Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE QUATRIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA DOMINATION DE BERNE.

XVIe, XVIIe ET XVIIIe SIECLES.


Chapitre XVII.

Paix Générale.

1712-1718.

Paix d'Arau. — Les villes du Pays de Vaud réclament le redressement des abus et leurs droits d'assemblées. — Refus de Berne. — Les cantons catholiques réclament la protection de Louis XIV contre Berne et Zurich. — Réponse de ce monarque. — L'ambassadeur français du Luc propose à Louis XIV de reconstituer l'Helvétie-Romande, ou Transjurane, en un état dont le prince de Conti serait le souverain. — Paix d'Utrecht. — Conférences de Rastadt et de Baden. — Le comte du Luc, pour affaiblir Berne, propose aux plénipotentiaires autrichiens de rendre le Pays de Vaud état indépendant et d'en former le quatorizième canton de la Suisse. — Louis XIV, dans la crainte de rallumer la guerre, s'oppose à ce projet. — Paix de Baden. — Alliance-Perpétuelle des cantons catholiques avec la France. — Reversale. — Inquiétude de l'Angleterre et de la Hollande au sujet de l'Alliance-Perpétuelle. — L'Angleterre envoie le général de St Saphorin pour y surveiller les menées de la France. — Berne refuse de reconnaître son vassal et sujet, M. de St Saphorin, ambassadeur anglais à Vienne. — Mort de Louis XIV. — Alliance des puissances protestantes avec l'Autriche. — Rappel du comte de Trautmansdorf, ambassadeur d'Autriche en Suisse. — Triomphe de la ligue protestante. — Alliance des gouvernements contre la liberté de leurs peuples, conséquence de la paix générale.

La paix d'Arau, signée le 15 août 1712, donnait à Berne et à Zurich la souveraineté d'une ligne non interrompue de territoires, s'étendant des bords du Léman à ceux du lac de Constance. Ces deux villes devenaient souveraines du comté de Baden, de Mellingen et de Bremgarten, du Kellerhamt et du Freyhamt, ainsi que de tout le territoire situé au nord d'une ligne tirée de Lunkofen à Fahrwangen sur le lac de Halwyll. Les états protestants obtenaient la liberté de leurs communcations depuis Genève aux Grisons, et tenaient ainsi les états catholiques en échec, tandis que ceux-ci, toujours séparés de Soleure et de Fribourg, perdaient de riches territoires, voyaient Neufchâtel passer sous la souveraineté d'un monarque protestant, et le prince abbé de St Gall perdre ses droits sur le comté de Tockenbourg.

Ces résultats, si avantageux pour la puissance des protestants, étaient dûs en grande partie à l'homme d'état du Pays de Vaud, le général de St Saphorin, qui avait si puissamment secondé l'avoyer de Villading dans les questions de Neufchâtel et du Tockenbourg et dans sa résistance à Louis XIV; ils étaient dûs, aussi, au général de Sacconay, à ces officiers vaudois qui avaient donné leur vie pour la victoire, et à ces milices du Pays de Vaud qui venaient d'acquérir un haut renom dans les champs de Bremgarten et de Villmergen. Aussi, lorsque nos troupes victorieuses rentrèrent dans leur pays, le sentiment national, que Berne pendant deux siècles n'avait pu étouffer, parut se réveiller. On agita la question de la représentation nationale, et il fut décidé que les conseils des Bonnes-Villes seraient engagés à demander une assemblée générale des villes, de la noblesse, et des communes; assemblée que LL. EE. reconnaissantes ne pouvaient refuser.

Le conseil de Morges, suivant cette impulsion, proposait une assemblée générale des Bonnes-Villes «pour conférer sur les moyens de prévenir les abus; de remédier aux abus qui se sont introduits au préjudice des Bonnes-Villes et du Pays de Vaud; d'obtenir le droit d'Assemblées, comme cela se pratiquait du passé; enfin d'obtenir pour les militaires du Pays de Vaud une plus grande part dans les services militaires étrangers1.» Cette proposition, admise en principe par les Bonnes-Villes, était bientôt suivie par la décision du 6 janvier 1713, prise en ces termes par le conseil de Moudon :

«Le Conseil ayant chargé une commission d'examiner les droits de la ville, et les points qui pourraient être proposés dans la requête que les Quatre-Bonnes-Villes sont en dessein de présenter à LL. EE., Messieurs les commis font le rapport qu'ils pensent qu'il serait à propos de supplier LL. EE. :

«1o D'accorder aux Bonnes-Villes de faire des assemblées, comme cela se pratiquait du passé, pour conférer sur les moyens de prévenir et remédier aux abus qui peuvent s'introduire au préjudice des Bonnes-Villes et du Pays.

«2o De rétablir le droit de royauté des tirs du Papegai2 sur le pied qu'il était avant la dernière réforme de LL. EE.

«3o D'accorder le pouvoir à leurs sujets du Pays de Vaud d'avoir part dans le service militaire étranger sur le pied que LL. EE. ont accordé pour les troupes au service des états de Hollande3.

«4o D'examiner conjointement avec les autres Bonnes-Villes, s'il y aurait quelque moyen de pouvoir revenir de l'arrêt de LL. EE. du mois d'août 1683 à l'égard des droits de capacité, ou de franc-fief, pour acquérir et posséder des fiefs nobles, droit retranché par le dit arrêt de LL. EE.

«5o De conférer aussi sur divers autres points qui ne sont pas rapportés ici, pour éviter prolixité.

«Ce projet ayant été approuvé par le Conseil, il a été ordonné qu'on écrirait sur ce sujet à nos frères des autres Bonne-Villes, et qu'on les prierait en même temps de nous apprendre leur sentiment sur ces articles, et sur ceux qu'ils croiront qu'on pourrait proposer ailleurs4

Après plusieurs conférences, les députés des Bonnes Villes décidaient que «dans la crainte de donner ombrage à LL. EE. on n'inviterait ni la noblesse, ni les députés des autres villes.» Ces conférences, ces pourparlers, avaient en effet éveillé l'attention du gouvernement bernois, car on voit dans les registres de Moudon que le conseil de cette ville s'assemblait à l'extraordinaire, le 5 février 1713, au sujet d'une lettre que le bailli venait d'adresser au banneret Cerjat de Mézières, par laquelle il ordonnait que deux membres du conseil vinssent recevoir communication d'une missive de LL. EE. MM. Cerjat et Tacheron, chargés de comparaître devant le bailli, se rendaient en effet au château de Lucens, et recevaient de ce magistrat la notification que «LL. EE. ayant appris que les Bonnes-Villes du Pays de Vaud étaient en dessein de faire une députation pour aller supplier de vouloir accorder une reconfirmation de leurs franchises, droitures et privilèges, elles ont trouvé bon de faire entendre aux Bonnes-Villes leur intention de maintenir les dites dans leurs privilèges; et qu'ainsi LL. EE. ne trouvaient pas à propos qu'on fit les frais d'une députation, surtout dans ce temps que LL. EE. se trouvent chargées de beaucoup d'affaires.»

Malgré cette notification, les villes persistaient dans leurs résolutions, et, le 20 avril, envoyaient des délégués à une conférence au logis de la Croix-Blanche, au-dessus de Lausanne, où la décision suivante était adoptée.

«Il est jugé nécessaire de faire connaître à LL. EE. que le seul dessein que l'on a eu est de demander une confirmation des droits et privilèges, sans que les autres motifs qu'on a pu leur insinuer, et qui peut-être ont donné lieu au renvoi fait par LL. EE., n'ont jamais existé. Enfin, il est décidé de restreindre la demande des villes à la confirmation, ou rétablissement de quelques droits les plus nécessaires5

Les députés des villes partaient donc pour Berne avec les doléances du Pays de Vaud. Mais ces députés, reçus avec hauteur, étaient congédiés, et les baillis communiquaient aux villes une réponse qui renversait toutes leurs espérances.

Nous l'Avoyer, Petit et Grand Conseils de la Ville et République de Berne, savoir faisons que nos chers et féaux les nobles et bourgeois des quatre bonnes villes ayant député par devers nous, à savoir de la part de Moudon, noble Michel-Frédéric Cerjat et Daniel-Humbert Tacheron, conseiller; de la part d'Yverdon, l'ancien banneret Chanson et le lieutenant-colonel Portefaix; de la part de Morges, les conseillers Forel et Pappan; et da la part de Nyon, les conseillers Deschamps et François : nous requerrant très-humblement par divers motifs à nous représentés, qu'il nous plût, à l'exemple de nos louables prédécesseurs, leur accorder et octroyer une reconfirmation en général de leurs privilèges, libertés, immunités, franchises, droits, us et coutumes tant écrites que non écrites, et nommément :

En premier lieu. La liberté que lesdites bonnes villes avoient sous les ducs de Savoie de s'assembler entr'elles, pour délibérer sur ce qui peut contribuer au bien du pays et à la correction des abus qui peuvent s'y glisser de temps à autre.

Secondement. Que comme par le règlement de nous émané du 2 mai 1708, au sujet des abus qui se commettoient au tirement du papegai, les institutions et concessions primordiales, et le droit qui leur en revenait, se trouvait diminué et lézé; tant par les adstrictions y contenues, auxquelles les personnes d'un certain ordre ne pouvant s'assujettir, se trouvaient privées du bénéfice y attaché; que par les 100 fl. y concédés à ceux qui ne voudroient pas se prévaloir de la franchise du lod; en ce que par là on altéroit la liberté, dans lequel chacun pouvoit tirer ou ne pas tirer contre le papegai; ils nous suppliaient vouloir révoquer ladite concessions des 100 fl., en apportant d'ailleurs les remèdes nécessaires pour l'abolition des abus qui peuvent y intervenir.

Troisième. Qu'il nous plût en révocation de l'arrêt de 1680, examiner de nouveau et ensuite confirmer le droit et la capacité desdits bourgeois des quatre bonnes villes de pouvoir acquérir et posséder des fiefs nobles, en ne payant que le septième denier, tant pour le lod que pour la soufferte, en vertu d'un acte de concession d'Amédée VIII du 7 décembre 1439.

Sur tous lesquels points nous aurions trouvé que, vu les soins que nous et nos louables prédécesseurs avons toujours pris pour faire connoître à tous nos chers et féaux sujets du pays, comme aussi des quatre bonnes villes, notre bienveillance et bénigne domination, tant par la conservation que par plusieurs augmentations de leurs privilèges, nous ne leur aurions donné aucun sujet d'appréhension que nous veuillons y déroger, et qu'ainsi ils auraient pu comme les autres villes du dit pays, se reposer à cet égard là-dessus. Cependant, et en témoignage de ce, nous avons bien voulu entendre leur demande et après avoir ouï le rapport à nous fait par nos très-chers conseillers, les trésoriers et les bannerets de la chambre économique, auxquels nous avions commis l'examen desdites demandes, et ayant le tout mûrement examiné, pesé, et fait les réflexions convenables, avons souverainement déclaré et déclarons :

Premièrement. Que nous sommes enclins et portés de témoigner à l'avenir comme du passé, en toutes les occasions, à nos chers et féaux sujets, tant desdites quatres bonnes villes qu'autres du Pays de Vaud, notre bienveillance et protection souveraine, déclarant pour cet effet être intentionnés de les maintenir et conserver aussi bien que les autres villes et communautés du Pays de Vaud dans tous les privilèges, immunités et franchises par nous et nos prédécesseurs spécialement concédées et confirmées, et pour autant qu'ils n'en mésuseront; nous réservant toutefois comme seigneur souverain dudit pays, autorité et puissance de pouvoir par raison faire, dresser et constituer lois, statuts et ordonnances générales et particulières.

Quant aux us et coutumes, d'autant qu'à l'instante requête tant du pays en général que desdites quatre bonnes villes en particulier, toutes leurs coutumes tant écrites que non écrites, et fait de justice et police, ont été par notre permission ès années 1577 et 1616 par eux-mêmes compilées, par nous ensuite corrigées, augmentées, corroborées et rédigées par écrit; nous laissons le tout jouxte et selon la teneur d'iceux.

Concernant la liberté des quatre bonnes villes de s'assembler entr'elles, nous trouvons qu'encore qu'icelles aient les mêmes privilèges en plusieurs points, il ne s'ensuit pas de là qu'elles doivent faire un communauté de société; comme aussi ils n'ont su faire conster que telle liberté de s'assembler entr'elles leur ait jamais été concédée, et qu'ainsi ils ne l'ont pratiquée du passé que peu et sans titres, et nous étant à ce sujet apparu que déjà le 3 septembre 1653, le 9 février 1676 et le 10 d'août 1680, il en a été décrété, nous laissons le tout demeurer jouxte et selon la teneur desdits ordres, et singulièrement de celle contenue à la fin du mandat de 1680; ensorte que lorsque lesdites quatre bonnes villes trouveront nécessaire de s'assembler, elles devront avant toutes choses informer leurs baillis des raisons de leur assemblée et des matières qu'ils voudront traiter : lesquels baillis nous en aviseront par écrit, et sur quoi on devra attendre notre ordonnance, et si nous trouverons nécessaire et faisable, de leur accorder la permission.

Au regard de leur demande concernant le papegai, et la révocation de 100 fl. Ayant examiné tant les institutions et concessions primordiales que les règlements qui s'en sont ensuivis, et singulièrement de celui de l'an 1708, nous avons trouvé que, vu les divers et grands abus qui s'étaient introduits contre la teneur et intention et à l'inversion desdites premières concessions et institutions, nous aurions eu juste sujet de révoquer et retirer à nous les franchises et privilèges annexés à la royauté, tant par les ducs de Savoie que par nos prédécesseurs; mais commes nous avons toujours été enclins à la grâce et à procurer le bien de notre Pays de Vaud, nous avons bien voulu remédier auxdits abus par ledit réglement, en ordonnant les 100 fl. en faveur de ceux qui n'auraient les moyens ou l'occasion de profiter de la franchise du lod, afin que, selon l'institution primordiale, tant les bourgeois non moyennés que les riches, soient incités à s'exercer aux armes et au tirage, et à se rendre tant mieux capables de servir la patrie en temps de guerre. Laquelle notre ordonnance et libéralité ayant été reçue avec toutes les marques de reconnaissance par les bourgeois desdites villes en faveur desquelles elle a été départie; de sorte que bien loin que notredit règlement de 1708 déroge aux premières concessions, il a au contraire donné auxdites premières institutions et à leur intention, un plein effet et accomplissement; ainsi nous trouvons lesdits députés être mal fondés à demander la révocation desdits 100 florins.

Finalement. Quant aux droits prétendus par les bourgeois non nobles desdites quatre bonnes villes, de pouvoir acquérir et posséder les fiefs nobles en payant le 7e denier, tant pour le lod que pour la capacité, en vertu d'une copie d'acte du 7 décembre 1439, contenant une confirmation accordée par Amédée VIII, lors pape, Félix V, en faveur de ceux de Nyon, de plusieurs privilèges et franchises dont ils se disoient en possession. Ayant nonobstant nos arrêts précédens de 1627 et 1680, fait de nouveau examiner ledit acte à fond, et trouvé icelui n'être fondé sur aucune concession précédente, ainsi que ses expressions mêmes le supposent, ni soutenu par aucune confirmation comme sa nature le requiert; ceux de Nyon, en faveur desquels seuls il a été donné, et encore moins ceux des autres trois bonnes villes n'ayant pu faire conster qu'ils aient jamais joui de ce droit, non plus que de quelques autres articles dont ledit acte fait mention, avant ni après la date d'icelui; se trouvant d'ailleurs qu'il n'a point été produit avec les autres titres de franchises et libertés dont ceux desdites quatre bonnes villes ont à diverses fois demandé et obtenu des reconfirmations, et partant n'avoir jamais été donné, reconnu ni reconfirmé spécifiquement par nos prédécesseurs, et encore moins par les confirmations générales, dont les expressions et les réserves en faveur de leurs droits de souveraineté, détruisent les privilèges prétendus en conséquence du titre en question; vu aussi que nos commissaires et receveurs ont, dès la conquête du pays jusques à présent, exercé notre droit en exigeant desdits bourgeois le lod et la capacité comme de nos autres sujets du Pays de Vaud, sans qu'on aie opposé ledit acte de la part desdites quatre bonnes villes.

A ces causes et autres à ce mouvantes, nous avons trouvé, connu et jugé, et de même qu'en l'année 1680, lesdits députés des quatre bonnes villes n'être pas fondés dans leurs recherches à cet égard; déclarant cependant que nous ne prétendons aucunement déroger aux privilèges, libertés et franchises qui leur ont été par nous et nos prédécesseurs concédées ou confirmées.

En foi de quoi les présentes ont été expédiées sous notre sceau accoutumé, et données les 10, 15 et 17 juillet 1713.

Cet acte des conseils de Berne qui renversait toutes les espérances des Vaudois était une des conséquences, non-seulement du traité d'Arau, mais aussi du traité d'Utrecht qui garantissait le statu-quo de la Suisse, et donnait de nouvelles garanties à Berne contre Louis XIV. Ce roi ne pouvait pardonner à cette ville son mauvais vouloir et ses hostilités pendant la guerre de la succession d'Espagne. Berne, cependant, était menacée; mais il l'ignorait, et sans la crainte que manifesta Louis XIV de renouveller une guerre européenne, Berne aurait été attaquée et par la France et par l'Autriche; son territoire aurait été morcelé, et le Pays de Vaud serait devenu le quatorzième canton de la Suisse. Le comte du Luc, cet ennemi déclaré de Berne, était l'auteur de tous ces projets, dont nous devons donner ici un exposé succinct.

Le traité d'Arau avait excité une telle indignation dans les cantons catholiques, que ceux-ci, voyant leur influence anéantie par la prépondérance que venaient d'acquérir les villes protestants, songèrent à se donner à la France pour qu'elle les vengeât. Ils s'addressèrent dans ce but au comte du Luc, en lui déclarant que si la France leur refusait son appui, ils étaient décidés à reconnaître l'Empereur comme leur souverain. Le comte du Luc informa Louis XIV de cette proposition désespérée, en écrivant à ce monarque :

«Les catholiques viennent de me faire une proposition peu digérée. Ils voudraient se mettre sous la domination et protection de V. M. Ils disent qu'à votre refus, il faudra qu'ils s'adressent à l'Autriche. Ils s'imaginent que V. M. devrait convenir d'une partage qui lui donnerait la Reuss pour frontière.... Mais, ajoutait du Luc, en laissant les cantons tels que Dieu les a faits, vous avez toujours l'utilité de cette nation, sans en avoir le mauvais. Cependant, si la puissance de Berne s'accroit, V. M. doit compter qu'elle aura dans le voisinage un ennemi capable de nuire considérablement au royaume....»

«Sans avoir les Suisses catholiques au nombre de mes sujets, répondait Louis XIV à son ambassadeur, je continuerai de les protéger autant qu'il dépendra de moi.... Détournez-les de penser à la maison d'Autriche; des peuples accoutumés à vivre en république auront de la peine à se donner un maître étranger6.

Le comte du Luc n'abandonnait point, cependant, son projet d'anéantir la prépondérance des cantons protestants. Il faisait de nouvelles démarches, et, caressant les vues ambitieuses du vieux roi, en lui faisant entrevoir la possession de la chaine du Jura, il lui proposait de reconstituer la Transjurane, ou l'Helvétie-Romande, en un état dont le prince de Conti, l'un des prétendants à la succession de Neufchâtel, serait le souverain, et dans ce but il écrivait à Louis XIV :

«L'esprit du canton de Berne s'est si bien manifesté dans les derniers troubles arrivés en Suisse, que ce serait s'aveugler que de n'en pas conclure qu'il est de l'intérêt de la France d'abaisser cette république, dont l'application constante a été de nuire à notre monarchie en s'unissant avec ses ennemis.

«La cour peut se souvenir que dans les dernières révolutions de Neufchâtel, les Bernois avaient résolu de donner passage aux troupes allemandes pour entrer en Franche-Comté, si M. le maréchal de Villars avait fait irruption dans cette province. Comme les mêmes événements se représentent toujours dans la suite des temps, à quelques circonstances près, on doit prendre toutes les précautions nécessaires pour les prévenir. Et d'autant plus que le voisinage du duc de Savoie au canton de Berne qui confine à la Franche-Comté, peut devenir très-dangereux dans des temps de minorité, surtout l'un, le duc, ayant une si forte passion de s'agrandir, et l'autre, Berne, souhaitant si ardemment l'éloignement des Français de ces frontières, leur union ne serait pas impossible.

«Mais quand cela ne serait pas à craindre, le même intérêt de diminuer les forces de ce Canton subsiste toujours, il est les seul obstacle au crédit de S. M. en Suisse.... Si la nécessité de borner le pouvoir de ce Canton est indispensable, les moyens n'en sont pas difficiles. On le verra clairement par l'exposé suivant :

«Le Pays de Vaud est sans contredit le nerf de la République de Berne; ce pays est l'âme de leur état. Là sont ses meilleurs bailliages, de là viennent les richesses dont ce canton est mieux partagé qu'aucun autre. C'est enfin de là que vient l'orgueil et l'avidité qui les rend insupportables à leurs voisins. Le Pays de Vaud fournit leurs plus belles et meilleures troupes; ils en tirèrent dix mille hommes dans les derniers troubles, qui faisaient l'élite de leur armée.

«Les Vaudois sont plus aguérris que le reste des Suisses, puisque la noblesse dont cette province est remplie, n'a point de moyen de subsister que celui des armes qu'elle porte au service des étrangers, étant exclue des emplois dans sa patrie, et sucée par des Baillis qui se succèdent incessamment, et dont l'avarice ne peut s'assouvir.

«On ne pourrait affaiblir le canton de Berne qu'en lui ôtant le Pays de Vaud qui fait sa force; et, privé de cette province, Berne n'excèderait pas la puissance de Lucerne et de Fribourg; il mettrait des bornes à sa cupidité et ses voisins vivraient tranquilles....»

Le comte du Luc, représente ensuite que le moyen le plus infaillible d'atteindre ce but, est de mettre le prince de Conti en possession de Neufchâtel et Vallengin, en sommant les quatre Cantons alliés de Neufchâtel, d'accomplir la promesse qu'ils firent, en 1669, au feu prince de Conti de lui rendre justice après la mort de Madame de Némours, et continue en ces termes :

«Trois de ces Cantons se trouvent dans des dispositions à faire tout ce qu'on désirait d'eux : Mr le marquis de Berette travaille Lucerne; Mr d'Affry répond du canton de Fribourg; je suis assuré de Soleure; enfin il ne reste que Berne qui sera obligé d'acquiescer au jugement des trois autres. Le prince de Conti, étant en possession de Neufchâtel, réclamerait les terres de cette principauté qui en ont été démembrées, en offrant de rembourser la somme pour laquelle cette partie de ces états fut aliénée. Ces terres sont le comté d'Arberg et de Nydau, le baillage de Cerlier, celui de l'Isle de St-Jean, celui d'Orbe et d'Echallens et une bonne partie du Pays de Vaud.

«De deux choses l'une, ou les Bernois les rendraient de bonne grâce, ou ils refuseraient; dans ce dernier cas, le prince de Neufchâtel se joindrait aux cantons catholiques, et s'emparerait du Pays de Vaud, en dédommagement des terres qu'on lui retient injustement.

«La chose serait d'autant plus facile que les habitants du Pays de Vaud ne cherchent qu'une occasion de secouer le joug, ce qui serait déjà arrivé s'ils avaient su à qui se donner. La manière dure, ou plutôt tyrannique dont ces peuples sont gouvernés, l'application sans relâche de Berne de les ruiner, pour leur ôter les moyens de révolte; le mépris que Berne leur fait sentir dans toutes les occasions, leur ayant fait naître depuis longtemps l'idée de changer de maître.... La seule difficulté d'en trouver un qui leur convint, a retenu les Vaudois jusqu'à présent. Ils auraient de l'inclination pour le duc de Savoie, mais ils craignent le renversement de leur religion et de leurs privilèges. Ils souhaiteraient un souverain, dont seuls ils fissent la puissance, qui leur fût redevable de son élévation, et qu'ils puissent obliger de conserver leurs immunités et leurs franchises, s'il prétendait s'en écarter. Il n'y a donc qu'un prince du sang, et souverain de Neufchâtel, qui pourrait leur convenir.

«Les avantages qui en résulteraient pour la France sont très-considérables : les frontières du côté de la Franche-Comté seraient en sûreté; le Roi deviendrait formidable aux Suisses. Le Pays de Vaud étant à un prince français, le Roi tiendrait en respect le duc de Savoie, et pourrait tirer de cette nouvelle province vingt mille hommes qu'il lui opposerait au besoin, et auxquels il commanderait comme à ses propres sujets. (Décembre 1712.)7»

Louis XIV sentait bien l'importance, pour sa dynastie, de rebaisser Berne, et de rendre aux cantons catholiques leur influence perdue à Villmergen. Mais il craignait de créer un grand vassal dans la personne d'un prince du sang, et de donner ainsi un rival au royal enfant qui, bientôt, devait monter sur le trône de France. Louis XIV, enfin, pour un intérêt secondaire, ne voulait point compromettre le résultat des conférences d'Utrecht. Il mettait donc de côté la question de Berne, celle de Neufchâtel et du Pays de Vaud, et signait, à Utrecht, la paix avec l'Angleterre et la Hollande, après que le maréchal de Villars eut rendu la victoire à la France, dans les champs de Denain.

Cependant, le traité d'Utrecht ne donnait point la paix à l'Europe, le prince Eugène soutenait encore la guerre contre la France. Enfin, après de nouveaux combats, ce prince venait à Baden en Suisse, conclure la paix, dont les préliminaires avaient été arrêtés dans les conférences de Rastadt. Bientôt, le bruit courait dans la Suisse catholique que des articles secrets lui rendraient ce qu'elle avait perdu par le traité d'Arau. Ce bruit n'était pas dénué de fondement, car les plénipotentiaires de la part de l'Empereur, le prince Eugène et les comtes de Goes et de Seilern, et ceux de Louis XIV, le maréchal de Villars, les comtes du Luc et de St Contest, s'occupaient en secret de la Suisse. Le comte du Luc renonçait à son projet de réunir le Pays de Vaud au comté de Neufchâtel, dont la souveraineté était désormais assurée au roi de Prusse; mais il proposait de rendre le Pays de Vaud état souverain et indépendant, et d'en former le quatorzième canton de la Suisse. Cet ambassadeur s'adressait dans ce but au prince Eugène, et lui remettait un mémoire dans lequel on remarque ces mots :

Il y aurait une manière de persuader l'Europe de l'étroite union de l'Empereur et du Roi, de relever la catholicité abattue, et de contenir les protestants dans des bornes raisonnables. Votre Altesse n'ignore pas la faiblesse de la Suisse catholique, et l'insolence de Zurich et de Berne; personne peut-il mieux en parler que les ambassadeurs impériaux? L'orgeuil de ces deux villes n'a fait qu'augmenter par l'avènement de la maison de Hanovre au trône d'Angleterre, et par l'étroite union de Berne avec les Etats-Généraux. En vain entreprend-on des négociations amiables avec ces deux Cantons; elles ne servent qu'à faire parler bien haut des puissances maritimes.... Que tardent donc les deux monarques, S. M. L'Empereur et S. M. le roi de France, à s'accorder pour sauver la Suisse catholique d'une oppression entière? Zurich et Berne n'ont pas une place forte en état de soutenir un siége de vingt-quatre heures. Leurs troupes sont des milices; leurs peuples sont mécontents.... On entrerait en déclarant qu'on ne veut que les protéger; on contiendrait les troupes dans une exacte discipline, on menacerait de la flamme et du fer la contrée, et quiconque se trouverait sous les armes. Le Pays de Vaud, qui fait la principale force de Berne, recevrait la forme d'un Canton.

«Du côté de Zurich, l'Empereur est en état de pénétrer à l'improviste; les cinq Cantons joindraient leurs troupes aux forces impériales; la prise de la capitale terminera la guerre sur ce point.

«Du côté de Berne, les troupes entreront à la fois par le Rhin, l'Alsace et la Franche-Comté; elles trouveront à Soleure 10,000 sacs de farine, 60 canons, 40,000 livres de poudre, autant à Fribourg. En quinze jours l'affaire sera finie, et l'heure venue de rétablir la Suisse d'après les anciens traités dont LL. MM. sont garants8

Comme le prince Eugène paraissait entrer dans les vues du comte du Luc, celui-ci informait sa cour des bonnes dispositions du prince. Mais Louis XIV, reculant devant une agression qui pouvait rallumer la guerre avec l'Angleterre et la Hollande, répondait à son ambassadeur :

«Vous savez qu'il y a longtemps que Zurich et Berne prévoyent que je pourrai les forcer à restituer ce qu'ils ont obtenu par le traité d'Arau, et qu'ils n'ont point cessé de représenter vivement en Angleterre et en Hollande que, s'ils n'étaient protégés, les Cantons catholiques, appuyés de mon secours, les accableraient après la paix générale. Vous êtes informé des instances que les Anglais et les Hollandais m'ont faites en leur faveur. J'y ai répondu que je désirais le repos de la Suisse; j'ai tâché de persuader la feue reine et les Etats-Généraux, que le moyen de conserver ce repos était de persuader aux Cantons protestants de se relâcher des avantages acquis par la superiorité de leurs armes, et que je croyais incompatibles avec l'union qui devait régner entre les Cantons. Il m'a été répliqué que les catholiques ayant été les agresseurs, il était juste que les protestants jouissent de quelques avantages; que leur modération méritait des louanges.

«Les choses étaient en cet état quand la reine de la Grande-Bretagne est morte, et ceux que son successeur a établis pour gouverner le royaume, ont cherché des prétextes de rupture, ramassant les sujets qu'ils ont imaginé avoir de se plaindre. J'ai bien voulu répondre à leurs plaintes et les détruire. J'ai trouvé le roi disposé a concourir avec moi au maintien de la tranquillité publique, mais il ne serait pas maître de suivre un projet si conforme à ses propres intérêts, si je donnais à la nation anglaise un prétext spécieux de reprendre les armes; et s'en serait un, si j'entrais à main armée dans le territoire des Cantons protestants. Car aussitôt, il ne serait question que d'une guerre de religion. Mon union nouvelle avec l'Empereur donnerait lieu de le croire; les princes protestants de l'Empire et de la Hollande se croiraient menacés, et, par conséquent, également obligés de concourir à leur défense commune.

«Je crois que l'exécution du projet que vous me proposez serait facile; mais elle allumerait avec la même facilité un nouveau feu dans l'Europe.

«Je veux croire que la sincérité de l'Empereur est parfaite; mais s'il arrive que ce prince reprenne en Suisse la politique de sa maison; si ceux qui sont chargés de ses ordres, imbus des vieilles maximes de la cour de Vienne, font naître des difficultés à l'exécution de ceux dont ils seront chargés; s'il survient une rupture, j'aurai travaillé à former une ligue contre moi en faveur de l'Empereur.

«Après avoir pesé toutes ces considérations, j'ai décidé qu'il ne convenait ni au bien général de l'Europe, ni à celui de mon royaume, ni même à celui de la religion, de fournir aux protestants un prétexte si spécieux de reprendre les armes, qu'aucun d'eux ne s'en dispenserait....

«24 septembre 1714.

LOUIS9

Cependant le projet du comte du Luc et du prince Engène demeurait enseveli dans les secrets de la diplomatie. Berne l'ignorait; à plus forte raison le Pays de Vaud, auquel ce projet aurait donné de nouvelles et brillantes destinées, s'il eût mis à exécution, n'en soupçonna jamais l'existence. Néanmoins, une vague rumeur circulait dans le monde diplomatique à l'occasion de la question suisse, traitée par les plénipotentiaires, pendant le congrès de Baden. En effet, un diplomate contemporain, M. de Lamberty, en fait mention, mais sans y ajouter foi10 :

«Un soir, dit-il, pendant le congrès de Baden, les plénipotentiaires impériaux et français se régalaient, et étaient occupés à résoudre de rétablir les évêques de Bâle, de Lausanne, et de Genève dans leurs évêchés respectifs, à quoi, cependant, le prince Eugène ne penchait pas. Le prêtre catholique romain qui fit cette confidence à quelqu'un, eut une récompense. Mais ce qu'il y eut de singulier, c'est qu'un ministre des Etats-Généraux, dans une ville d'Allemagne, donna le même avis à Leurs Hautes Puissances, avis qui fut bientôt tourné en ridicule, par l'addition que ce ministre, fit un ordinaire ou deux après, en leur mandant qu'on avait eu la confirmation de cet avis-là, par un valet du comte du Luc.»

Le traité de Baden, signé le 28 octobre 1714, par les plénipotentiaires de la France et de l'Autriche, donnait la paix à l'Europe, et enlevait tout espoir aux Cantons catholiques. Abandonnés par l'Autriche, humiliés par les Cantons protestants, ils tournèrent leurs regards vers Louis XIV, cet ennemi déclaré des protestants, et, le 9 mai 1715, renouvelaient avec la France l'Alliance Perpétuelle, qui confirmait celle de 1663, conclue alors avec les XIII Cantons et leurs alliés. Cette nouvelle alliance était non-seulement hostile aux Cantons protestants, mais grosse de dangers pour la Confédération entière. On peut en juger par l'un de ces articles :

Art. V. «Si le corps Helvétique, ou quelque Canton, ou Etat, en particulier, était attaqué par quelque puissance étrangère, ou qu'il fût troublé intérieurement. Au premier cas, S. M. les aidera de ses forces suivant que la nécessité le demandera, et que les Cantons en prieraient S. M. Dans le second cas, comme ami et allié comun, S. M. ou les rois, ses successeurs, emploieront sur la réquisition de la partie molestée et grevée, toutes sortes d'offices amiables, pour porter les parties à se rendre une réciproque justice, si cette voie n'avait pas tout l'effet désiré. S. M. emploiera à ses propres dépens les forces que Dieu lui a mises entre les mains pour obliger l'agresseur de rentrer dans les règles proscrites par les alliances que les Cantons et alliés ont entr'eux. S. M. et les rois ses successeurs se déclarent garants des traités qui pourront se faire entre les Louables Cantons, supposé que Dieu permit qu'il arrivât quelque décision entr'eux.»

Lucerne, cependant, n'était point encore satisfait par ces promesses royales. Il demandait en article formel, par lequel Louis XIV s'engagerait à faire rentrer les catholiques dans les souverainetés et dans les droits que Berne et Zurich leur avaient enlevés par le traité d'Arau. Le comte de Luc ne pouvait adhérer à cette demande, mais pour en finir il consentit à signer la lettre reversale suivante :

«Nous déclarons, en vertu du pouvoir qui nous a été donné par le roi, le 21 janvier 1715, que l'alliance ayant pour but principal le rétablissement de la catholicité et le maintien du Louable Corps Helvétique en général, l'intention de S. M. est de faire ensorte que les Cantons protestants y participent. Mais comme cela ne se peut qu'au préalable les Cantons ne se soient rendus une justice parfaite sur les sujets qui les divisent, le roi promet, pour lui, pour monseigneur le dauphin, et pour les rois, ses successeurs, d'employer tous ses offices et toutes ses forces pour induire les parties le plus tôt qu'il sera possible, ou pour les nécessiter à donner les mains au rétablissement de la catholicité.

«Jusqu'à ce qu'il ait plû à Dieu de bénir ses intentions, S. M. n'admettra pas Zurich et Berne dans l'alliance, et n'y comprendra les Cantons de la même religion qu'autant qu'ils promettraient de n'assister ni directement, ni indirectement ces deux villes lorsqu'on voudra les nécessiter au dit rétablissement.

«S'il arrive, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'aux termes de l'article 5 de la présente alliance, le roi fût obligé de venir au secours du Corps Helvétique en général, ou des Cantons en particulier, ce ne sera qu'après la réquisition des Etats qui croiront avoir besoin de l'assistance de S. M.

«Le roi veut bien, avant que ses forces entrent en Suisse, se concerter avec les requérants sur la qualité et la quantité des secours qui seront accordés, aussi bien que sur la route que devra suivre le dit secours.

«Comme les forces de S. M. seront jointes à celles des requérants, les Etats intéressés auront des représentants auprès des généraux français.

«S'il se fait des conquêtes, le roi ne pourra, sous aucun prétexte, en rien retenir.... etc.»

Le traité et la reversale furent placés dans une boîte que fut scellée par le comte du Luc, de manière qu'elle ne pût être ouverte qu'en présence de l'ambassadeur français et des Etats contractants. Les députés de Lucerne reçurent cette boîte en dépôt, et l'alliance fut jurée11.

Comme aucune copie de la reversale n'avait été prise, les communications verbales qui en portaient des nouvelles aux Cantons protestants furent très-diverses. On prétendait qu'en vertu de la reversale renfermée dans la boîte mystérieuse, les Cantons catholiques et le roi étaient convenus de huit articles secrets : Le Pays de Vaud était rendu au duc de Savoie, nommé roi de Sicile depuis la paix d'Utrecht; on rendait la Thurgovie et le comté de Kybourg à la maison d'Autriche; l'évêché de Lausanne, ceux de Constance et de Bâle, l'abbaye de St Gall étaient reconstitués; la Suisse devait être divisée de manière que tous les cantons fussent égaux en territoire; l'empereur, l'empire et le roi de Sicile allaient réunir leurs forces à celles de Louis XIV. Enfin, le public fixait le jour de l'invasion, nommait les généraux12.

Cependant, tous ces bruits ne laissèrent pas que de donner des inquiétudes aux puissances protestantes, l'Angleterre, la Hollande et la Prusse. Aussitôt l'Angleterre envoyait en Suisse le général de St Saphorin pour y remplacer, comme ministre de cette puissance, Mr Stanian, nommé à l'ambassade de Constantinople. Mr de St Saphorin avait pour mission principale de surveiller les intérêts protestants contre l'influence de la France, de l'Autriche et de la maison de Savoie, et de terminer les affaires du Tockenbourg, dont la solution était toujours arrêtée par la tenacité du vieil abbé, Monseigneur Léger. Mais Mr de St Saphorin n'était point accepté comme ministre britanique. Les Cantons catholiques refusaient de recevoir ses lettres de créance; même à Berne, le patriciat ne voulait point reconnaître Mr de St Saphorin, «jugeant que le titre d'ambassadeur d'un monarque étranger, en Suisse, était incompatible avec celui de sujet et vassal des seigneurs de Berne....» C'était ainsi que Berne récompensait Mr de St Saphorin pour les services signalés que cet habile diplomate lui avait rendus dans les circonstances les plus difficiles. Cependant, notre illustre compatriote ne devait pas se voir arrêté dans sa carrière par la jalousie bernoise. La cour de Londres, appréciant la rare habileté de ce diplomate, l'appelait à une fonction à laquelle aucun étranger n'était encore parvenu. Elle nommait lieutenant-général et ambassadeur de la Grande-Bretagne à Vienne. Dans ce poste éminent qu'il occupa pendant six ans, M. de St Saphorin rendit encore des services signalés à la ligue protestante, et continua ses luttes contra l'influence de la cour de France.

La Hollande, de son côté, ainsi que nous venons de l'observer, prenait des mesures en faveur des Cantons protestants menacés par l'Alliance perpétuelle. «Son ambassadeur à Vienne, dit M. de Lamberty, s'employait pour les Cantons protestants et mandait dans sa lettre secrète, du 29 mai 1715, qu'il avait représenté au prince Eugène que comme les Pays-Bas-Espagnols servaient de barrière à la Hollande, la Suisse devait aussi être considérée comme une barrière pour l'Allemagne et pour les Etats-Héréditaires de la maison impériale d'Autriche. Que les Cantons catholiques, dans le renouvellement du traité d'alliance avec la France, s'étaient assez livrés à cette couronne-là. Que cela venait en partie par les intrigues de la France, et en partie par les mauvais traitements de la cour impériale, tant par rapport aux troupes qu'autrement. Par là, le parti impérial dans les Cantons protestants qui étaient proprement l'antemural de l'Allemagne, y était si affaibli, que, par la supériorité des partisans français, il ne pouvait prévaloir. Qu'ainsi cette barrière courrait grand risque que la France ne s'en emparât, au cas que la cour impériale presistât dans ses ponctilles, et si elle ne faisait quelque démarche pour soutenir le parti autrichien. Enfin, que c'était bien reconnu que l'ambassadeur de l'empereur, Mr le comte de Trautmansdorf, qu'il avait en Suisse, avait donné de tels sujets de méfiance aux Cantons protestants, que ceux-ci avaient déclaré de ne vouloir rien avoir à faire avec lui, de sorte que la communication entre la cour impériale et les Cantons protestants paraissait être entièrement coupée, et que les intérêts de l'empereur viendraient entièrement à échoir, si l'on n'y mettait pas au plut tôt la main, pour rétablir la bonne harmonie entre la cour de Vienne et les Cantons protestants. Après des réponses et des répliques, ajoute Mr de Lamberty, le prince Eugène se chargea de faire la proposition à S. M. I. dans un conseil secret, de rappeler le comte de Trautmansdorf, et de changer de système à l'égard des Cantons protestants13

Le comte de Trautmansdorf, sacrifié par l'Autriche aux exigences de la Hollande et de l'Angleterre, était donc rappelé, le comte du Luc avait quitté la Suisse pour l'ambassade de Vienne, où il fut suivi par son infatigable antagoniste, Mr de St Saphorin, et bientôt après, le 1er septembre 1715, Louis XIV mourait. Ainsi, les hommes d'état qui auraient pu entraver Berne dans sa marche ambitieuses, éloignés de la Suisse, ou surveillés par le général de St Saphorin, étaient réduits à l'impuissance, et le grand monarque que Berne avait de si grandes raisons de redouter n'était plus. La ligue protestante, représentée en Europe par l'Angleterre, la Hollande et la Prusse, triomphait, et fondait ses idées d'équilibre sur son alliance avec l'Autriche, et montrait, comme on le disait alors, l'alliance du protestantisme le plus indépendant avec le catholicisme le plus absolu.

Cependant, la liberté des peuples ne gagna rien à cette prépondérance du protestantisme en Europe. L'Angleterre, que les stipulations de la paix générale laissaient maîtresse des mers, abandonna la cause des libertés des peuples pour donner carrière à son ambition. Régie par des personnages illustres, elle vit son commerce et son industrie s'accroître sans mesure. Inaccessible à ses ennemis par sa position insulaire, forte d'un esprit public que les lois ont contribué à développer, et de la magie du crédit qu'elle a été la première à connaître, l'Angletrre n'aspira pas à dominer sur le continent, mais s'opposa à quiconque prétendait y dominer : si elle était menacée dans ses possessions transatlantiques, elle bouleversait l'Europe, pour détourner l'attention. La Hollande, que le patriotisme de ses citoyens avait crée, et qui dans sa lutte avec l'Espagne, puis avec Louis XIV, était devenue assez forte pour rivaliser avec l'Angleterre; la Hollande relevait désormais de cette puissance par la maison d'Orange, et, à la paix d'Utrecht, elle signait sa propre décadence. La Prusse enfin, nouvelle monarchie, composée d'éléments hétérogènes, fondait cette admirable discipline militaire qui dans le milieu du XVIIIme siècle lui permit de résister à l'Europe coalisée, elle organisait l'unité administrative, foulant aux pieds tous les pouvoirs qui restaient encore du moyen-âge. Partout, alors, les gouvernements battirent en brèche les classes privilégiées, les droits seigneuriaux, les immunités du clergé et des corporations, les prétentions du Rome, et se rendirent absolus en s'affranchissant de toutes conditions14. Il en fut de même en Suisse. Vainqueurs et vaincus, gouvernements protestants et gouvernements catholiques, tous, oubliant leurs querelles séculaires, formèrent un pacte tacite pour enlever les droits et les libertés que les Suisses devaient à leurs ancêtres, et d'un commun accord, ils cherchèrent à conserver le pouvoir et à le rendre héréditaire dans quelques familles.

Cette usurpation se fit sentir dans tous les états de la Suisse. Les baillis, que les Petits-Cantons envoyaient gouverner les provinces que ces démocraties avaient asservies, étaient autant de tyrans qui s'enrichissaient au dépens de ces provinces. Berne, Lucerne, Fribourg et Soleure voyaient un patriciat usurper un pouvoir absolu, le rendre héréditaire et gouverneur selon le bon plaisir. Bâle, Zurich et Schaffouse voyaient leur bourgeoisie méconnaître les libertés des villes secondaires et des communes rurales. Dans les états alliés, tels que Genève, Neufchâtel, le Valais, l'évêché de Bâle, et les terres de l'abbé de St Gall, on voyait, ou une aristocratie bourgeoise usurper le pouvoir, ou bien une partie du pays exploiter l'autre, ou bien encore, un prince de l'Eglise gouverner despotiquement ses provinces. On voyait enfin, partout en Suisse, comme dans tous les états de l'Europe, des gouvernements ennemis se liguer entr'eux pour opprimer leurs peuples, et pour étouffer cette suite de révoltes et de conspirations de l'opprimé contre l'oppresseur, dont la Confédération présenta le triste tableau pendant le cours du XVIIIme siècle. Le Pays de Vaud eut aussi quelques luttes en faveur de ses libertés expirantes; mais, façonné à l'obéissance par une servitude séculaire, le Pays de Vaud, dans la question du Consensus, abandonnait ceux de ses citoyens qui voulaient défendre la liberté religieuse; il envoyait à l'échafaud le guerrier qui arborait le drapeau de l'indépendance.


Sources Principales : Archives des villes. — Grenus, Documents. — L. Vulliemin, Hist. de la Confédération Suisse. — Archives des affaires étrangères à Paris. — G. Zellweguer, Hist. des rapports diplomatiques, etc. — Pesme de St Saphorin, Mémoires et correspondance générale. — Lamberty, Mémoires pour servir à l'Hist. du XVIIIe siècle.

1Archives de Morges.

2Les rois des tirs du Papegai étaient exemptés du paiement des lauds, ou droit de mutation, pendant l'année de leur royauté.

3Le général de St Saphorin, chargé par LL. EE. de négocier un traité d'alliance avec la Hollande, venait d'obtenir des conditions très-avantageuses pour les officiers du Pays de Vaud. (Mémoires de Lamberty).

4Archives de Moudon.

5Archives de Morges.

6Archives des Affaires étrangères de Paris. — Vulliemin, Liv. XII, Ch. VIII.

7G. Zellweger, Histoire des rapports diplomatiques entre la Suisse et la France, 300.

8Archives des Affaires étrangères de Paris.

9Archives des Affaires étrangères de Paris. — Vulliemin, Liv. XII, Ch. VIII.

10Lamberty, Mém., VIII, 636.

11On voit dans les archives des Affaires étrangères à Paris, que Louis XIV dépensa les sommes suivantes à l'occasion de cette alliance : Pour disposer les bien-intentionnés à demander le renouvellement de l'alliance, 33,000 l.; — pour faire passer les changements demandés par le Roi, 44,200 l.; — pour être informé de ce qui se passe dans les conseils de Berne et de Zurich, 9,400 l.; — dans les Cantons catholiques pour calmer l'agitation causée par le licenciement du régiment Pfyffer, 100,000 l.; — pour frais de voyage pendant les négociations, 10,000 l.; — Pendant la Diète : à 24 députés, 24,000 l.; à 60 gentilshommes, 18,000 l.; à 3 députés, au lieu de chaînes d'or, 2,700 l.; aux valets, 1,188 l.; aux musiciens, 150 l.; aux canonniers, 180 l.; à la bourgeoisie de Soleure, 485 l.; table tenue pendant la Diète, à mille francs par jour, 17,000 l.

12Vulliemin, Hist. de la Conf. Suisse, Liv. XII, Ch. VIII. — Archives étrang. de Paris. — Corresp. du général St Saphorin.

13Lamberty, Mémoires, etc., IX, 324.

14Cantu, Hist. univ., XVII, Conséquences de la paix d'Utrecht.


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