L'abbé de St-Gall et ses sujets du Tockembourg. — Mémoire de St-Saphorin en faveur du Tockembourg. — Note du comte de Trautmansdorf en faveur de l'abbé. — Le cabinet de Vienne désavoue son ministre en Suisse, le comte de Trautmansdorf. — Le cabinet de Vienne approuve le général de St-Saphorin et l'envoie au congrès de La Haye. — St-Saphorin est accrédité à ce congrès par LL. EE. de Berne. — Il propose l'invasion de la Franche-Comté. — Le prince Eugène et le duc de Marlborough approuvent ce projet. — L'électeur de Hanovre est chargé de son exécution. — Préparatifs en Suisse et dans le Pays de Vaud. — Le baron de Mercy ouvre la campagne, viole le territoire bâlois; il est défait à Rhumersheim. — Réclamations du comte de Luc, ambassadeur de Louis XIV en Suisse. — Referendum. — Evénements dans le Nord. — Bataille de Malplaquet. — Héroïsme des régiments suisses.
Tandis que le général de St Saphorin et l'avoyer Villading l'emportaient sur Mr de Puisieux et la cour de Versailles, dans la question de la neutralité de la Savoie et de la successoin de Neufchâtel, de graves différends, entre le prince abbé de St Gall et ses sujets protestants du Tockembourg, agitaient la Suisse, irritaient les deux partis confessionnels et donnaient, ainsi, un nouvel aliment aux intrigues de la diplomatie. Mais, grace à l'influence toujours croissante qu'il continuait à exercer sur Londres, Vienne et La Haye, et surtout sur l'avoyer Villading, Mr de St Saphorin l'emporta sur les ministres de France et d'Autriche et sur le nonce du Pape, qui agissaient dans les intérêts de l'abbé de St Gall, et permit, ainsi, aux Suisses de vider entre eux leur différends.
De graves mécontentements existaient, dès longtemps, chez les gens du Tockembourg. L'abbé de Saint Gall leur avait enlevé les libertés et les franchises dont ils jouissaient depuis la domination des comtes, leurs anciens souverains. Abandonnés par Schwytz et Glaris, leurs alliés, ils s'adressèrent à Zurich, leur combourgeois, qui appuya leurs réclamations devant les Diètes. Cependant, comme leur cause, de politique qu'elle était, devint confessionnelle, les Cantons furent divisés. Le nonce du Pape prit part pour l'abbé, et représenta au comte de Trautmansdorf que la religion était menacée, et qu'il était de l'intérêt de l'Empereur de s'opposer aux empiétements des protestants sur un prélat vassal de l'Empire. L'ambassadeur d'Autriche prit donc en main la cause de l'abbé, et envoya le jugement de l'affaire du Tockembourg devant la Diète impériale de Ratisbonne. Mr de St Saphorin vit le danger de cette démarche pour la Suisse, et s'efforça de la faire échouer. Usant de son influence sur l'avoyer Villading, il parvint à engager Berne à se joindre à Zurich dans la défense des libertés des sujets de l'abbé, et, dans un mémoire adressé au prince de Salm, il démontra que le cabinet de Vienne était intéressé à ménager les cantons protestants, seuls capables de résister à l'influence française; il représenta que l'opinion des cantons catholiques, tous inféodés à la France, ne devait pas être prise en considération, et qu'ainsi l'Empereur devait laisser les Suisses débattre entre eux la question du Tockembourg. Ce mémoire de notre compatriote expose cette question, qui fut résolue quatre années plus tard à Villmergue; il jette un grand jour sur la situation polituque de la Suisse pendant la guerre de la succession de l'Espagne; aussi, nous devons le faire connaître.
Monseigneur,
Les affaires du Tockembourg se tournent d'une manière si dangereuse et qui peut entraîner des suites si fâcheuses aux intérêts de S. M. I., que je crois que mon devoir exige que j'en informe V. A. S. Je sais bien que je devrais être fort circomspect à cet égard, puisque V. A. S. m'a fait l'honneur de m'avertir que l'on s'était efforcé de me rendre de mauvais services en cour, sur ce que Berne avait pris des engagements avec Zurich pour soutenir les gens du Tockembourg, et sur ce qu'on prétendait que j'y avais travaillé, et je me doute bien encore que quelques personnes se donneront la peine à rendre suspect tout ce que je pourrai dire à ce sujet, vu que je suis de la Suisse protestante. Mais je préfère m'exposer à tous les raisonnements de mes ennemis que de me taire à l'égard d'une chose, laquelle, sur le pied qu'elle est menée par le ministre de S. M. I. en Suisse, peut entraîner des suites si désavantageuses.
Déja, Monsiegneur, lorsque V. A. S. m'avertit que l'on m'accusait en cour sur cette affaire, j'eus l'honneur de lui faire voir dans ma réponse que si Berne se pouvait si peu se dispenser de se joindre à Zurich pour le soutenir par rapport au Tockembourg, que quand tous les ministres des puissances alliées se seraient joints pour le dissuader de cette jonction, ils n'auraient fait que s'attirer de la méfiance sur eux sans pouvoir venir à bout de leurs desseins. — Aussi, les ministres d'Angleterre et de Prusse convinrent d'abord de la nécessité de l'union de Berne avec Zurich, et agirent en conséquence.
Je n'entrerai pas dans la discussion de tout ce qui regarde cette matière, crainte de fatiquer V. A. S., et je me restreindrai aux choses que je crois absolument nécessaires pour lui donner une idée générale sur ce sujet.
Quoique le comté de Tockembourg soit fort étendu, il n'a coûté néanmoins que quatorze mille cinq cents florins à celui des abbés de St Gall qui l'acheta, et cela parce que le dernier comte de Tockembourg, aimant ses sujets et se voyant sans enfants, leur accorda de si grands priviléges qu'ils étaient à beaucoup d'égards comme peuples libres, ayant le droit de s'allier et de faire des combourgeoisies ou landrecht avec leurs voisins. Et comme le comte s'était soumis, tant pour lui que pour ses successeurs, au jugement de ces mêmes voisins, par rapport aux différends qu'il pourrait avoir avec ses sujets, et comme les abbés de St Gall n'avait acheté et payé le comte de Tockembourg que sur le pied sur lequel il était alors, ils ne peuvent y prétendre légitimement que la possession des droits qu'ils y ont achetés.
Une grande partie de ce comté embrassa la réformation, en même temps qu'il s'établit dans la partie de la Suisse où on la suit. Comme réformés, ils eurent part dans les guerres de religion qui se firent en Suisse, et comme tels, ils ont été compris dans toutes les paix de religion qui se sont faites.
D'une autre part, le Tockembourg est situé de telle manière que Zurich peut avoir par son moyen communication avec Glaris-réformé, avec les Grisons et avec Appenzell. Et cette communication serait entièrement détruite si les vues qu'a eu l'abbé de St Gall, de renverser les priviléges du peuple du Tockembourg, de même que leur religion, pouvaient avoir lieu. Aussi, si cela arrivait, la Suisse réformée, qui est déjà assez mal à son aise, vu le peu de confiance qu'elle a dans les Cantons catholiques, vu leurs liaisons et leur étroit engagement avec la France, la Suisse réfotmée, dis-je, n'est pas en état d'oser faire à cette puissance une opposition aussi ferme qu'elle le ferait si elle était moins gênée par les catholiques. La Suisse réformée serait alors dans une position infiniment plus gênée si elle perdait ses communications avec le tiers du Corps helvétique réformé, et si les vues de l'abbé eussent réussi.
V. A. S. n'a qu'à regarder la carte de la Suisse; elle verra que le cas est tel que j'ai l'honneur de lui dire, et elle pourra juger s'il aurait été possible de détourner les Cantons réformés de s'intéresser de concert dans une chose qui leur importe si fort, et elle comprendra qu'il est de l'intérêt de S. M. l'empereur et des Hauts-Alliés que la partie de la Suisse qui ose faire ferme à la France, et qui tàche de se tirer de plus en plus de sa dépendance, ne soit pas affaiblie, et que l'autre partie de la Suisse, qui dans toutes choses agit contre l'empereur et les Hauts-Alliés, ne se fortifier pas au dépens de la Suisse bien intentionnée.
Veuillez considérer de plus, Monseigneur, que quoique les abbés de St Gall aient molestés les gens de la religion réformée dans le Tockembourg, et tant que réformés, ils ont encore plus molestés les Tockembourgeois par rapport à leurs priviléges. Si bien que ces peuples de l'une ou de l'autre religion se sont associés ensemble pour se rétablir dans leurs anciens priviléges, et sont convenus entre eux de la manière dont l'une et l'autre religion serait administrée dans leur pays. Même dans les commencements, Schwytz et Glaris les ont aidés à rendrer dans leurs anciens droits, quoique Schwytz soit catholique, de même d'une partie de Glaris, tellement cette affaire était alors regardé uniquement comme affaire d'état et non de religion.Mais, comme les peuples du Tockembourg virent que le nonce, de même que l'abbé de St Gall, commençaient à gagner le dessus à Schwytz, ils jugèrent qu'ils n'y seraient plus protegés; et voyant que d'une affaire d'état on en faisait une de religion, ils prirent leur recours vers le canton de Zurich. Or, comme ce canton avait un grand intérêt à la conservation de ces peuples, et qu'ils croyait être en droit de les protéger, en vertu des traités de paix sur la religion, contre lesquels on agissait ouvertement, il prit leur cause en main et engagea Berne à se joindre à lui. Ces deux Cantons, unis aux peuples du Tockembourg, font ainsi d'un côté l'une des parties dans cette querelle, et l'abbé de St Gall, conjointement avec les Cantons catholiques, fait l'autre partie.
Longtemps avant que cette affaire en vint à l'extrémité où elle est, on avait averti l'abbé d'agir avec plus de ménagement envers ses peuples, mais il permit qu'on y allât sans mesure. Le baron de la Tour, son ministre, vieillard des plus expérimentés et peut-être l'un des plus rusés de l'Europe, m'a souvent avancé qu'on allait trop loin et qu'il prévoyait les suites fâcheuses que ces violences entraîneraient après elles, et qu'il s'y opposait, mais que les moines du couvent, gens sans expérience, l'emportaient sur lui.... Cependant, lorsque je partis pour Vienne, passant par Baden, le baron me consulta sur la vue qu'il avait de faire intervenir la cour de Vienne dans cette affaire, et il me dit que les abbés de St Gall ne s'étant point séparés de l'Empire, quoique compris dans le Corps helvétique, et le Tockembourg étant toujours resté fief d'Empire, il croyait devoir faire intervenir S. M. I. dans la querelle dont il s'agissait.
Comme j'envisageai les fâcheuses conséquences de cette manière de voir, je les lui représentai vivement. Je lui dis que de tous les moyens que la France employait pour avancer ses intérêts en Suisse et pour y reculer ceux de S. M., celui qui était le plus plausible et faisait le plus d'impresseion, consistait à faire tous les jours ressouvenir les Suisses de la dépendance où ils avaient été, les uns de l'Empire, les autres de l'auguste maison d'Autriche. ... et qu'il devait bien savoir que quelque discussion qu'il y eût en Suisse touchant d'autres choses, tous les Suisses étaient toujours fort attentifs à ne rien permettre de ce qui pouvait tirer à conséquence par rapport à leur liberté. Je représentai alors au baron de la Tour que si l'on donnait une telle prise à la France, celle-ci saurait bien s'en prévaloir pour engager tous les Cantons à faire cause commune contre la très-auguste maison d'Autriche, à faire le jeu de la France et à irriter tellement les esprits contre l'abbé de St Gall qu'il leur serait très-difficile d'en revenir. Le baron me parut alors persuadé de ces raisons.
A mon retour de Vienne, je trouvai les esprits extrêmement émus sur cette affaire. Le baron de la Tour venait de déclarer dans une Diète qu'il prétendait que l'Empire était en droit d'intervenir dans les affaires du Tockembourg, puisque ce comté était un fief impérial.... Depuis vingt mois que cela s'est passé, on a traité cette affaire dans diverses Diètes, et le parti que l'abbé avait à Schwytz avant prévalu, toute la Suisse catholique s'est consécutivement engagée pour le dit abbé. Mais ce qui est véritablement fâcheux, c'est que l'on est ici, à Berne, très-persuadé que M. le comte de Trautmansdorf est dans les intérêts de l'abbé et des Cantons catholiques. On dit que les ministres de l'abbé ne font rien que de concert avec le comte; que c'est chez lui où les conseils sur cette matière se tiennent. — On lui attribue d'avoir fourni des officiers allemands à l'abbé de St Gall pour commander ses milices; d'avoir dit qu'il viendrait des troupes de l'empereur en quartier d'hiver dans le Voralberg, lesquelles seraient à la disposition de cet abbé; que S. M. I. le soutiendrait en toute manière dans cette querelle.
J'étais allé à ma campagne de St Saphorin, pour y régler des affaires de famille, lorsque l'on m'y a écrit l'agitation où l'on était sur ce sujet, et j'ai cru devoir venir le plus tôt à Berne pour savoir ce qui en était. J'ai trouvé que tout le monde faisait des plaintes contre cette conduite du comte de Trautmansdorf : «Est-ce là le prix de tout ce que nous avons fait pour S. M. I.? nous nous sommes brouillés avec la France, ayant refusé de reconnaître le duc d'Anjou pour roi d'Espagne. et par ce refus nous avons perdu annuellement pour soixante et dix mille écus de sel que la France nous payait à compte de vieux arrérages, qui courent le risque d'être entièrement perdus. — Nous avons dépensé plus de soixante et dix autres mille écus pour les troupes que nous avons employées pour veiller à la défense des villes forestières. — Les résolutions que nous avons prises en faveur de Lindau et des villes qui bordent le lac de Constance, et dont aucune menace de la France ne nous a pu détourner, les ont sauvées. — Avec combien de force et de véhémence n'avons-nous pas tâché de détourner les Cantons catholiques du capitulat du Milanais avec le duc d'Anjou (roi d'Espagne)? et les déclarations sévères que nous leur avons faites à cet égard ne sont-elles pas l'un des plus grands motifs de leur plainte et de leur irritation contre nous? On sait combien notre attachement aux Hauts-Alliés a outré la France, qui, si elle n'a pas encore tiré une vengeance, n'attend qu'une occasion propre à le faire. Et, cependant, nous avons la douleur de voir que le comte de Trautmansdorf, ministre de S. M. I., s'intéresse contre nous en faveur de Cantons lesquels sont des clients de la France et les ennemis les plus ardents de la très-auguste maison d'Autriche, et contre lesquels S. M. I. et l'Empire ont déclaré par des décrets publics toute leur indignation.... Il n'est pas possible, ajoute-t-on encore dans toute la Suisse protestante, que nous puissions demeurer dans une situation si violente, si malgré tout ce que nous avons fait pour S. M. I. et pour la cause commune, nous nous voyons en péril de voir nos ennemis aidés par la même puissance pour les intérêts de laquelle nous nous sommes fait tant d'ennemis. Si cela est, nous n'avons d'autre parti à prendre que de tâcher de regagner la confiance et l'amitié de la France, plutôt que de demeurer dans l'état périlleux où nous sommes présentement, brouillés que nous sommes avec elle, avec les Cantons catholiques et la Cour impériale soutenant ces derniers....»
En vérité, Monseigneur, si tout ce que l'on dit du comte de Trautmansdorf est vrai, il joue un jeu à renverser absolument et pour toujours les intérêts de S. M. I. en Suisse. Car il ne doit par croire d'attacher par là les Cantons catholiques à S. M. Ne sait-on pas et n'a-t-on pas expérimenté combien ces gens-là étaient dévoués à la France? ne sait-on pas que la France aura toujours sur eux un ascendant tant qu'elle restera unie à la cour de Rome, et qu'elle aura le concours de ces Cantons tant qu'elle leur fournira plus d'argent que nous? Non, Monseigneur, on ne gagnera jamais rien avec eux que des paroles et des illusions. Mais, on perdre pour toujours l'appui de la Suisse réformée, de laquelle on a assurément sujet de se louer. Alors, ce que la France n'a pu faire, ni par ses menaces, ni par ses intrigues, M. le comte de Trautmansdorf le fera infailliblement par son peu de ménagement.... (Après avoir pris, au nom de Berne et de Zurich, l'engagement que ces Cantons, tout en étant décidés à faire respecter les droits du Tockembourg, ne veulent cependant pas frustrer l'abbé de ses revenus dans ce comté, M. de St Saphorin termine ainsi son mémoire : ) Si l'abbé veut agir sincèrement, on ajustera cette affaire de telle manière qu'il aura lieu d'être content et plus qu'il ne le serait jamais d'une autre manière, et que n'ayant point besoin d'impliquer les droits de l'Empire, l'union de S. M. I. avec les Cantons réformés se réaliserait, et que toutes les espérances que la cour de Versailles fonde sur cette affaire s'évanouiraient. Il serait en ce cas nécessaire d'avoir quelqu'un, pour qui les Cantons réformés n'eussent aucune défiance, qui travaillât à cette affaire.
Je continue à me recommander à V. A. S. et j'ai l'honneur, etc.
Berne, 7 novembre 1708.
DE PESME DE ST SAPHORIN1.
Tandis que le cabinet de Vienne déliberait sur le mémoire de Mr de St Saphorin, les hostilités commençeraient dans le Tockembourg, à l'occasion d'un impôt que les insurgés levaient sur tout le pays pour subvenir aux dépenses publiques. Le village catholique de Kilchberg refuse de le payer, et la Régence des communes envoie quatre cents hommes dans ce village; le curé, auteur de cette résistance, est arrêté et banni. L'abbé de St Gall, invoquant sa vassalité de l'Empire, réclame la protection de l'Empereur, son suzerain, dans la personne de l'ambassadeur. Celui-ci, fort de cette demande, envoie aussitôt la note suivante aux cantons de Berne et de Zurich, protecteurs déclarés des insurgés du Tockembourg :
J'espère que les assurances que j'ai tant de fois réitérées de ne me vouloir point me mêler dans les affaires domestiques et particulières du Corps helvétique, ne laisseront nullement douter de ma véritable et sincère foi allemande.... Mais, comme les sujets du comté de Tockembourg, au préjudice des droits de hauteurs de l'Empire, perdent tout respect et obéissance pour leur légitime seigneur et prince l'abbé de St Gall, même jusqu'à usurper violemment la souveraine puissance qui lui appartient, sans parler des dures exécutions qu'ils font contre leurs compatriotes, j'ai reçu, à cette occasion, le très-gracieux commandement de S. M. de donner à connaître que l'on ne doit pas interprêter sinistrement si S. M. voyant de la part du Corps helvétique, il n'est donné aucun secours à la cause de son vassal, afin qu'en vertu de son fief de l'Empire, le prince abbé puisse jouir des droits qui lui appartiennent de temps immémorial. C'est pourquoi il a plu à Sa haute Majesté impériale de déclarer à ses bons voisins et alliés héréditaires ses très-gracieux sentiments pour l'accommodement de l'affaire, dans un certain rescript que j'ai jusqu'ici retenu en mes mains, pour aviser aux moyens dont on pourrait se servir pour empêcher les progrès des différends entre le prince et ses sujets, et pour maintenir de côté et d'autre les anciens droits, priviléges et coutumes praticables. Je vous envoie donc mon secrétaire, avec ce rescript, espérant qu'il m'apportera une réponse sur laquelle je puisse me reposer, et sur laquelle je ferai tout ce qui se pourra, sans préjudice du droit de l'Empereur et de l'Empire, pour l'avancement de ce bon dessein et au contentement de chacun.
Bade, ce 7 janvier 1709.
TRAUTMANSDORF2.
Cette note, assez insignifiante, n'eut aucun résultat, car le cabinet de Vienne, éclairé sur ses vrais intérêts par le mémoire de Mr de St Saphorin au prince de Salm, désavoua le comte de Trautmansdorf, donna l'ordre à ce ministre d'être désormais plus circonspect, et de ménager Berne et Zurich, dont les bonnes dispositions étaient si avantageuses pour les succès de la coalition. Quant à Mr de St Saphorin, il fut approuvé, et pour lui témoigner à quel point on avait confiance en ses talents diplomatiques, le cabinet de Vienne le chargea d'une mission secrète au congrès qui siégeait à La Haye, pour les affaires de la coalition. Le principal motif de cette mission était la Franche-Comté, que Mr de St Saphorin proposait d'enlever à la France pour la rendre à la suzeraineté de l'Empire, dans le but de garantir l'Allemangne, la Suisse et l'Italie, contre l'ambition des princes de la maison de Bourbon.
Le congrès de La Haye changea tout-à-coup de face. De guerrier qu'il était, il devint pacifique par l'arrivée subite du marquis de Torcy, que Louis XIV envoyait demander la paix aux coalisés. Tous les princes, tous les Etats voulurent être représentés à un congrès qui allait décider du sort de l'Europe, et LL. EE. de Berne, n'ignorant point la haute estime dont leur vassal et sujet du Pays de Vaud jouissait à Londres, à Vienne et à La Haye, nommèrent Mr de St Saphorin leur député au congrès. Cependant, Mr de St Saphorin, pressentant que les espérances de paix allaient bientôt s'évanouir devant les exigeances de la coalition, et que la Franche-Comté ne pouvait être enlevée à la France que par la force des armes, il chercha à convaincre le baron de Schmettau, ministre de Prusse au congrès, que jamais son souverain ne jouirait tranquillement de la principauté de Neufchâtel, tant que la Franche-Comté serait française. Il lui remit le mémoire suivant, que ce ministre mit sous les yeux du prince Eugène, du duc de Marlborough et du grand pensionnaire Hensius, alors occupés d'un nouveau plan de campagne, pour le cas probable où Louis XIV rejetterait les préliminaires de paix proposés par la coalition.
MEMOIRE pour délivrer la Franche-Comté de la domination française.... Aut nunc, aut nunquam.
La Franche-Comté, jusqu'à l'année 1674, était un boulevard pour l'Empire contre le torrent de la puissance française. Pour en être convaincu, il n'y a qu'à voir la carte. On trouvera cette province en longueur quarante lieues du septentrion au midi sur trente lieues de largeur, bornée à l'orient par la Suisse et à l'occident par le duché de Bourgogne, au septentrion par la Lorraine et l'Alsace, au midi par la Savoie et la Bresse. Les Hauts-Alliés sont suppliés d'observer sur la carte que le mont Jura semble avoir été formé par la nature pour servir de boulevard à la Franche-Comté. Le Jura commande les cantons de Berne et de Bâle; le roi de France y a fait bâtir la forteresse d'Anskron contre le canton de Bâle; il s'est saisi des forteresses de Blâmont et de Clamont, qui commandent le Porrentruy; on voit, sur la même ligne et toujours sur le Jura, tirant du septentrion au midi, les châteaux de Maiche, de Trevilliers, de Châtillon, de Belvoir, de Reaultmont, de Châtelneuf, de Mortou, de Joux, de Jougne, de Noseroy, est les villes de Pontarlier et de St Claude, par où le canton de Berne et ses alliés les comtés de Neufchâtel et Valangin sont découverts, ouverts et commandés, et toujours en proie au souverain de la Franche-Comté, s'il est français.
Le roi peut, sous prétexte de quartiers d'hiver, garnir le sommet du Jura de vingt mille hommes, après avoir fait monter dans tous ces châteaux quantité de canons et de munitions, sans qu'on s'en aperçoive en Suisse. Les villes de Clerval et de Beaume, d'Ornans, de Quingey, d'Orgelet et de Colligny, qui sont bâties sur cette montagne ou dans ses penchants à l'occident, logeront pendant le même quartier d'hiver, avec les villages de leurs ressorts, plus de trente mille hommes. Besançon, Dôle, Gray, Champlitte, Vesoul, Jonvelle, Jussey, Luxeul, Faucogney, Héricourt, villes du plat pays du comté, en logeront autant. Enfin, dans un dessein prémédité, on fournira les villes de Seure, de St J. de Laune, d'Auxonne et de Bourbonne, qui sont contiguës à la Franche-Comté et presque sur une même ligne le long de la Saône.
Ainsi, en moins de deux heures de marche, le roi de France fera descendre vingt mille hommes, avec toute son artillerie, dans le canton de Berne, sans qu'on s'en aperçoive, parce qu'on peut descendre de nuit et qui rien n'empêche cette descente ouverte en mille endroits. Ces premiers soldats seront immédiatement suivis et soutenus des autres, logés sur la montagne, et ceux-ci seront joints en vingt-quatre heures par les troupes du plat pays.
N'est-il pas à craindre que les cantons de Bâle et de Berne se trouvant surpris, les cantons de Soleure et de Fribourg se déclarent pour la France, au moins pour lui permettre et faciliter le passage d'une grosse armée, capable d'occuper la Savoie, l'Italie ou le midi de l'Allemagne? car personne n'ignore que la faction française prévaut dans les Cantons catholiques. N'a-t-on pas vu comme la France a trouvé le secret de faire glisser tant de troupes, et faire passer tant de munitions de guerre et d'argent en Bavière, au commencement de la guerre. Ne sait-on pas que l'an 1707, lorsqu'il s'agissait de décider des droits des prétendants sur les comtés de Neufchâtel et Valangin, le roi de France a menacé, non-seulement de vive voix et par écrit, la Suisse de ses forces, mais qu'il leur a fait voir ses troupes et ses canons déjà montés sur le Jura, prêts à descendre et à foudroyer ces comtés, alliés de Berne.... Le corps de l'Empire, de l'union duquel dépends le salut de la Hollande et de l'Angleterre, sera toujours exposé et ouvert aux irruptions de la France, tant que celle-ci sera maîtresse de la Franche-Comté. Et les Hollandais et les Anglais se feront inutilement des barrières contre la France du côté du septentrion, si la France a des chemins faciles pour conquérir la Savoie, l'Italie et l'Allemagne, si on lui laisse la Franche-Comté....
Ce mémoire, dont nous ne rapportons que quelques passages, fut approuvé par Eugène et Marlborough. Aussi, lorsque Louis XIV, dans un noble mouvement d'indignation, rejeta les honteuses conditions que l'Europe lui imposait, par les préliminaires arrêtés à La Haye, le 28 mai, et que les hostilités recommençaient, le plan du général de St de Saphorin reçut un commencement d'exécution.
Le prince Eugène et le duc de Marlborough, réunis dans le commandement de la grande armée de Flandre, devaient ouvrir la campagne contre le duc de Villars. L'électeur de Hanovre recevait le commandement de l'armée impériale, dans le Palatinat, avec l'ordre d'envahir la Franche-Comté, où il devait opérer sa jonction avec le général, comte de Thaun, chargé du commandement en chef de l'armé des Alpes. Ces deux officiers généraux reçurent les directions suivantes :
«Comme le maréchal d'Harcourt, avec l'armée française, occupe la rive gauche du Rhin, et que le passage de ce fleuve offre ainsi de grandes difficultés, l'Electeur, pour attirer l'attention de l'armée française, doit faire mine de tenter le passage à Rhin-Zabern, et détacher le baron de Mercy, avec quelques mille hommes, lui faire passer le Rhin au-dessus de Bâle, et le diriger ensuite au travers de ce canton sur l'Alsace, et lui faire prendre position à Neubourg sur le Rhin, afin d'attirer l'armée du maréchal d'Harcourt, et de faciliter ainsi à l'Electeur le passage du fleuve. — Son passage opéré, l'Electeur doit livrer bataille avec des forces supérieures, et, en cas de victoire, marcher sur la Franche-Comté, province absolument dégarnie de troupes. — Si la bataille n'est pas décisive, l'Electeur occupera l'armée du maréchal d'Harcourt, et le baron de Mercy devra entrer en Franche-Comté, suivre le Doubs, puis laisser cette rivière à sa droite, ainsi que Besançon et Dôle, marcher rapidement par Salins jusqu'à Mâcon et occuper la Bresse, où il doit opérer sa jonction avec le comte de Thaun, commandant l'armée des Alpes. — De son côté, le comte de Thaun doit passer le Mont-Cenis avec sa cavalerie, prendre le commandement des troupes du duc de Savoie, cantonnées entre Chambéry et Annecy, marcher rapidement sur Seissel, et y passer le Rhône dès qu'il apprendra que l'armée impériale du Rhin aura franchi les frontières de la Franche-Comté.»
Tandis que ces dispositions étaient prises sur les bords du Rhin et du Rhône, des officiers de la Franche-Comté, qui servaient en grand nombre dans les armées impériales, se rendaient sur les frontières de leur pays, dans l'Evêché de Bâle, dans la principauté Neufchâtel et dans le Pays de Vaud, et y formaient des compagnies franches. D'autres rentraient secrètement chez eux pour se mettre en tête de l'insurrection, et s'entendre avec le baron d'Arnan, gentilhomme comtois, qui devait livrer la citadelle de Besançon. Des convois d'armes et de munitions traversaient la Suisse et se dirigaient sur les frontières du Jura, où l'on envoyait des vivres depuis Morges, centre de ces approvisionnements.
Cependant, tous ces préparatifs et la présence subite dans le Pays de Vaud de quelques mille réfugiés, éveillèrent les soupçons des amis de la France. Le gouvernement de Soleure fit arrêter quelques chariots chargés de fusils, destinés aux insurgés comtois et aux compagnies franches. Alors, on soupçonna qu'il était question d'un coup de main sur la Franche-Comté. Ce soupçon devint une certitude, lorsque le comte du Luc fut informé par le général d'Erlach, officier de l'état-major autrichien, qu'une division de l'armée impériale devait, le 20 août, passer le Rhin au-dessus de Bâle, où la Diète était réunie, expédia des courriers aux généraux français en Alsace, afin qu'ils se missent sur leurs gardes, et le même jour, le 17 août, il requit la Diète, et particulièrement Bâle et Berne, de prendre des mesures pour que la neutralité de la Suisse, reconnue par les puissances par les traités de 1702, fût respectée.
Tandis que cela se passait à la Diète, l'Electeur commençait ses opérations, en simulant une tentative sur le Rhin, à Rhin-Zabern. Il détachait le baron de Mercy avec quatre mille hommes d'infanterie, deux mille deux cents cavaliers, dont quatre cents hussards, et quelques pièces d'artillerie légère. Après une marche rapide, Mercy surprend Rhinfeld, ville forestière, occupée par un bataillon de Zurich, et, pendant la nuit de 20 au 21 août, traverse le Rhin avec tout son monde. Guidé par le colonel Burkli, de Zurich, officier de l'état-major autrichien, Mercy traverse le territoire bâlois, entre Augst et Lestal, passe l'Hergetz au pont d'Hulfen-bruck, et la Birs près de l'hôpital de St Jaques, s'engage dans la forêt de Bruderhorf, passe à la pointe du jour entre Huningue et Brizach, et s'établit dans le village alsacien de Neubourg sur le Rhin. Les généraux Bruner et de la Tour qui, sur la rive droite du Rhin, attendaient, avec quatre mille hommes et un équipage de pont, l'arrivée de Mercy à Neubourg, jettent leur pont, et passent le Rhin dans la journée du 22 août. Cependant, le maréchal d'Harcourt, informé par le comte du Luc qu'une tentative sur l'Alsace, par le territoire de Bâle, devait avoir lieu, faisait lui-même une tentative sur le Rhin, retenait ainsi l'Electeur dans ses positions, et, par une manoeuvre habile, envoyait dix-huit escadrons, six bataillons et quatre cents grenadiers, au comte du Bourg, qui occupait Vieux-Brissach avec deux régiments, et lui ordonnait d'attaquer Mercy à Neubourg, et de le jeter dans le Rhin.
Bientôt ses hussards apprennent à Mercy que les Français arrivent. Ce général peut éviter le combat, en passant sur la rive droite du Rhin. Mais voulant défendre, jusqu'à l'arrivée de l'Electeur, le poste qui lui est confié, il accepte la bataille. Il laisse deux régiments pour défendre la tête du pont de Neubourg, et, le 26 août, marche au devant des Français, qu'il rencontre près de Rhumersheim. Déjà son aile gauche repoussait trois régiments français, lorsqu'un régiment palatin, de son aile droite, lâche pied, prend la fuite, et entraîne l'armée dans une déroute complète. Mercy, dans cette journée, eut deux mille hommes tués, et deux mille six cents prisonniers. Il perdit toute son artillerie, ses bagages, ses drapeaux, ses étendards, et son pont de bateaux. Les fuyards s'échappèrent en se dispersant dans la forêt du Hart, et repassèrent le Rhin sur le territoire bâlois. «Le baron de Mercy échappa sans chapeau, lui dixième, et s'enfuit par Bâle; il regretta surtout sa cassette, qui découvrit le projet d'envahir la Franche-Comté, et qui en entraînait d'autres, dont le secret fut réservé au roi Louis XIV. Mais, par le combat de Rhumersheim, tous ces vastes desseins aboutirent à faire pendre quatre hommes dans Besançon. Le comte de Dhaun, commandant l'armée piémontaise, ne pensa plus à pénétrer dans la Franche-Comté; il repassa les Alpes, avec le chagrin de voir ses projets renversés3.»
La neutralité de la Suisse avait donc été violée par l'armée de l'Empire, et, en la violant, cette armée avait envahit une province française. Les papiers trouvés dans la cassette du baron de Mercy dévoilaient les plans du général de St Saphorin, sujet de Berne et député de cette république au congrès de La Haye; ces papiers disaient que des magistrats de Bâle avaient, sinon favorisé les Impériaux, du moins fermé les yeux sur leur marche au travers du territoire fédéral; ils prouvaient, qu'à Neufchâtel, à Berne, dans le Pays de Vaud, tout était préparé pour favoriser l'insurrection de la Franche-Comté. Aussi, le comte de Luc demanda des explications à la Diète sur cette infraction aux traités, et, le 6 septembre, il lui adressa une note, dans laquelle il offrait aux Suisses de se joindre à l'armée française pour laver avec elle l'affront que les Impériaux venaient de leur faire, en violant le territoire bâlois.
L'Europe sait que le roi mon maître, en accordant au Corps helvétique la neutralité pour les villes forestières et le pays compris dans la déclaration de 1702, n'a eu d'autre objet que celui de vous marquer à quel point votre repos lui est cher. Il l'a préféré à ses propres avantages, et n'a point fait attention au détriment de ses troupes, ni aux dépenses excessives qu'il a été obligé de fair. C'est à vous, Messieurs, qu'est due la conservation des villes forestières, puisque S. M., à votre seule considération, a observé une neutralité si préjudiciable à ses intérêts. S. M. n'a pas traité avec l'empereur. Elle n'a point compté sur la parole de ses ennemis, mais uniquement sur la vôtre. Je m'y suis entièrement abandonné, et lorsque, le 17 du mois d'août, vous m'avez assuré que vos frontières seraient gardées avec soin, j'en ai informé S. M. et ses généraux. Et vous savez, Messieurs, ce qui en est arrivé.
Je désirerais, pour votre réputation, que la cassette du général de Mercy ne m'eût pas fourni des éclaircissements que je servais ravi d'ignorer.... Mais je ne puis m'empêcher de vous dire que la conduite que vous allez tenir décidera si vous avez mérité ou non que les ennemis vous crussent susceptibles de corruption ou d'infidélité.
Cependant, Messieurs, si vous êtes disposés à venger l'outrage fait à votre territoire, S. M. a mis dans votre voisinage une armée commandée par un général dont la sagesse, l'expérience et la valeur vous sont connues; il agira de concert avec vous pour une cause qui nous est commune. Mais, si votre gloire vous engage à chercher dans vos propres forces une juste réparation, je n'entreprendrai pas de donner des conseils à votre assemblée, aussi sage qu'elle est éclairée. Je viens donc vous demander, Messieurs, quelles sont les mesures que vous êtes dans l'intention de prendre pour donner à S. M. une satisfaction convenable pour réparer une injure qui prouve le mépris que les ennemis font de votre nation, et pour mieux garder à l'avenir vos passages, ainsi que vous vous y êtes solennellement engagés, etc.
Les députés des cantons catholiques, tous inféodés au parti français, voulaient que la Diète sévit contre Bâle, qui n'avait pas défendu son territoire; ils voulaient que la Suisse, pour laver l'affront que l'Autriche venait de lui faire, en violant son territoire, fit marcher ses bataillons, et vengeât dans les sang des Impériaux l'attentat du baron de Mercy; ils voulaient que Zurich fût puni, parce qu'un de ces concitoyens avait conduit les Impériaux au travers du sol fédéral. Mais les députés des cantons protestants, dont les gouvernements étaient tous plus ou moins compromis dans cette regrettable occurrence, représentèrent que n'ayant point d'instructions de leurs commettants, ils ne pouvaient délibérer, et demandèrent que la note de l'ambassadeur français fût prise ad referendum. Cette proposition, suivant le droit fédéral, fut prise en considération, et, à la grande colère du comte du Luc et du parti catholique, la délibération fut ajournée. «Les Suisses se séparèrent, après d'interminables discours, écrit alors le comte de Luc à Mr de Chamillard. Cela s'appelle en ce pays Referendum. Je n'ai jamais vu une Madame de nation autant ennemie d'une conclusion. Il faut la patience d'un capucin renforcé pour les suivre, et ma vivacité provençale n'est point faite pour négocier avec de telles gens.... Mais je n'y ai personne pour me confier.... L'avoyer Villading affecte de ne me parler qu'en public, et je ne puis le voir bec à bec....»4 Ces lenteurs, ce referendum. dont se plaint l'ambassadeur au ministre de Louis XIV, sauvèrent la Suisse. En effet, si la Diète avait pu prendre une décision sur la violation de la neutralité, sans que ces députés eussent des instructions de leurs cantons, sans aucun doute, voyant le droit et l'honneur de la Suisse également méconnus, la Diète aurait fait marcher ses troupes contre les Impériaux; Louis XIV l'aurait secondée, et le territoire helvétique serait devenu le théâtre de la guerre. Mais, heureusement pour la patrie, le règne de la centralisation qui, à la fin du siècle, attira sur la Suisse de si grandes calamités, n'était pas venu, et les lenteurs inhérentes à la souveraineté cantonale purent, encore une fois, préserver la Suisse des horreurs de la guerre.
Tandis que les Cantons délibéraient sur la note de la France, de grands événements se passaient dans le nord. Les armées de l'Europe, sous les premiers hommes de guerre de l'époque, Eugène, Marlborough et Villars, se rencontraient, le 13 septembre 1709, dans les champs de Malplaquet, où le vainqueurs et les vaincus laissèrent plus de la moitié de leurs soldats. Dans cette bataille, funeste aux armes de Louis XIV, les Suisses se couvrirent de gloire, mais donnèrent le déplorable spectacle de compatriotes qui, divisés par l'opinion politique ou religieuse, ou entraînés par l'honneur du drapeau5, se précipitaient sur leurs frères et versaient leur propre sang. Dans chacune des armées, on vit un régiment May, levé dans les anciennes terres de Berne, dans les mêmes villes et dans les mêmes villages de Vaud, on vit ces deux régiments en venir aux mains; May français, à la fin de la bataille, se dévoue pour couvrir la retraite du maréchal de Bouflers, s'élance contre May hollandais, le repousse, entre pêle-mêle avec lui dans les retranchements, s'empare, à coups de crosse et de baïonnette, d'une batterie, plante son drapeau au milieu des canons ennemis, et, alors que le maréchal eut rallié ses bataillons, se retire après avoir perdu les deux tiers de ses officers et de ses soldats. Dans cette lutte fratricide, May hollandais est réduit à dix-septs soldats, qu'un sergent, après la bataille, présente aux généraux vainqueurs. Dans l'armée victorieuse, le régiment suisse d'Albermarle perd ses officiers supérieurs; l'adjudant général, Constant de Lausanne, en prend le commandement, et, à sa tête, force les lignes françaises; tous les capitaines tombent tués ou blessés, et le lieutenant Sturler, blessé lui-même, commande les débris de ce régiment. Dans l'armée française, même héroïsme chez les soldats suisses. Ainsi qu'aux rives de la Bérésina, un siècle après Malplaquet, une brigade suisse, commandée par Brendlé, naguère pauvre gardeur de moutons dans les pâturages de Bremgarten, un brigade suisse s'adosse à un torrent, couvre la retraite de l'armée, jusqu'à ce que la maison du roi et les bataillons français eussent passé. Les deux régiments de la brigade Brendlé sont écrasés par l'artillerie du prince Eugène; l'un d'eux, le régiment vaudois de Mestral, a tous ses officers tués ou blessés; ses glorieux débris sont ralliés, dans le champ de carnage, par un jeune enseigne, enfant âgé de seize ans, Noé de Crousaz de Lausanne6.
Le triomphe et le deuil de la Suisse, dans la journée de Malplaquet, le désastre de l'armée française, la victoire des coalisés, firent oublier l'affaire de la Franche-Comté, la violation du territoire suisse, la note du comte du Luc, et les plaintes de la France contre le général de St Saphorin.
Sources principales : Pesme de St Saphorin, Mémoires et correspondance générale. — Lamberty, Mémoires pour servir à l'Histoire du XVIIIe siècle. — G. Zellweger, Histoire des rapports diplomatiques entre la Suisse et la France. — Zurlauben, Hist. militaire des Suisses.
1G. Zellweger, Hist. des rapports diplomatiques entre la Suisse et la France, No XXII des pièces justificatives, 143-157.
2Lamberty, V, 383.
3Zurlauben, Hist. milit. des Suisses au service de France, VII, 442.
4Archives étrangères, d'après Vulliemin.
5Ce n'était point pour l'argent que les Suisses se dévouaient : «depuis les malheurs de la France, les officiers suisses servaient à leurs dépends; plusieurs engagèrent leurs biens. Ils partagèrent les disgrâces du roi sans murmurer et sans se lasser de combattre pour lui.» (Guignard, Ecole militaire, I, 509.)
6Zurlauben, Hist. milit. des Suisses au service de France, VII. — May, Hist. mil. de la Suisse, VII et VIII. — St Saphorin, Corresp. générale.