Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE QUATRIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA DOMINATION DE BERNE.

XVIe, XVIIe ET XVIIIe SIECLES.


Chapitre XIX.

Davel.

1723.

La jalousie des Cantons contre Berne, et le mécontentement général des populations en Suisse, suggèrent l'idée au major Davel d'appeler le Pays de Vaud à l'indépendance. — Cette idée poursuit Davel. — Elle devient idée fixe par l'effet des jeûnes, des oraisons et de la solitude. — Davel se croit appelé : il reçoit une vocation; la Providence lui trace un plan d'insurrection. — Il veut résister à cette vocation; mais convaincu, il se soumet. — Préparatifs militaires. — Revue de Cully. — Marche sur Lausanne. — Entrée dans cette ville. — Conférence de Davel avec le major de Crousaz et le boursier Milot. — Davel reçu dans le Deux-Cent de Lausanne. — Son discours; son manifeste. — Le Deux-Cent feint d'entrer dans ses projets; mais il ordonne au major de Crousaz de prendre des mesures militaires pour étouffer l'insurrection, et il annonce à LL. EE. ce qui se passe à Lausanne. — Arrestation de Davel. — Son interrogatoire. — Alarme dans le Pays de Vaud. — Arrivée d'un Haut-Commandant bernois. — Adresses à LL. EE., et félicitations des villes, de la noblesse et des communes du Pays de Vaud. — Davel, à la torture, déclare que des ordres émanés de Dieu l'ont engagé dans son entreprise, et qu'il n'a point de complices. — L'Inconnue. — Nouvelles tortures. — La rue de Bourg chargée de juger Davel. — Réquisitoire du Procureur-Patrimonial. — Davel condamné à avoir le poing coupé, la tête tranchée, et ses biens confisqués. — LL. EE. commuent cette peine. — Conférences de Davel avec MM. Bergier de Pont et Crinsoz de Bionnens. — Davel marche au supplice. — Son discours sur l'échafaud. — Exhortation au peuple par le pasteur de Saussure. — Derniers moments et mort de Davel. — Le Conseil de Lausanne et la cour baillivale récompensés. — Le pasteur de Saussure destitué. — LL. EE. annoncent que certains abus signalés par Davel dans son manifeste, seront réprimés. — La signature du Consensus et le Serment d'Association ne sont plus exigés.

Après trente années de combats sous les drapeaux du prince Eugène, de Marlborough et de Louis XIV, le major Davel, rendu au repos par la paix générale, s'était retiré à Cully, son lieu d'origine. Nommé major de l'un des quatre départements militaires du Pays de Vaud, Davel vivait retiré dans sa demeure. Etranger aux habitudes et aux moeurs de ses compatriotes, il voyait peu ses voisins, mais avec chacun il était bon, affable, et toujours disposé à porter la paix partout où il s'allait. Sa piété, sa charité, sa sobriété, sa politesse et sa parfaite urbanité, l'avaient rendu l'objet du respect général. Mais c'était surtout sa piété douce et tolérante qui le distinguait, alors que la plus grande irritation agitait les esprits au sujet des questions religieuses. Partageant les sentiments de ces chrétiens pieux que l'on nommait piétistes, Davel était opposé au gouvernement bernois, quant à la question du Consensus, et à leur systeme d'administration. Il voyait avec douleur son pays tomber dans l'avilissement et la misère, par l'effet de ce déplorable système.

Livré à ses pensées, celles-ci étaient constamment fixées sur l'état de sa patrie et sur les moyens de lui donner le bonheur et la liberté. Mais, aux yeux de Davel, bien des obstacles s'opposaient à la réalisation de ce bonheur et de cette liberté : «la domination de Berne, l'égoïsme des villes et l'ignorance du peuple; l'impiété et la corruption générale; la soif de l'or et l'amour des procès. Pour être libre, songeait Davel, le peuple doit cesser d'être sujet d'une ville étrangère, par son origine, sa langue et ces moeurs; des magistrats intègres, et un clergé remplissant ses devoirs, doivent inspirer au peuple les sentiments de la piété et de la vertu; et la vertu doit être en exemple dans les hautes classes de la société1....» Ces mêmes idées suivaient partout Davel. Elles préoccupaient tous les jours, touts les niuts, tous les instants de sa vie.

Cependant, les années se passaient, et la paix, loin de porter ses fruits, voyait grandir l'oppression, non-seulement dans le Pays de Vaud, mais dans la Suisse entière. Berne, dans le Pays de Vaud, ne faisait aucune amélioration; le droit d'assemblée était contesté aux villes et à la noblesse; le clergé et l'académie étaient humiliés. Aussi, des signes de mécontentement se faisaient jour de toute part. Alors, Davel qui connaissait le secret de la puissance de Berne, crut que le moment de la renverser était arrivé pour le Pays de Vaud. Rien à ses yeux, ni dans la Suisse, ni même dans le canton de Berne, ne pouvait s'y opposer. En effet, Lucerne et les Petits Cantons n'avaient point oublié la journée de Villmergen, et, ainsi que les états catholiques, ils attendaient avec impatience le moment de déchirer le traité d'Arau. Tous les Cantons, catholiques et protestants, jaloux de Berne, qui règnait sur un tiers du territoire fédéral, désiraient voir rétablir l'équilibre des Cantons, et ce désir, nous l'avons vu, était partagé par les grandes puissances catholiques, la France et l'Autriche. Quant à la résistance que le patriciat bernois pouvait opposer à la levée en armes du Pays de Vaud, elle était illusoire aux yeux de Davel. Les Bailliages-Libres, l'Argovie, l'Oberland, enfin le canton, la capitale exceptée, étaient mécontents, et, loin de s'opposer à l'insurrection du Pays de Vaud, ils se joindraient à elle pour transporter chez eux le trésor de la ville souveraine, en faire le partage, et proclamer leur indépendance. Même dans la ville de Berne, Davel voyait le plus grand ennemi de LL. EE. dans la bourgeoisie limitée, jalouse des privilèges exclusifs que le patriciat s'était arrogés. Davel croyait donc que le moment d'agir était arrivé; il prenait la résolution de se mettre à la tête du mouvement.

Mais avant d'adopter aucun plan, Davel, fidèle à une ancienne habitude qu'il avait conservée, même dans le tumulte des camps, chaque fois qu'il devait prendre une résolution importante, se prosterne devant l'Etre Suprême et l'invoque. «Je me retirai du monde,» dit-il dans sa prison, à ses amis Crinsoz de Bionnens et Bergier de Pont, «j'ai jeûné, j'ai prié avec beaucoup de dévotion et de persévérance; j'ai humblement demandé pardon à Dieu qu'il lui plût de me détourner de ce dessein, s'il ne devait pas contribuer au bonheur de ma patrie, et de me conduire de telle sorte que je ne fisse rien de contraire à sa volonté. Mais, bien loin de m'être trouvé changé, je me suis senti entraîné et comme forcé par un pouvoir supérieur

Voici la prière que cet homme remarquable prononçait, alors que luttaient dans son âme ses doutes et ses convictions. Davel portait cette prière sur son sein lorsqu'il fut arrêté; elle est écrite de sa main dans une des pièces de sa procédure :

Eternel Grand Dieu, qui gouverne toutes choses par ta divine Providence, qui dispose des événements, suivant que tu le trouves expédient pour ta gloire, et le bien de tes enfants! Je me prosterne dans la plus profonde humilité pour t'adorer de toutes les forces et capacités de mon esprit, et je me range aux décrets de ta divine volonté, que tu m'as manifestée. Fortifie-moi, ô mon Dieu! dans toutes les fonctions de ma VOCATION, afin que je m'en acquitte avec zèle, fermeté, courage et persévérance entière. Que ta Gloire reluise dans toutes ma conduite, et que mon prochain soit édifié, consolé et établi dans la pureté de ta Parole, et que tous ensemble magnifions ton Saint Nom par dessus toutes choses. Les merveilles de ta grâce et les trésors de tes bénédictions que tu déploies envers nous, misérables pécheurs, sont si grands et incompréhensibles, que nous ne pouvons pas te rendre l'honneur, la gloire et les actions de grâce qui te sont dues. Toutes ces choses surpassent si fort la capacité de notre nature et de notre entendement, que nous ne connaissons pas les justes expressions pour t'en rendre l'hommage que t'est dû par nous, faibles créatures. Reçois! oh Notre Grand Dieu! nos efforts à bénir ton Saint Nom, à t'exalter et te magnifier par dessus toutes choses. Illumine notre entendement par la vertu puissante et l'efficace de ton Saint Esprit, pour bien commprendre l'excellence de tes grâces et bénédictions, et connaître ce que nous devons faire à ton honneur et à ta gloire. Nous nous remettons entre les bras de ta divine Providence, avec une ferme foi et une entière confiance. Préserves-nous de toute illusion et tentation du malin, et fais que nous embrassions et pratiquions la pure vérité de tes ordres sacrés2.

Dès cet instant, où Davel reçoit les ordres de l'Etre Suprême, l'homme de guerre qui ne livre rien au hasard, et qui n'affronte les dangers qu'après avoir tout examiné, et calculé toutes les chances, l'homme de guerre disparaît et fait place à l'inspiré. Davel inspiré, suit aveuglément le plan que la Providence lui trace, acceptant, également avec joie, ou le triomphe ou le martyre.

Entraîné par cette irrésistible vocation, le major Davel, déjà pendant le mois de janvier 1723, préparait les moyens de mettre à exécution des ordres qu'il croyait providentiels.

Il préparait un manifeste proclamant l'indépendance du Pays de Vaud, et une lettre au gouvernement de Fribourg, lui annonçant que «l'insupportable domination de Berne réduisait les gens du Pays de Vaud à en venir à des voies de fait, pour en délivrer eux et leurs propres alliés, et qu'ils demandaient à Fribourg le passage de leurs troupes, afin de pouvoir occuer Morat et de placer des postes à Guminen.» Il rédigeait également une notification au Conseil de Genève, expliquant les motifs de «la levée de boucliers,» et, dans une lettre circulaire, adressée aux villes du Pays de Vaud, il s'exprimait en ces termes3 :

NOBLES, ILLUSTRES ET TRES-HONORES SEIGNEURS.

Il ne convenait pas que je communiquasse à aucune ville, ni à aucun particulier du pays, le premier mouvement de la levée de boucliers que j'ai entreprise pour notre délivrance de la domination de Berne, à cause du secret qui est l'âme de ce premier trait. Ma principale attention est de vous faire part de tout ce qui s'est passé pour vous demander votre approbation ou tel avis que vous trouverez les meilleurs, persuadés que nous concourrons tous ensemble au même but de notre liberté si opprimée. Je travaille sans relâche à ce qui est expédient et efficace pour la perfection de l'ouvrage commencé, pour lequel nous implorons la bénédiction de Dieu. Je suis avec les sentiments de respect et déférence que je vous dois, etc.

Cependant, les fêtes de Pâques approchaient, époque à laquelle les baillis et les membres du Deux-Cent de Berne devaient se rendre dans la capitale, pour les élections aux grandes charges de l'Etat et aux bailliages. Le major Davel choisissait cette époque pour mettre son projet en voie d'exécution, et, dans ce but, préparait une levée de troupes d'élite dans les Quatres-Paroisses de Lavaux, qui, avec les bailliages d'Oron et de Vevey, formaient le département militaire dont il était le major. Il écrivait donc la lettre suivante au capitaine de Crousaz, de Chexbres :

Monsieur,

Je me donne l'honneur de vous écrire pour vous prier de faire commencer les exercises militaires ordinaires le jour de l'Annonciation, parce que je dois faire mes revues de bonne heure. Vous choisirez le temps du matin ou de l'après-midi. Mais pour cette première fois, mon intention est que vous fassiez l'assemblée aux Vernex pour les y faire bien exercer. Car j'ai remarqué que ces petits exercises de détail font prendre de mauvaises habitudes, et je préfère qu'ils soient exercés moins souvent, mais que cela se fasse sous une personne qui les commande bien, comme cela se pratique quand vous prenez la peine de les commander. Je suis, etc.

Le major DAVEL.

Scellé le 20 mars 1723.

Après avoir préparé le capitaine de Crousaz à recevoir des ordres qui sortaient de la règle ordinaire des exercises du printemps, le major lui écrivait :

J'ai évité qu'il m'a été possible d'engager votre public à des frais. Je ne puis cependant me dispenser cette année de faire la revue des dragons. La place de Cully est choisie pour les voir ensemble mercredi prochain 31 mars, sur les sept à huit heures du matin, autant bien montés et équipés que le pourrés. Comme je dois, d'abord après cette revue, faire un voyage à Berne, où je ferai quelque séjour, je dois encore avant mon départ, faire une revue des compagnies de Clavel-élection, de Crousaz-secours de Genève, et Davel-triés (élite), aussi à la même heure que les dragons. Cela tiendra lieu de revue pour cette année, moyennant que ces trois compagnies paraissent bien équipées. Elles pourront emprunter des parements rouges, bas rouges et chapeaux bordés, de leurs camarades. Car il ne faut pas qu'il paraisse ni sergents, ni soldats sans l'uniformité des parements rouges, des bas rouges et chapeaux bordés. Ayez aussi un peu soin des tambours et des fifres. Pour conclusion, je vous prie de m'envoyer par la voie de Messieurs vos officiers le contingent de la revue, ce qui la rendra parfaite, avec les semesses de Messieurs de la ville de Cully. Il ne sera pas nécessaire que les soldats apportent leurs munitions. Messieurs les officiers sont priés d'apporter avec eux leurs brevets, car je dois enregistrer leurs noms et dates de leurs emplois. Votre monde pourra déjà repartir de Cully avant midi, car je les expédierai d'abord. Je suis, etc.

Le major DAVEL.

Cully, ce 24 mars 1723.

Les capitaines de Crousaz et Clavel, ainsi que Mr Gerbex, capitaine lieutenant de la compagnie du major Davel, faisaient exercer leurs gens, et leur donnaient l'ordre de se rendre le 31 mars à Cully. Cependant, à en juger par la lettre suivante, que le capitaine de Crousaz écrivait au major, cet ordre ne laissait pas que de causer quelque inquiétude.

Après l'honneur des deux vôtres, j'aurai celui de vous marquer que l'exercice à été fait sur la place du Vernex, le 23, comme vous le souhaitiez dans votre première. J'ai été un peu surpris de l'ordre que vous avez envoyé à ceux qui composent votre compagnie dans notre paroisse, et celle de Clavel-secours, pour se rendre mercredi prochain à Cully, dans l'équipage marqué. Cette distinction de compagnie fait naître plusieurs pensées au public. Les uns souhaitent de savoir si c'est par ordre de LL. EE. ou par quelqu'autre ordre qui puisse les engager à passer revue dehors de leur lieu, préférablement aux autres compagnies, contre la pratique usitée. Les ordres étant cependant donnés partout, par le contenu de votre dernière, je ne partirai pas que vous n'ayez la bonté de donner une information, s'il vous plaît, particulière, de ce dont il s'agit et le but. C'est ce que j'espère de votre amitié, étant avec une parfaite considération, etc.

DE CROUSAZ, cap.

A Chexbres, 26 mars 1723.

Pour lever les scrupules du capitaine de Crousaz, Davel lui répondait le même jour :

Peu de choses donnent d'abord un grand bruit parmi nos gens qui s'imaginaient bien des mystères où il n'y en a pas. Le sujet qui m'engage à faire cette revue particulière est que lorsqu'on parlait de mettre quelques troupes sur pied sur les frontières pendant le temps de la contagion, j'étais en relation avec Mr Fischer, secrétaire des guerres, pour lui demander d'être mis sur pied, j'appris que nos trois compagnies en question étaient désignées, au cas que l'on en eût envoyé. Il se répand de temps à autre quelques bruits de mouvement, outre la raison que j'ai besoin d'argent. Tout cela m'engage à voir l'état de ces trois compagnies, pour en rendre compte à LL. EE. à mon voyage, et tâcher d'être nommé s'il y avait quelque chose par la suite du temps; persuadé aussi que vous aimeriez mieux ce genre de vie que la pêche du lac de Bret. Ne permettez aucune explication de vos gens. Puisque la marche d'une heure, sans conséquence pour l'avenir, ne doit vous faire aucune peine. Je vous prie de venir manger ma soupe, et de faire en sorte que nos gens soient proprement équipés, afin que je puisse faire une véritable relation. Il n'est pas nécessaire que vous confiez à personne ce que j'ai l'honneur de vous écrire. Si vous ne souhaitez pas d'être des premiers désignés en cas de marche, il serait facile de le changer. Je suis, etc.

DAVEL.

Cully, ce 26 mars 1723.

Cependant, le Conseil de Corsier ne voyait pas sans surprise cette réunion inusitée de trois compagnies. Aussi, il chargeait le banneret de Montet de demander au major Davel des explications sur le but de cette mise sur pied, et Mr de Montet écrivait au capitaine de l'une de ces compagnies, le banneret Clavel de Cully :

Dans la croyance où nous sommes que la revue que prétend faire Mr le major Davel, mercredi prochain, à Cully, n'est pas fondée sur un ordre précis de LL. EE., j'ai un ordre de lui écrire pour le prier de s'en tenir aux termes de sa patente, pour éviter les frais considérables que cela causera à notre peuple, et autre conséquences.

Et comme je pense que vous êtes au fait de son entreprise, je vous demander la grâce de nous l'apprendre. Vous obligeraz nos Messieurs, qui ont l'honneur d'être aussi bien que moi, etc.

DE MONTET, dit Taverney.

Corsier, 27 mars 1723.

Le capitaine Clavel répondait le même jour au banneret de Montet :

Mr le major Davel ne m'a communiqué son dessein que dimanche matin. Je n'ai pas été moins surpris que vous de son entreprise, et n'ai pas même douté que vous ne fissiez quelques difficultés à y donner les mains, à moins qu'il ne vout fit voir un ordre souverain. Je ne sais pas les raisons qu'il a pour passer en revue ces trois compagnies, préférablement à toutes les autres. Mais nous n'avons aucun sujet de nous plaindre, puisqu'il ne nous oblige pas à sortir de notre lieu. Vous en agirez dans ce rencontre, suivant votre prudence ordinaire. Si vous prenez le parti d'agréer à Mr le major, je me flatte que ce sera une occasion qui nous procurera une occasion de boire avec vous et vos Messieurs, que j'assure de mes respects, etc.

CLAVEL.

Cully, ce 27 mars 1723.

Cependant, les scrupules des officiers et du Conseil de Corsier, sont levés, et, le 31 mars, trois compagnies et les douze dragons des Quatre-Paroisses, formant un effectif d'environ six cents hommes, se réunissent sur la place d'armes de Cully. Davel fait un inspection détaillée, fait vider les gibernes des cartouches qu'elles contiennent, et décharger les armes; il licencie les hommes dont l'armement et l'équipement laissent quelque chose à désirer. Puis il annonce aux capitaines que, suivant les ordres secrets de LL. EE., la revue aura lieu à Lausanne; que les capitaines recevront quarante batz par jour, les officiers une paye proportionnée, les soldats cinq batz; enfin, que la troupe serait de retour à Cully, le 2 avril, avant midi. Les capitaines demandent à voir les ordres de LL. EE., mais Davel leur répond d'un air d'autorité : «Ignorez-vous, Messieurs, que je suis major de votre département, et qu'il m'est permis de vous passer en revue dans quelque endroit du bailliage qu'il me plaira. Vous devez savoir sur quel pied je suis vu à Berne... Tout cela a passé en chambre de guerre.... Allez! Messieurs, ayez confiance en moi, montez à cheval et venez vous mettre à la tête de vos compagnies4

Tandis que de Crousaz et Clavel vont chercher leurs montures, Davel monte à cheval, forme les trois compagnies en colonne, les dragons en tête, fait brusquement défiler la troupe, traverse la ville, et se dirige sur Lausanne. Rejoint à une petite distance de Cully par les capitaines, ceux-ci lui proposent d'envoyer en avant les fourriers pour préparer les logements; mais Davel répond : — «Cela n'est point nécessaire, cela ne ferait que de causer des frais et des mouvements à Lausanne.» Arrivés près de cette ville, les capitaines demandent : «sur quelle place voulez-vous ranger la troupe en bataille? sur la Palud, ou St François, suivant la coutume?» — «Sur la plate-forme, auprès du grand temple,» répond le major. A trois heures, la tête de colonne pénétrait dans la faubourg d'Etraz.

«Le major Davel entra tambour battant dans la ville de Lausanne, dit un témoin de son arrivée, sans que personne eût le moindre vent de sa marche; il avait un bel équipage; ses soldats étaient tous des jeunes gens bien faits, et de bonne mine, en habits propres en uniformes.» L'émotion et la confusion furent grandes dans Lausanne, lorsque, tout-à-coup, on entendit et on vit arriver cet appareil guerrier. Le bailli était à Berne, et le bourgmaître de Crousaz de Mézeri, à la compagne. En leur absence, le lieutenant baillival, Isaac de Loys de Bochat, et le boursier Milot, étaient chargés, le premier, des affaires du bailliage, et le second de la présidence des Conseils de la ville. Le contrôleur de Crousaz, chargé, en sa qualité de major du département de Lausanne, de tout ce qui concernait les affaires militaires dans cette ville, court à la rencontre de Davel, le rejoint dans la rue de Bourg, et lui dit vivement : «Pourquoi cette entrée, sans avis, sans consentement, sans ordres?» — «Mon cher major, répond Davel, de cet air gracieux qui lui est habituel, ne vous gendarmez pas... c'est une petite revue... je vous instruirai de tout dans un petit moment.» Cependant, la troupe continue sa marche, en bon ordre, tambour battant et enseignes déployés, descend la rue de St François, traverse la Palud, gravit la rue de la Mercerie, et, sur quatre hommes de hauteur, se range en bataille sur la terrase de la cathédrale, où la population accourt en foule. Alors, Davel prie le major de Crousaz de lui procurer des logements pour son monde, — «Quand à moi, je logerai chez vous.» — «Jamais les magistrats ne consentiront à loger vos soldats avant d'être instruits de vos desseins,» répond de Crousaz. — «C'est juste, réplique Davel, je vais aller à la Maison-de-Ville, pour leur donner des explications; mais avant, accordez-moi, je vous prie, une conférence particulière.» Le major de Crousaz y consent, et Davel, suivi de ses deux capitaines, se rend avec lui à l'Hôtel-de-Ville, où les membres du Deux-Cent se réunissaient par un mouvement spontané.

Arrivé a l'Hôtel-de-Ville, Davel rencontre le boursier Milot, qui le salue comme un ancien ami. — «Vous ne m'êtes point suspect, lui dit Davel, aussi, je vous prie, entrez avec moi dans cette salle, et soyez témoin de ce que j'ai à dire au major de Crousaz.» Entré avec ses deux capitaines et Messieurs de Crousaz et Milot, dans cette salle, où aujourd'hui siége la Justice de Paix de Lausanne, Davel sort des papiers de sa poche, remet l'un d'eux à Messieurs Milot et de Crousaz, en les prieant de le lire à l'écart. C'était la circulaire qu'il écrivait aux villes du Pays de Vaud. Ne comprenant pas d'abord, par la lecture de cette pièce, quel était le dessein de Davel, Messieurs de Crousaz et Milot lui demandent des explications plus formelles. Mais au lieu de répondre, Davel leur remet un manifeste, en disant : «Cette pièce vous mettra mieux au fait.» A sa lecture, tous les doutes tombent; un abîme s'ouvre tout-à-coup aux yeux des deux magistrats; interdits, atterrés, ils n'osent faire aucune objection à cet homme déterminé, qui, à la tête de six cents hommes dévoués, appelle aux armes une population de mécontents, et occupe une position militaire qui commande la ville. Aussi, d'un commun accord, et sans aucune entente préalable, Messieurs de Crousaz et Milot entrent en discussion avec le major, sur les moyens qu'il se propose d'employer pour conduire son entreprise à bonne fin, et terminent, en lui annonçant qu'ils allaient communiquer ses projets au Deux-Cent. Mais Davel retient son ami de Crousaz, autrefois son émule et son frère d'armes à Bremgarten et à Villmergen; il le prend à part, et lui dit : «Si mon plan réussit, votre fortune et fait.... Aussitôt que le Conseil de Lausanne aura agréé ma proposition, je m'empare du château, j'y prends l'argent de guerre et les munitions, pour payer les troupes et leur fournir le nécessaire.»

Cette entrevue terminée, MM. de Crousaz et Milot quittent le major, mais avant d'entrer au Deux-Cent, ils passent dans une chambre pour se concerter sur le parti qu'ils avaient à prendre dans cette affaire, aussi grave qu'elle était extraordinaire. On ignore ce qui se passa entre ces deux magistrats, mais il est facile de juger de l'extrême anxiété dans laquelle les jetaient les propositions qu'ils venaient d'entendre, et dont ils allaient faire part au Deux-Cent. Cependant, nous voyons dans la relation que Mr de Crousaz envoya à son ami Mr Stanian, alors ambassadeur anglais à Constantinople, que les deux magistrats lausannois, «ne doutant point qu'il n'y eût quelque intelligence entre le major Davel et quelques personnes de la ville, jugèrent qu'avant toute oeuvre, il fallait exiger, de tout le Conseil, de rafraîchir le serment de fidélité envers le Souverain, et de garder un secret inviolable sur toutes les délibérations que l'on ferait, et sur les mesures que l'on prendrait, pour faire échouer ce malheureux projet.» Ainsi décidés, ils entrent dans la salle du Deux-Cent, où ce Conseil attendait avec impatience le mot de l'énigme. Le boursier Milot monte au fauteuil de la présidence, ouvre la séance, fait prêter le serment de fidélité à LL. EE. et celui du secret sur la communication que le Deux-Cent allait recevoir; puis, au milieu d'un profond silence, il fait enfin cette communication, qui frappe de terreur l'assemblée toute entière, et la jette dans la plus vive agitation. Le calme revenu, Mr Milot oouvre la discussion, et le Conseil décide, à l'unanimité : «que le major Davel serait admis devant le Deux-Cent, pour qu'on entende, de sa propre bouche, ce qu'il venait de proposer en particulier à Messieurs Milot et de Crousaz.»

Tandis que cela se passait dans le Deux-Cent, le major communiquait ses projets et son manifeste à ses deux capitaines, qui, pendant la conférence du major avec les deux magistrats, étaient restés à l'écart, dans le fond de la salle. MM. Clavel et de Crousaz dirent ensuite dans leur déclaration, «qu'ils furent si frappés et si saisis d'horreur qu'ils ne purent lui répondre, sinon, qu'ils n'y comprenaient rien...» Cependant, le major est appelé, est introduit dans la salle du Deux-Cent. «Il est reçu dans le Conseil avec un très-bon acueil; on lui offre un siège qu'il refuse; son air respire la confiance.» et, au milieu d'un profond silence, il prononce le discours suivant :

«NOBLES, ILLUSTRES ET TRES-HONORES SEIGNEURS!

«Nous ne devons pas tarder plus longtemps à témoigner à Leurs Excellences nos sentiments de reconnaissance des soins paternels qu'ils ont pris de nous conduire et gouverner; nous serions coupables du cas d'abus de leur protection si nous n'embrassions pas les endroits propres et efficaces à les en décharger; ils nous ont fait paraître leur lassitude et ennui à cet égard; il est temps que nous soyons émancipés et que nous travaillions nous-mêmes à notre propre conduite : c'est ici le premier motif du mouvement que j'ai commencé et que j'ai dessein de poursuivre jusques au point de sa perfection. Recevez, Nobles, Illustres et Très-Honorés Seigneurs, mes excuses pour légitimes de ce que j'ai tardé jusques à présent à l'effet de l'ouvrage de votre pleine et entière liberté : ce n'a pas été par aucune tiédeur à vous rendre mes offices, mais les conjonctures n'en étaient pas favorables et bien assurées; il ne convenait pas de faire cette levée de boucliers d'une manière légère et hâtivement concertée; ma plus grande attention a été de n'exposer aucune personne du pays au hasard, et j'ai été unique dans ce premier trait, comme vous pouvez le remarquer par l'étonnement de mes propres officiers. Heureuse et excellente journée, en laquelle nous voyons un solide fondement posé de notre pleine, entière et assurée déliverance de la domination de Berne, sans l'effet de l'usage du fer et du feu qui cause de l'émotion aux plus intrépids! Hélas! qu'est d'abord devenue cette puissance souveraine et redoutable de Leurs Excellences? Je la cherche et ne la trouve plus. Elle est déchue, dès ce moment et sans retour, la domination de ce Berne puissant. Elle n'a de recours à attendre que de ses sujets allemands, qui tourneront leurs armes contr'eux pour suivre notre exemple. Trouveront-ils des secours dans le canton de Fribourg leur voisin, qu'ils ont irrité au suprême degré? Auront-ils recours au canton de Soleure? Les mêmes sujets d'indignation leur serviront de réponse. Le canton de Zurich, prudent et sage, n'aventurera pas ses troupes pour les enfoncer dans le canton de Berne, pour y être coupées et réduites à ne pouvoir avancer ni retourner en arrière. Ainsi, au premier coup d'essai de notre délivrance, nous la voyons ferme et inébranlable, sans effusion de sang. Moment des plus agréables de ma vie, dans lequel j'ai l'honneur de vous féliciter, Nobles, Illustres et Très-Honorés Seigneurs, de votre pleine, parfaite, entière et assurée délivrance, dégagée de toutes craintes et alarmes! Nous ne devons cependant pas négliger de suivre les voies ordinaires et convenables d'une troupe d'élite sur les frontières avec ordre d'être prêts à un armement général. Je n'attends, N. I. et T. H. S., que votre consentement et approbation sur ce premier trait, et d'être revêtu, de votre part, du commandement des troupes que l'on demandera également aux autres villes du Pays de Vaud, pour me rendre en personne aux lieux les plus exposés; pour vous donner des preuves, qu'ayant commencé ce grand ouvrage, rien au monde ne m'en détournera jusques à sa perfection. J'abrège, pour laisser à votre pénétration à supplier à tout ce qui convient à la conjoncture présente, sur laquelle, pour véritable conclusion, nous implorons la bénédiction du Ciel.»

Ce discours prononcé, le major lit un manifeste, que Berne parvint à soustraire à la connaissance du public, et qu'elle fit lacérer des registres du Conseil de Lausanne; mais que l'historien de Berne, Mr de Tillier, fit connaître, plus d'un siècle après que Davel l'eût produit devant le Deux-Cent de Lausanne.

MANIFESTE.

Nobles, Illustres et Souverains Seigneurs. — Un moment de juste attention et de sérieuse réflexion sur votre conduite envers le Pays de Vaud vous rendra convaincus, par vous-mêmes, que c'est par votre inégalité, présomption et tyrannique gouvernement que vous êtes déchus de la souveraineté du Pays-de-Vaud, qui a pris la résolution de ne plus à l'avenir reconnaître aucun ordre de votre part; sans qu'aucune menace ou promesse, de quelque nature que ce soit, y apporte jamais aucun changement.

Nous fixerons nos limites au pont de Guminen, n'ayant pas étendu le plan de notre délivrance à vous inquiéter dans votre capitale, qui restera telle à votre égard; à moins que vous ne nous donniez sujet, par votre armement : alors, nous suiverons le droit de guerre.

Ne vous flattez pas, I. S., que vos propres forces aient été le motif de nos limites! car, si notre plan s'était étendu au point d'entrer dans votre capitale, vous nous y auriez vus rangés auprès de votre maison-de-ville, sans avoir rencontré aucune opposition, connaissant très-bien votre faiblesse et peu de précaution en fait d'armes.

Notre dessein pour le présent est fixé à vous décharger de la domination du Pays-de-Vaud, dont vous avez abusé et que vous avez réduit à une insupportable extrémité.

L'on vous a avertis, par lettres et anonymes, de l'indigne conduite de vos baillis, avec offre de se présenter pour soutenir les justes plaintes et accusations : cela a produit une lettre à votre Trésorier, de s'en informer, qui en a été pleinement convaincu. Et autre n'en a été qu'une continuation empirée de malversations, bamps et amendes exorbitantes, qui ont si fort abattu et atterré tant bourgeois et habitants, qu'il est surprenant qu'on ait pu soutenir jusqu'à aujourd'hui.

Vous avez rendu toutes les charges civiles, politiques, et ecclésiastiques, dépendantes de vos baillis, vénales au plus offrant et dernier enchérisseur.

Vous avez envoyé des baillis pour administrer la justice, qui n'ont pas le moindre teinture ni étude du droit.

Vos baillis et chambres souveraines multiplient et entretiennent les procès des villes, publics et particuliers, à l'infini. Il n'y a aucun changement ni amélioration : chaque année empire; d'où cela est enfin parvenu au plus outre de la plus pernicieuse domination.

Vous introduisez chaque année quelque nouvel impôt, ou péage; et vous chargez les biens publics et particuliers des réparations de toutes les grandes routes et chemins royaux.

Vous avez ruiné le commerce, où votre peu de capacité au gouvernement a fait que toutes les bonnes espèces sont presque sorties du pays.

Les droits et priviléges de plusieurs villes du Pays-de-Vaud ont été de temps à autre absorbés...

Vous avez recherché les endroits à tellement abaisser les seigneurs-vassaux et personnes en charge du pays, qu'il n'est pas possible de rien écrire de plus indigne et abject. Si un bailli écrit à un châtelain pour lui faire rendre ses comptes, c'est par un mandat public, où il est menacé de provision et exécution s'il n'y satisfait pas d'abord. La même chose est pratiquée envers les receveurs, auxquels on ordonne dans un temps fâcheux d'exiger à toute rigueur les lauds et censes, sous les mêmes peines, outre la menace de perdre leurs emplois.

Vos Commissaires, instruits de vos intentions, assujettissent à fief et à dixme tous ceux qui ne peuvent pas bien se défendre.

Vous avez empêché, autant qu'il vous a été possible, que des officiers du Pays-de-Vaud qui s'évertuaient à porter les armes dans des Souverainetés voisines, ne parvinssent à des emplois éminents; et lorsque leur mérite vous était connu et qu'ils étaient dans la route presque immanquable de s'avancer, vous leur avez suscité de mauvaises affaires, pour leur ôter les moyens de s'avancer dans les armes, afin que vos bourgeois de Berne eussent tous les emplois élevés. Cependant, malgré touts vos efforts, il est resté cinq ou six officiers revêtus des grades de lieutenant-colonel, major et capitaine, qui, par leur long service et capacité, devraient être dans le généralat, si vous ne les aviez pas arrêtés dans leur course.

Vosu avez tenu une conduite généralement désapprouvée avec le clergé, par la prétendue réforme que vos députés séculiers, et d'une vie non approuvée, ont entreprise. L'académie de Lausanne était censée fleurissante et bien composée. Il y a même un esprit sublime qui a brillé dans les cours étrangères et remporté les prix d'honneurs, qui, au lieu de recevoir des marques de distinction, était le premier en butte et exposé au pressant ordre de signer vos articles, ce qu'il n'a pu éviter de faire, par la considération de la sûreté publique. Cette fleurissante Académie a senti tout le poids de votre absurde et sauvage domination.

Vous vous faites solliciter pendant plusieurs années pour faire de légères réparations à des cures et églises. Les Trésoriers qui viennent au Pays, se bornent à la visite des caves, et ne se détourneraient pas d'un quart-d'heure pour faire attention à la réparation d'une église où il pleut sur la tête du ministre et des auditeurs.

Tous les biens de l'Eglise, qui avaient été consacrés au service divin, sont réunis au domaine de Leurs Excellences. Le premier usage en est destiné pour les pensions séculières. Le rebut de la cave est assigné à MM. les professeurs et ministres.

Vous cassez et rétablissez les ministres et impositionnaires de la manière la plus légère qu'on puisse exprimer; vous oubliez que ce genre de caractère ne se doit pas ainsi manier.

Il se présente une multitude d'autres endroits plaintifs, irréguliers, et indignes d'un souverain envers ses sujets, que je n'étale pas ici : je renvoie à l'examen particulier de chaque Seigneur membre de la Souveraineté le soin de réfléchir sur leur conduite envers les sujets; de reconnaître et avouer que c'est avec juste droit et raison que le Pays-de-Vaud secoue leur domination tyrannique, superbe, et insupportable même à leurs propres alliés; et qu'ayant les premiers violé les serments qu'ils sont obligés de prêter envers leurs sujets, avant celui des sujets, ils restent coupables de la violation des serments des souverains, violation qui décgarge les sujets de celui qu'ils ont prêté.

Faites, I. S., de sages et solides réflexions sur le présent avènement, qui parait encore vous conserver quelque reste de souveraineté si vous en savez faire un bon usage. Vous ne serez plus si occupés de procès, et vous aurez des moments à penser plus juste que vous n'avez fait, et pour mieux employer votre vie que de la passer entière parmi les procès et brigues des charges et emplois.

Reconnaissez votre faiblesse à ne pouvoir parer ce coup. Tout votre grand arsenal, artillerie, munitions de guerre et trésors, sont ici rendus inutiles. Il ne vous reste, par expression figurée, à la lecture du présent manifeste, ni bras, ni jambes, ni courage. Vous n'oseriez employer vos sujets allemands contre nous : ils se joindraient à nous, pour transporter vos trésors de la capitale et en faire un juste partage, et suivre l'exemple de notre délivrance.

Vous ne pouvez espérer aucun secours des cantons voisins, que vous avez irrités et méprisé au suprême degré. Le canton de Zurich, prudent et sage, de même les autres cantons, n'aventureront pas leurs troupes pour les engager dans des pays où elles seraient coupées sans pouvoir avancer ni revenir en arrière. Outre la principale raison de notre bon droit, ils n'ignorent pas l'équilibre des cantons.

Et quant à la manière présente dont nous avons résolu d'en agir à cet égard, nous renvoyons en toute sûreté, respect et honnêté, les femmes et enfants des baillis et autres Bernois qui sont dans le Pays-de-Vaud.

Défendant à tous bourgeois de Berne qui sont présentement hors de ce pays, d'y rentrer sans une nouvelle permission du seul commandant des troupes, sous peine de la vie sans égard ni rémission, de même que ceux qui résident dans la ville de Berne sans exception ni aucun prétexte valable. Vous nous renverrez aussi nos bourgeois qui se trouvent parmi vous, escortés jusqu'au pont de Guminen, où, de part et d'autre, nous tiendrons une garde respective à chacun des extrémités, comme par forme de suspension d'armes, jusqu'à ce que les femmes, enfants et bourgeois des deux partis soient renvoyés et que nous ayez eu le temps de former votre armée, à laquelle nous ne refuserons pas l'honneur du combat, si vous le souhaitez.

Après la lecture de cette pièce remarquable, qui peint avec une si saisissante vérité, les vices de l'administration bernoise, les membres du Deux-Cent entrent en discussion avec Davel, cherchant à découvrir ses plans et ses adhérents. — «Je ne demande que d'être secondé par Lausanne, répondait-il à ses interlocuteurs... J'ai pensé à tout... Je suis assuré d'un succès certain... Les baillis sont absents; rien de si facile que d'occuper les châteaux, on y trouvera l'argent de guerre et des ôtages... Toutes les villes suivront l'exemple de Lausanne. — La Suisse entière est jalouse de Berne... Fribourg n'attend qu'un signal.» — «On n'a qu'à vouloir, le Pays de Vaud deviendra le quatorzième Canton.« — «Ce que je fais, n'est pas l'ouvrage d'un jour, il y a longtemps que cela est projeté, le succès est infaillible. Si Lausanne y concourt, je réponds de l'événement... Mais le secret étant l'âme de toute cette affaire, je ne l'ai confié à personne avant le temps, et jusqu'à cette heure j'en suis resté maître, absolument seul5

Cette conversation terminée, Monsieur Milot prie Davel de se retirer pendant la délibération du Conseil, et, sous le prétexte de lui tenir compagnie, il charge deux seigneurs du Conseil, MM. Polier de Bottens, et Gaudard de Vinci, de ne le point perdre de vue. La déliberation fut longue, elle fut animée. Les membres du Conseil, qui, dans les affaires du Consensus, comme dans d'autres circonstances, s'étaient le plus prononcés contre LL. EE., furent les plus empressés à manifester «leur horreur contre ce rebelle, et leur dévouement au Souverain.» Enfin, on passe aux voix, et «le Deux-Cent rejette avec horreur, par le suffrage unanime de ses membres, le projet de rebellion du major Davel, et prend la résolution de mettre tout en oeuvre pour le faire échouer. Toutefois, comme la ville se trouvait sans défense, exposée à la merci d'une troupe naturellement résolue et intrépide, qui, sans aucun doute, agissait de concert avec son chef, on décidait que l'on ferait semblant d'entrer dans le projet; que l'on disposerait toutes choses de manière à prévenir toute méfiance de la part du major Davel; que l'on ne divulgerait rien de ce qui se passait, afin de ne pas alarmer mal à propos la bourgeoisie; que Mr le contrôleur de Crousaz, major du département de Lausanne, était chargé de prendre toutes les mesures militaires, ou autres, pour étouffer la rebellion; enfin, que Mr le conseiller de Sévery partirait immédiatement pour annoncer à LL. EE. ce qui se passait à Lausanne, et les mesures que le Deux-Cent venait de prendre6

Davel est rappelé devant le Deux-Cent; le président lui annonce que ses troupes seront logées, et que rien ne leur manquera; que la ville le priait, ainsi que ses capitaines, MM. de Crousaz et Clavel, d'accepter un souper, dont MM. les bannerets Polier de Bottens, et Gaudard de Vinci, le conseiller de Seigneux, et le major de Crousaz, feraient les honneurs; que dans cette réunion, il pourrait se concerter avec ces Messieurs, sur toutes les mesures qu'il y aurait à prendre; que dès le lendemain matin, Mr le major de Crousaz passerait la revue des troupes de Lausanne et des environs, qu'on allait lever pour les former en corps, destinés à aller ensemble plus loin; enfin, que les membres étant liés par le serment, s'engageaient à garder le secret sur tout ce qui s'était passé dans le sein du Conseil, ainsi que sur toutes les résolutions qui venaient d'être prises.

Après avoir reçu cette communication qui lui assure le concours de Lausanne, et un succès certain, Davel, accompagné de MM. Polier de Bottens, et Gaudard de Vinci, qui, dès ce moment, ne le quittent pas un instant, se rend auprès de sa troupe pour la distribution des billets de logements. Les conseillers chargés de cette distribution, logent les sergents et les caporaux dans les faubourgs, et répartissent les soldats dans tous les quartiers de la ville, afin que les portes étant une fois fermées, les sous-officiers, en cas d'émeute, ne pussent rejoindre les soldats.

Pendant ce temps-là, Mr de Sévery faisait toute diligence pour Berne; le lieutenant-baillival de Loys s'enfermait avec quarante hommes dans le château; le major de Crousaz expédiait des officiers dans tous les villages de son département pour lever la milice avec l'ordre de se rendre pendant la nuit aux portes de Lausanne, armes chargées et munitions dans la giberne. Les motifs de cette armement étaient si bien cachés que les officiers chargés de l'exécuter, les ignoraient eux-mêmes. Ces officiers partis, et les sous-officiers de La Vaux, logés dans les faubourgs, les major de Crousaz ferme les portes de la ville, y met de fortes gardes, et donne l'ordre aux compagnies de Lausanne de se rendre, le lendemain avant jour, chacune dans sa bannière.

«On alla ensuite souper ensemble, dit le major de Crousaz dans sa lettre, on fut fort gai, excepté le major Davel, qui, suivant sa coutume, parla peu, mangea et bu modiquement.» A dix heures, accompagné de MM. de Bottens, de Vinci, de Seigneux, Milot, et de ces capitaines Clavel et de Crousaz, Davel se rend chez le major de Crousaz, et prie ces Messieurs de se retirer, parce que, dit-il, il avait encore à parler avec Mr de Crousaz. Il s'enferme avec lui; il lui expose ses plans : — «Demain, de bon matin, je paye les troupes et leur donne double paye; la ville avancera cet argent, qui lui sera bientôt restitué, puisque dès que les troupes seront payées, je m'empare du château, où je trouverai de l'argent; j'enverrai ensuite trois ou quatre détachements chez les péageurs du pays, et chez le caissier des salines, où on trouvera suiffisamment d'argent; ensuite j'irai avec vous et quelque peu de monde à Moudon, où je ferai la même chose qu'à Lausanne. Quoique je n'ai aucune intelligence avec des gens de cette ville, il ne faut point se mettre en peine.... je ne tirerai pas un coup de fusil, ni là, ni sur toute la route, jusqu'au pont de Guminen, où j'irai prendre position, pour borner là la souveraineté de LL. EE. de Berne.» Ce projet paraissait impracticable au major de Crousaz, celui-ci présente «les difficultés qu'il y aurait à pouvoir l'exécuter, s'il était vrai, qu'il n'eût aucune intelligence dans aucun lieu du pays.» Mais Davel lui répond : «Je n'en ai nulle part, cela ne m'est point nécessaire; il me suffit que la ville de Lausanne soit d'accord avec moi, et que j'aie de leurs troupes, pour qu'alors toutes les autres villes du pays suivent son exemple. — Je suis si connu dans le pays, pour un homme très-expériminenté, généralement aimé et estimé, que chacun se fera un plaisir de me voir à la tête d'une si belle et si heureuse entreprise. D'ailleurs, je prendrai le peuple par son propre intérêt, en lui faisant voir que d'esclave, il allait devenir libre, et que le pauvre qu'il était, il allait devenir commode... J'effacerai toutes les créances que les Bernois ont dans ce pays; j'affranchirai tous les biens des dimes, des cens et des lauds, en un mot, de toutes les charges, en sorte que chacun possédera avec toutes franchises, et que touts les fonds appartenant à LL. EE. de Berne, et aux bourgeois de cette ville, seront confisqués au profit du nouvel ordre des choses. Cela est plus que suffisant, dans le mécontentement général, où l'on est dans le Pays de Vaud, contre le Souverain, pour faire prendre les armes à tous les sujets, et les faire marcher partout où cela serait utile.» — «Je suis sûr,» répond Davel à une autre objection, «je suis sûr du canton de Fribourg, qui, charmé de mon entreprise, me donnera tout le secours dont j'aurai besoin... J'ai eu une conversation avec un membre du Conseil de cet Etat. — Dès que nous serons arrivés au pont de Guminen, on enverra un résident à Fribourg, pour avoir soins d'y ménager les intérêts du Pays de Vaud. — On enverra ensuite mon manifeste à LL. EE. de Berne, pour leur notifier qu'ils sont déchus de la souveraineté du Pays de Vaud, par les raisons contenues dans ce manifeste. — Je garderai en ôtage les dames baillives avec leur enfants, afin de pouvoir faire les échanges contre ceux, ou celles, du Pays de Vaud, qui pourraient se trouver dans le canton de Berne, et je défendrai à tous Bernois, sous peine de mort, de mettre les pieds dans le Pays de Vaud.» — «J'approuve votre plan, répond de Crousaz, mais quel plan avez-vous formé pour le nouveau gouvernement?» — «Je n'en ai point encore de positif; mais il faudra y aviser dès demain. Quant au militaire, je compte que j'aurai le commandement des troupes; vous serez mon lieutenant, votre père, le bourgmaître de Lausanne, sera trésorier général du Pays de Vaud, et Mr Gaudard de Vinci sera envoyé comme résident à Fribourg7

Il était minuit, lorsque cette conversation se terminait ainsi. Cependant, le major de Crousaz, loin de se livrer au repos, parcourait les postes, activait ses préparatifs, puis, à deux heures du matin, envoyait un courrier porter à LL. EE. les nouvelles les plus rassurantes.

Cependant, les milices arrivaient de toute part. A trois heures du matin, il y avait huit cents hommes en armes aux portes de Lausanne, et quinze cents à quatre heures. «Ils étaient forts étonnés, dit un témoin oculaire8, de se trouver ainsi rassemblés, et sans pouvoir deviner à quel dessein. L'inquiétude et le trouble n'étaient pas moindres dans le ville. Le peuple ne comprenait rien à tout ce qu'il voyait. On voyait les membres de Conseil, allant et venant d'une rue à l'autre, avec un visage consterné. Ils avaient lieu de croire que bientôt, il faudrait en venir aux mains.» Enfin, arrive le matin. A quatre heures, le major de Crousaz ouvre les portes, ordonne à ces troupes d'entrer en silence dans la ville, les réunit aux troupes de Lausanne, et fait occuper les postes les plus importants, les carrefours, les places et les rues principales. «Les troupes du major Davel, ne pensant point à mal, se rendent au poste qu'elles avaient occupé le jour précédent. Elles ne comprenaient rien à tout ce manège, non plus que les autres.»

Pendant ces mouvements de troupes, MM. Polier de Bottens et Gaudard de Vinci se rendent chez le major Davel, sous le prétexte de concerter avec lui, sur les mesures à prendre dans cette grande journée. Ils trouvent Davel en grand uniforme et prêt à monter à cheval. La discussion recommence sur les opérations militaires qui vont commencer, et, comme le major parlait de marcher immédiatement sur Moudon, on lui demande ce qu'il fera à Moudon : «Comme à Lausanne, répond Davel, là je ferai lever les troupes, comme Mr Tacheron, major du département militaire de Moudon, doit être à Morges, je vais lui écrire de venir me joindre à Lausanne.» Aussitôt, Davel prend la plume, écrit à Tacheron la lettre dont nous donne le fac-simile, pris sur la pièce originale; il la plie, la cachette, et prie Mr Polier de l'expédier par un courrier.

Cependant, on vient annoncer que les troupes sont sous les armes. Bientôt Davel, suivi de ses deux capitaines et des deux seigneurs du Conseil, parait dans la rue; il montait à cheval pour prendre le commandement des troupes, lorsque le major Descombes, capitaine de ville, survient à la tête d'une compagnie de fusiliers, et l'aborde en lui disant :

«Monsieur le major! vous êtes mon prisonnier.» — «Mais vous n'êtes pas au fait, Monsieur,» répond Davel. Puis, lisant la vérité dans les yeux des deux magistrats : «Qu'est-ce, Messieurs, votre Conseil a-t-il changé de sentiment depuis hier?» MM. Polier et Gaudard, répondent d'une manière évasive : «Le Conseil n'a point changé d'avis... C'est sans doute un malentendu... Cet acte est le fait de Mr le lieutenant-baillival...» — Davel veut parler à l'un de ses capitaines qui survient; on l'en empêche... Alors, il remet son épée, en disant avec calme : «Je vois bien que je serai la victime de cette affaire! Mais n'importe, il en reviendra quelque avantage à ma patrie!...»

On conduite Davel par un chemin détourné, dit Barnaud, il arrive au château sans faire paraître la moindre émotion. Ni la vue de la prison, et des chaînes dont il allait être chargé, ni les reproches qu'on lui fait, ne peuvent ébranler sa fermeté. On lui met les fers aux mains et aux pieds. On établit bonne garde et deux sentinelles le gardent à vue... On enferme au château les officiers de Davel; le boursier Milot congédie ses soldats, avec ordre de rentrer dans leurs foyers, isolément et sans tambours. Quelques soldats répondent que c'était au major Davel à les ramener. Mais lorsqu'ils apprennent ce qui se passait, ils protestent tous qu'ils n'en avaient aucune connaissance, et n'hésitent plus à obéir... En traversant la ville, ils voyent partout les troupes sous les armes. Les uns font des imprécations contre leur major; les autres déplorent sa faute, d'autant plus qu'ils l'estimaient beaucoup, et avaient toujours eu en lui une entière confiance... Les bas officiers du major Davel sont renvoyés chez eux le même jour9

Cependant, Mr de Sévery arrivait à Berne, et remettait ses dépêches à l'avoyer, au moment même où Davel était arrêté; il ajoutait quelques détails sur ce qui s'était passé la veille à Lausanne. Le Deux-Cent se rassemble dans la plus grande confusion; les élections sont ajournées; les baillis reçoivent l'ordre de se rendre en hâte dans leurs bailliages; on ordonne la mise sur pied de toutes les troupes de la république. Mais bientôt, à cette confusion, succède un peu de calme. Le courrier parti à deux heures du matin de Lausanne, apporte les dépêches du major de Crousaz, et donne les détails les plus rassurants sur les mesures prises pour étouffer la rebellion. Néanmoins, on continue à prendre des mesures militaires, et le trésorier de Watteville est envoyé dans le Pays de Vaud, comme Haut-Commandant, chargé de pouvoirs illimités. Il part à cheval, à quatre heures du soir, avec un grand nombre d'officiers et une escorte de cinquante cavaliers.


Sources Principales : Archives de l'Etat de Vaud, Des majoren Jean-Daniel-Abraham DAVEL von Cully in Waatland, Rebellions Geschäfft, im Marz und April 1723. Cette procédure, en un volume in-folio du mille et dix pages manuscrites, renferme les lettre écrites de la main de Davel à l'occasion de son entreprise, sa prière, son discours au Conseil de Lausanne, ses interrogatoires, enfin, toutes les pièces originales et officielles relatives à cette affaire. — Archives du Conseil de Lausanne. — Barnaud, Mémoires pour servir à l'histoire des troubles arrivés en Suisse à l'occasion du Consensus. — Bibliothèque de Mr l'avocat Pellis, Collection de manuscrits. — César de Saussure, Mémoires inédits, six volumes in 4o. — C. Monnard, Histoire de la Confédération Suisse, Livre XIII, chap. XII.

1Conversations du major Davel dans sa prison. (Manuscrit contemporain.)

2Archives de l'Etat de Vaud, Procédure du major Davel, page 90.

3Procédure, 84 à 86.

4Procédure, 268.

5J. Olivier, Etudes d'Histoire nationale : Le major Davel. Lausanne, 1842.

6Manuel de Lausanne, 1723.

7Lettre du major de Crousaz à Mr Stanian, page 105 de la procédure.

8Barnaud, Mém., 406.

9Barnaud, 407 à 410.


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