sort des combats, et ne se souvenir qu'elles étaient ennemies que dans ces funestes occasions où le malheur des hommes les engage à se détruire les uns les autres. Les Impériaux au contraire font la guerre aujourd'hui d'une manière barbare et inusitée jusqu'ici parmi les chrétiens, et donnent à connaître évidemment que le procédé de l'empereur est plutôt l'effet de sa passion que du désir qu'il a de soutenir ses droits prétendus sur la monarchie d'Espagne, parce qu'il est petit-fils du roi mon maître. Cependant, magnifiques Seigneurs, c'est pour la conservation du patrimoine de l'empereur que vous avez demandé une neutralité; chose étonnante! vous l'avez obtenue du roi mon maître; effet encore plus surprenant de la complaisance de Sa Majesté pour le louable Corps helvétique.
L'animosité, jointe à une ambition sans bornes, a toujours fait oublier à M. le duc de Savoie depuis combien de siècles le sang de France coule dans les veines des princes de sa maison. Il semble que ses propres filles doivent se ressentir de cette animosité, parce qu'elles ont épousé deux petits-fils du roi mon maître et qu'elles tirent leur élévation de ces deux glorieuses alliances. Qui ne conviendra pas de ce que je dis ici, magnifiques Seigneurs, puisque M. le duc de Savoie se ligue avec un prince dont tous les efforts ne tendent qu'à détrôner le roi d'Espagne?
La proximité du sang, les traités que Sa Majesté avait faits avec M. le duc de Savoie, traités dont l'heureuse influence conservait la paix, la tranquillité, l'abondance dans les Etats de ce prince, tant de motifs si pressants n'ont été d'aucune considération dans son esprit; ils ont cédé au désir impatient d'agrandir les pays qui sont sous sa puissance. Combien de temps le roi a-t-il feint d'ignorer les secrètes liaisons qui ce prince conservait avec les ennemis des deux couronnes? Avec quelle douleur Sa Majesté n'a-t-elle pas enfin été forcée d'en prévenir les suites? Depuis même le désarmement de ses troupes, quelles offres avantageuses ne lui a-t-elle pas fait faire de sa part? Et qui en a plus de connaissance que vous, magnifiques Seigneurs? Le roi n'a-t-il pas accepté votre médiation pour procurer une neutralité à tous les Etats de M. le duc de Savoie? Vous êtes témoins que ce prince l'a refusée, que les bons offices, que vous avez voulu lui rendre en cela, n'ont point eu le succès que vous en attendiez si justement, et qu'enfin il a préféré, à un repos assuré, une guerre dont les suites sont toujours incertaines. Faites toutes ces réflexions avec moi, et convenez après cela que j'avais lieu de craindre que Sa Majesté ne voulût point entendre aux instances que vous lui avez faites pour la conservation de plusieurs pays appartenant à l'empereur et d'une partie de M. le duc de Savoie.
Cependant, à votre considération, Sa Majesté veut bien consentir qu'une lisière de pas, depuis Bâle jusqu'à Bregentz, n'ait rien à craindre de ses armes. Il m'est venu un courrier par lequel j'ai reçu les ordres de confier de sa part la garde du Chablais et de Faucigny au louable Corps helvétique. N'est-ce pas un sacrifice que le roi vous fait de son juste ressentiment? Vous êtes trop judicieux, troup reconnaissants, pour ne pas remarquer tout le mérite de cette condescendance. Vous pouvez juger que Sa Majesté en prévoit toutes les conséquences; cependant elle préfère à l'avancement de ses propres intérêts le désir qu'elle a de confondre ses ennemis, qui mettent en usage les voies les plus illégitimes pour vous persuader qu'elle a dessein de vous entourer de toutes parts. Outre cela, Sa Majesté veut vous convaincre absolument que son intention n'est point d'augmenter sa puissance, et qu'elle n'a pour objet que d'obliger M. le duc de Savoie à faire une paix ferme, durable et sincère entre elle et lui; une paix si convenable à deux princes étroitement unis par le sang; une paix enfin qui rendra à toute la chrétienté un repos si souvent interrompu et après lequel elle soupire avec tant d'ardeur.
L'extrême complaisance que Sa Majesté témoigne en cette occasion pour le louable Corps helvétique doit encore faire connaître à tout l'univers l'estime particulière qu'elle conserve pour ses chers amis, alliés et confédérés; et voilà, pour ainsi dire, le seul objet du discours que je vous fais de sa part.
Il n'est pas nécessaire que je m'étende ici, magnifiques Seigneurs, sur les égards sincères que le roi marque tous les jours pour le louable Corps helvétique; vous devez en être convaincus par des effets si considérables et si essentiels, que tout ce que je pourrais vous en dire aujourd'hui ne serait qu'une répétition; mais je me flatte que vous êtes persuadés que je me suis fait un véritable plaisir de vous annoncer de la part de Sa Majesté le dessein où elle est de vous donner des preuves si incontestables de son affection pour le louable Corps helvétique.
Je dis plus, magnifiques Seigneurs, je suis assuré que le roi mon maître vous est cher, que vous avez plus de confiance en sa personne sacrée qu'en aucun autre prince de l'Europe; j'en ai des preuves dont on ne saurait douter : en fait-il une plus éclatante que ce qui s'est passé en Suisse après la bataille de Friedlinguen? Quels mouvements, quel tumulte voyait-on dans vos pays? Quelle alarme y était répandue? Quel air de guerre y voyait-on régner avant le jour de cette fameuse bataille? A peine les troupes du roi eurent-elles remporté cette importante victoire, que les milices que les louables Cantons entretenaient sur leurs frontières, eurent ordre de retourner dans leurs maisons; on négligea le soin des fanaux, le tumulte cessa, et l'on revit enfin dans la Suisse cette tranquillité qui y règne aujourd'hui. Cette marque de confiance de votre part sera éternellement gravée dans le coeur de Sa Majesté.
Je vous renouvelle de sa part les assurances de l'affection qu'elle vous a témoignée jusqu'ici, vous promettant que son voisinage ne vous rapportera jamais que des avantages considérables et de véritables succès de satisfaction; et si la situation présente des affaires me permet de profiter du congé qu'il a plu à Sa Majesté de m'accorder, je vous rapporterai à mon retour de nouvelles marques de cette royale bienveillance, de laquelle vous recevez tous les jours des preuves si solides et si essentielles; car je ne doute point que vous ne me mettiez en état d'assurer le roi de vos bonnes dispositions et de l'inclination sincère et confédérale que vous avez pour Sa Majesté, et de vous rendre enfin tous les bons offices que vous devez attendre d'un ministre accoutumé depuis si longtemps à vivre parmi vous, et qui se fera toujours une loi de s'intéresser à tout ce qui pourra vous être avantageux, à tout ce qui pourra contribuer au maintien de votre repos et d'une parfaite intelligence entre le roi mon maître et le louable Corps helvétique.
Lorsque Mr de Puisieux sortit de la Diète, après qu'il eut prononcé ce discours, les députations hostiles à la France s'élevèrent avec violence contre certaines expressions de l'ambassadeur, qui portaient atteinte à la dignité des Cantons, et proposèrent que le président de la Diète, le bourgmaître Escher, de Zurich, fût chargé de se rendre chez cet ambassadeur, pour protester contre ces expressions. Dès le lendemain, le bourgmaître se présenta chez Mr de Puisieux, et lui remit la protestation suivante :
Messieurs les députés des louables Cantons ayant aperçu que dans le discours que leur fit hier Votre Excellence, et dans ceux qu'elle leur a faits ci-devant, elle leur faisait des manières de reproches de ce que recevant incessamment des grâces du roi, ils y faisaient très-peu d'attention, et ne se lassaient point de lui en demander : ils m'ont donné charge de lui dire qu'ils ne reconnaissaient que trois sortes de grâces; celle qu'on accorde à des criminels qui ont mérité la mort; celle qu'un souverain accorde à un autre souverain par des largesses et grandes bénéficences; et celle qu'un monarque accordait à un souverain moins puissant que lui en n'envahissant pas ses Etats. A l'égard de la première, les louables Cantons, ne se trouvant en rien criminels, n'estiment pas être réduits à demander aucune grâce. Pour la seconde, ils ne croient pas aussi être redevables au roi d'aucun bienfait ni largesse. Ayant l'honneur d'avoir avec Sa Majesté des traités, si elle y a satisfait de son côté, ils y ont satisfait parfaitement du leur. Ainsi, n'étant qu'une exécution d'engagement réciproque, et chacun ayant fait ce à quoi il était engagé, cela ne peut pas s'appeler une grâce. Pour la troisième, nous ne croyons pas que le roi ait eu la pensée d'envahir nos Etats; mais, si la chose arrivait dans la suite, ce qu'ils ne sauraient croire, j'ai ordre exprès de dire à Votre Excellence qu'en ce cas ils feraient les derniers efforts pour convaincre Sa Majesté qu'ils sont de véritables compatriotes et gens d'honneur, qui, plutôt que de permettre qu'on donne quelque atteinte à leur liberté, verseraient jusques à la dernière goutte de leur sang.
Mr de Puisieux répondit aussitôt : «S'il m'est échappé quelque mot ou quelque expression, dans la chaleur du discours, je vous prie de n'y faire aucune attention, car je n'ai eu aucun ordre du Roi. Et si vous n'êtes pas content de la neutralité du Chablais et du Faucigny, le Roi vous remettra encore la place de Montmeillan.» — La Diète, délibérant ensuite sur la notification de la France et sur la neutralité des bords du Rhin, du Chablais et du Faucigny, persista dans sa demande de la neutralité de toute la Savoie, et notifia à Mr de Puisieux «que si Sa Majesté Très-Chrétienne ne voulait pas consentir à cette neutralité, la Diète Helvétique serait obligée d'envoyer des troupes à son Altesse Royale de Savoie pour garder ce duché-là.» Mr de Puisieux répondit, par sa note du 23 février : «Je suis bien fâché d'être obligé de répondre à la Haute Diète, que je ne puis lui donner aucune espérance sur ses demandes irrégulières. Quand elle m'en fera quelque une qui ne sera point préjudiciable aux intérêts du Roi, j'emploierai volontiers mes offices les plus pressants; mais lorsque le Corps Helvétique, dans ses craintes imaginaires, persistera à vouloir obtenir des choses qui peuvent exposer une partie des Etats de S. M. à la discrétion de ses ennemis, je ne pourrai que les transmettre au Roi, sans les accompagner d'aucune instance de ma part, à moins que je ne voulusse absolument déplaire à S. M.»7
«Mr de Mellarede, dit Lamberty, dès qu'il connut ce qui venait de se passer à la Diète, envoya aux Cantons une note contre l'ambassadeur français; il se rendit à Lucerne, où il obtint, de la part de quelques cantons catholiques, un secours d'hommes pour le duc de Savoie8, attaqué en Piémont par le duc de Vendôme, et en Savoie par le maréchal de la Feuillade. Après le succès de cette négociation, ce ministre se rendit à Berne. Convaincu qu'il était, que les souverains de ce canton étaient doués d'une admirable sagesse, et sachant que leur héroïque et intrépide fermeté faisait l'admiration de la partie de l'Europe sensée, il leur communiqua, dans les termes suivants, le succès de ses négociations à Lucerne :»
Je ne satisfairais pas à la confiance que Son Altesse royale mon maître a en vous, illustrissimes Seigneurs, si je ne vous faisais part, comme le louable canton de Lucerne et les louables cantons de Schwytz, Underwald, Zug et Glaris ont accordé la levée que je leur ai demandée de la part de Son Altesse royale : que l'on y bat la caisse depuis huit jours, et que l'on y fait paraître l'empressement que l'on a d'aller secourir un prince leur voisin et leur allié, et Ury est prêt d'en faire autant. Vous voyez que par ce moyen les louables Cantons catholiques concourront à soutenir les généreuses et salutaires résolutions que vous prendrez pour empêcher que vous ne soyez entourés de toutes parts par la France, en l'obligeant de retirer ses troupes de la Savoie, et d'accepter la neutralité que vous lui avez fait connaître vous être si nécessaire pour votre sûreté. Il est temps, illustrissimes Seigneurs, de profiter de celui qui se présente favorablement pour y réussir; la France, occupée ailleurs, a peu de troupes dans la Savoie; le peu qu'il y en a viennent d'éprouver la valeur des soldats de votre nation qui sont en garnison à Montmeillan, et elles n'oserent attendre ceux que vous y envoierez.
Je ne vous répête pas les motifs qui doivent vous engager à prendre cette résolution. Vous en êtes pénétrés; vous êtes convaincus que les négociations avec la France sont inutiles; vous êtes touchés des amusements qu'elle emploie pour retarder l'exécution d'un projet qui vous est aussi nécesssaire que glorieux; et il ne se peut que vous ne soyez sensibles à la hauteur que ses ministres emploient à votre égard, et qu'elle ne vous ait fait faire de sérieuses réflexions sur ce que vous devez attendre d'une puissance qui a si peu de ménagements pour vous dans des temps qu'elle devrait le plus rechercher votre amitié, et qui ne vous parle que pour vous reprocher injurieusement les grâces qu'elle suppose de vous avoir fait, sans réfléchir qu'elle ne remplit pas seulement les obligations qu'elle a contracté avec vous, bien loin d'avoir de la reconnaissance de celles qu'elle vous a.
N'hésitez plus, je vous prie, illustrissimes Seigneurs, de prendre des mesures pour vous conserver un voisinage qui vous est agréable et qui ne vous peut faire que du plaisir; rompez par une généreuse résolution celle que la France a prise de vous rendre dépendants de ses volontés; et assurez à vos neveux la liberté que vous avez héritée de vos aïeux.
Je vous répète, illustrissimes Seigneurs, je suis prêt d'entrer avec vous dans tous les expédients raisonnables, pour vous assurer que Son Altesse royale mon maître n'attaquera point la France par la Savoie, et que ce duché sera dans une parfaite neutralité. Mon souverain ne cherche qu'à éloigner de vos frontières les armes d'une puissance qui menace la liberté de tous ses voisins; et pour y réussier il est temps de mettre la main à l'oeuvre et de convenir par ensemble des moyens de vous assurer une tranquillité durable du côté de la Savoie : il ne dépend que de vous; je m'offre d'entrer pour ce regard en négociation, où je me flatte de vous persuader de l'entière confiance de Son Altesse royale mon maître, de son amitié à votre égard, de l'estime qu'elle fait de la vôtre, et que rien ne lui est plus cher que des voisins comme vous.
Pour ce qui est de moi, j'espère de vous prouver, illustrissimes Seigneurs, par la sincérité de mes démarches, la forte envie que j'ai de vous plaire et de mériter votre confiance.
A Berne, le 14 mars 1704.
MELLAREDE.
Comme Mr de Puisieux, invoquant le traité d'alliance, demandait à Berne la levée d'un régiment bernois, LL. EE., qui refusaient cette levée, ne voulurent point traiter avec le duc de Savoie pour les deux régiments que Mr de Mellarede demandait, mais autorisèrent, sous main, le recrutement de deux régiments pour la Savoie. Mr de Portes, seigneur de Coinsins et Genollier, leva, dans le Pays de Vaud, un régiment qui se couvrit de gloire sous le prince Eugène. Les capitaines de Crousaz de Lausanne, Audibert de Vevey, et Guibert, levèrent en même temps des compagnies franches,9 et parvinrent, dans ces guerres, aux plus hauts grades militaires. Ces levées de troupes, pour le duc de Savoie, irritèrent Mr de Puisieux, qui envoya la note suivante au conseil de Berne :
Il y a quelque jours que je vous écrivis pour vous demander, de la part du roi mon maître, la levée d'un régiment dans votre louable Canton. Vous ne m'avez point encore répondu sur ce sujet, et je vous prie de me faire savoir vos intentions à cet égard, le plus tôt qu'il vous sera possible. Comme je ne doute point que vous ne m'accordiez ma demande, j'envoie auprès de vous M. le chevalier de Limague, qui est pleinement instruit sur les points de la capitulation à faire pour ce nouveau régiment, auquel je vous prie d'ajouter autant de foi qu'à moi-même sur toutes les choses qu'il vous dira de mon part. Toutes sortes de raisons me persuadent que vous ne refuserez pas cette levée à Sa Majesté, qui ne manquera pas de son côté de vous en témoigner sa reconnaissance. Mais si vous ne vouliez pas accorder au roi la demande que je vous ai faite de sa part, je suis persuadé qu'un pareil refus surprendrait extrêmement Sa Majesté, surtout s'il lui était fait dans un temps où l'on lève presque publiquement des troupes dans vos Etats pour M. le duc de Savoie, avec lequel vous n'avez aucune alliance, et dans un temps enfin où les choses sont venues à un tel point que vos bourgeois et vos sujets montrent publiquement les commissions qu'ils ont prises pour entrer dans le service de ce prince; ce qui me fait croire que si vous n'y avez pas consenti ouvertement, vous avez du moins fait connaître tacitement que ce n'est pas proprement vous désobéir que d'en user ainsi. Ce n'est pas sans raison, magnifiques Seigneurs, que je vous représente ceci; car je viens de recevoir une lettre du roi, par laquelle je vois avec surprise que Sa Majesté est mieux informée de ce qui se passe dans vos Etats sur ce sujet que moi-même, qui ne suis éloigné que de 6 lieues de votre ville capitale. J'avais eu l'honneur de lui mander que vous donniez des ordres très-précis pour empêcher que l'on ne levât des troupes pour Monsieur le duc de Savoie dans votre Canton, ainsi que vous me l'avez assuré plusieurs fois : mais Sa Majesté me répond qu'il faut que vos ordres à cet égard aient été bien mal exécutés, puisqu'il est certain qu'il y a dans le Piémont 2 régiments, qui ont été levés dans votre territoire. Sa Majesté ajoute à cela qu'on lui a envoyé une liste des officiers qui composent ces régiments; que la manière dont on les a mis sur pied n'a pas même été secrète; que, pour être convaincu de cette vérité, il n'y aurait eu qu'à s'informer de quelle façon vos passages qui confinent au Valais ont été gardés; qu'il serait aisé de voir que l'on n'y a examiné en aucune façon le nombre des soldats enrôlés qui y passaient; qu'on ne leur a fait aucune difficulté. Sur cela le roi m'ordonne de vous faire souvenir du huitième article de la Paix Perpétuelle, confirmé par le treizième; et de vous représenter que dans un siècle entier vous ne trouverez pas une occasion de l'observer pareille à celle qui se présente aujourd'hui. Souffrez, magnifiques Seigneurs, que je vous prie de faire de sérieuses réflexions là-dessus, et que je vous demande s'il convient à votre Etat, d'ailleurs si exact à faire ses ordres, de souffrir que l'on contrevienne sans aucun scrupule à un des articles principaux de la Paix Perpétuelle, qui ne vous permet pas même de donner passage aux ennemis de Sa Majesté, et bien moins encore par conséquent de souffrir que l'on lève pour eux dans votre territoire et malgré vos propres défenses des troupes qui doivent servir contre un prince votre allié, qui vous donne tous les jours de nouveaux témoignages d'estime et de considération, et qui cherche avec tout le soin possible les moyens d'entretenir avec vous une parfaite intelligence. Il vous est aisé, magnifiques Seigneurs, de remédier à ces abus, et de faire observer avec plus d'exactitude ceux qui contreviennent à vos ordres : ils sont dans vos Etats; la plupart sont nés vos bourgeois ou vos sujets, et il ne tient qu'à vous de leur faire avouer la vérité de ce que je viens de vous marquer ci-dessus. Vous êtes maîtres absolus chez vous, et avec cela vous êtes sages et clairvoyants; ainsi je n'ai rien à craindre davantage sur ce sujet. J'ajouterai seulement ici que si, après tout ce qui s'est passé dans votre louable Canton en faveur de Monsieur le duc de Savoie, vous refusiez au roi le régiment qu'il vous demande, ce serait une partialité trop marquée, à laquelle Sa Majesté n'a pas lieu de s'attendre : mais je vous répète encore que si vous lui donnez la satisfaction qu'elle attend en cette occasion, vous recevrez de sa reconnaissance toutes les marques que vous en pouvez raisonnablement désirer; car je puis vous assurer que Sa Majesté souhaite que vous l'engagiez, par des preuves d'une affection sincère et confédérale, à vous faire ressentir les plus solides effets de sa royale bienveillance. Pour moi, je vous prie d'être persuadés que tous mes soins ne tendent qu'à vous procurer tout ce qui vous peut être utile et agréable, et qu'à vous marquer la parfaite inclination que j'ai à vous rendre tous les bons offices qui dépendent de mon ministère.
Je prie Dieu qu'il vous maintienne dans la prospérité, etc.
Soleure, ce 26 mars 1704.
PUISIEUX
Le conseil de Berne, pressé par cette note, assembla le Deux-Cent qui, le 2 avril, prit la résolution suivante :
«Son Excellence Mr le marquis de Puisieux est prié de réfléchir que le canton de Berne se trouve dans une conjoncture tellement dangereuse, soit par le péril de se voir entouré d'une seule puissance, soit par la guerre qui l'environne, qu'il ne croit pas prudent de se défaire de son monde. Outre cela, le canton de Berne ne se trouve pas en droit de donner une réponse au sujet de la levée que S. M. demande en vertu de l'alliance, parce que cette levée ne peut être que du consentement de tout le Corps Helvétique.»10
Mr de Puisieux s'adressa ensuite au canton de Zurich, s'efforça de le séparer de la politique de Berne, et parvint enfin à paralyser les efforts de Mr de St Saphorin et du ministre d'Angleterre auprès des cantons catholiques, qui cessèrent d'appuyer Berne dans ses démarches pour obtenir la neutralité de toute la Savoie. Ce fut dans cette circonstance que le ministre de la reine Anne d'Angleterre adressa une note au canton de Zurich, dans laquelle on remarque le passage suivant : «Vous pouvez compter que si vous laissez passer à la France une pareille conduite, vous n'aurez à attendre à l'avenir que toutes sortes d'indignités et de mépris. Votre réputation et votre sûreté sont également engagées à prendre des résolutions et des mesures qui lui fassent connaître, de même qu'à toute l'Europe, de quel poids est la Suisse, et qu'elle saura toujours faire repentir ceux qui se hasarderont à la maltraiter.... Je ne vous parlerai pas des raisons que la Suisse a de rétablir S. A. R. dans la Savoie; vous en connaissez toute l'étendue, et les démarches que vous avez faites jusqu'à présent en font suffisamment fois. Aussi on ne peut pas douter que la conservation de Genève et du Pays de Vaud, et consécutivement celle de tous les cantons réformés, n'en dépendent visiblement; c'est une de ces vérités qui sautent d'abord aux yeux et qui n'ont pas besoin de démonstration.»
Tandis que le Piémont, la Savoie et les bords du Rhin du nord de la Suisse, continuaient à être le théâtre d'une guerre acharnée, où Vendôme, Eugène et Marlborough prenaient le premier rang entre les hommes de guerre signalés dans l'histoire, les luttes de la diplomatie continuaient en Suisse; le canton de Berne persévérait dans sa politique contre Louis XIV, entravait les enrôlements pour les régiments, qu'en vertu de l'Alliance il devait à la France, et favorisait le recrutement pour le duc de Savoie, au service duquel plus de deux mille Vaudois prirent parti dans cette guerre, devenue populaire dans la Suisse protestante11. «S. M.,» observe M. de Puisieux dans un mémoire au roi, «pour témoigner son ressentiment pour l'esprit de malveillance que Berne manifeste contre la maison de Bourbon, a donné à un sujet de Berne, M. de Villars-Chandieu, de Lausanne, le régiment bernois Manuel, dont le colonel vient de mourir. Le Deux-Cent, pour se venger de cet affront, a fait une loi qui ordonne que tout membre du Deux-Cent, ayant fils ou gendre au service de France, serait rayé du Conseil. C'est cette loi qui oblige la plupart des officiers bourgeois de Berne à quitter la France et à prendre du service chez les Hollandais, l'Empereur et le duc de Savoie. Pour punir les Bernois de ce décret, il faut que S. M. défende l'entrée chez eux des sels de Bourgogne, et qu'elle tienne des troupes dans le Pays de Gex, pour que, de leur côté, les Bernois soient obligés d'armer dans le Pays de Vaud. Comme ce pays est une conquête récente, il pourrait bien se révolter12.»
Cependant, la question de la neutralité fut ajournée jusqu'à la Diète ordinaire de la St Jean, qui s'ouvrit à Baden le 7 juillet. M. de Puisieux s'y rendit, demanda une audience, dans laquelle il notifia la naissance du fils du duc de Bourgogne, invita la Diète à un Te Deum, puis à un festin royal. Mais ces cérémonies n'empêchèrent point la Diète de demander à l'ambassadeur une réponse catégorique sur la neutralité de la Savoie et sur l'évacuation de ce pays par les troupes françaises. Aussi, M. de Puisieux, forcé dans ses derniers retrancements dut faire concession, et répondit le 25 juillet :
«Je vous répète que S. M. est prête à accorder à votre considération la neutralité du Chablais et du Faucigny, et de vous donner sa parole royale qu'elle ne réunira point le duché de Savoie à sa couronne, lors de la conclusion de la paix. Cette assurance et cette neutralité assurent votre repos pour le présent et pour l'avenir; et, comme alliés de mon maître, vous ne pouvez raisonnablement lui demander rien de plus. C'est tout ce que j'ai à vous offrir de la part de S. M.13.» Immédiatement après cette réponse, le duc de la Feuillade rappela ses troupes du Chablais et du Faucigny, les réunit près de Chambéry, et occupa les passages du Mont Cenis.
Ce fut peu de semaines après cette réponse, qui mit fin à la question de la neutralité de Savoie, que Jean Cavalier, appelé par les partisans de la guerre contre la France, quitta Paris, outré de l'acceuil qu'on lui fit à Versailles, et arriva à Lausanne avec ses principaux officiers cénévols, et provoqua, ainsi que nous l'avons mentionné dans le chapitre précédent, l'envoi d'une note du marquis de Puisieux contre le séjour de ces réfugiés dans le Pays de Vaud.
Pendant ces luttes de Berne contre la France, la guerre continuait à sévir dans le Nord. Marlborough passait le Rhin, et, le 13 août 1704, rencontrait l'armée française à Blenheim, près d'Hochstett, où, dans une bataille mémorable, des régiments suisses combattirent dans les deux armées. Le général Zurlauben, commandant une division suisse dans l'armée française, fait plier trois fois l'ennemi, et meurt sur le champ de bataille. Les Suisses de Marlborough, sous les ordres des colonels Tscharner, May, Montmollin et Sacconay-Bursinel, enfoncent les lignes françaises. Cependant, loin de se laisser abattre par la défaite de son armée, Louis XIV donne quatre-vingt mille hommes au maréchal de Villeroy pour venger l'honneur de ses armes du désastre de Blenheim. Marlborough attire Villeroy hors de ses lignes, et, le 23 mai 1706, lui tue vingt mille hommes à Ramillies, près de Naumur. Dans cette bataile, les Suisses des colonels Sturler, May, Cappel, Sacconay, Chambrier et Arbermale, Dohna, baron de Coppet, contribuèrent à la victoire. Ce fut sur ce champ de bataille de Ramillies qu'un jeune Vaudois, capitaine des grenadiers, Samuel Constant-d'Hermanches, eut la gloire de dégager le duc de Marlborough, qui, emporté par sa bravoure en chargeant l'ennemi, était enveloppé par un escadron français. Constant, par une manoeuvre qui exigeait autant d'habileté que de valeur, l'enleva avec ses grenadiers, et sauva son général. Pour le récompenser de cette action, le jeune capitaine fut nommé premier aide-de-camp du duc d'Albermarle, colonel-général des Suisses14. Sous les drapeaux français, les régiments suisses de Villars-Chandieu, de Castellaz et de Gréder soutinrent également l'honneur militaire de la patrie, et, plutôt que de fuir, se firent hâcher par le vainqueur. Dans le Piémont et dans la Lombardie, même gloire pour les Suisses du régiment vaudois de Portes, et ceux des colonels Keyd et Réding. Ces braves régiments contribuèrent, sous le prince Engène, à répousser, en 1706, les Français jusque dans le Dauphiné et la Provence. Pour récompense de sa valeur et de la brillante conduite de son régiment au siège de Turin, le duc de Savoie nomma le colonel de Portes lieutenant-général et gouverneur général de la province d'Alexandrie15.
Cependant, ces guerres continuelles auxquelles les Vaudois prenaient une part si active, le séjour dans le Pays de Vaud d'une foule de réfugiés, la présence d'enrôleurs pour la Hollande, pour la France, pour le duc de Savoie, et pour les capitaines des compagnies franches, le départ des recrues pour la guerre, le retour des vieux soldats dans leurs foyers, la mise sur pied continuelle des milices, avaient causé un tel désordre dans le Pays de Vaud, que les lois furent méconnues et que le brigandage entra dans les moeurs du pays. Les routes n'étaient plus sûres, et fréquemment des assassinats étaient commis, même en plein jour. Des bandes armées, sous le prétexte de faire la guerre à la France, détroussaient les passants, et s'emparaient des convois d'argent que des maisons de banque de Genève envoyaient chaque mois, par le St Bernard, à l'armée du duc de Vendôme en Italie. Les réfugiés, les Cénévols surtout, faisaient des courses dans le Pays de Gex.
Le banneret Blanchet, de Lutry, baron de Lais, se signala dans une de ces expéditions. Il avait épousé en France une française, femme de haute naissance, qu'il avait sauvée des dragonnades. Les biens de sa femme ayant été confisqués, le banneret cru devoir se récupérer en enlevant un convoi d'une somme de trois cent cinquante-deux mille francs, destiné à l'armée française en Piémont. Il paraît que le duc de Savoie n'était pas resté étranger à ce coup de main, car le banneret Blanchet lui envoya la moitié de cette somme. M. de Puisieux réclama vivement contre une telle violation du droit des gens; le banneret Blanchet fut arrêté; il dénonça ses nombreux complices, entre autres M. Steiger, bailli de Lausanne. Celui-ci fut destitué. Le banneret Blanchet, distrait de ses juges naturels, fut jugé à Berne, où il perdit la tête sur l'échafaud16. Un autre parti, composé de gens du Pays de Vaud et de réfugiés, enleva, en 1705, un convoi de vingt-un mille louis d'or, entre Versoix et Coppet, sur terre française17. Usant de représailles, des embarcations françaises du port de Versoix s'emparèrent de la galiote de Vevey. Enfin, chaque jour on voyait des combats sur le lac.
Berne, pour faire cesser ces désordres, prit les mesures les plus actives. «LL. EE. ordonnèrent des patrouilles générales. Chaque commune du Pays de Vaud dut fournir autant d'hommes armés qu'ell avait accoutumé de le faire en temps d'alarme, pour surveiller les grandes et petites routes dans les lignes dès Coppet au Jorat, et dès Lausanne par La Sarra jusqu'en Franche-Comté. Il fut défendu de sortir de nuit sans une obligation très-pressante, et les chefs de commune durent visiter toutes les maisons pour savoir si quelqu'un était absent, et dans ce cas le questionner à son retour et procéder contre lui selon l'exigence du cas18.»
Des villages entiers étaient suspects. «Un grand nombre des coupables furent arrêtés, dont plusieurs furent punis du dernier supplice, et l'on envoya aux galères ceux qui ne méritaient pas la mort. Enfin, le souverain, jugeant que l'ignorance était une des principales causes de cet affreux désordre, ordonna auc pasteurs du Pays de Vaud de travailler à l'instruction de paroissiens et de veiller sur les moeurs19.»
Sources principales : Lamberty, Mém. pour servir à l'Hist. du XVIIIe siècle. — Pelet, Collection de Documents inédits sur l'Histoire de France. Mémoires militaires relatifs à la succession d'Espagne sous Louis XIV, t. IV, Paris, 1841. — G. Zellweger, Histoire des rapports diplomatiques entre la Suisse et la France, depuis l'an 1698 à 1784.
1François-Louis de Pesme de St. Saphorin, descendant d'une famille déjà puissante dans le Pays de Vaud sous la maison de Savoie, nâquit en 1668 au château de St Saphorin. Il entra très-jeune au service des Etats-Généraux de Hollande, et passa ensuite en Autriche, sous les drapeaux du prince Eugène, qui faisait la guerre aux Turcs. L'empereur Léopold le nomma en 1696, vice-amiral de sa flotille du Danube; et malgré les démêlés qu'il eut avec son chef, l'amiral d'Assembourg, il conserva la confiance de l'Empereur, qui l'éleva au grade de général-major. M. de St Saphorin continua de servir Joseph Ier et son successeur Charles VI, quelquefois dans les armées, plus souvent dans la diplomatie. Etant revenu dans le Pays de Vaud, sa patrie, il fut nommé ministre de l'Empereur auprès des Cantons protestants. St Saphorin, antagoniste prononcé de la prépondérance française en Suisse, négocia pour le roi de Prusse la prise de possession de la principauté de Neufchâtel, et réussit à l'enlever à la famille de Bourbon. Le roi de Prusse récompensa royalement l'habileté de St Saphorin, et Neufchâtel lui donna sa bourgeoisie. L'Etat de Berne, alarmé des mouvements des Cantons catholiques excités contre les Cantons protestants par Louis XIV, employa St Saphorin dans ces conjonctures difficiles, et l'envoya représenter la ville et république de Berne au congrès d'Utrecht. St Saphorin, nommé ensuite ministre plénipotentiaire de Berne auprès des Etats-Généraux de Hollande, conclut en 1714 un traité d'alliance offensive et défensive entre Berne et la Hollande, traité par lequel Berne fut mis à l'abri des intrigues et des prétentions des puissances catholiques, et des menées des Cantons catholiques. Par ce traité, Berne s'engagea à fournir aux Etats-Généraux deux régiments, dans lesquels une foule de Vaudois s'enrôlèrent.
2Lamberty, Mémoires etc., III, 162.
3Collection des Mémoires inédits de l'Hist. de France, publiée par ordre du roi, 1841. Mém. milit. relatif à la succession d'Espagne. Campagnes d'Italie de 1704, IV., 75-368.
4Lamberty, Mémoires etc., III, 164.
5Lamberty, III, 170.
6Lorsqu'un ambassadeur convoquait une Diète extraordinaire, il était obligé de fournir pour cela une somme d'argent. Cet usage fut souvent un moyen de corruption.
7Lamberty, III.
85640 hommes, commandés par Antoine et Jean Réding. Ces régiments firent partie de l'armée du prince Eugène, combattirent sous lui jusqu'en 1707, époque à laquelle ils réfusèrent de passer le Var et d'entrer sur le territoire français.
9May, Hist. milit. des Suisses.
10Lamberty, III, 200.
11«Cette esprit de malveillance, observe l'ambassadeur français dans une lettre au roi, vient des persécutions que les protestants subissent en France, et des discours séditieux que font ceux des protestants qui se réfugient dans le canton de Berne.» (Archives Etrangères de Paris.)
12Zellweger, Hist. des relations diplomatiques de la Suisse avec la France dès 1698 à 1784, No VII des pièces justicatives.
13Lamberty, III, 228.
14May, Hist. milit. des Suisses, VII, 184.
15Girard, Hist. abrégée des officiers suisses, II, 227.
16Manuel secret de Berne.
17Lettre du général de St Saphorin à M. de Willading.
18Lettre de LL. EE. aux baillis, du 6 mar 1706. — Olivier, Le Canton de Vaud, 1160.
19Gruner, Frag. Hist., II, 321.