La noblesse minée par les institutions bernoises. — Des étrangers, marchands enrichis, achètent des fiefs nobles, et prennent le nom de terre de gentilshommes Vaudois. — Berne favorise ce trafic de fiefs. — Les seigneurs vendent leurs fiefs et se retirent dans les villes. — Aristocratie bourgeoise des villes; démocratie des villages; conséquences de cet état de choses. — La jeunesse, privée de ressources, suit à l'étranger la carrière des armes, celle de l'Eglise, ou de l'enseignement, ou du service domestique. — Influence du retour de ces migrations sur les moeurs et la fortune publique. — La Rue de Bourg. — Voltaire à Lausanne; ses lettres sur Lausanne. — J.-J. Rousseau dans le Pays de Vaud; la Nouvelle Héloïse. — Concours d'étrangers dans le Pays de Vaud. — Séjour de Gibbon à Lausanne; ses Mémoires et ses Lettres; le professeur Pavilliard; le pasteur Allamand; Mlle Curchod; Mr Deyverdun; Mr de Mézeri. — Lettre de Gibbon sur le gouvernement bernois.
Le système que Berne, pendant deux siècles, n'avait cessé de suivre, portait maintenant ses fruits : l'Eglise était soumise au pouvoir spirituel et temporel de l'Etat; la noblesse, privée de ses priviléges les plus importants et appauvrie, restait sans force; les villes isolées entre elles, et divisées d'intérêts, voyaient de mesquines oligarchies exercer une ombre de pouvoir, quant aux villages ils voyaient se développer chez eux le germe d'institutions démocratiques, qui bientôt devaient pousser de profondes racines dans le Pays de Vaud.
La race des Dynastes, ces barons, tels que les sires de Grandson et de Cossonay, qui, dans les temps de la féodalité, ne reconnaissaient pour suzerain que le chef de l'Empire, — cette race avait disparu. A cette puissante noblesse, minée par les institutions des princes de la maison de Savoie, et anéantie par la politique du bourgeoisie de Berne, avait succédé une antique noblesse, jadis vassale, ou de l'Eglise, ou des puissants dynastes de l'Helvétie Romande. Cependant cette noblesse, privée des précieuses ressources qui soutenaient les gentilhommes dans les pays monarchiques, s'appauvrissait et se voyait forcée de chercher au dehors une carrière qui lui était fermée chez elle. Cette triste position de la noblesse du Pays de Vaud n'avait point échappé aux regards de ces deux hommes éminents, qui, pendant la guerre de la succession d'Espagne, avaient représenté en Suisse deux grandes puissances alors ennemies. L'un d'eux, Mr Stanian, ambassadeur de la cour de Londres en Suisse, s'exprime ainsi, sur la noblesse du Pays de Vaud, dans son Tableau Historique et Politique de la Suisse, publié en 1722.
«Les vassaux et la noblesse, c'est-à-dire, les hommes d'une classe plus relevée que celle des paysans, mais qui n'étant pas citoyens de la capitale, sont en conséquence exclus chez eux de tous les emplois, forment, à mon gré, la classe la moins heureuse. Ces nobles ont, à la vérité, des terres et des seigneuries, dont ils jouissent avec beaucoup de tranquillité, et ils ne paient que peu de chose ou rien du tout au Souverain. Mais comme ils sont inhabiles à posséder toutes sortes d'emplois de confiance (à moins qu'on ne veuille honorer de ce nom quelques petites magistratures de leurs villes), comme ils vivent dans un pays où le commerce est mort, et où il n'y a aucune profession dans laquelle on puisse faire quelque profit, ceux qui sont le plus à leur aise, ont encore bien de la peine de se contenter de leur état. Les autres n'ont d'autres ressources que d'aller chercher fortune au service, en quelque pays étranger; et ils y réussissent rarement, tant à cause des difficultés que tous les étrangers trouvent à s'établir en quelque cour que ce soit, que par la préférence que l'on donne toujours sur eux à leurs propres concitoyens pour le service militaire. Car les Cantons préfèrent toujours leurs concitoyens à leurs sujets, lorsqu'ils donnent des troupes à quelque prince ou à un état étranger1.»
Un autre homme d'état, l'ambassadeur de Louis XIV, le comte du Luc, écrivait à la même époque au roi : «Les Vaudois sont plus aguerris que le reste des Suisses, parce que la noblesse dont cette province est remplie, n'a point de moyens de subsister que celui des armes qu'elle porte au service des étrangers, étant exclue des emplois dans sa patrie, et sucée par les baillis qui se succèdent incessamment, et dont l'avarice ne peut s'assouvir2.»
Privée ainsi de ressources, cette noblesse s'appauvrissait et disparaissait, lorsqu'une circonstance lui rendit quelque force et jetant dans ses rangs des marchands anoblis. Après la mort de Louis XIV, et sous la régence du duc d'Orléans, le système financier de Law créa le jeu des fonds publics, l'agiotage devint effréné, et des fortunes immenses se créèrent ou s'évanouirent en un jour. «Alors, dit un patricien de Berne, un grand nombre d'étrangers, riches, mais sans naissance, assurèrent leurs fortunes en fonds de terre dans le Pays de Vaud; ils acquérirent des fiefs nobles, et placèrent en même temps leur argent à un gros intérêt. Mais si par ce moyen le pays s'enrichit par l'importation de l'argent, plusieurs bonnes maisons se dépouillèrent volontairement de leurs anciennes possessions; et la noblesse qui vivait autrefois avec simplicité, mais honorablement, dans ses châtteaux, apporta dans la ville la valeur en argent comptant des terres qu'elle vendait. Le luxe, l'oisiveté, prirent la place de la vie campagnarde; et tel gentilhomme dont la famille se serait soutenue avec honneur dans l'enceinte des fossés et des tours bâties par ses ancêtres, ne laissa après lui que des héritiers d'un beau nom sans ressources. C'est ainsi que l'on vit s'éteindre peu à peu cette nombreuse noblesse du Pays de Vaud, tandis que des familles nouvelles s'enrichissaient par le commerce, et que des étrangers se paraient de ses noms et de ses titres achetés... Je me souviens que passant dans un des plus beaux châteaux du Pays de Vaud, aujourd'hui entre les mains d'un de ces étrangers parvenus, et voulant en voir les appartements, le valet qui me conduisait me dit : «Voici le comtoir de Monsieur le baron3!» En effet, Prangins, Aubonne, Coppet, St Légier, Grandcourt, voyaient d'heureux joueurs, d'habiles négociants, prendre le nom de ces anciennes baronies, et y construire des demeures princières. On voyait alors le comte de Dohna vendre sa baronnie de Coppet à Mr d'Erlach, celui-ci au banquier St Gallois Hoguer, celui-là à un heureux spéculateur genevois, celui-ci au marchand hollandais Van de Laer, qui la faisait passer successivement entre les mains de financiers étrangers, et tomber enfin dans celles du célèbre banquier genevois, Mr Necker. La seigneurie d'Allaman était vendu par le marquis de Gentil à un marchand genevois, nommé Sellon; le fils d'un teinturier de Genève, nommé Labat, devenait le baron de Grandcour : partout, dans le Pays de Vaud, dit Mr Sinner, la finance prenait la place de la noblesse!
Cependant, loin d'entraver ces ventes de fiefs, Berne, dans l'intérêt de ses finances, et avant tout, dans le but de diminuer l'influence des familles, dont la noblesse était plus ancienne que celle de la plupart des familles de son patriciat, Berne facilitait ces ventes, en abolissant le droit de capacité d'acquérir, connu dans le Pays de Vaud, sous le nom de cape. Ce droit qui frappait d'une double taxe celui qui, n'étant pas issu de parents anoblis, ou par l'épée, ou par la magistrature, voulait acheter dans le Pays de Vaud un fief noble, était aboli dans l'année 1749. «Dès lors, dit Mr Sinner, un grand nombre de terres furent vendues à des gens de fortune, et la vieille noblesse se retira dans les villes.» Ce sénateur bernois parle, non sans dédain, de ces seigneurs improvisés; il déplore la chûte d'une antique noblesse : «Cependant, dit-il, on fait meilleure chère chez ces barons financiers d'aujourd'hui, et l'on y est mieux logé qu'on ne l'était dans les antiques et les sombres demeures de la chevalerie.»
Berne, dans l'intérêt de sa puissance, avait aboli une partie des privilèges de la noblesse, et avait ainsi amélioré le sort des paysans du Pays de Vaud. La servitude féodale n'existait plus, la taille était abolie, et, dans la majeure partie des seigneurs, la dîme et le cens étaient les seuls droits des seigneurs; dans quelques fiefs, le seigneur avait sa justice, et dans un petit nombre seulement il avait conservé la haute et le moyenne justice, dont les arrêts devaient être ratifiés à Berne. Comme la noblesse n'avait plus pour appui les Assemblées des Etats, dont elle faisait partie sous la maison de Savoie, elle dut en chercher un dans les villes, et surtout à Lausane, où une riche bourgeoisie, jouissant elle-même de droits seigneuriaux, avait conservé quelques vestiges des privilèges de Lausanne Ville-Impériale. Ce fut probablement dans ce but, que les familles de Mestral, de St Saphorin, d'Arrufens, Cerjat, de Charrière, de Senarclens et de Sacconay, entrèrent à la fin du XVIIme siècle dans la bourgeoisie de Lausanne.
Dans toutes les villes, dans les moindres bourgs, quelques familles, imitant l'exemple du patriciat bernois, s'étaient peu à peu emparées de pouvoir, et l'avaient rendu héréditaire. Loin de s'opposer à cette usurpation, Berne le favorisa, voyant dans ces petites oligarchies des villes des auxiliaires à sa puissante oligarchie. Partout, dans les villes et les bourgs, les assemblées générales des bourgeois étaient mises de côté, et les droits, autrefois exercés par la généralité, étaient transférés à un Grand-Conseil, corps censé représenter la généralité, mais qui se recrutait lui-même entre les membres de la bourgeoisie, et élisait le Conseil-Etroit, ou Petit-Conseil, pouvoir exécutif de la ville. Dans les villes les plus importantes, il y avait, entre le Grand-Conseil et le Conseil-Etroit, un intermédiaire, nommé Rière-Conseil, qui avait plus ou moins de part à la gestion des affaires dont le Conseil-Etroit était chargé. A côté de ces Conseils, chaque ville avait de nombreux employés. Lausanne, entre toutes, l'emportait par le nombre vraiment prodigieux de ses fonctionnaires.
Lausanne, ville de sept mille âmes, avait un Bourgmaître, un Conseil du Deux-Cent, les Seigneurs du Conseil des Vingt-cinq, un Conseil des Soixante, les Seigneurs Auditeurs des Comptes, le Vénérable Consistoire, la Chambre des Examens des Criminels, les Soixante en Appellations, les Appellations des Vingt-quatre, la Cour des Fiefs, la Noble Justice. Elle avait de nombreuses administrations, telles que les Chambres : Economique, de Fabrique, de Police, des Orphelins, des Pauvres, des Bois, des Vins, des Vignes, des Déviances. Parmi les offices, on voyait cinq Bannerets, un Contrôleur-Général, chargé par LL. EE. de la surveillance de leurs intérêts souverains, la Maisonneur, le Haut-Forestier, le Procureur-Patrimonial-Fiscal, le Receveur des Pauvres, le Châtelain de l'Evêché, le Métral, le Masonneur-Forain, l'Inspecteur des Chemins, le Directeur de l'Hôpital, le Directeur du Magasin de Bois, quatre Châtelains, et leurs Curiaux, pour les seigneuries de Montheron, Ecublens, St Suplice, Prilly et Renens, Colombier et Boulens. Enfin, vingt-trois Dizeniers, un Hérault, un Crieur Public et sept Huissiers, complétaient cette cohorte d'officiers de la ville et seigneurie de Lausanne. C'était une population de trois mille âmes de la bourgeoisie, qui seule devait fournier à toutes ces fonctions, les habitants en étant exclus. Aussi, la bourgeoisie, habituée à vivre en grande partie des revenus de ces emplois, dédaignait les arts industriels et le négoce, devenus le partage des habitants et des étrangers. Néanmoins, comme la plus grande partie des familles bourgeoises étaient écartées des affaires de la ville, ces familles tombaient dans la médiocrité, ou dans une pauvreté qui devenait héréditaire. Car d'abondantes aumônes, de larges assistances, des distributions de denrées, de vêtements et de bois, leur ôtaient cette énergie qui fait sortir de la médiocrité et de l'indigence quiconque veut travailler. Aussi, les bourgeois de Lausanne, ainsi que ceux de la plupart des villes du Pays de Vaud, ne prenaient-ils aucun métier; ils préféraient être soldats en Hollande ou en France, ou bien ils s'employaient comme manoeuvres dans les exploitations rurales de la seigneurie de leur ville, et se présentaient sans cesse devant les Seigneurs du Conseil, pour en obtenir pitance.
Cependant Berne, loin de laisser s'introduire dans les villages, le système oligarchique des villes, y favorisa le développement d'institutions démocratiques, au moyen desquelles les communes rurales pouvaient lutter contre les seigneurs, affaiblir leur pouvoir, et diminuer ainsi leur influence dans le pays.
Dans ces communes, la généralité des bourgeois avait continué d'exercer les droits que les villes s'étaient laissé enlever par le Grand-Conseil. Ces communes de campagne, composées de plusieurs villages, délibéraient par hameaux, nommées sections. Chaque section, présidée par ceux de ces membres qu'elle avait nommés au Petit-Conseil, avait son suffrage, et la pluralité des voix des sections exprimait le voeu de la généralité de la commune. Le Petit-Conseil, ainsi composé, réglait les affaires de police et de l'administration, qui concernaient la commune entière. Les assemblées de sections s'occupaient isolément de leurs intérêts particuliers, et pourvoyaient aux dépenses d'administration et de police qui concernaient plus particulièrement leurs hameaux respectifs, d'après les usages, les coutumes ou des arrangements économiques. Dans ces assemblées, il s'agissait assez ordinairement de l'administration des biens communaux, de l'entretien des fontaines, des pavés, de la pension et du logement des maîtres d'école. Dans les très-petites communes, il n'y avait pas même de Petit-Conseil : la généralité des bourgeois y formait un conseil, nommé Commun, sous la direction d'un président et d'un secrétaire. Pour être membre du Commun, il fallait être, ou père de famille, ou détronqué, ou avoir atteint un certain âge. Un Gouverneur, ou un Syndic, ou un Recteur des pauvres, ou bien un Hôpitalier, pris à tour de rôle entre les bourgeois les plus aisés, faisait l'office d'économe des biens et des revenus publics; il avait la direction des travaux, il représentait la Commune dans les difficultés qu'elle avait à soutenir, et rendait ses comptes au Commun. Ces comptes étaient soumis à la révision annuelle du bailli, qui exerçait un contrôle sur cette comptabilité, par l'intermédiaire des châtelains. Un mandat baillival de 1738, remettait aux Communes rurales le soin de procurer la reddition des comptes des pasteurs pour les pauvres, d'après un modèle fourni à cet effet. Dans quelques villages, le Gouverneur était en même temps le président de la Commune; la bourse des pauvres, là où il y en avait une, était confiée à un Boursier, qui était en même temps le distributeur des aumônes. Les pasteurs et les consistoires concouraient à la distribution de ces secours. Dans la plupart des Communes, les emplois étaient desservis à tour de corvée par les bourgeois et les habitants, et en général sans rétribution. L'administration des villes se rapprochait donc des formes du gouvernement de la capitale : elle était oligarchique, tandis que celle des campagnes était demeurée démocratique4.
La noblesse, les villes et les villages, jouissaient donc sous le bon plaisir de LL. EE. de Berne, d'une apparence de pouvoir et de liberté. Néanmoins, Berne qui, pendant plus de deux siècles, avait prélevé sur le Pays de Vaud d'énormes revenus annuels, près de deux millions pendant les dernières années de sa domination, ne faisait cependant rien pour la prospérité de ce pays. Elle y comprimait tout développement intellectuel, en asservissant le clergé, en affaiblissant l'enseignement académique, et en abandonnant l'enseignement primaire à l'avarice où l'ignorance des autorités communales. Elle laissait le pays s'appauvrir et se dépeupler. Elle faisait peu pour l'agriculture, entravait la vente de ses produits, laissait les routes dans un état déplorable. Pendant sa domination, elle ne contruisit que les deux routes qui conduisent à la capitale, laissant impracticable la route de France en Italie. Berne n'éleva dans le Pays de Vaud, qu'elle pressurait, aucun monument, pas un bâtiment public, pas même un hôpital; et l'hospice de Villeneuve, fondé par le frère de Pierre de Savoie, détourné de sa pieuse destination, enrichissait le patricien bernois qui en était le gouverneur. Un port à Morges, destiné à la défense de son Pays de Vaud contre le duc de Savoie, une jetée à Ouchy, queques greniers à grains, étaient les seuls monuments que Berne élevait dans notre pays. Tandis que des gentilshommes enrichis à l'étranger, ou des riches étrangers devenus gentilhommes vaudois, élevaient de splendides demeures dans nos campagnes, le patricien bernois, ou bailli, ou gouverneur, ou seigneur de fiefs dans le Pays de Vaud, accumulait ses revenus. Cependant, si le patricien bernois ne construisait ni château, ni maison sur la terre romande, il élevait de belles demeures, d'opulents châteaux, de riches métairies dans les bailliages allemands, que Berne aimait à couvrir de routes, de ponts, et d'autre constructions d'un caractère monumental. Berne nous exploitait donc, comme l'Angleterre exploitait l'Irlande. Aussi, le Pays de Vaud offrait-il, au voyageur étonné, les mêmes contrastes qui existent de nos jours encore entre l'Irlande et l'Angleterre. Tandis que dans nos bailliages du pays allemand, on voyait partout de beaux villages, des paysans riches, bien logés, bien vêtus, et maîtres de vigoureux attelages, et d'un bétail qui faisait l'admiration du voyageur, ce même voyageur parcourant le Pays de Vaud, était attristé par la vue de villages délabrés et misérables, de paysans pauvres, mal logés, mal vêtus, n'ayant que de mauvais attelages et un chétif bétail.
Ce contraste avait frappé lauteur du Dictionnaire historique, politique et géographique de la Suisse. Mais cet auteur, Mr de Tscharner, patricien bernois, loin d'attribuer aux mauvaises institutions dont sa caste avait doté le Pays de Vaud, en trouve la cause dans le caractère léger des Vaudois. «Dans le Pays de Vaud, dit-il, le peuple est en général plus gai, plus poli que dans le pays allemand, montrant une imagination plus vive; ils est souple dans son caractère; travaillant avec plus d'ardeur que de constance; mais léger, peu prévoyant; ambitieux de sortir de son état : le bourgeois, pour se titrer du nom d'un fief; le villageois, pour atteindre au rang des bourgeois par le titre de quelque emploi de justice inférieure; les jeunes gens, pour acquérir un air et des manières plus élégantes, les uns au service militaire, les autres au service domestique dans l'étranger. Ce dernier abus, que la langue française favorise, serait la source d'une dépopulation trop sensible, si ce vide qu'elle occasionne n'était réparé par des ouvriers des pays allemands, et par les protestants français qui se réfugient dans les villes du Pays de Vaud. Les femmes de ce dernier pays, qui n'abandonnent pas leurs foyers, sont surtout peu adroits, peu soigneuses dans leur économie, généralement désoeuvrées, babillardes, négligentes dans les petits soins de l'éducation et du ménage qui sont de leur départment. On n'a qu'à jeter un coup-d'oeil sur les dehors d'une ferme allemande ou française, pour être frappé de l'extrême différence entre le bon ordre, la propreté, et la négligence, le délabrement de l'autre.»
Cependant, ce besoin de s'expatrier, si naturel à une jeunesse qui voyait dans son pays toute carrière fructueuse lui était fermée, ce besoin devint un ressource. Beaucoup de jeunes paysans, et de filles des campagnes, domestiques en France ou en Angleterre, rapportaient une honnête aisance dans leurs villages; des gentilshommes, des messieurs de villes, entrés au service, y parvenaient parfois à des grades supérieurs. Mais la plupart de ces derniers, voyant que leur avancement était arrêté par les capitulations bernois, avaient quitté le service capitulé, et passé dans les troupes nationales de l'étranger.
Cet ainsi que parmi les quarante ou cinquante officiers généraux vaudois, que l'on compte pendant les quatre-vingt premières annés du XVIIIme siècle, la plupart servaient dans des troupes nationales, impatients de servir plus longtemps dans les grades subalternes des régiments bernois. Nous citerons comme exemple, les généraux de Porte, de Crousaz et Roguin en Piémont; les généraux Warnéry, Rolaz du Rosey, et Monod de Froideville en Prusse; le général de Ribeaupierre en Russie; les généraux de St Saphorin, Halidmand et Bouquet en Angleterre; le général Doxat de Démoret en Autriche. Enfin, les généraux Roy de Romainmôtier, Mayor de Lutry, d'Arbonier de Disy, Bernard, de Joffrey de la Cour-au-Chantre, de Treytorrens, Audibert, Rocmondet et Rossier. D'autres officiers généraux, dont nous ferons mention dans la Biographie Vaudoise, pour laquelle nous recueillons des matériaux, étaient dans le même cas.
Ces hommes, la plupart enrichis, rapportaient dans leur patrie l'urbanité et le goût du grand monde. Le général de St Saphorin quittait som ambassade de Vienne, construisait son château sur les ruines du vieu manoir des preux chevaliers de St Saphorin, il en faisait le séjour de la science, des lettres et de l'élégance. [Marginal notation in pencil: "Non pas sur les ruines, mais à quelque distance du vieux manoir, ou plutôt de la vieille maison seigneuriale."] Le général de Villars-Chandieu élevait son château de l'Isle, sur le modèle de Versailles; les généraux de Sacconay, de Mestral, de Porte, de Crousaz, Constant d'Hermanches, Rolaz de Rosay, rentrés dans le Pays de Vaud, y apportaient aussi, et la fortune et cette distinction de manières, héritage du siècle de Louis XIV, et contribuaient ainsi à changer les moeurs de la vieille société.
La jeunesse instruite du Pays de Vaud trouvait des ressources lucratives et honorables et d'autres carrières à l'étranger. L'Angleterre, la Hollande, la Prusse et les états protestants de l'Allemagne nous demandaient des pasteurs pour leurs églises françaises, et chaque année, on voyait les Vaudois, élèves de l'académie de Lausanne, être appelés comme gouverneurs ou précepteurs dans les familles nobles, ou enrichies par le négoce. Ce fut ainsi que le professeur Pierre de Crousaz, las des tracasseries que le clergé bernois ne cessait de lui susciter au sujet de sa résistance dans les affaires du Consensus, quittait l'académie de Lausanne qu'il illustrait, et était appelé à La-Haye pour l'éducation du fils du prince d'Orange; mais le professeur lausannois préférait être le gouverneur du prince de Hesse, à la cour duquel il se trouvait à l'abri des intrigues de ses antagonistes en matière religieuse5. A l'époque où Mr de Crousaz quittait sa chaire de philisophie, une grande partie des jeunes impositionnaires, mal notés à Berne à l'occasion du Consensus, quittaient aussi le Pays de Vaud, obtenaient des églises à l'étranger ou devenaient précepteurs, ou gouverneurs de fils de quelques grands seigneurs. La plupart de ces hommes reprenaient ensuite leurs fonctions pastorales dans leur pays, ou bien, ils y vivaient de leurs pensions, ou du fruit de leurs épargnes. Beaucoup voyagaient avec leurs élèves, les suivaient dans les universités, et séjournaient avec eux à Lausanne, où les attirait cet amour du pays, qui suit partout l'exilé.
Toutes ces circonstances : les protestants étrangers qui achetaient des fiefs dans le Pays de Vaud, et y obtenaient ainsi la noblesse; le retour dans son pays du Vaudois, domestique, soldate, officier ou général; le retour du précepteur, du gouverneur, du ministre dans sa patrie; la vente de ses fiefs par la noblesse, le séjour de cette noblesse dans les villes; enfin, la présence d'une foule d'étrangers : toutes ces circonstances durent modifier les moeurs du pays, et surtout celles de Lausanne, le centre du pays. Aussi, pour les connaître, arrêtons-nous dans cette ville; écoutons ce que Voltaire, Rousseau et Gibbon y disent de notre patrie, et passons quelques instants auprès des Lausannois du XVIIIme siècle.
La noblesse, nous l'avons observé, se fixait à Lausanne de jour en jour en plus grand nombre, coalisée avec la haute bourgeoisie dans le quartier privilégié le vieux Bourg. Si elle était privée de ses droits politiques, ainsi que toutes les classes de la société vaudoise, elle y exerçait néanmoins un pouvoir absolu, contre lequel les mandats de LL. EE. et les ordonnances souveraines de Berne était impuissantes... Cette noblesse règnait sur l'opinion... Aux priviléges que le Plaid-Général du XIIIe siècle avait légués aux citoyens de la Rue de Bourg, fiers dans le moyen-âge du droit exclusif, en vertu duquel à eux seuls appartenait le droit d'ouvrir boutique en tout temps, et de tenir hôtellerie, pour les pélerins, les lombards, les merciers et les colporteurs, à ces priviléges tombés dans l'oubli, un autre avait subsisté : la Rue de Bourg règnait sur l'opinion; elle laissait les baillis règner au nom de LL. EE., sur la chose publique, diriger la justice, gouverner le clergé et l'académie, surveiller les Conseils des villes, recevoir la cour de leurs subordonnés, et entasser les revenus que leur apportaient de riches bailliages. La Rue de Bourg, ce faubourg St Germain du Pays de Vaud, restait libre et indépendante dans ses réunions. Elle n'y admettait que par faveur insigne les étrangers à sa société, et même le bailli. Cette Société, qui, chaque hiver était rendue plus brillante par le retour de familles qui laissaient leurs châteaux pour la ville, était animée par une foule d'étrangers de haute distinction. La poésie légière, les madrigaux, les sonnets, les épigrammes, les bons mots, la musique, la comédie, enfin, les causeries, et mille riens aimables et de bon goût, faisaient le charme de ces soirées de Bourg.
Ce fut pendant le cours de ces années, d'une aimable insouciance, que Voltaire, fuyant la royale colère de Frédéric-le-Grand, et cherchant un genre de liberté que la France lui refusait, s'arrêtait dans le Pays de Vaud en 1756. Voltaire, étonné, et plus charmé encore de trouver dans la petite ville de Lausanne des disciples, des admirateurs, et tout un monde qui le comprenait, fut transporté de joie. Enthousiasmé du climat et de la magnificence du site de Lausanne, il y achetait une maison de ville et une demeure à la campagne. «Je vais d'Alpe en Alpe, écrit-il à Paris, passer une partie de l'hiver dans un petit hermitage, appelé Monrion, au pied de Lausanne, à l'abri du cruel vent du nord.» — «Faites comme moi,» écrit-il à la comtesse de Lutzelbourg, en janvier 1757, «mon appartement est si chaud, que j'y suis incommodé des mouches, en voyant quarante lieues de neige. Je me suis arrangé une maison à Lausanne, qu'on appellerait palais en Italie; quinze croisées de front en ceintre, donnent sur le lac, à droite, à gauche et par devant. Cent jardins sont au-dessus de mon jardin; le grand miroir du lac les baigne. Je vois toute la Savoie au-delà de cette petite mer, et par de là la Savoie, les Alpes qui s'élèvent en amphithéâtre, et sur lesquelles les rayons du soleil forment mille accidents de lumière. Mr Desalleur n'avait pas une plus belle vue à Constantinople. Dans cette douce retraite on ne regrette point Potsdam...»
«Votre soeur, Mme Denis, écrit Voltaire à Mme de Fontaine, fait ajuster la maison de Lausanne comme si elle était située sur le Palais Royal. Il est vrai que la position en vaut la peine. La pointe du sérail de Constantinople n'a pas une plus belle vue. Je voudrais vous tenir dans cette maison délicieuse; je n'en suis point sorti depuis que je suis à Lausanne. Je ne peux me lasser de vingt lieues de ce beau lac, de cent jardins, des campagnes de la Savoie, et des Alpes qui les couronnent dans le lointain; mais il faudrait avoir un estomac, ma chère nièce, cela vaut mieux que l'aspect de Constantinople.... Pour moi, je ne travaille plus que pour notre petit théâtre de Lausanne : il vaut mieux se réjouir avec ses amis que de s'exposer à un public toujours dangereux.»
Voltaire trouvait dans la société de Lausanne des acteurs dignes de représenter les personnages de ses tragédies, de ses autre pièces de théâtre, et même capables de chanter l'opéra italien. Ravi de ses succès, il invitait un pasteur, son ami Mr Vernes de Genève, à ses représentations de Monrion :
«On ne jouera l'Enfant prodigue que samedi 12 février. Vous pourriez, mon cher Monsieur, en qualité de ministre du St Evangile, assister à une pièce tirée de l'Evangile, et entendre la Parole de Dieu dans la bouche de madame la marquise de Gentil, de madame d'Aubonne, de madame d'Hermanches, qui valent mieux que les trois Magdeleines, et qui son plus respectables. Vous devriez, vous et Mr Claparède, quitter votre habit de prêtre et venir à Monrion en habit d'homme. Nous vous garderons le secret; on ne se scandalise point à Lausanne; on y respire les plaisirs honnêtes et les douceurs de la société.»
«Je voudrais, écrit Voltaire à Mr Thiriot, que vous eussiez passé l'hiver avec moi à Lausanne. Si vous n'aviez été enchaîné, selon votre louable coutume, au char des jeunes et belles dames, vous auriez vu jouer Zaïre en Suisse, mieux qu'on ne la joue à Paris; vous auriez entendu la Serva Padrona sur un joli théàtre; vous y verriez des pièces nouvelles, exécutées pas des acteurs excellents; les étrangers accourir de trente lieues à la ronde, et mon pays Roman, mes beaux rivages du lac Léman, devenus l'asile des arts, des plaisirs et du goût, tandis qu'à Paris le parlement et l'archevêque bataillent pour une place à l'hôpital et pour des billets de confession, qu'on ne rend point la justice, et qu'enfin on assissine un roi. Jouissez de tant de charmes et de tant de gloire, Messieurs les Parisiens, et applaudissez au Catilina de Crébillon.»
«Au comte d'Argental, Monrion, 4 mars 1757.
«Béni soit Dieu qui vous donne la persévérance dans le goût des beaux arts, tandis qu'on n'entend parler que des querelles des parlements et des prêtres, qu'on ne rend point la justice, et qu'on assassine des rois! Vous m'approuverez de passer mes hivers dans un petit pays où on ne vit que pour son plaisir, et ou Zaïre a été mieux jouée à tout prendre qu'à Paris... Je fais le bonhomme Lusignan, cela me convient fort. Nous avons un bel Orosmane, une fils du général Constant, un très-beau et très-bon Orosmane, un Nérestan excellent, un joli théàtre, une assemblée qui fondait en larmes... Madame d'Hermanches a très-bien joué Enide, et que dirons-nous de la belle fille du marquis de Langallerie, belle comme le jour?... On vient de trente lieues pour nous entendre. Nous mangeons des gélinotes, des coqs de bruyère, des truites de vingt livres, et dès que les arbres auront remis leur livrée verte, nous allons à cet ermitage des Délices, qui mérite son nom...»
«Est-il bien sûr, enfin, qu'on a fait partir cinqante mille hommes, qu'on va faire une guerre très-vive au dehors, et que les affaires s'accommodent au dedans? Pour nous, pauvres Suisses, nous ne songeons qu'à des plaisirs tranquilles. On croit, chez les badauds de Paris, que toute la Suisse est un pays sauvage : on serait bien étonné si on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu'on ne la joue à Paris : on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bon juges qu'il y en ait en Europe. Il y a, dans mon pays Roman, car c'est son nom, beaucoup d'esprit, beaucoup de raison, point de dabales, point d'intrigues pour presécuter ceux qui rendent service aux belles-lettres. Nous sommes libres, et nous n'abusons point de nôtre liberté; les tribunaux ne cessent point de rendre justice; il n'y a ni margouillistes, ni convulsionnaires, ni de Robert-François Damiens. Notre climat vaut mieux que le vôtre; nous avons plus longtemps de beaux jours; il n'y a que de très-méchant vin autour de Paris, et nos coteaux en produisent d'excellents : nous avons mangé l'automne et l'iver des gélinotes et des griannaux que vous ne connaissez guère...»
Cependant, le séjour de Voltaire aux Délices près de Genève, et à Monrion près de Lausanne, et la foule d'étrangers, ses admirateurs qu'il a attirait, propageaient dans la Suisse romande la philosophie du XVIIIme siècle, dont Voltaire était l'apôtre.
«Mon cher et ancien ami, écrivait-il de Monrion à Mr Thiriot, de tous les éloges dont vous comblez mon faible Essai sur l'histoire générale, je n'adopte que celui de l'impartialité, de l'amour extrême pour la vérité, du zèle pour le bien public, qui ont dicté cet ouvrage.
«J'ai fait tout ce que j'ai pu toute ma vie pour contribuer à étendre cet esprit de philisophie et de tolérance qui semble aujourd'hui caractériser ce siècle. Cet esprit qui anime tous les honnêtes gens de l'Europe, a jeté d'heureuses racines dans ce pays, où d'abord le soin de ma mauvaise santé m'avait conduit, où la reconnaissance et la douceur d'une vie tranquille m'arrêtent.
«Ce n'est pas un petit exemple du progrès de la raison humaine qu'on ait imprimé à Genève dans cet Essai sur l'histoire générale, avec l'approbation publique, que Calvin avait une âme atroce, aussi bien qu'un esprit éclairé.
«Le meurtre de Servet paraît aujourd'hui abominable; les Hollandais rougissent de celui de Barnvelt.
«Je ne sais encore si les Anglais auront à ses reprocher celui de l'amiral Bing.
«Mais savez-vous que vos querelles absurdes, enfin, l'attentat de ce monstre de Damiens, m'attirent des reproches de toute l'Europe littéraire.... cet attentat a saisi d'étonnement et d'horreur la France et l'Europe.
«Nous détournons les yeux de ces abominations, dans nôtre petit pays Roman, appelé autrement le Pays de Vaud, le long du beau lac Léman, nous y faisons ce qu'on devrait faire à Paris; nous y vivons tranquilles, nous y cultivons les lettres sans cabale. Tavernier disait que la vue de Lausanne ressemble à celle de Constantinople; mais ce qui n'en plaît davantage, c'est l'amour des arts qui anime tous les honnêtes gens de Lausanne.
«On ne vous a point trompé quand on vous a dit qu'on y avait joué Zaïre, l'Enfant prodigue, et d'autres pièces, aussi bien qu'on pourrait les représenter à Paris : n'en soyez point surpris, on ne parle, on ne connaît ici d'autre langue que la nôtre; presque toutes les familles y sont françaises, et il y a ici autant d'esprit et de goût qu'en aucun lieu du monde.»
Voltaire, quoique poète et philosophie, s'était enrichi par d'heureuses spéculations financières. Enchanté du Pays de Vaud et de l'agrément que lui procurait le genre de vie lausannois, il désirait s'y fixer. Hors de l'atteinte du clergé catholique, contre lequel il ne cessait d'écrire, éloigné de l'influence de la cour de France, qui, toute dépravé qu'elle était, défendait parfois les principes religieux auxquels il ne cessait de faire une guerre acharnée, Voltaire voulait acheter une seigneurie dans le Pays de Vaud. Il fut sur le point de devenir seigneur d'Alleman; mais comme les catholiques ne pouvaient point acquérir de fiefs nobles dans les terres bernoises, et que le clergé protestant le voyait d'un mauvais oeil, Voltaire dut renoncer à ce projet. Il se fixa dans le pays de Gex, où, dans une terre féodale, il fonda Fernex. Là, il était en France, mais éloigné de ses nombreux ennemis; il touchait à la Suisse protestante et française, où la liberté de penser était plus étendue que dans un pays monarchique. A Genève, son libraire Cramer, et, à Lausanne, ses éditeurs Bousquet et Grasset, imprimaient sous ses yeux ses ouvrages. Il conservait ses relations dans le Pays de Vaud; à Lausanne, il trouvait un collaborateur pour l'Encyclopédie, dans la personne de son ami Mr Polier de Bottens, qui écrivait dans cet ouvrage les articles Mages, Magiciens, Magie, Messie.
Un autre homme d'une grande célébrité, J.-J. Rousseau, attira plus encore l'attention sur le Pays de Vaud par ses écrits, et surtout par son roman, La Nouvelle Héloïse. Ce roman eut un succès immense, fit connaître à chacun le Pays de Vaud, et attira sur leurs bords une foule toujours croissante de visiteurs, avides de contempler les rochers de Meillerie, et de parcourir les bosquets de Clarens. Rousseau nous apprendre dans ses Confessions les circonstances qui le déterminèrent à placer à Clarens les héros des son roman, et nous donne des détails qui ne sont point étrangers au sujet de notre ouvrage.
«Je revins à Lausanne : je voulais me rassasier de ce beau lac qu'on voit de là dans sa plus grande étendue. M'etant égaré dans ma route, je me trouvais le soir à Moudon, où je dépensais le peu qui me restait, et arrivé le soir au village de Montpreveyres, j'y entrais dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et sans savoir que devinir. J'avais grand faim : je fis bonne contenance et je demandai à souper. Après avoir déjeûné le matin, et compté avec l'hôte, je voulus pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa : il me dit que grâce au ciel, il n'avait jamais dépouillé personne, et qu'il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste et que je le payerais quand je pourrais.... Des services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de reconnaissance que l'humanité simple et sans éclat de cet honnête homme. En appochant de Lausanne, je rêvait à la détresse où je me trouvais et aux moyens de m'en tirer... Je me mis en tête d'enseigner la musique, comme si je l'avais sue. En conséquence, comme il n'y avoit point là de maîtrises où je puisse vicarier, je commençai par m'informer d'une petite auberge où l'on pût être assez bien et à bon marché. On m'enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien : je lui contai mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit de parler de moi et de tâcher de me procurer des écoliers : il ajouta qu'il ne me demanderait de l'argent que quand j'en aurais gagné. Sa pension était de cinq écus blancs. Il me conseilla de ne me mettre d'abord qu'à demi-pension qui consistait, pour le diner, en une bonne soupe et rien de plus, mais bien à soupir le soir...»
Après la description de son fameux concert chez Mr de Treytorrens, Rousseau continue ainsi :
«Comme mes écoliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que la ville natale de Madame de Warrens n'était qu'à quatre lieues de celle où j'étais, je fis une promenade à Vevey de deux ou trois jours, durant lesquels une douce émotion ne me quitta point. L'aspect du lac et de ses admirables côtes, eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer... Toutes les fois que j'approche du Pays de Vaud, j'éprouve une impression composée de souvenirs, et, ce me semble, de quelqu'autre cause encore plus secrète et plus forte que tout cela. Quant l'ardent désir de cette vie heureuse et douce, qui me fuit, et pour laquelle j'étais né, vient enflammer mon imagination, c'est toujours au Pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d'un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai jamais d'un bonheur parfait sur la terre, que quand j'aurai tout cela.... Dans ce voyage de Vevey, je me livrai, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancholie. Mon coeur s'élançait avec ardeur à mille félicités innocentes; je m'attendrissais, je soupirais et je pleurais comme un enfant.... Je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait établir, enfin, les héros de mon roman. Je dirais volontiers aux gens qui ont du goût et qui sont sensibles : allez à Vevey, visiter le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux.... Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté totale du spectacle qui ravit les sens, émeut le coeur, élève l'âme, me déterminèrent : j'établis à Vevey mes jeunes pupilles, Julie et Claire.»
Cependant, de nouvelles circonstances ramenèrent Rousseau dans ce pays. Les doctrines du Contrat-Social et de l'Emile alarmèrent le gouvernement français, et leur auteur, J.-J. Rousseau, vieux et infirme, dut fuir la France. Il prit la résolution de se réfugier à Yverdon, «patrie de bon vieux ami Mr Roguin....» «En entrant dans le Pays de Vaud, dit le fugitif, je fis arrêter, je descendis, je me prosternai, j'embrassai la terre et m'écriai dans mon transport : Ciel protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté!.. Peu d'heures après j'eus la joie aussie pure que vive de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin...» «A Genève, mon livre fut brûlé, et j'y fus décrété de prise de corps, le 18 juin 1762, c'est-à-dire, neuf jours après l'avoir été à Paris. Je tremblai qu'une si manifeste et criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit Genève sens dessus dessous : j'eus de quoi me rassurer, tout resta tranquille!.. Je me trouvais si bien du séjour d'Yverdon, que je pris la résolution d'y rester, à la vive sollicitation de Mr Roguin et de toute sa famille. Mr de Gingins de Moiry, bailli de cette ville, m'encourageait aussi par ses bontés de rester dans son gouvernement, quand tout-à-coup j'appris qu'il s'élevait à Berne un orage contre moi... Le sénat, excité sans qu'on sût par qui, paraissait ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au premier avis qu'eut Mr de Gingins de cette fermentation, il écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprochant leur aveugle intolérance, et leur faisant honte de vouloir refuser à un homme de mérite opprimé l'asile que tant de bandits trouvaient dans leurs états. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avait plus aigri qu'adouci les esprits. Quoi qu'il en soit, son crédit, ni son éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l'ordre qu'il devait me signifier, il m'en avertit d'avance...»
Rousseau, accompangé par le colonel Roguin, se rendit au Val-de-Travers, d'où il fut expulsé. Il se réfugia à l'île de St Pierre, «où bientôt, dit-il, je reçus une letter de Mr le bailli de Nidau, par laquelle il m'intimait de la part de LL. EE. l'ordre de sortir de l'île et de leurs états.» Rousseau, mis au ban des états du continent de l'Europe, dut se réfugier en Angleterre.
Nous ne rappellerons point ici les noms de tous les étrangers célèbres qui se fixèrent dans le Pays de Vaud, et, par leurs séjours prolongés, y exercèrent de l'influence sur ses moeurs et ses destinées. Toutefois, nous ne devons point passer sous silence le célèbre Gibbon, qui, faisant de Lausanne sa seconde patrie, y rentre dans la communion protestante qu'il avait abjurée, y compose un ouvrage qui le met au rang des premiers historiens, nous fait connaître dans ses mémoires plusieurs de nos compatriotes, et signale les maux dont la politique bernoise accablait le Pays de Vaud.
Edouard Gibbon, fils unique d'un membre du Parlement anglais, fit ses éudes à l'université d'Oxfort, où, dit-il, «l'aguillon aveugle de l'oisiveté m'excita à me jeter dans le labyrinthe de la controverse; à seize ans, je dévoyais de moi-même dans les erreurs de l'église de Rome.» Son père, suivant les avis de lord Elliot, l'envoya à Lausanne, et le mit sous la tutelle de Mr Pavilliard, professeur d'éloquence latine à l'académie de Lausanne. «Mr Pavilliard, dit Gibbon, était doué d'un entendement net, et d'un coeur chaud; sa bienveillance naturelle avait tempéré en lui l'esprit de l'Eglise. Il était raisonnable et modéré. Dans le cours de ses études, il avait acquis une connaissance juste de plusieurs branches de la littérature. Une longue pratique l'avait formé à l'art d'enseigner, et il l'appliqua avec une patience assidue à connaître le charactère , gagner l'affection, et ouvrir l'esprit de son pupille,» ajoute Gibbon : «Il me fit passer avec art, d'un goût sans choix, pour la lecture, dans la route d'une véritable instruction.... Sa prudence réprima quelques saillies de jeunesse; et, quand il reconnut que l'habitude de la tempérance et de l'ordre avait pris racine en moi, il me mit les rênes dans les mains, et il désira adoucir les désagréments de la manière dont j'étais logé et meublé chez lui. Les principes de philosophie s'associaient aux exemples de goût que m'inspirait Mr Pavilliard; et, par un singulier hasard, le livre, aussi bien que l'homme qui ont le plus efficacément contribué à mon éducation, ont plus de droits à ma reconnaissance qu'à mon admiration. Mr de Crousaz, l'adversaire de Bayle et de Pope, n'est point distingué par le brillant de l'imagination, dans son propre pays son nom et ses écrits sont presque oubliés. Sa philosophie, cependant, était formée à l'école de Locke; sa théologie à celle de Limborch et de Leclerc; dans le cours de sa vie longue et laborieuse, il instruisit plusieurs générations d'élèves à penser et même à écrire. Grâces à ses leçons, l'académie de Lausanne se dégagea de la plupart des préjugés calvinistes; et il eut le rare mérite de répandre dans le clergé et les habitants du Pays de Vaud le goût et l'esprit des lettres. Son système de logique, qui, dans les dernières éditions, s'est grossi jusqu'à former six volumes, mérite des éloges comme étant un exposé clair et méthodique de l'art de raisonner, depuis nos idées les plus simples, jusqu'aux opérations les plus compliquées de l'entendement humain. J'étudiai, méditai et fis l'extrait du système de Mr de Crousaz, jusqu'à ce que j'eus acqui l'habitude facile de cet instrument universel, que bientôt j'appliquai à mes opinions catholiques. Mr Pavilliard n'oubliait pas que sa tâche principale était de me tirer des erreurs du papisme. Le mélange des sectes a rendu le clergé suisse subtil et habile sur les sujets de controverse, et j'ai quelques lettres de Mr Pavilliard, dans lesquelles il fait valoir la dextérité de ses attaques, et ma défaite graduelle, après une défense vigoureuse et bien conduite. Je consentais, et je consens à lui laisser une bonne part à l'honneur de ma conversion. Enfin, les différens articles du symbole romain s'évanouirent comme un songe; et après une pleine conviction, le jour de Noël 1754, je reçus le sacrement dans l'église de Lausanne. Je suspendis dès-lors mes recherches religieuses, acquiesçant avec une foi implicite au dogme et aux mystères adoptés par le consentement général des catholiques et des protestants.»
La famille Pavilliard procura bientôt à Gibbon l'entrée de sociétés plus élégantes. Il fut reçu dans les meilleurs maisons de Lausanne, dans l'une desquelles il forma une relation intime et soutenue avec «Mr Deyverdun, jeune homme d'un aimable caractère et d'un excellent jugement.» Pendant les hivers des années 1746 et 1747, il suivit les cours d'algèbre et de géométrie de Mr de Treytorrens, et ceux sur le droit des gens et des nations donné par Mr Vicat, «professeur qui ne manquait ni de savoir ni de réputation.»
«Mon avidité de m'instruire, et l'état languissant des sciences à Lausanne, m'excitèrent bientôt à solliciter une correspondance littéraire avec plusieurs savants.... Cependant, ces professeurs de Paris, Zurich et Gottingue, étaient des étrangers, auxquels je hasardai de m'adresser sur la foi de leur nom; mais Mr Allamand, ministre à Bex, était un ami personnel, avec qui j'entretins une correspondance plus libre et plus intéressante. Il était maître en langues, en sciences, et surtout en dispute; et sa logique subtile et flexible pouvait soutenir avec une égale adresse, et peut-être avec une égale indifférence, les côtés opposés de toutes sortes de questions. Son esprit était actif, mais sa plume indolente, Mr Allamand avait encouru de grands reproches, et donné lieu à un grand scandale, par une lettre anonyme aux protestants de France, dans laquelle il s'efforce de leur persuader que l'autorisation du culte public est un droit, un devoir de l'état qui lui appartient exclusivement; et que leurs nombreuses assemblées de dissidents et de rebelles n'étaient autorisées, ni par les lois, ni par l'Evangile. Son style est animé, ses arguments spécieux, et si le papiste semble percer sous le masque du protestant, le philosophe se cache sous le déguisement du papiste. Après quelques tentatives en France et en Hollande, déjouées par la fortune, ou par son caractère, ce génie fait pour éclairer, ou pour séduire le monde, vint s'ensevelir dans une vie de campagne, inconnu à la réputation et brouillé avec le genre humain. Est sacrificatus in pago, et rusticos decipit. Toutes les fois que des affaires particulières ou ecclésiastiques l'appelaient à Lausanne, je jouissais du plaisir et des avantages de sa conversation. Notre correspondance, dans son absence, roulait principalement sur la métaphysique de Locke, qu'il attaquait, et que je défendais : l'origine des idées, les principes de l'évidence, et la doctrine de la liberté.
«En m'exerçant avec un maître si expert, j'acquis quelque dextérité dans le maniement des armes philosophiques. Mais j'étais trop esclave encore de l'éducation et des préjugés; il avait lui-même quelques mesures à garder; et je soupçonne beaucoup qu'il ne me montra jamais, sous ses véritables couleurs, son secret scepticisme...» Vingt ans après, en 1764, Gibbon écrit dans le journal de ses lectures : «Mr Allamand est un des plus beaux génies que je connaisse... ses idées sont fines et lumineuses, son expression heureuse et facile... Cet homme, qui aurait pu éclairer ou troubler une nation, vit et mourra dans l'obscurité. Il est singulier qu'il n'ait presque rien écrit, que deux petits ouvrages de commande.»
Après un séjour de cinq années à Lausanne, Gibbon fut rappelé en Angleterre, où il se livra à des études historiques. Il visita Paris en 1762, d'où il parti pour l'Italie.
«A la pensée de Lausanne, que je devais revoir dans mon voyage, je sentis renaître tous les plaisirs et les études de ma première jeunesse. J'arrivai sur les bords du lac de Genève au mois de mai 1763. Mon intention avait été de passer les Alpes en automne; mais l'attrai seul du lieu fut tel, qu'une année s'était écoulée avant mon départ de Lausanne au printemps suivant. Une absence de cinq ans n'avait que bien peu changé les manières et les personnes. Mes vieux amis de l'un et de l'autre sexe firent bon accueil à mon retour volontaire; et le bon Pavilliard répandit des larmes de joie en embrassant un pupille, dont il attribuait de bonne foi le mérite littéraire à ses soins.... Quelques querelles ecclésiastiques avaient forcé Voltaire à quitter Lausanne, et à se retirer à son château de Fernex. Mais le théatre qu'il avait fondé, les acteurs qu'il avait formés, survivaient à la perte de leur maître; et nouvellement arrivé de Paris, j'assistai avec plaisir à la représentation de plusieurs tragédies et comédies. Je ne m'attacherai point à nommer les personnes et à peindre les caractères; mais je ne puis oublier une institution particulière qui fera connaître l'innocente liberté des moeurs du Pays de Vaud.
«Ma société favorite avait pris, d'après l'âge de ses membres, la dénomination orgueilleuse de Société de printemps. Elle était composée de quize à vingt demoiselles de bonne famille, sans être les premières de la ville. La plus âgée n'avait pas peut-être vingt ans; toutes agréables, plusieurs jolies, et deux ou trois d'une beauté parfaite. Elles s'assemblaient dans les maisons les unes des autres presque tous les jours, sans y être sous la garde, ni même en présence d'une mère ou d'une tante. Au milieu d'une foule de jeunes gens de toutes les nations de l'Europe, elles étaient confiées à leur seule prudence. Elles riaient, chantaient, dansaient, jouaient aux cartes, et même des comédies. Mais, au sein de cette gaîté insouciante, elles se respectaient elles-mêmes et étaient respectées par les hommes. La ligne délicate entre la liberté et la licence n'était jamais franchie, par un geste, un mot, ou un regard; et leur insouciance virginale ne fut jamais souillée par le plus léger souffle de scandale ou de soupçon. Institution singulière, témoignage de l'innocente simplicité des moeurs suisses.»
Ce fut dans cette société, connue sous le nom de Société de la Cité, que le jeune Gibbon s'éprit de Mademoiselle Susanne Curchod, fille unique du pasteur de Crassier. «L'esprit, la beauté, l'érudition de Mlle Curchod étaient le sujet des applaudissements universels. Je la vis, et j'aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans ses sentiments, et élégante dans ses manières.... Je me livrai à l'illusion de bonheur, mais à mon retour en Angleterre je découvris que mon père ne voudrait jamais consentir à cette alliance. Après un combat pénible, je cédais à ma destinée. Je soupirais comme amant, j'obéis comme fils....» Mr Curchod mourut bientôt après, et avec lui s'éteigni son salaire. Sa fille donnant des leçons à de jeunes personnes, vécut et soutint sa mère au moyen de cette pénible ressource. Mais dans sa plus grande détresse, elle conserva une réputation intacte et fit respecter en elle la dignité de sa conduite. Un riche banquier de Paris, citoyen de Genève, eut le bonheur et le bon sens de découvrir et de s'attacher à ce trésor inestimable; et dans la capitale du goût et de luxe, elle résista aux tentations de la richesse, comme elle avait soutenu les dures épreuves de l'indigence. Le génie de son mari l'a élevée à une place qui l'a mise en évidence à l'Europe. Dans toutes les vicissitudes de la prospérité et des disgrâces, il s'est reposé dans le sein d'une fidèle amie : et Mlle Curchod est à présent la femme de Mr Necker, ministre, et peut-être le législateur de la monarchie française....
«Après avoir goûté du luxe de l'Angleterre et de Paris, je ne serais pas revenu avec satisfaction à la table sobre et peu délicate de Madame Pavilliard, et son mari ne trouva pas mauvais que je me plaçasse comme pensionnaire dans la maison élégante de Mr de Mézery [pencil notation: de Crousaz], qui a droit à une petite place dans ces mémoires, comme n'ayant pas eu peut-être pendant vingt ans son semblable en Europe.
«La maison de Mézery [pencil notation: je crois la maison (aujourd'hui, 1864) Robichon, ci devant Gautier allié Delagrange.] était grande et commode, située dans la plus belle rue, et ayant sur le derrière une superbe vue de la campagne et du lac. La table était servie avec propreté et abondance; les pensionnaires étaient choisis; nous étions libres d'inviter des hôtes à notre choix, à un prix convenu; et en été le lieu de la scène changé, était transporté à une charmante maison de campagne, le château de Mézery, à une lieue environ de Lausanne. Les caractères du maître et de la maîtresse étaient heureusement assortis l'un à l'autre, et à leur situation. A soixante-quinze ans, Madame de Mézery, qui a survécu à son mari, était encore une femme agréable, j'ai presque dit belle. Elle était également propre à présider à sa cuisine et à recevoir au salon; et telle avait été l'exactitude de sa conduite, que parmi deux ou trois cents étrangers, aucun ne manqua jamais de respect envers elle, aucun n'eut à se plaindre de sa négligence, et aucun à se vanter de sa préférence. Mézery lui-même, de la noble famille de Crousaz, était homme du monde, convive jovial, et ses manières aisées et ses saillies naturelles entretenaient chez lui la gaîté. Son esprit savait sourire à son ignorance : il déguisait sous une apparence de profusion une attention stricte à ses intérêts, et on l'aurait pris dans cette situation pour un gentilhomme qui dépense sa fortune et régale ses amis. Je passai près de onze mois dans cette agréable société.»
Après un voyage en Italie, où il conçut le plan de son grand ouvrage, Gibbon retourna en Angleterre, où, après la mort de son père, il vécut dans ses terres. «Ma solitude fut bientôt animée, et le fut souvent, par la visite de l'ami de ma jeunesse, Mr Deyverdun de Lausanne. Trois ans après mon premier départ de cette ville, il avait quitté le lac, sur les bords duquel il était né, pour ceux de l'Oder en Allemagne. La res angusta domi, la dissipation d'un patrimoine honnête par un père imprévoyant [pencil insertion: D'Eyverdun allié Teissonnière, réfugié des Cevennes], l'avaient obligé, ainsi qu'il arrive à plusieurs de ses compatriotes, d'en appeler à son industrie; et l'éducation d'un jeune prince de la famille royale de Prusse lui avait été confiée. Une passion malheureuse, quoique honorable, lui fit quitter la cour d'Allemagne, et l'attrait de l'espérance et de la curiosité l'appela en Angleterre. Pendant quatre étés successifs, Deyverdun passa chez moi, à Beriton, des mois entiers; et nos libres entretiens, sur toutes sortes de sujets intéressants pour le coeur ou la raison, n'auraient réconcilié avec un désert ou une prison... Nos conversations parcouraient le champ vaste de la littérature ancienne et moderne; et mes études, mon premier essai et mes projets futurs, étaient le sujet de nos libres discussions. Je ne considérais encore qu'à ravers une distance imposante, la décadence et la chûte de Rome; mais je soumettais au goût de Deyverdun les deux sujets historiques qui avaient balancé mon choix; et dans le parallèle entre les révolutions de Florence et de Suisse, nôtre partialité commune pour une patrie qui était la sienne par sa naissance, et la mienne par adoption, fit pencher la balance en faveur de la dernière. D'après un plan qui fut bientôtt conçu et digéré, j'embrassai une période de deux cents ans, depuis la première association des trois paysans des Alpes, jusqu'au complément, et à la prospérité du Corps Helvétique dans le XVIme siècle... Ce glorieux sujet satisfaisait mon jugement et mon enthousiasme, et les secours de Deyverdun semblaient avoir écarté un obstacle insurmontable... Après deux ans de travaux et de difficultés, je pus enfin, en 1767, me mettre au travail de la composition. L'hiver suivant, dans une société littéraire, réunie à Londres, un échantillon de mon histoire fut en état d'être lu; et comme l'auteur y était inconnue, j'entendis les libres censures et le jugement défavorable que prononcèrent mes juges. La sensation du moment fut pénible; mais la froide raison ratifia la condamnation qu'ils avaient portée. Je livrai aux flammes mes feuilles imparfaites...
C'était dans l'intention et dans l'espérance de trouver quelque place lucrative et honnête que mon ami Deyverdun était venu en Angleterre.... Je pus enfin parvenir à lui obtenir une place de commis dans un bureau de l'un des secrétaires d'Etat.... Comme peu d'étrangers ont possédé comme lui la connaissance critique de la langue et de la poésie anglaise, le sentiment de sa force et la confiance en mes secours, l'enhardirent; il se proposa de publier un journal qui réunissait aux objets littéraires un examen philosophique des arts et des moeurs de la nation anglaise. Notre journal pour l'année 1767, sous le titre de Mémoires littéraires de la Grande-Brétagne... Mon ami fut redevable à ce journal de la protection de lord Chesterfield, qui lui promit de le charger de l'éducation de son héritier. Les matériaux du troisième volume étaient à peu près complets, lorsque Deyverdun partit pour les voyages du jeune sir Richard Worsley, auprès duquel il était appelé comme gouverneur.»
Gibbon, parvenu à une grande réputation littéraire, fut nommé membre du Parlement, et devint Lord du Bureau de Commerce, sous le ministère de Lord North; mais entraîné par la chûte de l'administration de ce ministère, il voulut quitter l'Angleterre. «D'après mon ancienne habitude de Lausanne j'avais toujours caressé l'idée que l'école de ma jeunesse deviendrait la retraite de mon âge avancé. Le pays, les habitants, les moeurs, l'aisance y étaient en rapport avec mon goût; et je jouissais de l'espérance de passer quelques années dans la société domestique d'un ami. Mr Deyverdun, après avoir voyagé avec différents anglais, était alors établi chez lui, dans une habitation charmante qu'une tante défunte lui avait laissée... J'arrivai à Lausanne vingt ans après en être parti... Plus de sept ans se sont écoulés depuis mon éablissement à Lausanne; et si tous les jours n'ont pas été également doux et sereins, il n'y en a pas eu un seul, pas un moment même, où je me sois repenti de ma détermination. Pendant mon absence, longue période pour la vie humaine, bien des changements avaien eu lieu. Mes anciennes connaissances avaient quitté la scène; les jeunes filles étaient devenues mères, les jeunes gens avaient atteint la virilité, mais les mêmes manières s'étaient transmises d'une génération à l'autre; mon ami Deyverdun était seul un trésor inestimable...»
Après plusieurs années d'études et de travaux, qui ne l'empéchèrent point de jouir de la société de Lausanne, et de recevoir à sa table chaque jour un ou deux amis, Gibbon termina le deuxième volume de son ouvrage. «Ce fut le jour, ou plutôt la nuit du 27 juin 1789, que dans mon jardin, dans ma maison d'été, j'écrivis les dernières lignes de la dernière page. Après avoir posé ma plume, je fis plusieurs tours sous un berceau d'acacia, d'où la vue domine et s'étend sur la campagne, le lac, les montagnes. L'air était tempéré, le ciel serein, le globe argenté de la lune était réfléchi par les eaux, et toute la nature silencieuse. Je ne dissimulerai pas mes premières émotions de joie, à cet instant du recouvrement de ma liberté, et peut-être de l'établissement de mon réputation. Mais mon orgueil fut bientôt humilié, et une mélancolie pensive s'empara de mon esprit, à l'idée que j'avais pris un congé éternel d'un vieux et agréable compagnon, et que, quelle que pût être la durée future de mon histoire, la vie précaire de l'historien ne pouvait plus être longue.»
Pendant tout les cours de sa vie, Gibbon étudia avec ardeur, et les Extraits raisonnés de ses lectures, que chaque jour il écrivit, prouvent l'immensité de ses recherches et de ses travaux. «Nous ne devons lire, disait-il, que pour nous aider à penser.» et telle fut en effet la méthode qu'il suivit constamment dans ses lectures. Un des Extraits des lectures de Gibbon nous a particulièrement frappé. Cet auteur compare Berne à Rome, qui n'agissait pas à l'égard de ses provinces d'Italie comme Berne le faisait à l'égard du Pays de Vaud. C'est l'estrait qu'il fit le 1er novembre 1763.
«J'ai lu, dit-il, quarante pages de Cluvier, Italia antiqua, sur la guerre sociale que firent plusieurs nations à Rome. Si cette guerre eût réussi, Rome faisait place à Corsinium, qui devenait, sous le nom d'Italica, la capitale de la nouvelle confédération latine... Du temps de cette guerre, Rome s'était élevée trop haut, pour être encore un objet de jalousie aux petites cités du Latium, qui devenaient tous les jours des villages et des maisons de campagne de la capitale. La communication perpétuelle et les alliances nombreuses avaient cimenté les liens de leur origine commune. Plusieurs de ces cités avaient acquis la bourgeoisie de Rome. Dans d'autres villes le droit latin la donnait tous les ans à deux familles; elles jouissaient toutes de plusieurs avantages qui devaient leur inspirer de l'attachement pour la république romaine... Tranquilles sous la protection des Romains, pendant les cent-vingt ans qui s'écoulèrent après la seconde guerre punique, les villes d'Italie n'avaient rien à craindre des étrangers. Elles jouissaient de tous les droits qui peuvent servir au bonheur des peuples : la justice, la police, l'économie politique, elles les possédaient en toute souveraineté. Ces villes ne voyaient point de ces gouverneurs, dont l'insolence égalait l'avarice; elles ne voyaient point toutes leurs affaires évoquées à la capitale, ni un mur d'airain qui séparât à jamais le citoyen et le sujet. On refusait, il est vrai, la bourgeoisie romaine aux cités d'Italie; mais dès qu'un particulier faisait paraître une ambition justifiée par les talents, Rome connaissait trop bien ses intérêts pour ne pas la lui accorder. J'écris dans le Pays de Vaud. Que l'on compare son état à celui de ces peuples d'Italie : le Pays de Vaud ne gagnera rien à cette comparaison....»
Ces réflexions donnèrent à Gibbon l'idée d'écrire sur le gouvernement de Berne. Sous le nom supposé d'un Suédois, il écrit à un de ses amis du Pays de Vaud, trace à grands traits le système du gouvernement bernois; il énumère les fâcheux résultats de ce système, démontre que Berne ne saurait jamais consentir à le modifier, et fait pressentir que le Pays de Vaud ne rentrera dans ses droits et ses libertés que par les moyens jadis employés par les Cantons primitifs, lorsqu'ils secouèrent le joug des baillis de la maison d'Autriche.
Mon cher ami, je ne veux point être cosmopolite. Loin de moi ce titre fastueux, sous lequel nos philosophes cachent une égale indifférence pour tout le genre humain. Je veux aimer mon pays; et pour l'aimer plus que tous les autres, je dois avoir des raisons pour cette préférence. Mais, si je ne me trompe, mon coeur est susceptible d'aimer plus d'une patrie. Quand j'aurais tout sacrificié pour la Suède, mon pays natal, je ne me serais point encore acquitté envers elle. Je lui dois la vie et la fortune; mais que cette vie serait triste, que cette fortune me serait à charge, si, expatrié de ma tendre jeunesse, le Pays de Vaud ne m'eût formé une morale, un goût, enfin des moeurs moins rudes que les nôtres! Je me montrerais indigne de ses bienfaits s'ils ne m'avaient pas inspiré la plus vive reconnaissance, et maintenant que la Suède, tranquille sous la protection des lois, n'exige de ses enfants que de sentir leur bonheur, je puis sans l'offenser jeter un regard sur le Pays de Vaud, ma seconde patrie, me réjouir avec vous de ses avantages, et compâtir à ses maux.
Quand la violence des uns, et la foiblesse des autres, ont rendu nécessaires les sociétés civiles, il a fallu renoncer à cette indépendance si chère, et si pernicieuse. Il a fallu que toutes les volontés particulières se fondissent dans une volonté générale, à laquelle des punitions réglées obligeassent chaque citoyen de conformer ses actions. Qu'il est délicat, ce pouvoir de fixer la volonté générale! En quelles mains doit-on le remettre? Sera-ce à un monarque dès-lors absolu. Je sais que l'intérêt bien entendu du prince ne se peut séparer d'avec celui de son peuple, et qu'en travaillant pour lui, il travaille pour soi-même. Tel est le langage de la philosophie. Mais ce langage n'est pas un de ceux que les précepteurs font étudier aux rois; et si un heureux naturel leur en donne quelque idée, leurs passions, ou celles d'un ministre, d'un confesseur, d'une maîtresse, l'affacent bientôt. Le peuple gémit, mais il faut qu'il ait gémi longtemps, avant que son maître s'aperçoive qu'il est de l'intérêt d'un berger de conserver son troupeau. Il faut donc que le pouvoir législatif soit partagé. Un conseil dont les membres s'éclairent et se contiennent les uns les autres, paroit en être un dépositaire bien choisi. Mais la liberté attache à ce conseil une condition fondamentale. Elle veut que chaque ordre de citoyens, chaque partie de l'état, y ait ses représentans intéressés à s'opposer à toute loi qui seroit nuisible à ses droits, ou contraire à son bonheur, puisqu'eux mêmes en sentiroient, les premiers, les mauvais effets. Une telle assemblée fera rarement des fautes grossières, et si elle paie quelquefois le tribut à l'humanité, elle peut rougir de ses erreurs, et les réparer aussitôt. Ce portrait est-il le vôtre? J'entre dans votre pays, je vois deux nations distinguées par leurs droits, leurs occupations, et leurs moeurs. L'une, composée de trois cents familles, est née pour commander; l'autre, de cent mille, n'est formée que pour obéir. Toutes les prétentions humiliantes des monarques héréditaires se renouvellent à votre égard, et deviennent encore plus humiliantes de la part de vos égaux. La comparaison de vos deux états, vous est trop facile. Rien ne vous aide à l'éloigner.
Un conseil de trois cents personnes décide de tous vos intérêts en dernier ressort, et si ses intérêts et les vôtres ne sont pas d'accord, qui doit l'emporter? Non seulement ce sénat est législateur, mais il exécute ses propres lois. Cette union de deux puissances qu'on ne devoit jamais réunir, les rend chacune plus formidable. Quand elles sont séparés, la puissance législative redoute les résolutions violentes; elles seroient inutiles, si l'on n'armoit pas les mains de la puissance qui les doit exécuter, et cette puissance est toujours sa rivale, et son contrepoids. Mais ce n'est pas assez que cette union aiguise la glaive de l'autorité publique, elle le remet encore dans un plus petit nombre de mains : dans le dernier siècle le grand conseil de Berne se renouvelait lui-même; c'étoit déjà un pas vers l'oligarchie : pourquoi exclure des élections le corps de la Bourgeoisie? Alors même le gouvernement s'appuyoit sur un fondement assez étroit. Bientôt des inconvéniens se firent sentir; la brigue, la vénalité la débauche, signaloient l'entrée des citoyens dans le conseil souverain, et les riches ambitieux donnoient tout, pour pouvoir tout envahir. Une députation révocable de vingt-six conseillers, établie dès l'enfance de la république, pour veiller à l'exécution des loix, devint chargée du soin de remplir les places de ce grand conseil dont elle-même tiroit son origine. On y ajoutoit seize sénateurs choisis de la manière la plus favorable aux factieux. Ils possédaient d'abord leur pouvoir collectivement, mais peu à peu l'intérêt particulier leur fit entendre qu'il valoit mieux permettre à chacun de nommer son fils, son gendre, et son parent. Les familles puissantes qui dominoient alors dans le sénat, y dominent encore. Les de Watteville, et les Steiguer, y remplissent une trentaine de places. Le commerce intéressé de bienfaits, où l'on passe dans le petit-conseil par les suffrages de ses parens, pour faire entrer de nouveaux parens dans le grand conseil, a déjà réduit le nombre de familles qui siègent dans celui-ci, à environ quatre-vingts. Ces maisons souveraines ont un égal mépris pour ceux que le droit naturel auroit dû rendre leurs concitoyens, et pour ceux qui le sont par la constitution de l'état. Il manque même aux premiers une ressource que les monarques les plus absolus n'ont pas osé ôter à leurs sujets; je veux parler de ces tribunaux reconnus du souverain, et révérés du peuple, pour être l'organe de la patrie, et les dépositaires des loix. Toutes les volontés du prince, qui doivent être obéies, le sont plus facilement, quant les sujets voyent combien elles sont raisonnables, puis qu'elles ont passé par l'examen de ces magistrats, qu'on ne peut ni tromper, ni séduire, ni intimider. Aussi répondent-ils à cette considération, par une résistance respectueuse, mais déterminée contre l'oppression, où ils étalent tout ce que la raison, la liberté et l'éloquence peuvent inspirer à des citoyens zélés. C'est principalement dans ces tribunaux paisibles que je trouve ces qualités. Privés d'armes, ils ne doivent leur pouvoir qu'à leur probité et à leur éloquence. Est-il étonnant que ceux qui n'ont que cet instrument, s'appliquent le plus à le cultiver? Quelles leçons pour les rois, que les remontrances du Parlement de Paris? Quel modèles pour le peuple que la conduite des Mandarins de la Chine? Frappé par un tribunal de cette espèce, le monarque ne peut méconnoître les gémissemens de la patrie. Les citoyens y apprennent qu'ils ont une patrie, ils s'attachent à l'aimer, à étudier ses loix, à se former à toutes les vertus publiques. Elles mûrissent dans le silence, l'occasion les développe, ou elles se font l'occasion. Les Etats du Pays de Vaud, respectables sous les Rois de Bourgogne, et sous les Ducs de Savoye, étoient ce tribunal. Composés de la noblesse, du clergé, et des députés des villes principales, ils s'assembloient tous les ans à Moudon. C'étoit le conseil perpétuel du prince. Sans leur consentement, il ne pouvoit, ni faire de nouvelles loix, ni établir de nouveaux impôts. Si j'étois sur les lieux j'établirais ces droits par vos monuments les plus authentiques. Tout éloigné que j'en suis, je ne crains pas d'appeler à leur témoignage. Il me reste toujours une preuve moins sensible pour le peuple, mais aussi décisive pour les gens de lettres; c'est l'analogie. Les Barbares du cinquième siècle jetèrent par toute l'Europe, les racines de ce gouvernement que Charlemagne établit dans les Pays Bas, la France, l'Italie, la Suisse, et l'Allemagne. Quelques événemens, les degrés, et les temps où les arrière-fiefs se formèrent des fiefs, où le clergé acquit des terres seigneuriales, où les villes achetèrent leurs affranchissemens, y apportèrent de légères différences. Mais le fond de cette constitution est demeuré dans toutes le révolutions, et rien de plus libre que ce fond. Ces états, leurs membres, et leurs droits se conservèrent toujours, et partout ils étaient les mêmes.
Je vous entends, mon ami, qui m'interrompez. Je vous ai écouté, me dites-vous, avec patience : mais que voulez-vous conclure de ce tableau de notre gouvernement? Bien ou mal construit, nous n'en ressentons que des effets salutaires, et vos conseils, vos états, auroient de la peine à nous dégoûter de nos magistrats anciens, pour nous faire essayer des nouveautés.
Arrêtez, Monsieur; je vous ai parlé en homme libre, et vous me répondez dans le langage de la servitude. Arrêtez. En convenant pour un moment de votre bonheur, de qui le tenez-vous? de la constitution? Vous n'osez pas le dire. C'est donc du prince? Les Romains en devoient un plus grand à Titus. Ils étoient cependant de vils esclaves. Brutus vous auroit appris que, dans un état despotique, le prince peut quelquefois vouloir le bien : mais que dans les états libres, il ne peut que le vouloir. La félicité actuelle du citoyen et de l'esclave, est souvent égale, mais celle du dernier est précaire, puisqu'elle est fondée sur les passions des hommes, pendant que celle du premier est assurée. Elle est liée avec les loix qui contiennent également ces mêmes passions dans le souverain et dans le paysan.
Mais malheureusement on ne trouve que trop de choses à reprendre dans votre administration politique. Je vais détailler des fautes, des négligences, des oppressions. Vous vous récrierez sur ma malignité, mais en secret votre esprit grossira le cataloque de cent articles que j'aurai ou ignorés ou oubliés. Il est du devoir du souverain de faire jouir son peuple de tous les avantages de la société civile. Des guerres entreprises pour sa défense, l'en détourneront quelquefois, mais dès que le calme renaît dans ses états, des établissements utiles, et de sages loix, la religion, les moeurs, les sciences, le commerce, les manufactures, l'agriculture, et la police, méritent toute son attention, et l'en récompenseront avec usure. Sur ces principes jugeons le sénat de Berne. Il a été maître du Pays de Vaud depuis l'an 1536. Quand je considère ce qu'étoient alors la France, l'Angleterre, la Hollande, ou l'Allemagne, j'ai de la peine à me persuader qu'elles étoient les mêmes pays que ceux qui portent aujourd'hui ces noms. De barbares, ils sont devenus civilisés; d'ignorans, éclairés; et de pauvres, riches. Je vois des villes où il y avoit des déserts, et les forêts défrichées se sont converties en champs fertiles. Leurs princes, et leurs ministres, un Henri quatre, un Sully, un Colbert, une Elizabeth, un de Witt, un Fréderic Guillaume, ont opéré ces merveilles. La perspective du Pays de Vaud n'est point aussi riante. Les arts languissent, faute de ces récompenses que le prince seul peut donner; nul commerce, nulles manufactures, nuls projets utiles pour le pays; un engourdissement général qui règne partout. Cependant les princes dont je viens de parler n'avoient que des momens pour ces objets, où les Bernois ont eu des siècles. Que n'auroient-ils pas fait, ces grands hommes, rarement tranquilles sur le trône, si pendant deux cent douze ans, il n'eussent eu que des voisins pacifiques, et des peuples soumis? Je m'en rapporte à vous-même. Indiquez-moi quelque établissement vraiment utile que vous deviez au souverain. Mais ne m'indiquez pas l'académie de Lausanne, fondée par des vues de dévotion, dans la chaleur d'une réformation, négligée depuis, et toujours académie, quoique un digne magistrat de cette ville proposât de l'ériger en université.
Non ce n'est point une politique peu éclairée qui fait agir vos maîtres. Je connois trop leur habileté. Mais un monarque aime également tous ses sujets. Les citoyens d'une ville capitale voient au contraire d'un oeil jaloux l'agrandissement des provinces. Nos égales pour les lumières et les richesses, elles voudroient bientôt l'être en pouvoir. Rappelez-vous l'an 1685. La mauvaise politique de Louis XIV expatria la partie la plus industrieuse de ses sujets; une multitude se réfugia dans le Pays de Vaud. Il étoit prochain, il étoit françois. Ils ne demandoient qu'un asile, et l'auroient payé au poids de l'or par les richesses et les arts plus précieux que les richesses qu'ils vous apportoient. Mais ici la politique partiale des Bernois s'épouvanta. «Si nous faisons participer ces fugitifs à notre droit de bourgeoisie, la fortune nous sera commune; mais comment élever des mortels au rang des dieux? Si nous les laissons confondus parmi nos sujets, nos sujets recueilleront le fruit de leur industrie.» Ils conclurent enfin avec l'ambassadeur de Porsenna :
Qu'il vaut mieux, qu'un roi sur le trône affermi
Commande à des sujets, malheureux, mais soumis,
Que d'avoir à dompter, au sein de l'abondance,
D'un peuple trop heureux d'indocile arrogance.
Ces exilés, las d'essuyer des refus où ils devoient s'attendre à des prières, passèrent en Hollande, en Prusse et en Angleterre, où les souverains savoient mieux profiter de cette occasion unique. Il en resta une partie dans le Pays de Vaud, mais c'étoit la partie la plus pauvre et la plus fainéante, qui n'avoit ni le moyen, ni la volonté d'aller plus loin.
A peine ces malheureux commençoient-ils à oublier leurs souffrances passées, que l'expérience leur fit sentir, que pour fuir les persécutions, il faut fuir les hommes. La partie souveraine de l'état avoie sucé avec le lait, toute la dureté du système de Calvin, théologien atrabilaire qui amoit trop la liberté, pour souffrir que les Chrétiens portassent d'autres fers que les siens. D'ailleurs sa conformité avec les idées d'un célèbre philosophe, intéressoit l'honneur du nom Allemand à le soutenir. Comme les sentiments s'étoient adoucis dans le Pays de Vaud, en proportion avec les moeurs, il falloit y envoyer des formulaires et des inquisiteurs, destinés à faire autant d'hypocrites qu'ils pourroient, non à la vérité par le fer et le feu, mais par les menaces et les privations d'emploi.
En soutenant les droits de l'humanité, je n'outre point les maximes de tolérance. Je veux bien que le magistrat ne distribue les récompenses du public, qu'à ceux qui enseignent la religion du public. Je ne lui défends pas même de contenir dans le silence ces novateurs trop hardis qui voudroient éclairer le peuple sur certains objets où l'erreur fait son bonheur. Mais que le souverain se prêtant avec chaleur aux minuties théologiques, décide des questions qu'on ne peut décider, assurément il est absurde. Qu'imposant des confessions de foi, il ne laisse à des pasteurs vieillis dans le ministère, et qui ne demandoient qu'à se taire, que le choix du mensonge ou de la mendicité, assurément il est injuste. Mais la persécution cessa. —Qui la fit cesser? Un sentiment de honte? les larmes des sujets? ou bien la crainte qu'inspira l'entreprise d'un Davel, enthousiaste il est vrai, mais enthousiaste pour le bien public? Encore même il règne à Lausanne une inquisition sourde. Les noms d'Arminien et de Socinien replissent encore ces lettres où de très-honnêtes gens rendent compte à leurs protecteurs des sentimens de leurs concitoyens; et c'est suivant ces indices que les places se distribuent.
Je viens, non pas d'épuiser, mais d'indiquer quelques défauts qui se trouvent dans votre puissance législative. Passons à l'exécutrice. Celle-ci est la force publique comme l'autre est la volonté publique. Mais un seul corps, un seul homme, peut délibérer et décider pour toute une nation. Il ne peut tout seul agir pour elle. L'administration politique, composée d'un nombre infini de branches, veut qu'un grand nombre d'officiers, soumis les uns aux autres, s'emploient à faire jouer la machine à laquelle le maître ne peut que donner le mouvement général. Les honneurs et les avantages, que les lois attachent à ces emplois, doivent être ouverts à tous les citoyens, que leur talents et leur éducation ont mis en état de les remplir. Les fardeaux leur sont communs à tous, les récompenses doivent l'être aussi. Un gouvernement monarchique satisfait aisément à ces justes prétentions. A l'exception de quelques courtisans qui approchent la personne du prince d'assez près, pour substituer la flatterie aux services, tous ses sujets lui sont égaux. Dès qu'un homme a du mérite, ou, si l'on veut de la faveur, on ne lui demande point s'il est Normand ou Provençal. D'Epernon étoit Gascon; Richelieu, Champenois; Mazarin, Romain. Mais dans les républiques aristocratiques, les souverains composés de toute une ville veulent être législateurs en corps, et partager entre eux en détail tous les emplois considérables. Les talents, les lumières dans votre Pays, sont inutiles pour quiconque n'est pas né Bernois, et dans un autre sens ils sont également inutiles pour qui l'est. Le sujet se voit condamné par sa naissance à ramper dans une honteuse obscurité. Le désespoir le saisit; il néglige ce qui ne le peut mener à rien, et le grand homme ne devient qu'un homme agréable. Si je parlois de faire participer les sujets aux Bailliages, les Bernois crieroient au sacrilège; les Bailliages sont le patrimoine de l'état, et nous sommes l'état. Il est vrai qu'on vous laisse les Lieutenants-Baillivales; mais vous savez assez qu'on y mêle certaines stipulations, de façon que, si le nouveau magistrat ne vit pas quelque temps, sa famille perd au marché.
Privés de ressources, que reste-t-il aux gentilshommes du Pays de Vaud? le service étranger. Mais on n'a pas manqué de leur rendre cette carrière des plus épinquses et de leur y fermer l'accès des grades un peu élevés. Je ne dirai rien du brillant service de France. Les dépenses sont inévitables, et la plaie si modique que l'enseigne se ruine, le capitaine vit à peine, et même le colonel ne peut amasser. Ainsi vous devez bénir le soin paternel du souverain qui a dressé toutes ses capitulations, de manière à ne vous point induire en tentation. Ne parlons que du service des Etats Généraux, service plus utile que riant, où l'on s'ennuie et s'enrichit. Par le traité de 1712, le Canton de Berne accorda vingt-quatre compagnies à leurs Hautes Puissances, et promit de permettre qu'on en fit toujours des recrues dans leurs états. Seize compagnies étoient destinées aux Bernois, et les souverains partageoient avec leurs sujets les huits autres compagnies, dont on daignoit laisser l'entrée ouverte à ceux-ci : ainsi à ne supposer le crédit des Bernois qu'égal à celui des sujets, pour parvenir à ces huits dernières compagnies, ce peuple roi ne posséderoit toujours vingt, sur vingt-quatre. La proportion est honnête, si l'on fait attention qu'il y a dans le Canton près de cent mille hommes et état de porter les armes, dont il n'y en a pas huits cents, bourgeois de Berne. D'ailleurs les petits bourgeois, à qui ce nom seul inspire de la fierté, aiment mieux croupir dans la misère à Berne, que de se faire par leur travail un état vraiment respectable. Ainsi dans toutes ces troupes, je doute qu'on puisse trouver cinquante Bernois qui ne soient pas officiers.
Ces malheurs, me dites vous, ne sont que pour les gentilshommes; c'est à dire, pour la partie la plus respectable, mais le moins nombreuse des citoyens. Ils s'évanouissent dans ces maximes générales et égales que vous venez d'établir. La tyrannie de vos Baillis s'y évanouit-elle aussi? Le peuple, nom si cher à l'humanité, en sent tout le joug. Je ne vous conterai point des histoires de leurs oppressions. Vous me chicaneriez sur la vérité des faits, et puis vous me diriez qu'il ne faut jamais conclure du particulier au général, et vous auriez raison. Il vaut mieux faire sentir l'étendue de leur pouvoir, et laisser à votre connoissance du coeur humaine, à juger de l'usage qu'ils en font. Chaque Bailli est à la fois chef de la justice, de la milice, des finances et de la religion. Comme juge, il décide sans appel jusqu'à la somme de cent francs, somme très-modique pour vous, mais qui fait la fortune d'un paysan; et il décide seul, car ses assesseurs n'ont pas voix pondérative. Il donne, ou plutôt il vend presque tous les emplois de son bailliage. Si l'on veut appeler de ses sentences, il n'y a plus de Tribunal à Moudon, il faut aller à Berne, et quel paysan veut se ruiner à la poursuite de la justice? S'il cherche encore à faire punir son tyran, il demande l'entrée en conseil. L'avoyer l'accorder, peut-être avec beaucoup de difficulté, et à force de fatigues et de dépenses il parvient à pouvoir plaider devant un Tribunal lié avec son bailli par le sang, et plus encore par une conformité de forfaits, ou d'intérêts.
Votre pays est épuisé par les impôts, tout modiques qu'ils sont. Développons cette idée. Pendant que les pays les plus riches de l'Europe s'abyment de dépenses et de dettes, et mettent en oeuvre des moyens qui feroient trembler le plus hardi dissipateur, le Canton de Berne est le seul qui amasse des trésors. Le secret de l'état est si bien gardé, qu'il est difficile de le deviner. Stanyan, ambassadeur d'Angleterre à Berne, qui avoit un esprit d'observation et de grandes facilités pour se bien informer, estimoit, il y a quarante ans, les sommes qu'il avoit dans les fonds publics de Londres à trois cents milles livres sterling, ou sept millions, et tout ce qui étoit resté dans le trésor de Berne, ou dispersé dans les autres banques de l'Europe, à dix-huit cent mille livres sterling, ou quarante trois millions. On peur croire que ces trésors n'ont pas diminué depuis l'an 1722. Le moyen que le Canton emploie pour s'enrichir est très-simple. Il dépense beaucoup moins qu'il ne reçoit. Mais que reçoit-il? Je l'ignore; mais je vais tâcher de le deviner. Les douze bailliages du Pays de Vaud rendent dans leurs six ans, à peu près cinq cent mille livres de Suisse, les uns portant les autres. Le revenu de douze peut donc monter à un million de livres de rente. J'ai toujours entendu dire que les Baillis prennent le dix pour cent sur les revenus du souverain. Le voilà donc ce revenu d'un million par année. En rabattant les cent mille livres des Baillis, je compterais encore cent mille écus pour les charges de l'état, ce qui n'est point une supposition bâtie en l'aire. Les autres deux cent mille écus, qui dans un autre pays fourniroient à l'entretien d'une cour et d'une armée, dont les dépenses feroient retomber sur la terre la rosée qui en étoit tirée, vont ici s'enfouir dans les coffres du souverain, ou se disperser dans les banques publiques, et précaires de l'Europe, pour être un jour une proie à l'infidélité d'un commis, ou à l'ambition d'un conquérant. Cette perte continuelle des espèces éteint l'industrie, empêche tout effort, qui ne se peut faire sans argent, at appauvrit insensiblement le pays.
Tels son vos maux, Monsieur. Eh bien! me répondez vous, n'avez vous sondé nos playes que pour en aigrir la douleur? Quel conseil nous donnez vous? Aucun, si vous ne m'avez pas déjà prévenu. Il y a une voie que je puis vous conseiller, c'est celle de la remonstrance. Mais il y a des maux tellement enracinés dans la constitution d'un état, que Platon lui-même n'eût pas espéré du succès pour une pareille députation. Ne tiendront-ils par contre les remonstrances, eux qui ont pu tenir contre deux cents ans de fidélité et de services? Il y a un autre remêde plus prompt, plus entier, plus glorieux : Guillaume Tell vous l'eût conseillé : mais je ne vous le conseille point. Je sais que l'esprit du citoyen, comme celui de la charité, souffre beaucoup, et espère long-temps. Il a raison. Il connoit les malheurs attachés à la soumission. Il ignore ceux que la résistance pourroit entraîner. Vous, qui me connoissez, Monsieur, vous savez combien je respecte ces principes amis de la paix et des hommes. Tribun séditieux, je ne chercherai jamais à faire secouer au peuple le joug de l'autorité, pour le conduire du murmure, à la sédition; de la sédition, à l'anarchie; et de l'anarchie, peut être, au despotisme.
Sources Principales : A. Stanian, Tableau historique et politique de la Suisse. — Du Luc, Correspondance diplomatique. — Sinner, Voyage dans la Suisse occidentale. — Tscharner, Dictionnaire politique, historique et géographique de la Suisse. — Voltaire, Correspondance générale. — J.-J. Rousseau, Les Confessions. — Edward Gibbon, Micellaneous works.
1A. Stanian. Tableau historique et politique de la Suisse, 1714. Page 215.
2Le comte du Luc au roi.
3Sinner. Voyage dans la Suisse occidentale.
4Clavel (landammann), Essai sur les Communes. etc. 2 vol. in-8o. Lausanne, 1828.
5Bibliothèque du professeur Gaullieur, Lettres du professeur de Crousaz (manuscrit).