Mort de Marie d'Orléans, duchesse de Némours, souveraine des comtés de Neufchâtel et de Valangin. — Le roi de Prusse, le prince de Conti, le prince de Savoie-Carignan, principaux prétendants à la souveraineté de Neufchâtel. — La maison de Savoie renonce à cette souveraineté en faveur du roi de Prusse. — Les puissances protestants, se déclarent pour le roi de Prusse. — Les Trois-Etats de Neufchâtel évoquent cette affaire, et adjugent la succession de Neufchâtel au roi de Prusse. Berne, combourgeoise de Neufchâtel, prend ce comté sous sa garantie. — Louis XIV menace les Cantons protestants, et dirige une armée sur les frontières de la Suisse. — Préparatifs de défense. — Les troupes bernoises et vaudoises occupent Neufchâtel. — Les généraux de Saint-Saphorin et de Sacconay-Bursinel organisent les milices neufchâteloises. — Louis XIV renonce à soutenir les prétentions des princes de sa maison sur Neufchâtel.
Une nouvelle question, celle de la principauté de Neufchâtel, fit cesser dans le Pays de Vaud la tranquillité que s'y rétablissait depuis que le théâtre de la guerre s'était éloigné de la Suisse, Marie d'Orléans, duchesse de Némours, dernière survivante de la maison de Longueville, souveraine des comtés de Neufchâtel et de Valangin, se mourait sans laisser de postérité. Des familles françaises, celles des Matignon, de Villeroy, des Lesdiguères, et la fille de Louis, bâtard d'Orléans, prétendaient à l'héritage de Marie d'Orléans, duchesse de Némours, leur parente ou alliée. La maison de Nassau, de Baden et de Wirtemberg, celle de Savoie-Carignan, enfin le prince de Conti et le roi de Prusse, se fondant sur leur généalogie et d'anciens droits de la maison de Châlons, dont ils déscendaient plus ou moins directement, prétendaient aussi à cette succession. Cependant, entre tous ces prétendants, trois seulement, le roi de Prusse, le prince de Conti et le prince de Savoie-Carignan, occupèrent sérieusement les puissances européennes. Déjà, en 1704, lorsque la coalition formée contre Louis XIV cherchait à obtenir le concours du roi de Prusse, celui-ci mit pour une des conditions de sa coopération que le duc de Savoie s'engageât à renoncer, pour les princes de sa maison, à toute prétention sur la souveraineté de Neufchâtel, et, lorsqu'il traita avec le duc de Marlborough au sujet des troupes qu'il devait fournir à la coalition, un article secret de ce traité, ratifié par l'Empereur, la Hollande, l'Angleterre et le duc de Savoie, lui assura, dans les termes suivants, Neufchâtel et Valangin :
«Comme S. M. le roi de Prusse s'engage à faire agir son corps de troupes avec toute la vigeur possible pour le bien de la cause commune, et qu'il est juste que dans celle-ci le sien propre ne soit pas négligé, LL. MM. l'Empereur, la Reine de la Grande-Bretagne, S. A. R. le duc de Savoie et Messieurs les Etats-Généraux, s'engagent que dans les opérations qui se feront du côté de l'Italie contre la France, on aura un égard fort particulier aux intérêts du roi de Prusse, par rapport à ceux qu'il peur avoir de ce côté-là, particulièrement à ses droits sur les comtés de Neufchâtel et de Valangin, soit en procurant à S. M. le roi de Prusse la possession aussitôt que cela se pourra, soit que l'on ne fasse ni paix ni trève avec la France, à moins qu'elle ne soit entièrement contente des droits et prétentions susdites1.»
Cet article emportait la renonciation des maisons de Nassau, de Savoie, de Baden et de Wirtemberg, et plaçait le roi de Prusse comme le prétendant avoué des puissances coalisées. Le général de St Saphorin, chargé par celles-ci de renseigner en Suisse la diplomatie dans la question de Neufchâtel et d'entretenir les Cantons protestants dans leurs sentiments hostiles contre la France, devint le guide de M. de Metternich, envoyé du roi de Prusse, et mit au service des intérêts de ce prince sa rare connaissance des hommes et des choses en Suisse. M. de Runkel, ministre des Etats-Généraux, et sir A. Stanian, ministre de la Grande-Bretagne, agirent activement dans cette question et furent conseillés par le général de St Saphorin. Quant au comte de Trautmansdorf, ambassadeur de l'Empereur, comme il était personnellement contraire au roi de Prusse et aux Cantons protestants, il resta neutre dans toute cette affaire, et l'abandonna au général de St Saphorin, qui correspondait avec le premier ministre de l'Empereur, le prince de Salm. Le marquis de Puisieux était donc seul en Suisse pour soutenir les intérêts des prétendants français. Aussi, dans toutes ses démarches, soit auprès de Messieurs de Neufchâtel, soit auprès des Cantons évangéliques, il fut entravé par M. de St Saphorin. Il s'en plaignit amèrement à Louis XIV et lui écrivit : «On ne sait dire de quel caractère est revêtu St Saphorin dans ce pays.... C'est l'esprit le plus dangereux et le plus emporté que je connaisse; mais d'une rare capacité2.» Un autre circonstance qui nuisait aux prétendants français était leurs divisions, «Ils ruinnaient leur cause en s'entredéchirant; le dauphin et M. de Torey, ministre du roi, s'intéressaient pour le prince de Conti; le Roi et Madame de Maintenon pour le duc de Villeroy; Chamillard pour M. de Martignac, son parent; et chacun de ces prétendants eût mieux aimé voir réussir le roi de Prusse qu'aucun compétiteur de sa nation, tant ils étaient acharnés les uns contre les autres3.»
Pendant que cette foule de prétendants se disputaient la principauté de Neufchâtel, la duchesse de Némours mourait au commencement de juin 1707. Aussitôt, M. de Puisieux s'adressa aux Cantons protestants pour demander leur appui en faveur des prétendants français.
Magnifiques Seigneurs,
Le roi mon maître ayant trouvé bon de laisser à chacun de Messieurs les prétendants français le soin et la liberté de poursuivre son droit sur la succession de Neufchâtel par la voie ordinaire, et l'intention de Sa Majesté étant de ne pas favoriser aucun de ses sujets au préjudice d'un autre, mais seulement d'empêcher que l'électeur de Brandebourg et les autres prétendants étrangers ne leur soient préférés, je ne vous ai rien représenté là-dessus aussi longtemps que j'ai pu croire que le droit chimérique de l'électeur de Brandebourg ne prévaudrait pas sur le droit incontestable des prétendants français. Mais comme j'apprens que le parti de ce prince se fortifié à Neufchâtel, et que quelques particuliers de cette principauté, mal instruits de leurs véritables intérêts, écoutent trop favorablement les raisons que Monsieur de Metternich leur propose pour soutenir les droits de son maître, sans réfléchir sur les maux que ceux de Neufchâtel s'attireraient s'ils reconnaissaient pour leur souverain un étranger actuellement allié avec les ennemis du roi, et dont les terres par conséquent se trouveraient exposées à toutes les contributions que Sa Majesté en pourraient exiger avec justice, je m'adresse à vous, magnifiques Seigneurs, pour vous déclarer les intentions du roi, savoir qu'il ne souffrira pas que la succession de Neufchâtel tombe sur un autre que sur un des prétendants qui soit son sujet, puisque ce sont les seuls qui aient un droit légitime. Que ce ne sera qu'à regret si Sa Majesté se trouve obligée de se servir des moyens qui ne pourront pas être fort agréables à ceux de Neufchâtel. Que ces considérations doivent être assez efficaces pour les empêcher de déférer la moindre chose aux prétentions imaginaires de l'électeur de Brandebourg. Que les Cantons alliés avec Neufchâtel doivent faire attention qu'un prince qui s'est toujours déclaré son ennemi, sans aucun sujet particulier et uniquement parce qu'il est obligé de suivre nécessairement la destinée de l'Empire romain, les engagerait souvent dans de fâcheuses disputes s'il devenait leur allié; qu'aussitôt que la guerre recommencerait entre sa couronne et l'Empire, Sa Majesté serait obligée de regarder ceux de Neufchâtel comme ses ennemis, et par conséquent de prendre de justes précautions pour prévenir les desseins d'un prince étranger qui en serait possesseur; qu'elle ne sait pas quelles en seraient les suites; qu'elle n'en peut pas aussi répondre, nonobstant la grande condescendance qu'elle veut toujours avoir pour les louables Cantons; qu'il dépend d'eux de considérer cela; qu'il est de leur sagesse de prévenir ces malheurs, comme il est aussi de l'équité de ceux de Neufchâtel de faire attention aux droits des sujets du comté de Neufchâtel. Je vous prie donc, magnifiques Seigneurs, d'avoir égard à ce que je vous représente de la part du roi mon maître, d'en faire part, sans perte de temps, à la régence et la ville de Neufchâtel, et de les exhorter à y faire attention4.
Cette lettre menaçante fut communiquée aux Conseils de Neufchâtel et de Valangin, et aux ministres des puissances auprès des Cantons. Ceux-ci adressèrent des notes aux Conseils de Neufchâtel dans l'intérêt de la maison de Brandebourg, dont la reine Anne d'Angleterre appuyait les prétentions par une lettre qu'elle adressa aux Etats de Neufchâtel. Cette lettre était accompagnée de la note du 25 juillet, de sir A. Stanian. Cette note, inspirée par le général de St Saphorin, jette un grand jour sur les affaires de la Suisse à cette époque :
Messieurs,
Vous verrez par la lettre que Sa Majesté la reine de la Grande-Bretagne, ma souveraine, vous fait l'honneur de vous écrire, avec combien de force elle s'intéresse à ce que vous reconnaissiez, conformément à la justice, Sa Majesté le roi de Prusse pour votre souverain. Et comme elle est toujours attentive au bien et à la sûreté de l'Europe. et même qu'à la conservation d'une religion pour laquelle elle a un attachement si pieux, elle s'intéresse avec une vraie et cordiale affection dans votre sort, et elle m'a chargé de vous expliquer avec étendue tous ses sentiments si généreux et si remplis de bonté à votre égard, et de vous départir, dans la circonstance importune où vous vous trouvez, ses conseils, qui ont toujours été si salutaires à ceux qui les ont suivis. Vous les recevrez sans doute avec une déférence proportionnée à l'affection et à la bienveillance dont la reine vous honore, et à la bonté de ses intentions pour vous.
Vous êtes, Messieurs, dans une situation très-délicate et qui exige de votre part un attention exacte sur toutes vos démarches, et si vous prenez quelque mauvais parti dans cet état violent où vous vous trouvez, votre perte est certaine et vous n'en pourrez plus revenir.
Tous les prétendants français paraissent à Sa Majesté également dangereux pour vous. Je dois croire que votre prudence vous fait déjà suffisamment connaître cette vérité. Mais vous en serez entièrement convaincus si vous faites une attention sérieuse sur les réflexions suivants :
Pour les commencer par Monsieur le prince de Conti, comme ses prétentions ne sont fondées que sur le testament de Monsieur l'abbé d'Orléans et que par là vous seriez aliénables, le même droit sur lequel Monsieur le prince de Conti se fonde pour devenir votre souverain, lui donnerait le pouvoir de vous remettre entre les mains de la France, immédiatement après que vous l'auriez reconnu, et Sa Majesté ne voit pas que vous puissiez éviter que ce malheureux cas n'arrivât.
Vous connaissez l'ambition démesurée de la France; vous savez combien l'acquisition de votre pays lui faciliterait, par votre situation, les moyens de pénétrer sans difficulté dans le coeur de la Suisse. Vous n'ignorez pas la haine que la France porte à tous les Cantons réformés et principalement à celui de Berne; vous connaissez suffisamment les avantages qui lui résulteraient de la conquête de la Suisse, laquelle qui fournirait une augmentation de puissance si considérable et lui donnerait les moyens d'attaquer l'Empire par le flanc, de même que diverses routes pour pénétrer de nouveau en Italie, et quand même vous ne voudriez pas étendre vos vues si avant, il restera toujours vrai que si la France s'introduisait dans votre pays, elle tiendrait la Suisse dans une telle terreur qu'on n'y oserait prendre aucune résolution contraire à son bon plaisir.
Ces avantages, qui résulteraient à la France de votre acquisition et lesquels elle a sans doute déjà envisagé depuis longtemps, l'engageraient infailliblement à donner des équivalents suffisants à Monsieur le prince de Conti, pour le disposer à vous remettre d'abord entre ses mains, et tous les engagements que ce prince pourrait prendre maintenant à votre égard, pour établir à l'avenir une inaliénabilité qui aurait été présentement renversée, n'auraient sans doute pas plus de consistance et de réalité que n'en a eu la célèbre renonciation à toutes les prétentions sur la monarchie d'Espagne, dans le mariage du roi de France avec l'infante Marie-Therèse, et que n'en a eu le fameux traité de partage, et l'Europe ne connait que trop avec quelle facilité la France promet tout pour parvenir à ses vues ambitieuses et le peu de compte qu'elle fait ensuite de sa parole la plus solennellement donnée. Un si grand nombre de traités violés, avec tant d'audace et de sécurité, doivent faire un leçon perpétuelle à ceux qui ont à négocier avec elle. Elle joint même l'insulte à son manquement de parole, par ses explications ridicules des traités les plus clairs et les plus nets. On pourrait fournir une infinité d'exemples pour prouver cela. Mais le plus singulier et le plus extraordinaire a sans doute été son explication du traité de partage.
Quant à Madame de Lesdiguières, à Monsieur de Matignon et autres prétendants français, si on n'en réserve Mademoiselle de Soissons, qui se fonde sur une donation, leurs droits sont véritablement établis sur l'inaliénabilité de votre Etat. Mais malgré cela, la France aurait deux voies infaillibles pour vous réduire sous son joug, si vous choisissez l'un de ces prétendants.
La première consisterait à l'obliger de faire avec elle un échange de votre Etat, contre un équivalent qu'elle lui offrirait; ils sont tous gens de qualité et distinction, il est vrai! Mais cependant simples particuliers accoutumés à la servitude et à trembler au nom de leur roi, ils n'oseraient résister un moment à ses volontés, lorsqu'il leur proposerait l'échange de votre Etat contre d'autres terres, qui, au défaut d'être souveraines, leur pourraient fournir de plus grands revenus, et quant ils verraient d'un côté un équivalent considérable et qu'ils envisageraient de l'autre l'indignation de leur roi en cas de refus, ils accorderaient à la même heure, que la proposition leur en serait faite, tout ce que la cour voudrait exiger d'eux, et les mêmes raisons sur lesquelles Monsieur le prince de Conti se fonde présentement pour détruire l'inaliénabilité, seraient alors plus que suffisantes à la France pour lui servir de prétexte à soutenir la validité de l'échange qu'elle aurait fait. Vous savez combien de fois elle en a pris de plus légers pour soutenir ses injustices.
L'autre voie ne serait pas moins infaillible à la France; on suppose que Madame de Lesdiguières ou Monsieur de Matignon obtinssent l'investiture de votre Etat, Monsieur le prince de Conti ferait sans doute des protestations authentiques contre ce qui serait passé, et même il s'en déclare ouvertement. On se contenterait peut-être de cela dans les circonstances présentes, où la France se trouve engagée dans une guerre qui lui est onéreuse et si embarrassante. Mais peut-on douter que d'abord qu'elle en serait dégagée et en état de soutenir vivement Monsieur le prince de Conti, ce prince ne revint sur les rangs de la même manière qu'en 1698, et non-seulement il emploierait les mêmes arguments qu'il mit déjà alors en usage, mais même il prétendrait encore trouver des irrégularités dans tous ce que vous auriez fait de plus circonspect.
Il est bien vrai que les tentatives qu'il fit l'année 1698 n'aboutirent à rien. Mais l'on vit déjà alors avec combien de chaleur les créatures de la France, dans les Cantons catholiques, soutenaient ses intérêts et ses demandes les plus mal fondées, et l'on sait dans quelles agitations cette affaire vous mit, quoique toutes vos démarches, dans des circonstances si délicates, répondissent parfaitement à l'opinion que l'on a toujours eu de votre sagesse; néanmoins, il ne faut pas croire que la chose s'en fût tenue là, si le conseil de France n'avait pas alors été occupé par ses vues immenses sur la monarchie d'Espagne, lesquelles ne lui permettaient pas de s'embarrasser dans une affaire avec le louable canton de Berne et avec vous. Mais elle fut surtout arrêtée par l'intervention du défunt roi de Grande-Bretagne, de glorieuse mémoire, et cela d'autant plus que c'était précisément dans ce temps-là que le fameux traité de partage se négociait avec lui. Mais la guerre présente finira toute la querelle d'Espagne, et d'abord qu'elle sera terminée, la France tournera toutes ses pensées ambitieuses d'un autre côté. Réflexion sur laquelle vous ne sauriez faire assez de considération pour prendre à temps des mesures suffisantes contre son ambition; car, quant aux ménagements, ils n'ont jamais servi de rien avec elle.
Il est, Messieurs, indispensable à votre sûreté que l'importante affaire qui est présentement agitée parmi vous, ne se finisse point à moitié, et que vous vous prévaliez des circonstances présentes dans lesquelles la France ne peut certainement employer contre vous que des menaces vaines, pour la terminer solidement et de telle manière qu'aucun des prétendants exclus n'en puisse plus revenir. Or constamment cela ne se peut faire qu'autant que le prince que vous reconnaîtrez sera compris dans le traité de paix, et qu'autant que toutes les puissances de l'Europe, qui sont présentement en guerre, s'engageront, les unes à le maintenir et les autres à le reconnaître. C'est par ce seul moyen que vous vous mettrez à l'abri contre tous ceux qui seront exclus. Vous jugerez aisément que vous ne pourriez espérer cette sûreté si essentielle, si vous vous déterminiez en faveur de Monsieur le prince de Conti ou de quelqu'autres prétendants français. Les Hauts-Alliés n'en voudront jamais entendre parler puisqu'ils ont, ainsi que vous le verrez dans la suite, pris des engagement précis et formels qui sont absolument contraires à cela. Et quant à la France, non-seulement elle ne serait pas dans le pouvoir de faire autoriser votre conduite dans un traité de paix, mais même elle ne le voudrait pas, crainte de gêner par-là ses vues sur votre liberté, et pour se conserver les moyens de vous assujetter sans opposition et de se saisir du pays de Suisse, le plus propre à la rendre consécutivement maîtresse de toute la nation ou du moins à s'y établir une influence despotique.
Quant à Sa Majesté le roi de Prusse, outre que les plus habiles jurisconsultes de l'Europe ont unanimement trouvé ses droits solides, et établis sur les règles féodales les plus évidentes et les plus incontestables. Vous trouverez dans ce prince tous les avantages que vous pouvez souhaiter sans y rencontrer le moindre inconvénient qui mérite quelque attention. Je ne m'attacherai pas à vous indiquer tous ces avantages, vous en pouvez voir une partie dans le manifeste qui a été publié de sa part; j'y ajouterai cependant quelques réflexions que vous trouverez, à ce que je m'assure, très-décisives.
Quoique le roi de Prusse soit très-puissant, néanmoins son éloignement empêche que vous ne puissiez jamais craindre de sa part aucune oppression. Je sais que bien loin qu'il ait la volonté de vous en faire, il cherchera toujours à vous combler de ses grâces et de ses faveurs, et si vous voulez même envisager les affaires au pis, et ne vous confier ni à la générosité si connue de ce prince, ni aux assurances authentiques qu'il vous donne de sa bienveillance et de son affection pour vous, et de la bénignité avec laquelle il vous gouvernera, et quand même sa conformité de religion avec vous ne ferait point dans vos esprits et dans vos coeurs l'impression naturelle qu'elle y doit produire, il reste toujours vrai que Sa Majesté le roi de Prusse, quoique puissant prince, aurait moins que tous les autres prétendants le pouvoir de donner des atteintes à vos droits, libertés, immunités et priviléges, et son éloignement empêcherait qu'il ne pût trouver aucun moyen pour y parvenir.
Mais ce même éloignement ne l'empêcherait pas de vous pouvoir soutenir et de pourvoir soutenir toute la Suisse efficacement et puissamment, et cela en diverses manières, par des troupes, soit des siennes propres, soit de celles des princes protestants d'Allemagne; par de l'argent, par son étroite alliance avec les puissances les plus considérables de l'Europe; par son crédit et par son influence dans l'Empire, et en suppléant, par les ministres publics qu'il tient dans toute l'Europe, à ce que les louables Cantons ne jugent pas à propos d'y entretenir personne pour y ménager les intérêts de la nation. Et comme il peut être si utile à toute la Suisse, et principalement aux louables Cantons réformés, celui de Berne aura toujours une condescendance pour lui, par rapport aux explications de droit de combourgeoisie et de toutes les alliances si étroites que vous avez ensemble, que tous les différends survenus à ses égards seront, par son moyen et son intercession, terminés d'une manière autant avantageuse pour vous que vous le pouvez raisonnablement demander, et que l'union et la confiance, si nécessaire entre le louable canton de Berne et vous, seront par son moyen parfaitement rétablies.
Le Fidei-commis fait par le prince René de Nassau, en vertu duquel le prince de Prusse est légitime héritier de sa succession, pare à ce que vous puissiez jamais être aliénés par ce prince, ni par sa famille, au lieu que sur le pied que Madame de Lesdiguières et Monsieur de Matignon entendent que la succession de votre Etat doit se considérer, vous pourriez successivement tomber entre les mains des familles souveraines catholiques, par le moyen des filles, et même être annexés dans la monarchie de France; supposez, contre toute apparence, que cette puissance voulût même attendre cela pour s'emparer de vous. Au lieu que vous ne pouvez rien envisager dans l'avenir le plus éloigné, de dangereux à cet égard, par rapport au roi de Prusse, vu la qualité de substitution sur laquelle il se fonde et vu la quantité de mâles de la religion protestante qui vivent, et lesquels, en conformité de cette substitution, doivent toujours être préférés aux filles.
Considérez aussi, Messieurs, la conduite que le louable canton de Berne a constamment observée dans les disputes qui sont survenues, touchant votre succession, entre la maison de Châlon et celles de Hochberg et Longueville; car elle mérite une grande attention de votre part. Comme il connut combien il était important, et à lui et à vous, que le souverain de Neufchâtel, bien loin d'être uni avec le possesseur du comté de Bourgogne, en fût séparé d'intérêt, et sachant que la maison de Châlon était étroitement attaché par ses biens et par ses emplois avec les ducs de Bourgogne, alors si puissants et si redoutables, il ne balança point à épouser l'intérêt des maisons opposées à celle-là. La crainte de s'attirer la guerre de la part de cette puissante maison ne l'arrêta pas; car il savait trop bien que ce n'est jamais en affermissant, par des connivences dangereuses, le bras de son ennemi qu'on se conserve, mais bien en prenant de sûres mesures pour se fortifier contre lui. Cette conduite si ferme a eu tout le succès qu'elle méritait. Le cas est présentement le même en faveur de leurs opposants. Monsieur le prince de Conti, Madame de Lesdiguières et Monsieur de Matignon sont indissolublement attachés à la France, et on ne les en séparera jamais. La France possède le comté de Bourgogne, et est présentement le juste et unique objet de jalousie de la Suisse, et principalement des Cantons réformés, et l'on ne doit rien omettre pour tâcher de s'affermir contre elle. Ne faut-il donc pas dans un sujet pareil et dans une circonstance égale suivre pour soi et pour sa postérité la même route qui a autrefois si bien réussi.
S'il y a quelque différence entre les cas d'à présent et celui d'alors, elle ne consiste qu'en ce que présentement on reconnaîtra un prince qui a constamment le droit pour soi; ce qui n'était pas dans ce temps-là, et que maintenant on est assuré de la protection des Hauts-Alliés, au lieu qu'alors on osa prendre des résolutions si courageuses et si utiles, sans être assuré d'aucun secours étrangers.
Quant à la lettre menaçante que Monsieur le marquis de Puisieux a écrite, vous voyez : 1o Qu'elle renverse toutes les déclarations précédentes du roi de France, et qu'elle néantit entièrement la liberté de vos suffrages. 2o Monsieur le marquis de Puisieux parle dans cette lettre d'une telle manière, qu'il veut faire entendre que c'est par grâce que le roi de France vous laisse encore la liberté de choisir entre les prétendants de ses sujets. Ainsi s'il n'avait par trouvé à propos de vous laisser encore cette ombre de liberté, vous seriez obligés de prendre celui des prétendants français qu'il aurait désigné pour être votre Souverain. 3o Et il prétend enfin d'être en droit d'anéantir, si vous ne suiviez pas ses volontés, un si grand nombre d'actes authentiques et une pratique si constante que vous ont toujours fait considérer comme ayant fait partie de la Suisse, et comme devant jouir de la même neutralité et des mêmes avantages dont le louable Corps jouit.
Si la France ose faire de pareilles menaces dans un temps comme celui-ci, dans lequel elle n'oserait toucher le moindre de vos métaires crainte de joindre aux ennemis qui l'attaquent de nouvelles forces, qui achèveraient de l'accabler, vu la puissance du louable Corps helvétiques et vu principalement la situation des louables Cantons réformés, si, dis-je, la France ose, dans une circonstance si dangereuse pour elle, faire des menaces de cette nature, que n'avez-vous pas à attendre de son despotisme, si vous ne prenez pas de sûres mesures pour vous conserver contre les attentats que vous avez à craindre d'elle lorsqu'elle sera débarassée de la présente guerre. Le violement de tous vos priviléges, un esclavage pareil à celui que souffrent tous les autres Français, et lequel, pour des gens de coeur, est plus dûr que la mort même, un renversment de notre sainte religion, et une dragonnade pareille à celle que l'on a pratiquée en France, contre la foi des traités les plus solennels : ce sont là les maux que vous prépare la France, si les menaces que cette puissance vous fait et les caresses que les prétendants français vous prodiguent, vous font donner dans les précipices où l'on tâche de vous entraîner, vous n'avez qu'à considérer les circonstances passées pour connaître que les douceurs dont vous avez joui sous la maison de Longueville ne doivent tirer à aucune conséquence pour l'avenir.
Avant que la France possédât le comté de Bourgogne, elle ne pouvait prêter aucune assistance à vos princes pour établir chez vous leur despotisme et pour renverser vos priviléges. Depuis la conquête du comté de Bourgogne jusqu'à présent, la France, ou a été occupée dans des guerres sanglantes, ou s'est préparée à attaquer une partie des puissances de l'Europe, et surtout n'a point perdu de vue ses immenses desseins sur la monarchie d'Espagne. Pendant ce temps-là, il lui importait de ne rien entreprendre contre vous, pour ne pas s'impliquer dans de fâcheuses affaires avec le louable Corps helvétique. Mais je vous ai déjà dit, la dispute touchante la succession d'Espagne se va entièrement terminer dans la guerre présente, et il ne reste de ressource, à vous et aux louables Cantons protestants, pour éviter dans ce temps-là voutre oppression, sinon de prendre, présentement que vous le pouvez, de sûres mesures avec les Hauts-Alliés pour votre conservation. C'est par là seulement, Messieurs, que vous pourrez éviter les fers qu'on vous prépare.
Du reste, quant aux menaces que vous fait présentement Monsieur le marquis de Puisieux, vous pouvez compter qu'elles ne sont qu'un pur effet de l'orgueil précipité des Français. Quoique les villes forestières ne fassent point une partie de la Suisse, et qu'elles appartiennent à Sa Majesté impériale, la France a-t-elle osé les attaquer pendant tout le cours de cette guerre, et cependant il n'y a eu de tout le Corps helvétique que le seul canton de Berne qui les ait véritablement prises sous sa protection; elles auraient néanmoins servi à la France pour établir, par le voisinage de la Suisse, la communication la plus aisée et la plus facile avec les armées qu'elle avait alors en Bavière, chose qui était pour elle de la plus grande importance. Lindau, et toutes les autres villes en delà du lac de Constance, n'avaient ci-devant jamais été sous la protection du louable Corps helvétique; elles auraient aussi été d'un usage le plus essentiel à la France, pour soutenir la guerre qu'elle avait porté dans le coeur de l'Empire. Lindau, en particulier, conservait à la Bavière la conquête qu'elle avait faite de la plus grande partie du Tirol; néanmoins, sur la seule résolution que prirent les deux louable cantons de Zurich et de Berne de conserver les villes, la France a été obligé de les laisser en repos, et cela même sans qu'elle pût exiger aucune neutralité de leur part.
La Savoie aurait aussi été constamment conservée si les alliances de Son Altesse royale avec le louable canton de Berne avaient encore subsisté. Mais comme elles étaient finies depuis longtemps, le louable canton de Berne crut être géhéné à ne pouvoir agir que par des représentations en faveur de la neutralité de la Savoie, puisque la Suisse est obligée, par ses alliances avec la France, à ne donner aucune assistance aux différentes puissances qui sont en guerre avec elle, à moins qu'on n'y fût engagé par des alliances préalables à la guerre.
Voyez, Messieurs, tout ce qui s'est passé dans votre voisinage; vous y trouverez constamment que toutes les fois que le louable Corps helvétique en général ou les louables Cantons protestants en particulier ont jugé à propos de s'opposer sérieusement et vivement aux entreprises dangereuses de la France, elle a été obligée de les abandonner incessamment.
Les choses étant ainsi, sur quel fondement Monsieur le marquis de Puisieux ose-t-il vous menacer, vous qui faites une partie de la Suisse, qui avez des alliances si étroites avec une partie des Cantons, et principalement avec celui de Berne, dont vous êtes combourgeois, et qui êtes dans une situation à intéresser indispensablement tout le louable Corps helvétique à votre salut, et cela encore dans les circonstances présentes. Ce sont là en vérité de ces menaces frivoles qui ne méritent que la risée des gens de bon sens, et quant à l'avenir, il est aisé de prendre des précautions suffisantes pour empêcher la France d'oser songer à vous maltraiter. Mais c'est ce qui véritablement ne se peut faire qu'autant que vous reconnaîtrez Sa Majesté le roi de Prusse pour votre Souverain.
Vous pouvez voir par l'extrait du traité que l'Empereur, Sa Majesté la reine de la Grande-Bretagne et Leurs Hautes Puissances ont fait avec le roi de Prusse, que tous les Hauts-Alliés se sont solennellement engagés à ne point conclure de paix sans qu'il lui soit fait justice de ses prétentions sur le comté de Neufchâtel, et vous pouvez prendre cette confiance et vous assurer à la parole de tous les Hauts-Alliés, et principalement à celle de Sa Majesté la reine de Grande-Bretagne, ma Souveraine, au nom de laquelle j'ai l'honneur de vous parler, que si vous reconnaissez, conformément à ses droits, le roi de Prusse pour votre Souverain, non-seulement on obligera la France, dans la paix générale, d'approuver dans toute son étendue tout ce que vous aurez fait, mais encore de promettre solennellement de n'aider, ni directement, ni indirectement, aucun des prétendants qui oserait entreprendre d'en revenir, même d'obliger tous les prétendants français de renoncer à toutes leurs prétentions sur votre Etat.
On s'engage de plus à astreindre la France dans le traité de paix, à reconnaître votre Etat comme faisant partie de la Suisse, à le laisser, quelque guerre qu'il pût survenir entre la France et Sa Majesté le roi de Prusse, dans une parfaite neutralité, et enfin le même tranquillité dans laquelle le louable Canton de Berne demeurera, et que tous les Hauts-Alliés vous seront toujours garants contre tout ce que la France pourra entreprendre contre les engagements dans lesquels on promet de la mettre. C'est là, Messieurs, le seul moyen que vous avez de sortir pour toujours d'embarras. Il est sûr, et il vous tirera pour toujours d'inquiétude et de danger; car vous concevrez aisément que jamais la France n'osera, par quelque attentat contre vous, s'attirer tous les ennemis qu'elle a présentement sur les bras, en joignant encore par une nécessité absolue, à leurs forces, celles du louable Corps helvétique.
Sa Majesté la reine de la Grande-Bretagne s'assure, Messieurs, que vous connaîtrez la solidité de tous les conseils salutaires que sa bienveillance pour vous l'engage à vous donner, et que vous prendrez des résolutions en conformité. Par là, vous vous procurerez de plus en plus l'honneur de sa bienveillance et de son affection, et elle vous en donnera des témoinages en toutes les occasions. Mais je ne dois pas en même temps vous taire que comme elle n'a jamais, dans ses conseils, que le bien public en vue, et la sûreté de ceux auxquels son affection l'engage à les donner, elle serait fort sensible si ses offices, si salutaires à votre Etat, étaient inutiles. Et comme vous avez vu par l'extrait du traité fait avec le roi de Prusse, qu'elle s'est solennellement engagé, de concert avec les autres Hauts-Alliés, à ne point faire de paix ne de trève avec la France, sans procurer préalablement à Sa Majesté le roi de Prusse une juste satisfaction à l'égard du comté de Neufchâtel, elle exécutera (inviolable observatrice de sa parole comme elle l'est) ses engagements dans toute leur étendue, si bien que quand même vous auriez investi Monsieur le prince de Conti ou quelqu'autre des prétendants français de vos Etats, ils ne resteraient pas pour cela vos Souverains; car vous pouvez bien vous assurer que la France les abandonnera tous, lorsqu'elle verra la fermeté des Alliés à ne point faire de paix sans cette condition. Quelques douceurs qu'on pourra lui donner dans d'autres endroits, à l'égard desquels on n'aura pas pris des engagements si formels, feront d'abord cette affaire, et la France, si empressée à obtenir une paix, non-seulement n'en retarderait pas un moment la conclusion pour soutenir la sentence que vous auriez donnée en faveur d'un de ses sujets, mais même elle servirait d'instrument à l'établissement du roi de Prusse dans vos Etats, si on jugeait à propos de l'exiger d'elle.
Sa Majesté voit bien à la vérité qu'il vous serait assez fâcheux si votre sort se décidait par un traité de paix, et cela sans votre participation, et elle juge aussi aisément qu'il s'en faudrait alors beaucoup que vous n'eussiez les mêmes facilités, que présentement, à obtenir les avantages que S. M. le roi de Prusse est maintenant si disposée à vous accorder, et comme il serait sans doute très-sensible à la préférence que vous auriez donnée contre vos vrais intérêts à des prétentions aussi mal fondées que le sont celles des prétendants français, sur les siennes qui sont établies sur un droit légitime, il serait assez à craindre qu'il ne se prévalût alors de ses droits dans toute leur étendue.
Mais comme Sa Majesté, dans les soins si utiles et si glorieux qu'elle a pris pour le salut de l'Europe, et pour abattre l'orgueil et la puissance démesurées de la France, a cru qu'il était très-raisonnable de concourir à procurer la justice qui est due au roi de Prusse, puisqu'il a, de son côté, contribué si efficacement à la conservation de la liberté politique, et que, d'autre part, Sa Majesté a connu distinctement combien les droits du roi de Prusse sur votre Etat étaient légitimes et convenables à vos intérêts, et qu'elle a été très-persuadée, comme elle l'est encore, que vous recevriez avec ardeur un prince à qui vous appartenez si légitimement et dont la domination vous doit être si salutaire, Sa Majesté, par des motifs si glorieux et si justes, a pris des engagements précis, lesquels elle soutiendra par honneur et par inclination dans leur entier.
Sa Majesté s'assure bien qu'après que vous aurez fait une sérieuse réflexion sur vos intérêts, sur ceux de la religion réformée, sur le soutien et sur les avantages que vous serez assurés de recevoir de Sa Majesté le roi de Prusse, sur ceux qui vous reviendront de la bienveillance de tous les Hauts-Alliés, et particulièrement de celle de Sa Majesté, sur la solidité et l'utilité de ses conseils, et sur la cordialité avec laquelle elle vous les donne et avec laquelle elle entre dans tous ce qui vous concerne, Sa Majesté, dis-je, s'assure bien qu'après que vous aurez réfléchi, avec votre prudence ordinaire, sur tout cela, vous ne balancerez pas à faire justice au roi de Prusse, puisque vous pourrez, par un acte si équitable, vous mettre à couvert des desseins pernicieux de la France, assurer votre religion, votre pays et votre priviléges, et vous conserver l'amitié et la protection des Hauts-Alliés, et principalement celle de ma Souveraine, qui cherchera en échange, avec empressement, les moyens de vous donner des témoignages réels de son affection. Je me ferai un plaisir d'y contribuer en tout ce qui sera en mon pouvoir, et de rendre à l'Etat et à chacun de vous en particulier les services utiles et agréables qui dépendront de moi, comme aussi de vous donner des témoignages de ma considération pour vous.
Zurich, 25 juillet 1707.
A. STANIAN.
Les Trois Etats de Neufchâtel et de Valangin notifièrent qu'ils évoquaient le jugement sur la succession en litige. Dès ce moment, les menaces de Louis XIV, les assurances de protection à main armée de la part de la coalition, les largesses de tous les prétendants, une foule de mémoires se succédèrent jusqu'au 3 novembre, jour où les Etats devaient prononcer. Les efforts de Berne qui, en sa qualité de combourgeoisie de Neufchâtel, prenait celui-ci sous sa protection, les promesses de la coalition et surtout la haine religieuse des populations protestantes contre la maison de Bourbon, ôtèrent toute chance aux prétendants français. Aussi M. de Puisieux eut recours à des moyens d'intimidation et écrivit dans ce sens aus Etats de Neufchâtel :
Le roi ayant appris qu'il ne s'agit plus chez vous de prononcer suivant les lois, qu'on désigne chaque juge par le parti qu'il a ouvertement embrassé, que le respect dû au tribunal où se rend la justice est violé, et que les Français même sont à peine en sûreté; le roi, dis-je, informé de ces particularités, m'ordonne de me rendre à Neufchâtel pour vous y faire entendre ses intentions.... Le Roi m'ordonne de vous dire que la bonne opinion qu'il avait de votre prudence, que les offres et les promesses d'un prince, son ennemi, eussent le pouvoir de vous engager à faire, en faveur de ce dernier, une pareille injustice aux sujets de S. M.; qu'après avoir joui pendant une longue suite d'années des avantages que vous avez trouvés dans son service et dans le commerce que vous faites avec la France, elle vous croyait trop éclairés pour les vouloir perdre sans nécessité; qu'elle a peine encore à se persuader que vous préfériez une protection aussi éloignée qu'incertain aux commodités que le voisinage de la France vous a fournies jusqu'à présent; qu'à la vérité, les nouvelles qu'elle a reçues lui ont donné lieu de penser que vous vous laissiez séduire par des offres trompeuses. S. M. a voulu s'en éclairer en m'ordonnant de me rendre à Neufchâtel, et de l'informer des véritables dispositions où je vous aurais trouvés. Vous devez regarder cet ordre comme un effect de l'ancienne bienveillance que S. M. conserve encore pour votre Etat. Enfin, je suis chargé de vous informer que cette même bienveillance ne sera point altérée, si S. M. apprend par mes lettres que votre conduite réponde aux sentiments qu'elle a toujours eus pour vous. Mais que si elle est obligée de s'en écarter, elle saura bien quel parti prendre, et que la vengeance ne lui sera pas moins aisée qu'il lui a été facile jusqu'à présent de vous donner des marques de son affection.
Je puis donc vous assurer, Messieurs, que l'intention de S. M. est d'employer toutes les voies convenables pour faire faire raison de l'injustice que vous aurez rendue à ses sujets, et cela sans aucune considération et sans aucun égard; qu'elle a donné ses ordres pour interdire tout le commerce que votre Etat fait avec la France, et qu'elle vous fera plus vivement, dans la suite, éprouver les effets de son ressentiment....
Je vous prie donc, Messieurs, de réfléchir sérieusement sur le contenu de ce mémoire, et de ne plus vous laisser surprendre par de fausses espérances, qui ne peuvent que vous attirer des malheurs que vous ne sauriez éviter, si vous ne les prévenez par une conduite plus régulière et plus conforme à la justice.
Soleure, le 10 octobre 1707.
PUISIEUX.5.
Précédé par cette lettre menaçante, M. de Puisieux se mit en chemin et alla en personne à Neufchâtel. «La scène qui s'y passa fut plus grondante que le tonnerre, dit Lamberty; il leur dit dans son discours qu'ils devaient bien prendre garde à ce qu'ils faisaient, ou qu'autrement leur ruine était à leur porte; que le Roi son maître se ressentirait de leur mauvaise conduite sur leur postérité, même qu'il n'y aurait pas un coin du monde où ils pussent se mettre à couvert de sa colère. On attribua ces menaces à quelques instructions qu'il aurait reçues de sa cour6.»
Les ministres d'Angleterre et de Hollande rassurèrent la bourgeoisie de Neufchâtel par leur mémoire du 16 octobre, finissant par ces paroles : «Nous finissons en vous renouvelant les assurances de la haute protection de S. M. la reine de Grande-Bretagne et de celles de Leurs Hautes-Puissances, en vous promettant de leur part tous les secours nécessaires pour vous maintenir contre l'oppression de la France, en vous encourageant à l'union et en vous exhortant d'éviter les pièges que l'on vous dresse en demandant des délais. Car c'est par-là que l'on prétend mettre votre pays en trouble, vous diviser, jeter la terreur dans le peuple, former des cabales parmi vous, et à vous mettre dans des agitations qui pourraient entraîner votre ruine7.»
Les Etats de Neufchâtel ne se laissèrent point intimider, et après avoir examiné les titres des prétendants et entendu leurs avocats, ils rendirent la sentence suivante :
Messieurs des Trois-Etats ayant vu et examiné les actes, titres et documents produits de la part des hauts et illustres prétendants, savoir : Sa Majesté le roi de Prusse, Son Altesse sérénissime Monsiegneur le prince de Montbelliard, Son Altesse sérénissime Monseigneur le prince de Carignan, Madame la duchesse douairière de Lesdiguières, Monsieur le comte de Matignon, Mademoiselle Louise-Léontine-Jaqueline de Bourbon, Madame la marquise de Mailly et Monsieur le marquis d'Alegre, avec les inventaires raisonnés de leurs productions, aux fins de satisfaire aux appointements en preuve, auxquels ils avaient été admis, pour établir leurs droits à la souveraineté de Neufchâtel et Valangin. Et ayant aussi considéré la retraite d'aucunes parties et leur volontaire désertion en cause, mentionnées dans les devis de la procédure des 1er et 29 du mois dernier, nonobstant la reconnaissance de ce Tribunal, et l'exécution de plusieurs sentences contradictoirement rendues et agréées de leur part; au moyen de quoi, elles sont déchues de leurs prétentions, et forcloses de fait et de droit.
Après avoir donné leur attention à l'importance de la matière, et fait réflexion que cette souveraineté et le domaine direct a appartenu originairement à la maison de Châlon; que l'utile a été réuni et consolidé à la directe, tant par le décès sans enfants de Jean de Fribourg, arrivé en 1457, que par diverses ouvertures suivantes : que ces droits n'ont pas été prescrits, mais qu'ils sont de leur nature imprescriptibles, de l'aveu même de l'avocat de Son Altesse sérénissime Monseigneur le prince de Carignan; que les droits de la maison de Châlon ont été transmis légitimement en la personne de Guillaume de Nassau, dit le Belgique, qui a été reconnu généralement, et par toutes les puissances de l'Europe, l'héritier universel des biens et droits de la maison de Nassau-Orange, dont lui et ses successeurs ont joui librement, et dans lesquels ils ont été réintégrés lorsqu'ils y ont été troublés; que par le décès sans enfants de Guillaume III, roi de la Grande-Bretagne, qui était fils de Guillaume II, fils de Fréderic-Henri, fils du dit Guillaume le Belgique, Sa Majesté Fréderic premier, roi de Prusse, du chef de Louise de Nassau, sa mère, fille aînée du dit prince Fréderic-Henri, se trouve incontestablement le véritable et légitime héritier, à cet égard, de la maison de Nassau-Châlon-Orange; ce qui donne l'exclusion à Son Altesse sérénissime Monseigneur le prince de Carignan.
Pour ces causes, mes dits Sieurs des Trois-Etats donnent et adjugent, par sentence souveraine et absolue, à sa dite Majesté Fréderic Ier, roi de Prusse, l'investiture de cet Etat et Souveraineté avec ces Annexes, appartenances et dépendances, pour être le dit Etat par lui possédé comme indépendant, inaliénable et indivisible, en conservant les libertés, franchises, priviléges et immunités, tant des Bourgeois que des autres Peuples de cet Etat; les concessions accordées par les précédents Souverains, tant au corps qu'aux particuliers du pays, et les traités d'alliance et de combourgeoisie faits et dressés avec les Etats voisins. Ordonnant au trésorier et receveurs de cet Etat de payer et délivrer suivant les ordres de sa dite Majesté ou de ceux qui auront charge d'elle; moyennant quoi, eux et les leurs ne pourront être recherchés ni inquiétés pour ce sujet, sous quelque prétexte que ce soit.
Après la lecture de la dite sentence, et que le Sieur Fortis, avocat de sa dite Altesse sérénissime Monseigneur le prince de Carignan, eut fait lecture d'une certain protestation, qui, par une nouvelle sentence de Messieurs des Trois-Etats, n'a pas été admise, ainsi que le registre en est chargé : Nous avons mis en possession et investi sa dite Majesté le roi de Prusse de la dite Souveraineté de Neufchâtel et Valangin, etc., par la tradition du Sceptre que nous avons déposé entre les mains de Son Excellence Monsieur le comte de Metternich, son ministre d'Etat, et son ambassadeur extraordinaire et plenipotentiare.
Fait au Château de Neufchâtel, le 3 novembre 1707.
N. TRIBOLET.
Par Monsieur le Président HUGUENIN, secrétaire du Conseil d'Etat8.
Louis XIV se sentit profondément blessé de l'affront fait aux princes français. Il fit cesser toute relation commerciale avec Neufchâtel. Onze cents hommes de cavalerie se réunirent à Huningue, et vingt-sept bataillons, destinés à envahir Neufchâtel, furent concentrés près de Besançon. Berne, Zurich, et les Grisons protestants, mirent leurs milices de piquet, et se préparèrent à défendre Neufchâtel. Le général Tscharner couvrit avec trois mille hommes la frontière de Neufchâtel du côté de la Franche-Comté, et fit occuper par deux mille Vaudois les passages de Ste Croix, des Verrières et de la Brévine. Suivant les conseils du général de St Saphorin, les troupes prussiennes qui étaient en Italie firent une démonstration sue les bailliages du Tessin, pour contenir leurs souverains, les Cantons catholiques, qui tenaient le parti de la France. Neufchâtel prit aussi des mesures de défense. Comme son militaire avait été négligé sous l'ancien gouvernement, deux Vaudois, les généraux St Saphorin et de Sacconay, furent chargés de réorganiser ses milices. Ils formèrent un corps de dix compagnies de cent dix hommes, composées de volontaires neufchâtelois et vaudois, et de réfugiés; une élite de vingt compagnies d'élection, une réserve et un bataillon de huit cents hommes levés dans la ville de Neufchâtel, formèrent, avec le régiment des volontaires, une petite armée de neuf mille hommes, qui furent placés sous les ordres du général de Sacconay.
Berne mit toutes ses troupes de piquet, et, s'adressant à ses sujets allemands et vaudois, leur rappela les relations qui les unissaient depuis trois siècles à Neufchâtel, et l'exemple de leurs pères qui jamais, lorsqu'il s'agissait de liberté, n'avaient compté leurs ennemis.
Chaque jour on s'attendait à une attaque du côté de la Franche-Comté, où les officiers et les soldats français se répandaient en menaces contre la Suisse qui était assez audacieuse pour résister aux ordres de Louis le Grand. Les milices de Neufchâtel, de Berne et de Vaud, surexcitées par leurs chefs, par les réfugiés et par les ministres de la religion, qui représentait le roi de Prusse comme le défenseur de l'Evangile, et Louis XIV comme l'instrument des Jésuites persécuteurs des protestants, toutes ces milices, ne doutant pas de la victoire, brûlaient d'en venir aux mains et parlaient même d'envahir la Franche-Comté. «Que je voudrais voir Neufchâtel assailli! écrivait le général de St Saphorin au prince de Salm; nous envahirions la Franche-Comté.»
St Saphorin poursuivant avec ardeur le projet, qu'il avait formé depuis longtemps, d'enlever la Franche-Comté à la France, de replacer cette ancienne allié de la Suisse sous la suzeraineté de l'Espagne-Autrichienne, et de la faire rentrer dans l'alliance et la neutralité helvétique. Dans ce but, il entretenait des intelligences avec les principaux personnages de la Franche-Comté, qui supportaient avec impatience le joug de Louis XIV et les charges excessives résultant de ses guerres. «Un corps de six mille hommes, écrivait-il au prince de Salm, premier ministre de l'Empereur, devrait entrer par la Vallée d'Aoste et la Savoie en Franche-Comté, où tout est prêt. Il faudrait avoir un corps pareil qui pénétrât par l'évêché de Bâle. Ces deux armées se joindraient près de Vesoul et auraient la Suisse à dos pour leur subsistance.... Il faut promettre aux Suisses la démolition d'Huningue, et au duc de Savoie, Gex et le Bugey.» L'Angleterre appuyait le plan de M. de St Saphorin. Quant au duc de Savoie, il dirigeait ses troupes sur le Chablais, et entrait en négociations avec le bourgmaître de Crousaz et M. Panchaud, négociant à Lausanne, pour que son armée trouvât des vivres sur les bords du Léman9.
Cependant, M. de Puisieux ne restait point oisif dans sa résidence de Soleure, ville toujours plus inféodée à la France et plus française que suisse. Il réussit à gagner les Cantons catholiques et à terrifier Bâle, placée sous le canon d'Huninque et menacée par l'armée française en Alsace. Berne, dont l'armée occupait Neufchâtel, crut, dans cette circonstance, devoir demander à Louis XIV qu'il reconnut la neutralité de Neufchâtel, qu'il diminuât le nombre de ses troupes en Franche-Comté et qu'il rétablit les relations commerciales entre la France et Neufchâtel, interrompues depuis le mois de novembre. Elle écrivit donc dans ce sens au roi, le 31 décembre 1707. Condescendre à une telle demande blessait cruellement l'orgueil du vieux roi, accountumé depuis si longtemps à voir tout plier devant sa volonté absolue. Mais le rejeter était exposer la Franche-Comté encore peu française, et découvrir quarante-cinq lieues de ses frontières, protégés par la neutralité de la Suisse, dans un moment où il avait besoin de toutes ses troupes pour tenir tête au prince Eugène et à Marlborough. Louis XIV connaissait les plans de M. de St Saphorin et n'ignorait pas qu'ils étaient goûtés par l'Angleterre. Ces considérations l'emportèrent, et il envoya à M. de Puisieux une déclaration toute pacifique.
Mon intention est que voux fassiez savoir de ma part et que vous declariez que quand même j'aurais pu accorder à la Confédération des Cantons une neutralité pour la ville et les comtés de Neufchâtel et Valangin, je ne puis y consentir après les démarches du canton de Berne, et les bruits que mes ennemis ont répandu de l'usage qu'ils prétendent faire de cet Etat, pour pénétrer un jour dans les provinces de mon royaume. Vous ferez également savoir que je suis obligé de prévenir les desseins dont ils (les Cantons protestants) m'ont eux-mêmes avertis; que les mouvements que je fais faire à mes troupes ne doivent inquiéter aucun des Cantons, puisque j'ai lieu de croire qu'aucun d'eux ne voudra manquer aux alliances qu'ils ont avec moi, et soutenir l'injustice commise en faveur du prince (le roi de Prusse) actuellement mon ennemi.
Cependant, étant persuadé de leur fonne foi, et si porté de leur donner en toutes occasions des marques de ma bienveillance, je leur promets de laisser jouir le comté de Neufchâtel d'une parfaite tranquillité, si les Cantons en général veulent s'engager à faire sortir de cet Etat les officiers du roi de Prusse, et garder en séquestre la ville, les comtés de Neufchâtel et de Valangin, et leurs dépendances, jusqu'à ce que la paix étant faite, on puisse convenir d'un tribunal équitable pour juger les droits des prétendants à cette Souveraineté.
A Versailles, le 12 janvier 1708.
LOUIS.
Par le roi, COLBERT.
Cependant, comme M. Stanian ignorait les intentions pacifiques de Louis XIV, et qu'il voyait plusieurs des Cantons protestants se laisser ébranler dans leur résistance par les menaces de la France, il leur représenta, dans son mémoire du 16 janvier, les dangers qu'ils couraient s'ils souffraient que la France opprimât Neufchâtel, état suisse et souverain, dont les représentants pouvaient seuls disposer de son sort.
Magnifiques Seigneurs,
Je juge qu'il est inutile de m'arrêter beaucoup dans cette lettre sur les desseins du roi de France contre vous, et sur ce qu'ils ont d'injuste et de sinistre; vous êtes trop éclairés pour ne pas les connaître dans toute leur étendue, et pour ne pas voir combien il est indispensable à votre sûreté que vous vous y opposiez avec l'union et la fermeté que l'on doit attendre d'un Corps dont les intérêts de religion et d'Etat ne sont que les mêmes, et qui outre ce double lien est uni par la foi des traités et des alliances; vous auriez raison d'être surpris si je prenais la liberté de vous exhorter à ne pas donner dans les pièges que le France vous tendra infailliblement, en tâchant de vous séparer les uns des autres; car, sans qu'il soit nécessaire que je vous en entretienne, votre sagesse ordinaire vous engagera assez d'elle-même d'éviter un conseil si dangereux, et qui entraînerait votre perte certaine.
Je sais bien que l'ambassadeur de France s'est déclaré que quand même son roi voudrait châtier les peuples de Neufchâtel et de Valangin de l'injustice criante qu'ils ont commise contre ses sujets (ce sont les termes hautains dont il se sert), il ne prétendrait pas garder l'Etat de Neufchâtel pour lui.
Mais il vous est aisé de voir, que si l'on voulait même supposer, qu'après que la France s'en serait saisie, elle le remettrait à d'autres, l'injustice et l'oppression en seraient toujours les mêmes, et les conséquences également dangereuses pour vous.
Car il est, d'un côté, incontestable que le roi de France n'a aucun droit sur Neufchâtel, qu'il est absolument indépendant de lui, que le Tribunal de cet Etat est souverain, et qu'il lui appartient uniquement de décider de la succession; tout cela étant constamment vrai, est-ce que, parce que ce Tribunal a donné une sentence qui ne plait pas au roi de France, ce roi est en droit d'opprimer des peuples qui ne dépendent point de lui et qui sont Suisses? outre l'injustice d'une pareille oppression à l'égard de l'Etat de Neufchâtel, ne violerait-il par ouvertement la Paix perpétuelle qu'il a avec votre nation? de même que l'Alliance qu'il a contractée avec elle l'année 1663, et qui s'étend spécifiquement sur tous ceux avec qui vous avez des combourgeoisies? ne violerait-il pas aussi le traité de neutralité qu'il a stipulé l'année 1702? et par ce moyen ne mettrait-il pas toute la Suisse en troubles et en désordre? et s'il pouvait se mettre en possession d'attaquer chaque partie du louable Corps helvétique séparément, et de dispose de son sort, qu'est-ce que tous ceux d'entre vous, qui sont dans son voisinage, n'auraient pas à attendre de lui? mais de plus entre les mains de qui pourrait-il remettre l'Etat de Neufchâtel sans que les inconvénients en fussent toujours infinis à votre égard? si c'était entre celles de l'un de ses sujets, comme il ne le posséderait que de la main de son roi, il resterait entièrement sous sa disposition, et l'entrée dans le centre du louable canton de Berne serait toujours ouverte à la France, toutes les fois qu'elle le jugerait à propos. Ainsi le péril ne serait pas moins grand pour ce Canton si le roi possédait le Neufchâtel, sous le nom de l'un de ses sujets, que s'il le possédait sous le sien propre.
Le roi de France proposerait-il de le remettre entre les mains du louable Corps helvétique? mais il sait bien qu'aucun de vous, M. S., ne voudrait donner dans une proposition qui en anéantirait la souveraineté et l'indépendance, qui assujettirait des peuples de notre religion aux Cantons catholiques, qui sont le plus grand nombre dans le louable Corps; qui serait directement contraire à toutes les alliances, engagements et prérogatives du louable canton de Berne à l'égard de Neufchâtel, et qui vous commettrait avec toutes les puissances de notre religion. Et supposez (ce que je ne puis point me persuader) que les louables Cantons catholiques eussent quelque penchant d'accepter cette proposition dangereuse, en cas qu'elle se fit, je suis très-convaincu que lorsqu'ils auraient fait une plus ample réflexion sur les dangers auxquels ils s'exposeraient, ils changeront bientôt de sentiment; car tous les Hauts-Alliés étant, comme ils sont, dans un engagement précis de soutenir S. M. le roi de Prusse, dans la possession de Neufchâtel, qui lui appartient et qui lui a été adjugé par un Tribunal souverain, les louables Cantons catholiques jugeront aisément que ces puissances ne souffriront pas qu'il soit donné aucune atteinte à la possession du roi de Prusse dans l'Etat de Neufchâtel, et qu'elles emploieront leurs forces pour le maintenir dans une jouissance pleine et entière de son bien; je sais du moins très-positivement que ce sont là les intentions de Sa Majesté la reine de la Grande-Bretagne, ma souveraine. Elle ne manquera pas plus de force et de moyen de maintenir ses engagements de ce côté-là, qu'elle n'en a manqué à l'égard de tous les autres, que son attention au bien et à la liberté de l'Europe l'a engagée de prendre. Il est vrai que dans la disposition où sont placées les troupes de France pendant l'hiver, elles peuvent avoir quelque facilité d'attaquer présentement l'Etat de Neufchâtel, et que si cette puissance ne trouve pas dans les anciennes maximes de la notation que opposition suffisante à ses desseins, elle pourra faire quelques démarches avant que les Hauts-Alliés puissent y apporter d'abord l'opposition nécessaire; mais il lui sera sans doute plus aisé de porter le trouble dans la Suisse pendant le quartier d'hiver, qu'il ne lui sera facile de le calmer pendant la campagne, et si les louables Cantons souffrent que par un injustice de cette nature, elle viole le traité de neutralité qui a été stipulé l'année 1702, ils ne pourront pas exiger que les Hauts-Alliés y aient à leur tour plus d'égard qu'elle n'en aura eu.
La tranqillité de la Suisse, qui a été véritablement un bien inestimable pour elle, n'a duré si longtemps, parmi toutes les agitations de l'Europe, que parce que le louable Corps helvétique a su jusques ici conserver sans altération les droits de toutes les parties qui composent ce Corps; qu'il s'est opposé avec fermeté et avec vigeur à tous ceux qui ont voulu en opprimer quelques parties et qu'il a su s'unir contre tout ce que les puissances étrangères ont voulu entreprendre qui aurait pu le troubler. Mais si ces anciennes et solides maximes (lesquelles, tandis qu'on les maintiendra, produiront toujours tout l'effet qu'on en peut souhaiter) venaient à être abandonnées par rapport à l'Etat de Neufchâtel, ceux qui auraient concouru ne se pourraient prendre qu'à eux-mêmes des fâcheuses suites qu'un pareil changement de conduite entrainerait infailliblement après soi.
Quant à vous en particulier, M. S., qui ne voudrez (j'en suis certain) jamais éviter un danger en concourant à une injustice, et en vous exposant à des périls encore plus grands que ceux que l'on pourra tâcher de vous faire craindre, vous conviendrez sans doute avec moi de deux vérités, qui me paraissent également constantes; l'une, que si tout le louable Corps helvétique en général veut s'employer avec union et avec vigeur à maintenir la tranquillité de la Suisse, et à s'opposer aux efforts que la France fait présentement pour la troubler, on renversera certainement les desseins de cette puissance par rapport au Neufchâtel, et elle sera obligée de les abandonner.
L'autre vérité, dont je suis persuadé que vous conviendrez, est qu'en cas que tous les Cantons catholiques en général, ou seulement quelques-uns d'entre eux en particulier, entrent dans une connivence soit directe, soit indirecte, avec la France par rapport à ses vues sur le Neufchâtel, qu'alors vous ne sauriez assez vous unir entre vous pour prendre de fortes et de vigoureuses mesures contre l'oppression de la France et contre le concours que les Cantons catholiques, soit tous, soit en partie, voudraient y donner; car il vous est aisé de juger que vous n'auriez que ce seul et unique moyen de vous maintenir contre des entreprises si dangereuses, puisque, si vous ne rompiez pas par votre fermeté et par votre union toutes les mesures que l'on prendrait dans ceci contre une partie du louable Corps helvétique protestant, les autres parties auraient le même sort à attendre dans d'autres choses, et si l'on porte l'injustice si loin que l'on en vienne à des extrémités contre vous, vous pouvez, M. S., compter certainement sur le secours de tous les Hauts-Alliés; ils ne l'offrent point pour vous engager dans la guerre, ni dans la vue de vous tirer d'une tranquillité dont l'on souhaite sincèrement que vous puissiez avoir la continuation, mais uniquement contre toute sorte d'oppression, pour vous fournir les moyens de vous maintenir contre tout ce que vos ennemis pourraient entreprendre contre vous, et pour les mettre dans la nécessité de vous laisser jouir d'une paix et d'une tranquillité qui doit vous être si précieuse. Vous pouvez en particulier vous assurer que la reine, ma souveraine, ne négligera rien de ce qui peut être propre à vous soutenir, et qu'elle vous donnera dans toutes les occasions les témoignages réels de sa considération et de sa bienveillance pour vous. Je me ferai, en mon particulier, une joie très-sensible d'y employer tous mes offices.
Je prie Dieu pour votre prospérité et pour votre conservation, et je suis très-affectionné à vous rendre service.
STANIAN10.
A Berne, ce 16 janvier 1708.
La Diète, assemblée pour prendre connaissance de la note de Louis XIV, du 12 janvier, prit un conclusum dont le projet avait été accepté par M. de Puisieux, comme le seul moyen de terminer les différends de la Suisse avec la France. Ce conclusum ne préjugeait rien sur la question de Neufchâtel, qui restait intacte; toutefois, il donnait quelque satisfaction à Louis XIV et permettait à ce monarque de céder devant la fermeté des Cantons protestants, sans qu'il parût cependant abandonner les prétentions des princes français sur Neufchâtel. Voici ce conclusum :
Soit notoire par la présente : Les treize louables Cantons et co-Alliés de la Suisse ayant appris que S. M. R. de France a fait paraître son indignation envers la ville et comtés de Neufchâtel et Valangin, et dépendances, depuis la dernière affaire de la succession et d'investiture, en ce que le commerce a été effectivement interdit aux dites villes et comtés, et dépendances, avec le comté de Bourgogne, et que les dits Cantons pourraient avoir de plus grands inconvénients à attendre, ce qui pourrait troubler le repos conservé jusqu'ici, par la grâce de Dieu, en Suisse.
Les dits louables Cantons, assemblés en cette Diète générale et extraordinaire à Bade, n'ont pu se dispenser de prendre à coeur cette occurence survenante aux ville et comtés de Neufchâtel et Valangin, et dépendances, et de songer aux moyens qui puissent conserver le doux repos de la patrie commune, et comme ils se sont souvenus que S. M. R. a fait entendre plusieurs fois très-benignement qu'elle n'enviait point au louable Corps helvétique son repos et sa sûreté, et qu'elle était portée à détourner ce qui les pourrait troubler, dans la crainte qu'un feu si proche n'embrase aussi les louables Cantons eux-mêmes, ils prient très-affectuesement S. E. M. Brulart, marquis de Puisisux, ambassadeur du roi en Suisse, qu'il lui plaise de faire ensorte par ses puissants offices qu'il plût à S. M. de ne point persévérer dans le mécontentement qu'elle a conçu contre la ville et comtés de Neufchâtel et Valangin, et dépendances, ensorte qu'on leur r'ouvre le libre commerce, et que, pour l'amour de la louable Suisse, on ne les grève pas davantage, et qu'ils soient laissés dans le repos dont ils ont joui par le passé.
En échange, les louables Cantons auraient à coeur d'obtenir au lieu requis la sûreté réciproquement requise, afin que ni S. M. R., ni ses pays et sujets, ne soient inquiétés en aucune manière, ni directement, ni indirectement, de et par la ville et comtés de Neufchâtel et Valangin, et dépendances....
Donné à Bade, dans la Diète tenue par les treize louables Cantons et co-Alliés de la Suisse, en janvier 170811.
De leur côté, les Cantons évangéliques, pour donner plus de garantie à la France, promirent, entre les mains de M. de Puisieux, qu'ils s'engageaient «sur la réciprocité due, à observer la Paix Perpétuelle et l'Alliance, ainsi que la Neutralité.» Enfin, LL. EE. de Berne promirent que les Neufchâtelois leurs combourgeois «n'entreprendront rien, ni directement, ni indirectement, contre la couronne de France, et qu'elles ne permettraient pas que l'on entreprenne quelque chose à Neufchâtel contre les provinces du royaume de France, si en échange S. M. voulait observer la Paix Perpétuelle et l'Alliance, et en conséquence laisser jouir ceux de Neufchâtel et de Valangin, avec leurs dépendances, comme par le passé, du libre commerce et de la paix.» Louis XIV, rassuré par ces promesses et ayant reçu du canton de Berne la promesse que les corps de déserteurs français, formés à Neufchâtel pour faire une irruption en Franche-Comté, seraient dissouts, retira ses troupes des frontières suisses et donna l'ordre de rétablir les relations commerciales avec Neufchâtel. Berne prit des mesures analogues. Neufchâtel renvoya les déserteurs français et rétablit le recrutement pour le service de France. Ces mesures furent prises sous la garantie «des Cantons et co-alliés évangéliques de la Suisse, savoir : Zurich, Berne, Glaris, Bâle, Schaffouse, Appenzell des paroisses extérieures, et les villes de St Gall et de Bienne, et sous la déclaration et signature du secrétaire d'Etat de Zurich, N. Holtzhalb, le 28 avril 1708.» Enfin, Louis XIV, de son côté, promulgua l'ordonnance royale du 2 mai de la même année :
LOUIS, par la grâce de Dieu roi de France et Navarre, à tous ceux que les présentes lettres verront, salut.
Comme nous avons fait connaître, pendant le cours de notre règne, la bienveillance que nous portons à nos très-chers, grands amis, alliés et confédérés les Cantons suisses des hautes Allemagnes et leurs co-Alliés, nous avons voulu leur donner encore une marque particulière de notre attention à conserver la tranquillité du Corps helvétique, en dissipant de notre part les alarmes que lui avaient causées les évènements arrivés en dernier lieu à l'occasion de la succession des comtés de Neufchâtel, Valangin et leurs dépendances, et les suites funestes qu'il en prévoyait.
C'est pour cet effet que voulant bien ne pas suivre le ressentiment dont il craignait les effets de notre part, à l'égard de la ville et comtés de Neufchâtel et Valangin, et leurs dépendances, nous avons consenti et consentons, tant à la prière que les Cantons et leurs co-Alliés nous ont faite par leurs déclarations de Bade, qu'à la prière que les Cantons protestants, particulièrement Berne, nous ont faite par leur déclaration particulière du 28 avril dernier, nous approuvons et ratifions aussi par la présente toutes les déclarations susdites de part et d'autres. En foi de quoi, nous avons fait mettre à ces présentes notre scel secret.
Donné à Marly, le deuxième jour du mois de mai, l'an de grâce 1708 et de notre règne le soixante-cinquième.
LOUIS.
Par le roi, COLBERT12.
Ainsi se termina la question neufchâteloise, qui occupa les puissances coalisées pendant la guerre de la succession d'Espagne, donna de vives inquiétudes à Louis XIV pour ses provinces de l'est, humilia son orgueil, éleva Berne dans l'opinion publique, et causa le plus vif enthousiasme dans la Suisse protestante qui brûlait de venger les réfugiés français, ses coreligionnaires, si cruellement persécutés par Louis XIV. M. de Puisieux, profondment blessé du rôle que sa cour lui avait fait jouer en Suisse, demanda et obtint son rappel. Après les menaces qu'au nom du grand roi il avait adressés à la Suisse protestante, après ces menaces qui avaient été suivies d'humiliantes concessions, il ne pouvait désormais avoir aucune influence sur les ennemis et même sur les amis du gouvernement français en Suisse. Il quitta sa résidence de Soleure, maudissant, comme le firent dans la suite ses successeurs les diplomates, maudissant cette tenacité helvétique, cette souveraineté cantonale, cette absence de tout gouvernement central, ce formalisme, ces referenda perpétuels, ces instruenda, enfin, ces complications d'intérêts divers qui rendaient la diplomatie impuissante, et qui, au milieu des guerres qui bouleversaient l'Europe, maintinrent la paix en Suisse et sauvèrent l'indépendance de la Confédération. M. de Puisieux fut remplacé par le comte de Luc. Cet ambassadeur voulut venger son roi; il réveilla la question du Tockembourg, excita sous main les catholiques contre les protestants, et, réunissant ses efforts à ceux du nonce du Pape et de l'ambassadeur de l'Autriche, parvint à susciter la guerre civile en Suisse. Mais, ainsi que son prédécesseur, le comte de Luc échoua devant l'activité du général de St Saphorin, la fermeté de Berne et de Zurich, la bravoure des milices de ces Cantons, et l'intrépidité des bataillons du Pays de Vaud, conduits à la victoire par Sacconay, dans les champs de Bremgarten et de Villmergue.
Sources principales : Pesme de St Saphorin, Mémoires et correspondance générale. — Lamberty, Mémoires pour servir à l'Histoire du XVIIIe siècle. — G. Zellweger, Histoire des rapports diplomatiques entre la Suisse et la France, depuis l'an 1698 à 1784. — L. Vulliemin, Histoire de la Confédération Suisse pendant les XVIe et XVIIe siècles.
1Lamberty, IV, 506. Traité du 28 octobre 1706.
2Puisieux au Roi, 21 mars 1708. Archives royales de Paris. — Vulliemin, Liv. XII, ch. XVII.
3Mémoires de St Saphorin.
4Lamberty, IV, 509.
5Lamberty, IV, 521.
6Lamberty, IV, 523.
7Lettre de MM Stanian et Runkel à MM de Neufchâtel.
8Lamberty, IV, 540.
9Vulliemin, Liv. XII, ch. VII, 402.
10Zellweger, Pièces justificatives, No V, 43.
11Zellweger, Pièces justificatives, No VI, 49.
12Zellweger, Pièces justificatives, No VI, 49 à 55.