Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE QUATRIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA DOMINATION DE BERNE.

XVIe, XVIIe ET XVIIIe SIECLES.


Chapitre XX.

Le XVIIIe siècle.

1723-1791.


§ II. Sciences et Lettres.

Ecole philosophique de Jean-Pierre de Crousaz. — Sciences économiques. — Société économique de Berne. — Sociétés économiques du Pays de Vaud; Sociétés de Lausanne, de Vevey, d'Yverdon, de Nyon, de Payerne. — Mémoires de ces sociétés. — Travaux des Sociétés économiques du Pays de Vaud; Agriculture et Economie politique. — Société des Sciences physiques de Lausanne; ses Mémoires. — Sciences historiques. — Science du Droit criminel et du Droit civil. — Sciences militaires. — Société littéraire de Lausanne. — Journaux littéraires et scientifiques de Lausanne. — Littérature. — Bibliothèques.

Le Pays de Vaud ne s'abandonnait point, cependant, tout entier à cette aimable et frivole insouciance qui charmait les gens du grand monde, accourus sur les rivages du Léman, à la voix de Voltaire et de Rousseau. Au milieu de ces plaisirs, et en dépit de nos institutions, on voyait s'opérer un travail d'intelligence, et naître de nouvelles idées. Le patriciat avait pu, il est vrai, empêcher ou entraver la publication des oeuvres de David Constant, de Ruchat, de Georges Polier et de Jean-Pierre de Crousaz; il était parvenu, il est encore vrai, à renfermer dans d'étroites limites l'enseignement de ces professeurs; mais il était resté impuissant, et pour effacer les impressions profondes que ces hommes distingués avaient su graver dans l'âme de leurs disciples, et pour arrêter l'impulsion qu'ils avaient donné aux études philosophiques. Gibbon, l'une des gloires scientifiques de l'Angleterre, se plaît à reconnaître l'heureuse influence que de Crousaz exerça sur le Pays de Vaud; il exprime dans ses mémoires sa reconnaissance aux professeurs Pavilliard, Treytorrens et Vicat, et ajoute : «L'homme qui contribua le plus à mon éducation, et a le plus de droit à ma reconnaissance est Jean-Pierre de Crousaz, cet adversaire de Pope et de Bayle, dont la philosophie fut formée à l'école de Locke, la théologie à celle de Leclerc, et qui, dans le cours d'une vie longue et laborieuse, instruisit plusieurs générations d'élèves à penser et même à écrire.»

Les leçons de Crousaz, ses oeuvres, et surtout son grand ouvrage en six volumes, Système de réflexions philosophiques, donnèrent à Lausanne une nouvelle direction aux études. Nous le voyons par les thèses que soutinrent les disciples de Crousaz pendant les vingt-deux premières années du XVIIIme siècle. Ainsi, dès 1703 à 1707, trente-deux étudiants soutinrent des thèses sur des sujets de philosophie; cinquante-trois étudiants, dans les années 1704 à 1722, prirent pour sujet de leurs thèses des questions de chimie, de physique et d'histoire naturelle1.

Un des disciples du philosophe de Lausanne, et de ses émules Barbeyrac et Ruchat, Charles de Loys de Bochat, prenait bientôt un rang honorable dans la science. Nommé professeur, il enseignait le droit naturel, le droit des gens, la politique et la morale. Parvenu au rectorat, ses nouvelles fonctions, et les leçons publiques qu'il donnait chaque jour pendant plusieurs heures, ne l'empêchaient point de se livrer à une foule de travaux littéraires, d'entretenir une vaste correspondance avec les principaux savants de son époque, et de rédiger la plupart des articles de critique des ouvrages dont son journal la Bibliothèque Italique rendait compte. Il publiait plusieurs mémoires sur des questions qui occupaient alors les esprits. Ainsi, un écrit remarquable par une discussion fine, spirituelle et savante, au sujet d'un démêlé qui survint entre les magistrats de Lucerne et un curé qui avait permis à ses paroissiens de danser le dimanche, démêlé qui se termina par le bannissement du curé. Mr de Loys, dans cet écrit, fait preuve de bon goût et d'une profonde érudition; il aborde les hautes questions de droit civil, de droit religieux, et d'immunités ecclésiastiques. Mais de tous ses sujets d'études, celui qu'il préférait était les recherches sur les antiquités historiques de la Suisse, sur lesquelles il publiait son grand ouvrage en trois volumes : Mémoires critiques pour servir d'éclaircissement sur divers points de l'Histoire ancienne de la Suisse.

Animé du désir de voir le Pays de Vaud sortir de l'état d'infériorité auquel le condamnait la domination de Berne, ce savant s'occupait sans cesse de projets pour réveiller dans sa patrie le goût des sciences, des arts et du commerce. Il voulait élever l'académie de Lausanne au rang des universités. Il préparait un projet, un règlement; il avait surmonté les plus grandes difficultés, il s'était assuré du concours de savants professeurs; il voyait, dans un prochain avenir, des étrangers et des Suisses, accourir en grand nombre à Lausanne, où en échange de la science qu'il puiseraient dans son université, ils donneraient un aliment à une foule d'industries. Mais ces rèves d'un bel avenir s'évanouirent bientôt. Les Seigneurs du Conseil de Lausanne, prévoyant que leur pouvoir et le rang qu'ils occupaient dans leur petite ville pâliraient sans doute devant les priviléges universitaires et la science, craignant, aussi, que le calme de la bourgeoisie lausannoise ne fût troublé par la présence d'une jeunesse turbulente, et que les prix des denrées ne fussent élevés par la consommation d'une population croissante, — les Seigneurs du Conseil rejetèrent les propositions de Mr de Loys. L'académie de Lausanne, à la grande satisfaction de LL. EE., resta donc un séminaire d'étudiants en théologie, et notre jeunesse dut, pour les autres sciences, demander à la France, à l'Allemagne, et même à Genève, l'instruction que sa patrie lui refusait.

Cependant, les germes scientifiques que Pierre de Crousaz et de Loys de Bochat avaient répandus sur la terre vaudoise n'étaient point frappés de stérilité. Jean-Nicolas Allamand, fils d'un régent du collège de Lausanne, après avoir suivi les leçons de Crousaz, de Loys, et celles de Treytorrens, continua ses études de physique après qu'il fut consacré au St Ministère. Mais se voyant privé de ressources dans sa patrie, il partit pour la Hollande comme précepteur, et devint préparateur du célèbre physicien Sgravesande, auquel il succéda dans la chaire de physique à l'université de Leyde. Ee 1759, cette université le nomma recteur. Allamand enrichit la science par ses travaux sur l'électricité, et devint un des premiers physiciens de son temps. Il fut chargé par Buffon de publier ses oeuvres en Hollande2. Il forma et dirigea le cabinet d'histoire naturelle de Leyde, l'un des plus riche de l'Europe. — D'autres disciples de l'école philosophique de Jean-Pierre de Crousaz et de Loys de Bochat, suivirent les traces de leurs maîtres et se trouvèrent ainsi préparés à paraître aux premiers rangs des économistes, savants voués à la recherche des améliorations sociales.

 

Sciences Economiques. Le traité d'Aix-la-Chapelle, qui, en 1747, rendait la paix à l'Europe, épuisée par la guerre générale, faisait bientôt surgir de toutes parts de nouvelles idées. La science appliquée aux améliorations sociales devenait une passion. Chacun voulait contribuer à réparer les maux de la guerre. Les philosophes, les écrivains, des courtisans, des grands seigneurs, se mettaient à la tête d'un mouvement et dirigeaient leurs efforts pour rendre l'homme heureux. Partout on s'occupait de l'histoire naturelle appliquée aux arts et à l'agriculture; des économistes s'employaient à instruire le peuple, à rendre sa position plus heureuse, à faire prospérer l'agriculture, à étudier les maladies des bestiaux, à introduire la culture et l'emploi de plantes étrangères propres à l'alimentation, aux arts et aux métiers. La Suisse ne restait point étrangère à se mouvement général, mais les travaux de ses savants n'ayant point de direction déterminée demeuraient sans résultats, lorsque le secrétaire du consistoire de Berne, Mr Jean-Christophe Tschifféli, conçut l'heureuse idée de les diriger sur les moyens de perfectionner l'agriculture dans les états de LL. EE. de Berne. Mr Tschifféli publiait, en 1758, une «Invitation aux amateurs de l'Agriculture et aux vrais Patriotes, par laquelle il proposait de rassembler par voie de souscription, un fonds nécessaire destiné à les prix annuels en faveur des meilleurs solutions relatives au perfectionnement de l'agriculture dans le canton de Berne.» L'attention générale fut réveillée par cette invitation; on applaudit à son but, et le nombre de souscripteurs dépassa les espérances. Alors étendant ses vues, Mr Tschifféli choisit parmi les souscripteurs six associés qui, à leur tour, en choisirent un pareil nombre pour former un corps fixe qui pût correspondre avec les cultivateurs du canton, et appliquer leurs lumières sur l'état actual de l'agriculture, et sur les moyens de la perfectionner. Ce corps ainsi formé prit le nom de Société Economique de Berne, qui chosit pour président le bailli d'Echallens, Mr Enguel; pour vice-président Mr Tschifféli, et pour secrétaire Mr Elie Bertrand d'Orbe, pasteur français de Berne, pour le Pays de Vaud, et Mr Tscharner pour les bailliages allemands. Ainsi constituée, la Société Economique décidait dans sa première séance de prendre pour but unique de ses travaux les Moyens de faire fleurir l'agriculture, les arts utiles et le commerce. Elle décidait que chaque année deux prix seraient proposés sur des sujets relatifs à ses vues, que le fonds pour ces prix serait formé par des souscriptions, et que les souscripteurs auraient droit de suffrage pour décerner les prix. Elle ouvrait en même temps un concours sur la question des céréales : Raisons qui doivent engager la Suisse, par préférence, à la culture des blés; Empêchements généraux et particuliers qui s'y opposent; Moyens généraux et particuliers que ce pays fournit relativement à la culture.

Cependant, cette société cherchant à étendre ses moyens d'action, invitait par voie de la presse les cultivateurs experimentés, ainsi que toute personne bien intentionnée dans le canton de Berne, à former des Sociétés Economiques correspondantes; elle exhortait les pasteurs de campagne à regarder comme un service essentiel rendu à leurs paroissiens, s'ils parvenaient à introduire chez l'agriculteur des idées plus perfectionnées sur l'économie rurale, et un travail assidu et rationnel. Elle adressait les mêmes instances aux grands propriétaires, à tous les citoyens en place, et terminait ainsi cet appel patriotique : «Heureuse la Suisse! si le goût pour l'agriculture, plus digne sans doute de nous attacher que le penchant pour les services militaires étrangers, et la cupidité de chercher fortune au dehors, reprenait ses droits dans nos coeurs, et servait de motif pour ranimer notre amour de la patrie et resserrer notre union, ce double appui de la liberté Helvétique.»

Cet appel trouva de l'écho dans le Pays de Vaud : des Sociétés Economiques, correspondantes de la Société de Berne, se constituèrent à Lausanne, à Vevey, à Yverdon, à Nyon et à Payerne. Ces sociétés rendirent de grands services, aussi, nous rappellerons les noms de leurs membres, qui tous, par leurs efforts, concoururent au bien de leur patrie :

Société Economique de Lausanne. Présidents : MM. Seigneux de Correvon, et Polier de Vernand; Secrétaires : MM. Clavel de Brenles et Deleuze pasteur. Sociétaires : MM. Crousaz conseiller, R. de Crousaz, d'Illens, de Treytorrens professeur, Forneret, Polier de Bottens pasteur, Struve chimiste, Tissot médecin, Constant capitaine, Court ministre, de Saussure de Berchier, de Saussure de Boussens, de Chandieu colonel, de Loys de Cheseaux, de Langallerie marquis de Gentil, l'écuyer de Crousaz de Mézeri, de Loys de Middes capitaine, de Loys de Villarding, Polier de St Germain, Polier conseiller, L. Porta, F. Porta, Reygnier médecin, L.-C. Roguin, Rosset professeur, Rosset conseiller, P. Seigneur conseiller, Curtat, Secretan, Vicat professeur, Dapples le jeune, médecin.

Société Economique de Vevey. Président : le banneret Dufour; Secrétaire : le pasteur Muret doyen; Sociétaires : MM. Anet vigneron à Montreux, Berdez assesseur consistorial, Cerjat de Denezy, Chiron, Couvreux, Cuénod, Delavaux pasteur, Dubosson, Dufour à Montreux, Dufresne, Dupraz, Forestier d'Orges banneret à Cully, Grenier conseiller, Grenier, Henchoz médecin, Leresche pasteur, Madame de Loys née Cerjat, Marindin doyen, Maroger pasteur, Mestrezat major, Morier, Perdonnet, Perret, Reynier apothicaire, Richardet, de Tavel, de Watteville à Chardonne, Utin sizenier, Vautier pasteur, Viret pasteur. Membre associé : Mr Duchet, curé de Remauffens au canton de Fribourg.

Société economique d'Yverdon. Président : Mr de Gingins de Moiry, bailli d'Yverdon; Vice-Président : MM. le conseiller Bourgeois, et le châtelain Pillichody docteur en droit; Boursier : le secrétaire-baillival Haldimand; Secrétaire : le justicier Bourgeois; Sociétaires : MM. de Boutes seigneur de Champvent, Jeanneret, G. Doxat, Favre à Vallorbes, J.-F. Burnand, de Treytorrens capitaine, du Plessis d'Ependes, Bourgeois médecin, Portefaix médecin, J.-P. Jeanneret, Doxat de Démoret, Thomasset pasteur, Tscharner du Conseil de Berne, Favre de Vallorbes, mécanicien et inspecteur général des jardins royaux de S. M. Sarde à Turin.

Société Economique de Nyon. Président : Mr Wourstemberg, bailli de Nyon; Secrétaires : MM. Sturler seigneur de Cottens, Puthod avocat; Sociétaires : MM. Basin, de la Fléchère, de la Fléchère de Gran, de Ribeaupierre avocat, Cornillat pasteur, Duchéry, F. de la Fléchère, Dupraz pasteur à St Cergues, Genevois pasteur de Burtigny, Rafinesque pasteur de Begnin, de l'Harpe ministre suffragant à Bursin, Reverdil de Nyon, professeur royal de mathématiques à Copenhague et précepteur du prince royal du Dannemark.

Société Economique de Payerne. MM. Marcuard avoyer, de Dompierre ancien avoyer, Tavel lieutenant-gouvernal, Comte, les conseillers de Trey, Jomini, de Treytorrens, Tavel et Givel, le commandeur de Dompierre.

Plusieurs membres des Sociétés Economiques du Pays de Vaud présentaient des mémoires sur la question de la culture du blé et sur les causes qui s'y opposent. Le premier prix était décerné à Mr Stapfer, ministre à Thoune, le second, à Mr Jean Bertrand, pasteur d'Orbe, le premier accessit à Mr Seigneux de Correvon, président de la société de Lausanne, et le second au marquis de Mirabeau. Les mémoires de MM. Bertrand et Seigneux nous donnent l'un et l'autre de précieux enseignements sur l'état de l'agriculture du Pays de Vaud, et sur les causes qui, alors, empêchaient les progrès.

«Dès que nos champs sont moissonnés, dit Mr Bertrand, ou du moins deux jours après l'entière recolte du Confin, on y mêne, selon la loi, paître le bétail, et même on ne permet point au propriétaire de labourer tous ses champs; il doit en lasser une partie pour être pâturée. Il ne peut ainsi donner à ses terres leurs façons pour les grains d'automne, et il est obligé de les laisser pour y semer des mars l'année suivante. Dans la plupart des districts, la police a divisé les terres labourables pare soles, ou de parler le langage du Pays de Vaud, par Pies ou Fins de Pies : partage qui détermine l'usage que chaque propriétaire doit faire de son champ, ou pour le semer, ou pour le laisser en repos. La plupart des communes ont trois soles, dont l'une se sème en gros graines, l'autre en menus grains, et la troisième demeure en jachère, et cela alternativement chaque année, ensorte que le laboureur n'est point en droit de dessoler ses propres terres, c'est-à-dire de changer les soles accoutumées, et par conséquent de suivre d'autres règles que celles qui sont prescrites...»

«La culture des vignes nuit en plusieurs manières à la culture des champs... Contre l'intérêt des particuliers et du public, plusieurs de nos vignes ont été plantées sur nos côteaux plus doux, souvent même sur nos plaines les plus fertiles... De là vient que nos champs ne sont cultivés que faiblement, qu'on ne leur donne pas les engrais suffisants, qu'on n'en tire pas le produit dont ils sont susceptibles, que souvent le pain est cher, tandis que nos vins nous restent et que personne ne les demande. Ainsi, non seulement nos vignes font tort à nos champs, mais encore à nos vignes elles-mêmes...» «Un autre obstacle à la production des céréales, ajoute Mr Bertrand, est la quantité des pâturages communs. Cent poses de terres pâturées en commun, suivant la pratique de quelques lieux, ne font pas le profit que feraient vingt fermées sur ces cent poses... Sans se mettre en peine des clameurs de gens qui ne sont sensibles qu'à leur intérêt, il faudrait abolir ces pâturages communs, dont une partie serait réservée au profit de la caisse communale, et l'autre serait distribuée à chaque chef de famille, et mise ainsi dans le commerce.» Comme un autre obstacle à la bonne culture, Mr Bertrand signale l'ignorance des campagnards, le manque de laboureurs vigoureux, robustes et dispos; il démontre aussi combien les enrôlements pour les services étrangers, la mendicité et l'ivrognerie enlèvent de bras à l'agriculture. «L'éducation de la jeunesse, dit-il, prévient dans les campagnes la dissipation, l'indolence et la mendicité; elle donne l'habitude et l'obéissance, de la souplesse et de la docilité; elle corrige la stupidité en aiguisant l'esprit et en développant les talents; elle dispose à estimer la culture de la terre, et met en état un père de famille et un granger de donner quelque ordre à ses affaires, ce qu'il ne saurait s'il ne sait ni lire ni écrire. J'insiste sur ce sujet, parce que diverses personnes, très-respectables par leur rang, condamnent l'éducation que l'on donne aux paysans... Fixez dans les compagnes le séjour des hommes instruits, et comme dans ce pays libre chacun peut s'établir où il veut, qu'il soit ordonné par LL. EE. que les emplois de magistrature de campagne soient donnés à des personnes capables et moyennées qui y séjournent toujours, et que les Châtelains et les Curiaux eussent à résider dans le district où ils doivent fonctionner. Par là on fixerait le campagnard dans le lieu de son origine, car il aimera mieux être le premier de son village que le dernier d'une ville...»

Passant ensuite aux moyens d'augmenter la quantité des céréales, Mr Bertrand insiste sur l'établissement des prairies artificielles qui «donnent d'abondants fourrages, augmentent la quantité du bétail et des engrais pour les champs... Mais les champs, et cela est la condition essentielle, doivent tous être mis à Clos et Record, sans rien payer aux ayant droit au parcour, autant que ces champs seraient semés ou en grains, ou en légumes, dont l'abondance, et surtout celle des pommes de terres, servant à épargner le pain, à diminuer ainsi la consummation du blé...»

Mr Seigneux de Correvon s'élève aussi avec force, dans son mémoire sur les céréales, contre les abus du parcours, qu'il regarde comme le plus grand des obstacles à la production du blé et aux progrès de l'agriculture.

«Les prés, dit-il, étaient autrefois ouverts en faveur du public, après la première coupe, savoir, depuis la Ste Magdeleine, qui tombe au 22 juillet, et chaque communier, ou chef de famille, n'avait à Clos qu'une seule possession de médiocre grandeur, voisine de sa maison, et plantée d'arbres fruitiers, qui fût exemptée du parcours. Ces petits vergers étaient appelés Records. Les seigneurs-vassaux, seuls, avaient de grands prés clos exempts d'être broutés par le bétail des communiers. Les prés sujets au pâturage, après la première coupe, étaient appelés Prés Champêtres. Cependant, en 1591, un édit de LL. EE. avait ordonné de réduire et tenir à Clos et Record tous les prés et possessions particulières de leurs sujets du Pays de Vaud. Mais cette mesure ayant été peu observée, un nouvel édit,promulguée le 13 janvier 1717, renouvella celui de 1591, et la plupart des Prés Champêtres furent passés à Clos et Record, en payant à la communauté le dixième denier de leur valeur, et le vingtième, seulement, pour ceux qui jouissaient de la première coupe. Il existe encore (1762) des Prés Champêtres, appelés Pudzessies, ou Deven, qui appartiennent à des particuliers, et sont assujettis au pâturage commun d'automne pour l'utilité des champs voisins. Ces prés sont situés vers l'extrémité des Fins de Pie, et, lorsque celles-ci doivent être semées, ils servent de pâture pour les attelages de charrues des communiers, ou de leurs chars de fumier. Dans d'autres parties du Pays de Vaud, il y a des terrains communs appelés Tzaumaz, ou Dresaux, destinés au pâturage des attelages pendant leur repos. Dans d'autres lieux ils sont appelés Mérenaz, et sont destinés pour le repos des attelages à midi... Les Fins de Pie sont sujets au pâturage commun après la récolte, les bois des communautés sont assujettis à des droits de pâturage sous certaines restrictions pendant la recrue. Enfin, les Paquis Communs sont des terrains incultes dans lesquels tous les individus des communautés, en vertu de leur bourgeoisie, ou d'une certaine finance s'ils sont non bourgeois, peuvent mettre leur bétail pour y pâturer.» Mr Seigneux de Correvon blâme le pâturage commun des champs après la moisson, et, comme s'il voyait le canton de Vaud un siècle après lui, il dit : «Quelle différence entre ces champs sujets au parcours, et les champs dont le maître étend ou restreint la culture durant l'année à son gré! Semant ses champs tantôt en herbes artificielles, tantôt en grains, ce maître se fait une rente par la seule variété des productions de ses champs, et en peu de temps, par de bonnes cultures, par l'emploi des eaux voisines, ces champs pourraient devenir des fonds qui, après avoir coûté deux à trois cents francs, vaudront mille francs la pose.» Après avoir fait sentir les inconvénients des Paquis de Communauté, il énumère les avantages généraux et particuliers; il combat les objections que l'on a coutume de faire à ce changement; enfin, il recherche et indique les moyens d'opérer ce changement au plus grand avantage des communautés.

Tandis que MM. Bertrand et Seigneux de Correvon obtenaient des prix dans les concours, les Sociétés Economiques du Pays de Vaud rivalisaient de zèle dans leurs travaux, et préparaient un avenir de prospérité à leur patrie.

Société Economique d'Yverdon. Le châtelain Bourgeois publiait un Mémoire sur l'Economie forestière; le secrétaire-baillival Haldimand un Mémoire sur la construction des Chemins; Mr Bourgeois-Longeville un Essai sur l'Education des dames relativement à l'Economie rurale; Mr Jeanneret sur la Préparation des blés; le médecin Bourgeois, Méthode de perfectionner le Vin.

Ce mémoire du docteur Bourgeois nous indique le mode de culture qui, chez nous, était encore suivi dans le milieu du XVIIIme siècle. Les ceps étaient plantés sans alignement et à la distance d'un pied tout au plus, la plupart n'avaient point d'échalas; ils étaient élevés à plus de deux pieds de terre, et dans la taille ils restaient surchargés de boutons; enfin, les vignes étaient de véritables jardins à légumes. Mr Bourgeois blâme ce mode de culture. Il récommande la plantation en ligne et à la distance de deux pieds entre chaque cep, de donner un échalas à chaque cep, de peu charger la vigne de bois, de ne laisser jamais plus de deux boutons à la taille, et de ne pas élever le cep à plus de six pouces au-dessus du sol. Enfin, il s'oppose à la ruineuse coutume de planter des légumes dans les vignes.

Société Economique de Nyon. Les membres de cette société, entr'autres MM. Sturler, seigneur de Cottens, agronome infatigable et bon physicien, Bazin de Duillier, Dupraz, pasteur de St Cergues, Genevois, pasteur, Ducherri et de Venoges, présentent chacun la statistique des paroisses qu'ils habitent, donnant de curieux renseignements sur l'agriculture du bailliage de Nyon, et sur les moyens de la perfectionner.

Société Economique de Payerne. Mr Tavel publie un Mémoire sur les Causes de la dépopulation dans le Pays de Vaud, et attire l'attention des Sociétés Economiques sur ce fait alarmant. Mr de Dompierre écrit une Notice sur l'Agriculture dans le Pays de Vaud. La Société Economique de Payerne s'occupe de propager les plantations de mûriers, et propose des primes pour les encourager. Mr de Dompierre, avoyer, présente un Mémoire sur la culture du tabac.

Société Economique de Vevey. Ses travaux ont principalement pour but l'amélioration de la culture de la vigne. MM. Leresche, Perdonnet et Richardet écrivent des mémoires sur cette culture, et le vigneron Anet de Chailli, paroisse de Montreux, communique les résultats d'un grand nombre d'observations sur les engrais artificiels, sur les diverses espèces de fumiers, sur les soins à donner aux vignes; il présente aussi un pain fait d'un mélange de pommes de terre avec du blé du Turquie : Ce pain est non-seulement très-mangeable, mais bon, dit le procès-verbal, qui ajoute : «Quelques particuliers, à l'exemple de divers membres de la Société, ont fossoyé leurs vignes après vendanges, ce qui pourrait être avantageux pour gagner du temps au printemps.»

L'assesseur-constitorial Berdez donne les détails de ses essais sur les vers à soie faits en 1762 : «Après avoir mis par degrés à une chaleur convenable une once de graine, les vers sont éclos du 28 au 30 avril, les quatre mues se sont faites régulièrement, et le 6 juin la montée a été terminée. Cette once de graine a produit 107 livres de cocons, qui ont donné quatorze livres de soie, poids de 15 onces, outre la filozelle. Il est à remarquer que les vers ont été nourris avec la feuille de jeunes mûriers, plantés en pépinières en mars 1759, et depuis la quatrième muée avec des feuilles de gros mûriers... Il y a quelques années, il s'est fait ici, à Vevey, une récolte aussi forte que les meilleures du Piémont, puisque l'on a eu environ 130 livres de cocons pour une once de graine.» Mr Berdez établit, dans sa campagne près de Vevey, une magnanerie, et un bâtiment consacré à la filature de la soie. A côté de cette branche d'industrie, il fonda dans la ville de Vevey un commerce et une fabrique d'horlogerie, qui occupait plus de cinquante ouvriers, et autant à la Vallée. Mais depuis la mort de cet homme industrieux, cette fabrique d'horlogerie languit, la plupart des ouvriers transportèrent leur activité à Genève, la magnanerie de Mr Berdez cessa d'être en activité, et la culture des mûriers blancs fut abandonnée. [Marginal notation: Mr Larguier de Pluviannes établit une plantation de Mûriers à son domaine la Papetterie sur la Venoge.]

Société Economique de Lausanne. Elle s'occupe principalement de Parcours et de ses abus; de la propagation des prairies artificielles, des plantages, de la culture en grand, et à la charrue, des pommes de terre, de celle du trèfle, du millet, des carottes, de la garance, de l'établissement de pépinières et surtout de celles de mûriers. Ce que Mr Seigneux de Correvon dit des jardins potagers donne un renseignement assez curieux sur l'état où ils étaient dans notre pays au commencement du XVIIIme siècle. «Les légumes, dit-il, se réduisaient à un petit nombre de mauvaises espèces. Mais des Français réfugiés3 s'établirent près de Lausanne, et cultivèrent des légumes et des fruits, inconnus jusqu'alors. La Direction des Ecoles de Charité mit de ses élèves en apprentissage chez ces jardiniers, et la culture des potagers et des pépinières eut un tel succès, que ces établissements fournirent bientôt de légumes et d'arbres fruitiers divers endroits, tant du pays que de l'étranger... Encore aujourd'hui (1761) la culture des jardins est presque ignorée dans les villages du Pays de Vaud. De là, le manque de porcs gras, article qui seul enlève du pays des sommes incroyables. Car le paysan du Pays de Vaud croit que l'on ne saurait engraisser les porces qu'avec des glands et du faîne; tandis que le paysan allemand qui fournit Berne de porcs gras les nourrit en été des résidus des jardins, et en automne, les engraisse avec des carottes et des pommes de terre.»

Deux chimistes de Lausanne, MM. Thillman et Struve, analysent des terres marneuses, des terres à foulon, des argiles, et donnent les résultats de leurs recherches sur la distillation de diverses substances, sur les houilles, sur les tourbes, et sur le marc de raisin distillé, dont ils recommandent l'emploi comme combustibles.

La Société Economique de Lausanane, préoccupée de la dépopulation des campagnes, et par conséquent de la rareté des bras nécessaires à l'agriculture, adjuge les prix destinés aux paysans des bailliages ayant pour le moins cinq fils qui, âgés de plus de 14 ans et tous au pays, y cultiveraient la terre.

«Vingt-cinq pères de famille se présentèrent avec cent trente-quatre enfants, dont cent douze étaient des fils tous laborieux, cultivateurs et bons miliciens.»

Mr Bertrand, pasteur d'Orbe, attirait l'attention des Sociétés Economiques sur l'irrigation des prairies, et dans un mémoire qu'il présentait sur ce sujet, il débute par des considérations générales remarquables par les vérités qu'elles renferment : «Toute l'agriculture, dit-il, roule sur deux points : les labours et les engrais. Par les labours, nous mettons la terre en état de nourrir les plantes et les semences qui lui sont confiées; nous developpons les principes végétatifs qu'elle renferme dans son sein ou qu'elle reçoit de l'atmosphère. Par les engrais, nous lui restituons les sucs nourriciers que les récoltes lui enlèvent annuellement. Il faut donc des bestiaux. Que serait la force de l'homme pour labourer la terre, si les animaux ne venaient à son secours? Et comment, sans les excréments des bestiaux, se procurerait-on les fumiers nécessaires pour maintenir la fertilité de la plupart des terres? Tout revient, ainsi, à un seul article : il faut des fourrages dont la quantité décide pour l'ordinaire du revenu de nos fermes, et de l'abondance de nos moissons. Et comme ce sont les prés qui les fournissent principalement, il importe d'être instruit de la manière dont le laboureur doit ménager ses prés lorsqu'il est assez heureux pour avoir des eaux propres à l'arrosement.» Mr Bertrand indique les moyens de se procurer des eaux d'arrosement, la manière de les conduire, les préparations des terrains destinés à être arrosés. Il donne ensuite les règles à suivre dans l'irrigation, à raison de la nature du terrain et de celle des eaux.

Dans un autre mémoire qui méritait à son auteur une médaille d'or de la valeur de vingt ducats, Mr Bertrand propose la culture anglaise, suivant laquelle un domaine arable est divisé en trois parties : l'une mise en prairies artificielles, trèfle, esparcette, fenasse; l'autre en blés d'automne; la troisième en blés de mars. Si les prairies sont en esparcette, elles durent cinq ou six ans; en trèfle, deux ans; en turneps, un an. Au bout du terme, ces prairies artificielles sont fumées en automne, labourées et semées en grains, pendant d'autant d'années qu'elles ont donné de fourrage; celles qui ont donné des grains sont mises en prairies articificelles. «Voilà, dit-il, la vraie source de la richesse du fermier anglais, tandis que chez nous, l'agriculteur vit dans l'indigence causée par le parcours, qui de tous les usages est le plus abusif, et le plus contraire à l'agriculture. Malheur public! qui répand ses funestes influences sur toutes les espèces de culture, qui mine et sape les fondements de la liberté des peuples. Car, tandis qu'en qualité de Sujets, nous sommes la nation la plus libre du monde, nous sommes cependant, en qualité de Bourgeois, et vis-à-vis des corps de Communauté, nous sommes un peuple très-esclave. Nous n'avions que peu de vraie et entière propriété; nous ne sommes point maîtres de cultiver nos fonds, et d'en jouir sans réserve.»

Mr Seigneux de Correvon, dans son Essai sur les Communs, soit pâturages, publiés en 1762, propose aussi de nouvelles cultures. «Mais, dit-il, ces nouvelles cultures sont impossibles, tant qu'existera le parcours; car ce ne sera que lorsque le parcours sera aboli, que le cultivateur pourra dire : Ce champ est à moi!...»

Cependant, tous les efforts de ces savants restaient infructueux. Les communiers des villages, les seigneurs de fiefs, enfin, l'unanimité à peu près des agriculteurs, prenaient en pitié ces savants, ces hommes à théories, qui prétendaient introduire des innovations, qui, disait-on, ne pouvaient réussir dans le Pays de Vaud. Ainsi, la suppression du pâturage des champs, immédiatement après moisson, la culture des pommes de terre avec la charrue, la culture du trèfle, de l'esparcette, du navet et du colza, comme récolte alternant avec celle du blé.

Les Sociétés Economiques prenaient, cependant, une grande extension, non-seulement en Suisse, mais dans d'autres pays. Soleure, Fribourg, Schaffouse, les Grisons, Bâle, fondaient leurs Sociétés Economiques, et Zurich avait sa Société de Physique qui s'occupait aussi des sciences économiques. L'exemple donné par le vénérable Tschifféli, provoquait des imitations en Allemagne, en France, en Italie. Des étrangers contribuaient de leur argent pour des prix de la Société Economique de Berne. Un illustre guerrier, le prince Louis de Würtemberg, retiré dans sa campagne de la Chablière près de Lausanne, fondait un prix annuel de cinq louis d'or, destiné au Cultivateur de la classe du peuple, qui dans le cours de l'année aurait répondu le plus utilement aux vues de la Société. Un polonais, le comte de Muisecht, offrait un prix au meilleur mémoire sur l'Esprit de la législation pour encourager l'agriculture, et favoriser la population, les manufactures, les arts, les métiers, et le commerce. Voltaire offrait un prix sur la Réforme des lois pénales. Enfin, la Société Economique de Berne annonçait des prix de vingt ducats pour des sujets de sciences économiques. Ainsi : Mémoires sur la Population; — Causes de la décadence dans diverses branches de l'industrie; — Moyens de trouver et de conserver un juste niveau dans le prix des blés; — Exploitation des mines; — Quelle est la meilleure méthode pour l'éducation du paysan relativement à l'agriculture; — Prime annuelle de dix ducats à celui qui sur un terrain de 16000 pieds carrés aura recueilli le plus de lin et le plus beau, aux moindres frais possibles; — Primes à ceux qui auront fabriqué les plus belles toiles de lin unies. Savoir : 6 ducats pour une pièce de 80 portées; 5 pour une de 70 dites; 4 de 60 dites; 3 de 50 dites; 2 de 40 dites. — Des particuliers fondent des primes en faveur des seranceurs et des fileuses, savoir : trois ducats pour le seranceur le plus habile; un ducat pour le second prix; trois ducats pour la meilleure fileuse, et deux primes de deux et de trois ducats. — Prime de trois ducats pour la fabrication de chandelles dont le prix ne dépasse pas dix-sept creutzers la livre. — Six ducats pour la découverte du tissage de linge triégé. — Quatre ducats pour la découverte d'une couche de terre propre à la fabrication de terrailles résistant au feu. — Cinq ducats pour le plus grand nombre d'essaims d'abeilles procurés par la séparation. — Vingt ducats au maître tanneur du canton qui aura préparé, sans chaux, douze cuirs de vache de première qualité, qui seront estimés les plus parfaits pour semelles.

Enfin, la Société Economique de Berne annonçait que la somme de cinq mille francs de Suisse, provenant du bénéfice d'une loterie, accordée pour l'encouragement de la culture des mûriers blancs, serait répartie en primes pour des pépinières et pour des plantations de mûriers. L'une d'elles, de cinq cents francs, était offerte pour la plus belle plantation à demeurs, dans le voisinage de l'une des villes du Canton.

La Société publiait aussi une série de questions qu'elle adressait particulièrement aux Sociétés Economiques correspondantes. L'une de ces questions concernait le paupérisme : Quels sont les moyens, et quels fonds sont employés au soulagement, ou à l'entretien des pauvres. La société d'Yverdon donnait à cette occasion des renseignements assez curieux :

«La ville d'Yverdon, dit-elle, avait vainement essayé d'empêcher le concours de mendiants qui affluaient chaque jour chez elle des soixante communes du bailliage. Collectes en faveur des pauvres de ces communes, gardes aux portes de la ville, chasse-pauvres, chasse-gueux, tous ces moyens demeurent inutiles. Les pauvres, accoutumés à se mettre impunément au-dessus des défenses, en devinrent plus insolents, et la mendicité devint une profession. On estimait ce qu'elle pouvait rapporter; on s'y livrait sans pudeur; jeunes et vieux, pauvres et aisés, malades et en santé, chaque jour de nouveaux progrès, et il était accompagné de toutes les mauvaises suites de l'esprit de gueuserie, tels que sont la paresse, la gourmandise, l'ivrognerie, l'indépendance, l'arrogance, l'irréligion. De façon que, tandis que les particuliers d'Yverdon étaient tourmentés, au moins deux jours de la semaine, par une multitude de ces misérables, les villages manquaient d'ouvriers; dans certains saisons les écoles restaient désertés. Tel était l'état des choses in 1759.» Les particuliers d'Yverdon, privés du concours de LL. EE., qui ne tenaient nullement la main à l'exécution de leurs édits contre la mendicité, prirent la mesure extrème d'assister dans leurs villages les pauvres qui méritaient des secours, et obtinrent du Conseil que tout mendiant qui paraîtrait dans la ville serait mis en prison pour vingt-quatre heures au pain et à l'eau. Le nouveau baili d'Yverdon, Mr de Gingins de Moiry, président de la Société Economique de cette ville, seconda puissamment cette mesure. Une Direction des pauvres fut constituée, qui donna de l'ouvrage aux pauvres dans leurs villages, des secours en denrées, et obtint des communes qu'elle tinssent la main pour la fréquentation des écoles. Vingt-une communes furent assistées, et leurs Conseils, appuyés par la direction des pauvres d'Yverdon, parvinrent à donner de l'ouvrage de la ville à ceux des vilages, à assister les infirmes et les vieillards, enfin, à abolir la mendicité et le vagabondage dans tout le bailliage.

Les Sociétés Economiques du Pays de Vaud se distinguèrent entre toutes les autres par les mémoires que plusieurs de leurs membres présentèrent. Ainsi, sur les vingt-cinq mémoires sur l'Esprit de la législation pour favoriser l'agriculture, les quatre qui méritèrent les prix étaient écrits par le pasteur Bertrand d'Orbe, par le ministre Carrard de la même ville, par Mr Seigneux de Correvon de Lausanne, et le quatrième de Mr Pagan de Nidau. Le mémoire de Mr Bertrand obtint le grand prix. «Le second mémoire, dit le rapport sur le concours, a balancé les suffrages par les détails judicieux et instructifs qu'il renferme; il a été jugé digne de l'accessit, et en même temps d'une médaille, témoignage des prix que l'on met à son travail. Mr Carrard, ministre à Orbe, en est l'auteur. La société lui doit déjà un excellent travail sur l'usage des Tables météorologiques par rapport à l'agriculture, qui renferme des vues nouvelles et très-utiles. Un troisième mémoire mérite aussi l'attention. Il est d'un magistrat dont le zèle pour le bien public est très-connu, qui a enrichi plusieurs fois nos recueils, et qui, dans tous ses écrits montre son goût, son zèle et son talent : je veux parler de Mr Seigneux de Correvon. Un quatrième mémoire a été trouvé digne de paraître avec ceux-là : il est de Mr Pagan, secrétaire de la Société Economique de Nidau. Ainsi, nous couronnons Mr Bertrand, et nous croyons devoir donner une sorte d'accessit aux trois autres auteurs, MM. Carrard, Seigneux et Pagan.»

Lorsqu'on parcourt ces mémoires avec attention, on y voit surgir ces idées de réforme qui bientôt devaient recevoir leur application. On peut en juger par les passages suivants :

«Tout gouvernement arbitraire, contraire à la nature, opposé aux droits primitifs et inaliénables des humains, détruit l'industrie, entrave l'agriculture, étouffe la population. La marche du despotisme entraîne après soi tôt ou tard la destruction, non-seulement de l'agriculture, mais de l'Etat. Quel que soit le motif de ce despotisme, soit un génie conquérant, soit un esprit de luxe, d'orgueil ou de dissipation, soit un bigotisme religieux, qui, semblable au lierre, sait se faire un appui et un aliment de tout ce qu'il peut accrocher, il tend toujours à la ruine de l'agriculture. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à ouvrir les fastes de l'histoire ancienne et moderne...» La liberté civile et la liberté religieuse paraissent à l'auteur de l'un de ces mémoires des moyens nécessaires pour soutenir l'agriculture et la population. «L'esprit du christianisme, dit-il, c'est la charité, comme la tolérance envers les errans en est la pratique.... Voyez combien la tolérance a augmenté l'agriculture en Angleterre, la population en Hollande, et combien l'intolérance a dépeuplé l'Espagne et la France.» Poursuivant ces idées de réformes, il propose l'abolition des entraves à l'industrie; il s'élève contre les enrôlements pour les services étrangers, qui dépeuplent les campagnes et ôtent des bras robustes à l'agriculture. C'est dans les villes, dit-il, qu'il faut que l'on enrôle, il faut respecter les fils et les valets du laboureur et du vigneron. Les laquais et cette foule de domestiques qui peuplent et corrompent les villes sont une ressource perpétuelle pour les enrôlements. Il réclame les récompenses et les encouragements du gouvernement en faveur du pauvre agriculteur, et engage les seigneurs de fiefs à se relâcher de quelques-uns de leurs droits, et à rétablir les charrues quand elles diminuent. «Les droits de ces décimateurs (Seigneurs) doivent être restreints sur les améliorations; la dîme qu'ils enlèvent en nature ne doit pas être enlevée hors de la seigneurie; ces seigneurs ne doivent pouvoir chasser qu'après les récoltes; pour aucune dette on ne doit permettre de saisir les bestiaux ou les instruments du laboureur; la liberté du commerce des grains doit être mise en pratique; enfin, le partage des pâturages communs, l'abolition des Soles et du parcours, la clôture des fonds de terre, sont des arrangements de toute nécessité pour les progrès de l'agriculture, et du bien-être de tout le pays.» Pour perfectionner l'agriculture, le même auteur propose l'établissement des écoles d'agriculture à la campagne. «Donnez de la considération aux travaux de la campagne, dit-il encore, et cessez d'avilir l'art nourricier des hommes, tandis que vous honorez le métier destructif des armes. En multipliant les produits de la terre, on augmentera la population, population laborieuse qui sera la mère féconde des arts, des manufactures, de l'industrie et du commerce. La première manufacture c'est l'agriculture; la seconde est celle qui prépare les matières premières du pays.»

La dépopulation du canton de Berne, et en particulier celle du Pays de Vaud, était signalée par tous nos économistes. Une partie du public s'alarmait de ce fait, tandis que plusieurs personnes s'en féliticaient. Pour éclaircir cette question la Société Economique annonçait, en 1764, un prix de vingt ducats pour le meilleur mémiore sur l'Etat le plus complet de la population du canton de Berne ou de l'un de ses districts. Plusieurs Vaudois concoururent, entre autres Mr de Loys de Cheseaux, et le doyen Muret de Vevey.

Mr de Loys combat les personnes qui estiment qu'une population clairsemée est un bien : «Faut-il leur dire, dit-il, que plus la patrie renferme d'hommes dans son sein, plus elle a de bras pour défendre sa liberté, pour faire produire à la terre les choses nécessaires à la vie, pour préparer celles qui ont besoin de l'être; que sur un plus grand nombre d'hommes, il se trouvera plus de gens de génie capables d'inventer, de perfectionner les choses utiles; plus de gens à talents, à industries, à découvertes; plus d'esprits propres aux sciences qui influent sur le bonheur, propres au gouvernement de l'Etat, à former des projets salutaires, à en exécuter, à concevoir de grandes vues; plus enfin, il y aura de cultivateurs et de manufacturiers.» Parmi les causes de la dépopulation, Mr de Loys signale le service militaire étranger, la nullité du commerce et de l'industrie, et par conséquent la cherté des choses de première nécessité, puisque le Canton les fournit à un prix plus élevé que les pays voisins. Comme remède contre la dépopulation, il propose que tout étranger «exerçant une profession puisse s'établir dans le Canton comme habitant perpétuel, sans être naturalisé, ni passé bourgeois d'aucun lieu.» Il propose des moyens pour encourager l'agriculture et pour venir au secours du paysan pauvre, il voudrait «que les communes qui ont des revenus au-delà de leurs charges, fussent obligées de prêter, au deux et demi pour cent, ce surplus de revenus à ceux de leurs bourgeios pauvres, mais qui sont industrieux.» Pour encourager le commerce et l'agriculture, Mr de Loys propose l'établissement d'une banque qui favorisait l'industrie : «Cette banque, dit-il, pourrait étendre les avantages du commerce à toutes les classes. Il n'y aurait pour cet effet qu'à y recevoir depuis la plus grande jusqu'à la plus petite somme. Par là chacun prendrait part au commerce, et les plus grandes affaires se feraient très-facilement par les grandes sommes que produiraient toutes les contributions... Une infinité de gens qui ne peuvent entreprendre de négoce faute de fonds, trouveraient un moyen de faire valoir leur petit bien; d'autres assez riches, mais sans talens, ou sans goût, ou paresseux, concourraient cependant au bien de la patrie, en contribuant par leur argent à l'agrandissement du commerce.» Entre les moyens de faire prospérer les arts, Mr de Loys propose «deux écoles de maîtrises, pour ne pas dire deux académies, l'une dans la patrie allemande, l'autre dans le Pays de Vaud, conduites par des gens experts dans les arts et métiers.... Cet établissement retiendrait dans le pays les compatriotes qui se trouveraient avoir des dispositions pour les arts, et on y verrait aborder des étrangers, ce qui concourrait à la population. Sans l'horlogerie et la mécanique, la partie la plus peuplée du comté de Neuchâtel serait déserte. L'établissement de quelques chaires de plus à Lausanne servirait encore à attirer des étrangers, à retenir les nationaux. Quatre chaires nous manquent : une pour la physique expérimentale et les mathématiques; une pour l'anatomie et la médecine; une troisième pour l'histoire naturelle et la chimie; la quatrième, enfin, pour les langues vivantes qui me paraissent aussi nécessiares que celles de Grec ou d'Hébreu.... Il serait essentiel que ces professeurs possédassent le talent d'enseigner. Car ce sera plutôt les rapides progrès des jeunes gens que la célébrité de nos professeurs qui engageront les pères à nous envoyer leurs enfants... Pour cet effet, les examens de ces professeurs devraient consister, non dans des disputes qui n'aboutissent ordinairement à rien, mais à donner des leçons sur plusieurs points... Que le professeur de physique s'attache à la méchanique, et à faire trouver à ses élèves la construction de machines simples, pour leur former le génie qui pourrait leur faire imaginer avec le temps des machines utiles aux arts, à l'agriculture et aux manufactures.» Il est à remarquer que près de quatre-vingts années durent s'écouler avant que l'établissement d'une Banque et celui de l'Ecole Industrielle de Lausanne réalisassent les souhaits de Mr de Loys, et même ces établissements rencontrèrent bien d'obstacles, là où ils auraient dû trouver des encouragements. Comme autres moyens d'arrêter la dépopulation du Pays de Vaud, Mr de Loys propose l'établissement d'une école de sages-femmes et d'un hôpital pour l'inoculation de la petite-vérole.

Le mémoire du doyen Muret de Vevey sur l'Etat de la population dans le canton de Vaud, remporta le grand prix. Ce mémoire plaça son auteur au premier rang des économistes. Adam Smith, Malthus, Jean-Baptiste Say, et les philosophes de l'Allemagne ont puisé de fécondes idées dans l'oeuvre de Muret, et l'ont cité comme une autorité dans la science naissante de l'Economie Politique. Semblable à ces naturalistes, comme Cuvier et Agassis, qui, en examinant un os ou une écaille fossile, peuvent décrire un animal antédiluvien, Muret, avec les registres baptistaires et mortuaires de quelques paroisses du Pays de Vaud, trouve des formules au moyen desquelles on peut déterminer très-approximativement la population d'un pays, et la vie moyenne de ses habitants, lorsque l'on connait le nombre annuel des naissances et des morts d'une partie des villes et des villages de ce pays. Après s'être élevé dans son mémoire à des considérations philosophiques, dont soixante et dix années d'observations faites après lui ont démontré la vérité, Mr Muret prouve que la population du Pays de Vaud était autrefois beaucoup plus considérable qu'à l'époque où il écrivait, et indique les causes de cette dépopulation.

«De fréquente pestes, dit-il, ont été longtemps la cause de notre dépeuplement, mais comme cette cause n'existe plus, il faut donc attribuer le mal à des causes morales; et ces causes une fois connues, les remèdes suivent tout naturellement.» Entre les causes de cette dépopulation, il indique en première ligne les émigrations militaires pour les services étrangers. «Suivant les tableaux des pasteurs, dit-il, sur 1808 hommes enrôlés, 783 rentrent au pays, et ces derniers ne sont pas à leur retour ce qu'ils étaient lorsqu'ils sont partis. Le goût de la fainéantise, les informités et les maladies dont ils reviennent chargés, leur absence de six ou huit ans du pays, sont autant de causes de perte réelle pour la population.» Une autre cause de la dépopulation du Pays de Vaud est «l'émigration commerçante. Suivant les tableaux des pasteurs, 1943 hommes sortent du pays en dix années pour exercer à l'étranger une industrie quelconque, 228 rentrent, donnant ainsi une vide de 1715 hommes. L'émigration militaire et commerçante nous faisant perdre 3001 hommes dans la période de dix ans, la population du Pays de Vaud se réduirait donc de moitié en 214 ans, tandis que si ces émigrations n'existaient pas, elle devrait doubler dans l'espace de 120 ans.»

Mr Muret indique d'autres causes de dépopulation; ainsi : le luxe, l'ivrognerie et la fainéantise; les mauvaises cultures, le parcours des champs; enfin, la formation des grands domaines. «Jamais, dit-il, un domaine de vaste étendue ne produit autant que s'il est divisé en plusieurs parcelles, et quand les seigneurs ou de riches particuliers ont tout acquis, le paysan n'a plus rien qui le retienne au pays. Serreaux était un village : insensiblement le seigneur a tout acquis, la population a disparu, et il n'est à présent qu'un grand domaine avec droit de juridiction, mais sans habitants. La Robélaz n'était qu'un domaine en fief noble, de bons paysans l'acherèrent il y a quelques années, et l'on y compte aujourd'hui huit feux.»

Mr Muret indique les remèdes contre cette dépopulation : «Réprimez l'ivrognerie, extirpez le luxe, favorisez les mariages, rendez le service militaire moins ruineux pour le pays, cherchez les moyens pour arrêter le cours des épidémies et pour prévenir ainsi la mortalité effrayante des petits enfants, mettez en honneur le travail, et surtout l'agriculture. Ouvrez à votre peuple de nouvelles ressources, et, autant qu'il se peut, liberté entière, point de gêne, point de violence. J'oublie bien des articles, mais on ne peut dire toute sa pensée

Les bornes que nous devons mettre à notre écrit s'opposent à suivre Mr Muret dans les dévoloppements qu'il donne aux moyens d'arrêter cette dépopulation. Nous nous bornerons à celui qu'il indique pour attacher le cultivateur au sol natal, et empêcher ainsi son émigration.

«Le mépris dont on accable le paysan, et en général tout homme de travail, dans le Pays de Vaud surtout, est peut-être, dans cette riante et fertile contrée, la principale cause de l'agriculture négligée, de l'excessive émigration, et par là même de la dépopulation.... Attachez donc le paysan à la glèbe. Mais ne croyez pas y réussir, en cherchant à le rendre esclave : il trouverait les moyens de briser ses fers. Mais vous le retiendrez sûrement si vous pouvez lui faire aimer son état, lui rendre sa condition honorable et gracieuse.... Pour cet effet, que le Souverain témoigne à cette classe de sujets si utiles, une prédilection marquée, et que chaque membre de cette souveraineté se fasse un devoir sacré de montrer à tout honnête paysan de la bienveillance et même de la considération; que le paysan, loin d'être exclu des honneurs y soit appelé, et par son état et par des lois bien précises. Que d'abord, dans tous les villages, personne ne soit éligible pour les charges du Consistoire, de la Justice et du Conseil, que les cultivateurs adonnés à la culture, à l'exception du président et du secrétaire, qui pourraient être pris dans la classe des Messieurs, quand il ne se trouverait point de paysans qui eussent l'instruction suffisante. Et pour les Conseils de nos villes, je ne vois pas le grand mal qui en résulterait, que sur le nombre de douze conseillers, on fût obligé d'en prendre quatre d'entre les bons cultivateurs, quatre d'entre les maîtres de professions, et les quatre autres d'entre les jurisconsultes, médecins, gens de plume, qui tous, cependant, exerçassent effectivement leur profession. Exclusion entière, pour quiconque n'aurait d'autre profession que celle de manger et de boire, de mêler les cartes et d'user le pavé. Le sénat de Rome avait bien sans doute autant de dignité que les Conseils de nos petites villes du Pays de Vaud; et si les mêmes mains qui conduisaient la charrue pouvaient tenir dignement les rênes de la république romaine en temps de paix, et défendre la patrie en temps de guerre, je ne vois pas pourquoi nos honnêtes cultivateurs ne pourraient pas remplir avec honneur les charges de magistrature dans nos petites villes, et les emplois d'officers dans nos troupes.... Par là encore on réformerait un autre abus : quiconque, dans le Pays de Vaud, est en possession de porter le canne et la veste de soie se fait dispenser des exercises militaires. Il faut absolument qu'il soit officier ou dispensé. Un homme comme lui n'est pas fait pour être simple soldat, cette qualité est au-dessous de lui.... Que j'attends avec impatience le temps heureux, vers lequel il semble que nous nous acheminons, où revenus des préjugés de l'ancienne barbarie, l'on n'attachera plus de distinction à l'inutile profession de chasser, de boire, et de ne rien faire!»

Ce fut à cette époque que le docteur Tissot, cherchant à diminuer les causes de la dépopulation, publiait son Avis au peuple sur la santé. Cet ouvrage éleva au plus haut degré la réputation de Tissot dans le monde entier, et opéra une révolution dans la médecine, en la mettant à la portée de toutes les classes de la société. Jusqu'à Tissot, la médecine avait été traitée dans un langage inintelligible à tout homme qui n'était pas médecin, et le traitement de tous les maux était le domaine du médecin, ou de charlatans, ou de prétendus sorciers. L'Avis au Peuple, où Tissot indique les moyens de combattre les maladies, lorsqu'on est privé de médecins, est écrit dans un langage simple et raisonnable; il eut un succès prodigieux; il fut traduit plusieurs fois en allemand, en italien, en suédois et dans sept autres langues, et il s'en fit un nombre infini d'éditions. Bientôt après, Tissot écrivait l'Essai sur les maladies des gens du monde, qui le place au rang des philosophes; son Avis aux gens de lettres et aux personnes sédentaires sur leur santé.

 

Société des Sciences Physiques de Lausanne. Après dix années de travaux, le zèle des Sociétés Economiques du Pays de Vaud se ralentissait, et, bientôt après, ces sociétés cessaient d'exister. La mort diminuait de jour en jour le nombre de ces hommes qui, par leurs patriotiques efforts, donnaient à leur pays le rang qu'il aurait dû conserver dans les sciences. Les Seigneux de Correvon, les Bertrand, les de Loys de Cheseaux, les Carrard, les Bourgeois, les Muret, les Tissot, mouraient, ou la vieillesse les arrêtait dans leurs travaux. Ils n'étaient point remplacés. L'étude des sciences économiques et des sciences naturelles était abandonnée par la nouvelle génération. L'académie de Lausanne négligeait l'enseignement des sciences physiques; et, bientôt, l'étudiant de Lausanne, loin de chercher à suivre ou à egaler l'étudiant de Genève dans la carrière des sciences, que celui-ci poursuivait avec succès, restait immobile, frappé de découragement au milieu d'un public qui dédaignait la science, et n'accordait ses faveurs qu'à la littérature des salons.

Cependant, quelque amis des sciences formèrent le projet de ranimer dans le Pays de Vaud le goût des sciences naturelles. MM. François Verdeil docteur en médecine, le comte de Razoumowsky, Van Berchem, Stuve professeur honoraire de chimie, François professeur de physique, Reynier botaniste, fondèrent en 1783 la Société des Sciences Physiques de Lausanne, et dès l'année suivante publiaient le premier volume des Mémoires de la nouvelle société, en faisant un appel au concours des amis de la science.

«Les Bernouilli, les Euler, les Haller et tant d'autres encore, dit cet appel, ont prouvé qu'en Suisse les sciences naturelles pouvaient être cultivées avec succès. A de si grands hommes, ne désespérons pas de donner des successeurs et des émules. Le travail, l'expérience, le savoir, sont de tous les temps et de tous les lieux. Par des essais réitérés, interrogeons la nature, observons ses augustes merveilles... Rien ne nous manque pour obtenir de nouveaux succès. Près du sommet des monts, au fond des vallées de glace, la terre offre les productions des latitutes les plus septentrionales. Dans les vallons du midi, aux bords du Rhône, à l'extrémité orientale du Leman, sur les confins de l'Italie, la nature travaille avec toute la vigueur qu'elle déploie dans les climats les plus chauds. Ici, le temps qui s'envole a laissé les vestiges précieux de ses opérations. Là, au sein de nos monts, la révolution des siècles amasse en silence une foule de trésors inconnus. Partout le naturaliste, le botaniste, le géologue, le physicien, l'agriculteur, trouvent l'occasion d'étudier la nature et de lui arracher plusieurs de ses secrets... Quelle léthargie nous a donc retenus si longtemps dans une indigne obscurité, serait-ce une basse jalousie qui s'élève contre tout ce qui veut se distinguer? Serait-ce l'amour de l'égalité en ignorance qui arrêterait les talents dans leur course, en jetant un faux ridicule sur leurs premiers efforts ou sur leurs premiers faux pas? Malgré les clameurs, osons faire le bien : offrons au public le fruit de nos recherches, et, par des travaux assidus, tâchons de devinir utiles à la patrie.»

Cette société s'occupait spécialement de l'histoire naturelle, de la physique, de la chimie et de l'agriculture; elle formait un cabinet d'histoire naturelle et de physique, un laboratoire de chimie à l'usage des membres de la société. Elle appelait à ses séances les jeunes gens qui voulaient étudier les sciences, et leur offrait de les diriger dans leurs études. Elle offrait aussi son concours et ses conseils aux cultivateurs dans leurs essais. La société était composée des membres suivants :

MM. François Verdeil de la société royale de médecine de Paris, le comte de Razoumowsky, François professeur de chimie, Berthoud Van Berchem, Van Berchem fils, Louis Reynier, Levade docteur en médecine à Vevey, Venel docteur en médecine à Orbe, Wild capitaine-général des mines, Exchaquet directeur des fonderies, Décoppet doyen à Aigle, Daval gentilhomme anglais à Orbe, de Saussure de Boussens, Jain à Morges, Gosse et Tingri, pharmaciens à Genève. La société comptait au nombre de ses membres plusieurs savants étrangers.

La société, dans le cours de six années de son existence, fit paraître trois volumes in-4o de ses Mémoires, parmi lesquels on remarque :

Seize mémoires du compte Razoumowsky sur l'histoire naturelle du Pays de Vaud, éléments de l'ouvrage que ce savant publia plus tard : Histoire naturelle du Jorat et de ses environs, précédée d'un Essai sur le climat, les moeurs, les produtions, le commerce, les animaux du Pays de Vaud. 2 vol. in-8o, Lausanne, 1789.

Mr Van Berchem père : plusieurs mémoires sur la zoologie et l'agriculture du Pays de Vaud.

Mr Van Berchem fils : Observations et expériences sur le somnambulisme.

Mr L. Reynier : Mémoires sur la botanique, l'économie forestière et la zoologie.

MM. Exchaquet et Struve : Analyses chimiques de plusieurs substances minérales; travaux sur les acides phosphoriques et boraciques, et sur l'emploi des sels de ces acides dans les arts.

Mr Struve : Analyses de plusieurs eaux minérales du Pays de Vaud; Mémoire sur les salines du gouvernement d'Aigle; Essai sur l'exploitation des salines.

Mr Verdeil : Observations sur l'électricité; Observations générales sur le climat de Lausanne; Résultats sur des observations météorologiques faites à Lausanne pendant l'espace de dix ans; Observations sur la constitution de l'air et sur les maladies qui ont régné à Lausanne pendant l'hiver de 1783. Les observations de Mr Verdeil sur l'électricité ont fourni plusieurs faits importants, que Mr Arago rappelle dans son ouvrage sur le Tonnerre, publié dans l'Annuaire du Bureau des Longitudes. Paris, 1838.

Mr Levade : plusieurs mémoires et rapports sur le somnambulisme.

Mr Venel : Description de nouveaux moyens mécaniques propres à prévenir, borner, et même corriger dans certains cas les courbures latérales et la torsion de l'épine du dos. Mr Venel, médecin à Orbe, ayant été consulté pour un jeune enfant né avec des jambes tout-à-fait contournées, eut l'idée d'appliquer un appareil propre à corriger les diformités de cet enfant, et parvint à le guérir. Dès lor, toutes ses pensées se concentrèrent sur l'Orthopédie, science tout-à-fait inconnue jusqu'à lui, et il fonda un établissement où il opéra des cures tellement remarquables, que bientôt on vit arriver auprès de lui une foule de malades atteints de difformité des membres. Venel ne mouit cependant point dans son pays de toute la réputation qu'il méritait, si on en juge par ce que Madame la chanoinesse Polier écrivait dans son Journal Littéraire de Lausanne : «Mr Venel éprouva le sort de tous les inventeurs, et ne jouit que fort tard de la réputation qu'il méritait. Et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'après l'utilité et le succès bien reconnus de ses travaux, lorsque des étrangers, en foule, venaient le consulter, il se trouve en Suisse des villes et même des cantons où l'on connait à peine son nom.»

«Depuis Venel, dit la Biographie Universelle, la branche de l'art dans laquelle il excella, a fait très-peu de progrès, et les prétendues découvertes faites après lui, et tout récemment en France et en Allemagne, ne sont que des modifications assez insignificantes apportées aux appareils inventés par le médecin d'Orbe. Il mourut en 1791, laissant à son élève Jaccard, son digne successeur, un établissement florissant.»

Entr'autres travaux dont Mr Venel enrichit les Mémoires de la Société des Sciences Physiques de Lausanne, on remarque sa Description d'une nouvelle machine hydraulique inventée et exécuté à Orbe. Avec cette machine aussi simple qu'ingénieuse, Venel parvint à élever l'eau de l'Orbe jusqu'à l'Abbaye, où était situé son établissement orthopédique.

Nous terminons cet aperçu des travaux de la Société des Sciences Physiques de Lausanne par quelques lignes sur les mémoires que lui présenta l'ingénieur Wild, Mémoire sur les moyens d'employer les instruments dans les opérations géométriques sous terre; Mémoire sur la manière de lever des plans étendus et les cartes de géographie dans les pays à hautes montagnes et à gorges étroites; Essai sur l'état de la population de la paroisse d'Aigle.

«Ayant été témoin oculaire pendant nombre d'années, des misères occasionnées par diverses maladies, dans la paroisse d'Aigle, dit Mr Wild dans son Essai, je m'appliquai d'en découvrir les causes, ne désespérant point qu'au case de succès, on n'en pût avec le temps découvrir le remède... Je tirai des tableaux de population très-bien tenus par Mr le doyen Décoppet, des tabelles (années 1769 à 1788) qui pourraient servir de fondement à une topographie future de cette paroisse. Car des topographies sans tabelles de population, qui découvrent le bien et le mal d'un pays, sont semblables à des lettres de rente dont on aurait laissé les conditions en blanc. J'ai tiré au-delà de cent tabelles sur cette paroisse et je donne ici le précis de la plupart... Si cet ouvrage est sans fruit apparent pour le présent, il peut en ported dans d'autres temps. Car comme la nature des choses admet le bien qu'il y aurait à faire, on peut espérer que la nature des esprits l'admettra sous des circonstances plus favorables. En attendant ce moment heureux, j'aurai fait un songe patriotique, et je souhaite que personne ne fasse de songe plus nuisible.»

Mr Wild ne se contente pas de donner des tabelles sans chercher à expliquer les causes des faits qu'elle présentent. Ainsi : «sur la tabelle IV, où les mariages sont répartis par mois, on voit d'une manière évidente l'effet de la superstition à l'égard des mariages au mois de mai : ceux qui le précèdent sont au contraire très-chargés. Il semble qu'on voit les gens se dépêcher pour prévenir l'influence de ce mois fatal. On croirait néanmoins que c'est celui qu'on devrait choisir de préférence dans nos climats, où la nature semble inviter les hommes à se rendre à sa voix.» — «On voit dans la tabelle G, que pendant les années 1753 à 1762 il y eut 63 émigrants pour le service militaire, dont 21 rentrèrent. — D'un autre côté on voit 237 personnes qui s'établissent à Aigle pendant le même espace de temps. Sur ces 237, on compte 106 allemands à Aigle, et 12 à Yvorne. Mais ces allemands sont d'un séjour précaire dans ce pays; c'est en bonne partie une conduite peu réglée qui chasses ces gens de chez eux; c'est le bon vin qui les appelle ici. Le Romand ne va presque jamais s'établir dans le pays allemand, quoique le siège du gouvernement semble devoir les attirer; mais c'est que le vin y est cher et mauvais.»

Entre les causes de la dépopulation du bourg d'Aigle, Mr Wild signale les services militaires étrangers «qui font beaucoup de mal, dit-il, et nous enlèvent des gens de la meilleure constitution et à la fleur de l'âge, qui, s'ils ne se fussent pas enrôlés, auraient travaillé, gagné et peuplé. Tout cela est perdu! Et tout cela pourquoi?... Il y a vingt ans on comptait cinquante-cinq enfants à l'école de Corbeyrier, aujourd'hui, en 1783, il n'y en a plus que vingt à trente. Cette diminution, selon Mr le pasteur Décoppet, est principalement due au service étranger. Plus de vingt garçons de cette commune étaient il y a quelques années au service militaire, dont les deux tiers sont en Piémont.» — Passant ensuite à des considérations sur l'insalubrité du climat d'Aigle, Mr Wild en désigne les causes, et ajoute : «C'est aussi aux exhalaisons putrides des marais qu'il faut attribuer le grand nombre de ces maleureuses créatures nommées crétins, que l'on trouve à Aigle; il y en a plus de soixante dans ce bourg, par conséquent la vingt-quatrième partie de ses habitants... C'est après des recherches nombreuses et répétées, que j'avais écrit un petit ouvrage qui détaille les causes du mauvais air d'aigle, et que, d'après la connaissaince de ces causes, j'avais proposé de les détruire, en desséchant les marais qui les produisent. Mais, ma plume, lasse de son peu de succès, s'arrête ici pour toujours sur cet objet,» dit en terminant Mr Wild, découragé par l'apathie du public, et par l'indifférence d'un gouvernement qui entassait millions sur millions dans les caves de son trésor, et refusait d'entreprendre les améliorations que de toutes parts on lui proposait, pour atténuer les maux de ses sujets du Pays de Vaud.

Si les Sociétés Economiques du Pays de Vaud n'avaient pu se soutenir, elles qui, cependant, avaient l'appui des hommes les plus libéraux du patriciat, et d'un grand nombre de sociétaires, elles dont les travaux étaient encouragés par le produit de souscriptions et de loteries fructueuses, à plus fort raison, la Société des Sciences Physiques de Lausanne, privée de tout appui, dut-elle interrompre la publication de ses Mémoires. Bientôt après, les événements politiques qui signalèrent les dernières années de la domination de Berne, ne tardèrent pas à disperser les membres de cette société. L'un d'eux, Mr L. Reynier, dut quitter le Pays de Vaud à la suite d'une plainte que le gouvernement de Fribourg fit à Berne, au sujet des vives crituques de Mr Reynier sur la mauvaise administration des forêts dans les cantons de Berne et de Fribourg.

 

Sciences Historiques. L'étude de l'histoire nationale, entièrement négligée dans le Pays de Vaud jusqu'au XVIIIme siècle, attira l'attention de Barbeyrac, de Crousaz, et surtout de Ruchat. En 1708, sous le rectorat du professeur Constant de Rebecque, l'académie se réunit au Conseil de Lausanne pour demander à LL. EE. une chaire d'Histoire. Lausanne offrait une pension de cinq cents florins par année; le bailli Sinner, animé d'un esprit libéral, et homme de lettres, lui-même, appuyait cette demande. LL. EE. ne crurent pas devoir la respousser, mais elles spécifièrent que l'enseignement du professeur d'histoire roulerait principalement sur l'histoire ecclésiastique. Néanmoins, ce nouvel enseignement fut jugé d'un dangereux exemple, et, en 1741, il fut proscrit, et remplacé par celui du droit naturel et civil. Toutefois, les savants Ruchat et de Loys de Bochat persévérèrent dans leurs travaux. Ainsi que nous l'avons observé, Mr de Loys donna de savants mémoires sur l'ancienne Helvétie, publia son ouvrage sur les antiquités de la Suisse, et prit, ainsi, un rang qu'il conserve encore parmi les archéologues les plus érudits. Quant à Mr Ruchat, il ouvrit une nouvelle carrière à la science historique. Il apprécia à leur juste valeur les légendes et les traditions, en recherchant leurs origines dans les documents oubliés jusqu'à lui, dans les archives publiques et particulières. Ruchat, dans le cours de ses études académiques, avait pris le goût des recherches historiques ches son oncle Demière conseiller de Moudon, qui avait, en 1700, mis en ordre les archives de cette ville, et recueilli un grand nombre de chartes du moyen-âge. Mr Demière, capitaine-lieutenant dans le bataillon Cerjat de Dizy, fut tué aux côtés de son chef, en couvrant la retraite de l'armée bernoise sur le champ de bataille de Villmergen, et laissa à son neveu les riches documents qu'il avait receuillis. Ce fut le commencement des collections historiques du Ruchat. Bientôt, plusieurs personnes auxquelles il avait inspiré le goût de la science qu'il créait dans son pays, l'aidèrent dans ses travaux : Un savant jurisconsulte et commentateur, Mr Olivier, châtelain de La Sarra, et le pasteur Olivier de St Cierges, étudièrent les archives de plusieurs villes et d'un grand nombre de châteaux; le sénateur bernois Amport, et le chancelier Groos de Berne, l'avoyer Soutter de Zoffingue, le ministre Pinault de Genève, le pasteur Choppart de Neuchâtel, le baron de Blonay, le juge Thomasset d'Orbe, le lieutenant-général Deloës d'Aigle, et le châtelain Veillon de Vex, communiquèrent à Ruchat des manuscrits qui servirent de base à ses travaux. Lui-même, il étudia les archives de Lausanne, d'Avenches, de Moudon, de Morges, de Vevey, d'Aubonne, de Cully, de Lutry, de Villeneuve, de Payerne et de Grandcourt. Il travailla dans les bibliothèques de Zurich, de Berne, de Bâle et de Genève, et recueillit, ainsi, les matériaux nécessaires pour son Histoire de la Réformation de la Suisse. Il avait devant les yeux, nous dit son biographe, Mr Vulliemin, un plan d'une grande étendue : celui d'une histoire générale da la Suisse. Il avait conçu ce dessein, en 1707, alors qu'il venait de publier l'Abrégé de l'Histoire Ecclésiastique du Pays de Vaud. Dès-lors il s'en occupa sans relâche. Mais sentant sa vue s'affaiblir, il songea à publier une partie de son travail, celle qu'il jugeait la plus intéressante et qui comprenait l'Histoire de la Réformation de la Suisse. Les six premiers volumes parurent à Genève en 1727 et 1728. Cet ouvrage fut jugé dès sa première publication comme il l'est encore. Il n'y eut qu'une voix dans le monde savant sur son érudition. Les sources étaient citées avec fidélité; rien n'était avancé sans preuves. C'était surtout la partie de l'ouvrage qui traitait de la Suisse française qui était riche et neuve. Cependant, LL. EE. voyant que l'oeuvre de Ruchat faisait naître dans le Pays de Vaud le goût des recherches historiques, et réveillait chez les Vaudois des souvenirs nationaux, elles regrettèrent d'avoir permis la publication de la première partie de l'Histoire de la Réformation, et ne donnèrent point leur consentement à ce que la seconde fût publiée. Dès-lors, Ruchat reprit de nouveaux travaux; il écrivit les Annales générales de la Suisse. Cet ouvrage, resté manuscrit, comprend : l'Histoire ancienne de l'Helvétie jusqu'à l'an 400 de J.-C.; l'Histoire du moyen-âge jusqu'à l'an 1315. Il devait être terminé par l'Histoire moderne jusqu'à la paix de Westphalie. «Cet ouvrage, dit Mr Vulliemin, atteste plus encore que l'Histoire de la Réformation le savoir de Ruchat. Que de patience, que de labeurs! Elévation de pensée, profondeur de vues, sentiment de la dignité de l'homme et de la haute destinée des sociétés qui ne se développent que rarement dans l'absence de la liberté... Ruchat avait moins que nous, peut-être, le nom de patrie à la bouche, mais il est mort en la servant. Que de faits il a sauvé d'oubli, de combien de documents nous lui devons la conservation. Il a réveillé notre passé; il nous a rendu les souvenirs de la Réforme, et a fait reparaître les origines effacés de notre Eglise.» Ruchat mourut en 1750, à l'âge de soixante et douze ans4.

Après de Loys et Ruchat et après la suppression de la chaire d'histoire par ordre de LL. EE., disparurent les études historiques dans le Pays de Vaud; l'école philosophique du XVIIIme siècle, qui méprisait les temps qui virent naître les libertés de la société moderne absorba tout entière l'attention de la foule. Cependant, vers la fin de ce siècle, un jeune pasteur de l'Eglise vaudoise, Mr Philippe Bridel, poète agréable, naturaliste, érudit savant et spirituel, archéologue ingénieux, ranimait dans son pays le goût de l'histoire nationale, et réveillait le désir de connaître les temps passés. Mr Bridel ne s'adressa point aux seuls savants, mais au grand public, et par la voix d'un modeste almanach, qui, en 1783, sous le nom d'Etrennes Helvétiennes, parut à Vevey. Ce charmant ouvrage continua jusqu'en 1831, sous le titre de Conservateur Suisse, qu'il rendit populaire. La Société d'Histoire de la Suisse Romande, formée d'un personnel inspiré par le doyen Bridel, se constitua en 1835 et rendit hommage à ce savant, en le nommant président honoraire de la nouvelle société.

 

Science du Droit. La plupart des hommes qui ont écrit sur la Suisse en général, et sur le Pays de Vaud, nous représentent le Vaudois comme animé de l'amour des procès. Ainsi, Tscharner dans son Dictionnaire Historique et Géographique de la Suisse, Sinner dans son Voyage dans la Suisse occidentale, Stanian, du Luc, St Saphorin, dans leurs correspondances et dans leurs oeuvres, enfin Davel, sur l'échafaud de Vidy, signalent ce travers dans l'esprit des habitants riches et pauvres du Pays de Vaud. Néanmoins, peu de jurisconsultes Vaudois cherchèrent par leur écrits à éclairer leurs compatriotes dans une poursuite qu'ils chérissaient, et à servir de guides à cette foule de justiciers qui devaient prononcer dans les causes criminelles, civiles et communales qui leur étaient déférées dans ces cours seigneuriales, baillivales et communales auxquelles personne dans le Pays de Vaud ne pouvait échapper.

Ainsi que nous l'avons fait observer dans le premier volume de l'Histoire du Canton de Vaud (page 142), les diverses coutumes qui régissaient le Pays de Vaud avaient été mises par écrit à la demande des sujets de ce pays. [Verdeil appears to be mistaken in his reference at this point. The section he had in mind is pp. 134-142 of Volume II, relating to the first written account of the rights and privileges of the cities of Vaud prior to the Bernese occupation.] A côté de ces coutumes, il parut un grand nombre d'édits de LL. EE., tant sur le droit criminel que sur le droit civil, et un Code Consistorial, qui fut promulgué dans les deux langues, et reçut force de loi pour tous les états de Berne. «On s'arrêta pendant des siècles à ces rédactions, dit le savant auteur des Remarques sur le code civil du canton de Vaud5, malgré tout ce qu'elles présentaient d'obscurité et d'insuffisance pour les transactions les plus ordinaires, et le Pays de Vaud demeura sous leur empire jusqu'au 1er juillet 1821, jour où le Code Civil fut mis à l'exécution.» Cependant, des commentateurs essayèrent dans ce dédale des coutumes d'éclairer les citoyens pour connaître leurs droits, et les magistrats pour rendre la justice. Mr Olivier, châtelain de La Sarra, et Mr Pillichody, châtelain des Clées, publièrent des commentaires sur les coutumes du Pays de Vaud. Mais l'ouvrage le plus essentiel sur cette matière est le commentaire de Boyve, avocat à la Cour des Appellations Romandes de Berne. Ce commentaire, s'il laisse quelque chose à désirer sur l'exactitude à maintenir le sense naturel et littéral des lois du coutumier, a le mérite de la clarté. Plus tard, en 1777, l'avocat Samuel Porta de Lausanne publia les Principes sur la formalité du Pays de Vaud. «Cette ouvrage, qui ne concerne que le procédure civile, dit Mr Secretan, a été fort précieux pour mettre de la régularité dans cette partie importante, et pour diminuer les variations résultant des usages locaux. Les jurisconsultes avaient fréquemment recours au droit romain pour suppléer à l'absence des lois indigènes; et, sans doute, il n'y a pas de pays où l'on eût un besoin plus grand de consulter cette législation célèbre, sur laquelle étaient d'ailleurs fondées plusieurs dispositions des coutumes du Pays de Vaud. Aussi, l'étude du droit romain était-elle regardée, à juste titre, comme indispensable pour exercer le barreau et pour occuper les premières places dans les tribuneaux. Mais tous ces auxilliaires étaient dépouillés de sanction légale : des questions qui se présentaient chaque jour pouvaient chaque jour être contestées, d'autant plus que la jurisprudence des arrêts n'a jamais être admise chez nous. La seule chose qui dédomageât le Pays de Vaud, sous le rapport judiciaire, était la probité avec laquelle la Chambre des Appellations Romandes s'acquittait de ses fonctions. De bons juges, sans doute, sont plus nécessaires encore que de bonne lois; toutefois, il n'est pas douteux qu'avec une législation moins défectueuse, l'hydre de la chicane qui, il faut le dire, avait dans le Pays de Vaud l'un de ses repaires, eût moins fait de mal à nos prédécesseurs.»

Il en était à peu près de même quant au Droit Criminel. Le plus grand arbitraire règnait encore pendant le XVIIIme siècle dans la punition des crimes. Cette punition était alors aussi vague que sous les ducs de Savoie et l'évêque de Lausanne. Ni les Coutumiers, ni le Plaict-Général de Lausanne, ne précisaient les peines. Le Plaict-Général, cependant, indiquait quelques peines. Ainsi : il punissait le faux par l'amputation de la main droite; la fausse monnaie par la mort; le vol par le fouet, et sa récidive par la peine capitale; les sorciers sont brûlés vifs; les brigands sont roués, et l'avortment puni par la noyade. Pour combler ces lacunes des Coutumiers et du Plaict-Général, LL. EE. eurent recours au régime des Ordonnances, qui, ainsi que l'observe le landamman de la Harpe6, de toutes les manières de régir un peuple est le plus mauvais système. «Les Ordonnances, dit Benjamin Constant, notre illustre concitoyen, subsistent à l'insu des législateurs qui se succèdent. Elles s'entassent dans les Codes; elles tombent en désuétude; les gouvernés les oublient, mais elles planent sur leurs têtes, enveloppées d'un nuage, et l'autorité, légataire de ces armes pernicieuses, trouve d'avance toutes les iniquités autorisées. L'une des principales tyrannies de Tibère fut l'abus qu'il fit des anciennes lois... Tous les Codes contiennent des lois dont les gouvernements font usage parce qu'elles existent; mais ils rougiraient de prendre sur eux la responsabilité d'une nouvelle sanction7.» La plupart des Ordonnances de LL. EE. tendaient à la concentration de l'autorité dans leurs mains, et à rendre le pouvoir judiciaire à la merci de leur autorité souveraine. «Sans être taxé d'exagération ou d'injustice, observe le landamman de la Harpe, on peut conclure de ce qui s'est fait pendant les deux siècles des Ordonnances de LL. EE. de Berne, que l'administration de la justice criminelle y a été mauvaise, et la liberté des citoyens absolument nulle. La science des lois est restée stationnaire; l'on peut même dire que partout en Europe elle a fait des pas de géant, qu'en Suisse seule elle a conservé toute son ancienne barbarie.»

Cependant, un savant jurisconsulte lausannois, Mr Seigneux de Correvon, avait cherché les moyens d'éclairer les tribunaux ciminels du Pays de Vaud dans leurs fonctions, en publiant un ouvrage sur la Jurisprudence criminelle8. «Pendant trente ans, dit-il, que j'ai travaillé dans les tribunaux criminels, j'ai eu l'occasion de faire un grand nombre de remarques sur la manière dont la justice est administrée, sur les abus qui se sont introduits et sur les moyens d'y apporter des remèdes efficaces.... Pour éviter des écueils dans mes recherches sur les remèdes à notre jurisprudence criminelle, je résolus de n'admettre d'autres règles que celles qu'un long usage me ferait juger nécessaires et assorties à notre Constitution. Nos lois ne pouvaient m'être d'un grand secours pour m'éclairer; j'en trouvais très-peu sur la matière des crimes, et pas un mot sur la manière de procéder. Je devais présumer que nos anciens registres suppléeraient au silence des lois. Mais loin d'y voir des pratiques uniformes, je ne trouvais qu'incertitude et variation dans la manière de procéder, et formalités essentielles souvent négligées, — peu d'exactitude à vérifier le corps de délit, — des témoins ouïs sans examen et sans présentation au prévenu, — la torture ordonnée sur les indices insuffisants, — enfin, des jugements où on remarque quelquefois une rigueur excessive, et plus souvent encore une clémence déplacée : autant d'inconvénients inévitables d'une jurisprudence arbitraire et qui n'était assujettie à aucune règle fixe. Comment avec une telle jurisprudence les juges peuvent-ils se garantir de l'erreur? Avec les meilleurs intentions ils doivent souvent s'égarer, eux qui manquent de secours pour faire de bonnes études... Et même, à supposer que dans les villes il se trouve quelques tribunaux dont les membres sont éclairés, il n'en est pas de même dans toutes les justices du Pays de Vaud. En effet, les justices des seigneurs-vassaux sont la plupart composées d'honnêtes laboureurs, plus versé dans l'économie et la culture des terres que dans les matières de jurisprudence, et d'ailleurs hors d'état d'acquérir par l'étude les connaissances nécessaires pour remplir dignement des fonctions délicates. Pour ces justices, il faut donc nécessairement des règles fixes, simples, faciles à concevoir, et dont ils puissent aisément faire l'application.»

Ces considérations engagèrent le juge Seigneux à publier son Manuel de Jurisprudence Criminelle, au moyen duquel on peut aisément se mettre au fait des principes et des règles les plus essentielles de cette jurisprudence. Ce manuel, code abrégé de procédure, et en même temps code pénal, fondé sur les coutumes du Pays de Vaud, sur le Plaict-général de Lausanne, et principalement sur l'Ordonnance Criminelle de l'empereur Charles-Quint, rendue en 1532, ce manuel, disons-nous, comprend soixante et onze chapitres, tous remarquables par la clarté, par la sagesse, et par l'humanité qui inspirèrent son auteur Mr Seigneux de Correvon.

 

Sciences Militaires. Plusieurs Vaudios se distinguèrent dans les sciences militaires parmi lesquels nous devons rappeler Henri-Louis Bouquet de Rolle, général au service de la Grande-Bretagne, Nicolas Doxat, seigneur de Démoret, officier du génie militaire et feld-maréchal au service de l'empereur d'Autriche, le général Warnéry, Polier de Lausanne, colonel au service de la Compagnie des Indes, et prince souverain dans le Bengale, enfin l'ingénieur Guisan.

Louis Bouquet, cadet de sept frères, entra au service de Hollande en 1736, et passa au service de Piémont dans le régiment Roguin, où il se distingua comme aide-major dans le savante guerre que le roi de Sardaigne soutint contre les armées combinées de France et d'Espagne. Les relations que Bouquet faisait passer à ses anciens camarades, en Hollande, parvinrent à la connaissance du prince d'Orange, qui l'appela au commandement d'une compagnie de sa garde. Bouquet profita du loisir des garnisons pour étudier les sciences militaires et les mathématiques qui en sont la base, et se lia avec les savants les plus distingués de la Hollande, et particulièrement avec son compatriote Allamand de Lausanne, professeur de physique, et recteur de l'université de Leyde. Lord Middleton prit le capitaine Bouquet pour l'accompagner dans ses voyages scientifiques en France, en Belgique, en Allemagne et en Italie, et étudia avec lui les célèbres champs de bataille de ces contrées. En 1754, la guerre s'étant allumée entre la France et l'Angleterre, cette dernière puissance dut faire passer des troupes en Amérique, et le ministère anglais jeta les yeux sur Bouquet et Haldimand d'Yverdon, auxquels il confia l'organisation et le commandement d'une brigade sous le nom de Royal-Américain. Bouquet s'occupa particulièrement de l'arme du génie et de l'artillerie, et appela entr'autres MM. du Fès de Moudon, et Wulliamoz de Lausanne. Après avoir fait la guerre contre les Français en Canada avec leur brigade, Bouquet et Haldimand furent nommés colonels. Cependant, en 1763 les Indiens des bords de l'Ohio, contrée alors sauvage, attaquèrent simultanément sept forts anglais, dont ils massacrèrent les garnisons et se répandirent dans les Provinces-Unies. Trois forts tenaient encore, deux jugé imprenables; mais le troisième, le Fort-Pitt, investi par une foule de sauvages armés de fusils, courait les plus grands dangers. Le colonel Bouquet reçut l'ordre de secourir ce fort, d'y jeter des vivres et des munitions, et de pourvoir à sa défense. Il ne reçut pour cette expédition qu'un millier d'hommes, débris de deux régiments. Ce fut avec ces faibles moyens que notre compatriote dut traverser quatre-vingts lieues de pays sauvages, infectés de hordes d'Indiens. Chaque jour fut un combat. Bientôt environné de toutes parts, Bouquet eut à lutter contre une multitude innombrable. Mais par ses savants manoeuvres, par son sang-froid, par son courage, il parvint à dissiper cette nuée d'ennemis, après avoir eu cent-cinquante tués, deux cents blessés, et beaucoup de chevaux hors de service. Bouquet, vu sa perte en chevaux, fut obligé de brûler une partie de son convoi, mais parvint enfin au fort de Pitt, qui devint son centre d'opérations contre l'ennemi. Ce brillant fait d'armes engagea le général en chef de l'armée anglaise, Lord Gage, à confier au colonel Bouquet le commandement en chef d'un expédition destinée à soumettre, ou à disperser les tribus indiennes qui désolaient les colonies anglaises. Il lui donna un corps de six mille hommes et quelques compagnies de cavalerie et de milice. Tour à tour ingénieur, soldat, diplomate, Bouquet emportant avec lui munitions, instruments et provisions, pénétra dans une continuité de forêts profondes, traversa des solitudes qu'aucun européen n'avait parcourues avant lui, où sans routes, sans places fortes, et toujours harcelé par des milliers de sauvages qui sans cesse se renouvelaient, il parvint, après mille combats et une marche qui dura six grands mois, à rendre la contré de l'Ohio à la sécurité, et à dompter les nations indiennes. Il conclut avec elles un traité de paix, par lequel ces nations reconnaissaient la suprématie du roi d'Angleterre, et s'engageaient à rendre les captifs qu'ils avaient enlevés dans les états de l'Ohio et de la Pensylvanie. L'une des tribus indiennes, les Ottawas avaient mis à mort la plupart de ces captifs, et les Indiens des lacs les avaient fait disparaître. Cependant, le 9 novembre 1764, sur trois cents de ces captifs, les Indiens en amenèrent deux cent six au camp du colonel Bouquet, parmi lesquels on comptait cent vingt-deux femmes et enfants. «Une scène, qu'aucun langage ne saurait dépeindre, dit Bouquet dans sa relation, se présenta à l'arrivée des prisonniers au camp. Là on voyait des pères et des mères reconnaissant, puis serrant dans leurs bras, pressant sur leur sein, leurs enfants, dont la perte leur avait coûté tant de larmes; des maris au cou de chères moitiés qui leur étaient enfin rendues; des frères et des soeurs surpris de se rencontrer, et à peine capables de comprendre le langage des uns et des autres, et doutant s'il était possible qu'ils fussent enfants des mêmes parents. Au milieu de ces expressions de joie et de ravissement, des mouvements bien différents se passaient chez un grand nombre de parents : l'inquiétude donnait des ailes à ceux-ci; ils volaient de place en place demandant leurs enfants, leurs pères, leurs mères, leurs femmes, leurs maris, qu'ils ne trouvaient pas, et immobiles d'horreur à l'affreuse nouvelle de leur fin tragique. — Les Indiens eux-mêmes relevaient encore l'intérêt de ce tableau vivant. Leurs coeurs, crus si durs, souffraient de livrer les captifs qui leur étaient chers; ils versaient des larmes sur eux, ils priaient, conjuraient, suppliaient le colonel Bouquet de prendre ces captifs sous sa protection. Pendant tout le temps que les captifs restèrent au camp, on voyait venir des Indiens leur apporter du blé, des peaux de bêtes sauvages, leur amener des chevaux, les combler des présents, et leur donner toutes les marques de l'affection la plus sincère et la plus touchante. Quant l'armée se mit en marche, le 18 novembre, plusieurs Indiens voulurent suivre leurs bons amis jusqu'au fort Pitt. L'un d'eux, un jeune Mingo, vivement attaché à une jeune captive de Virginie, passa la frontière, et, au risque d'être massacré par les parents des captifs, pris ou mutilé par les hommes de sa tribu, persista dans le dessein de suivre celle qu'il appelait sa femme. Ma vie, disait-il, est de voir, de contempler Fanny; ma mort est d'être séparé d'elle.» — «Ces qualités dans des hommes si sauvages, observe Bouquet, ont droit à notre estime. Tout cruels et impitoyables qu'ils se montrent à la guerre, ils ne laissent pas, lorsque la voix de l'humanité a pénétré dans leurs coeurs, de pratiquer des vertus que des chrétiens peuvent imiter sans rougir. Quand une fois ils ont donné la vie, ils donnent avec elle tout ce qui dans leurs idées doit l'accompagner. Quelque perquisition qu'on ait faite, on n'a pu trouver un seul exemple qu'ils aient épargné la vie d'une femme dans des vues malhonnêtes, ni qu'ils aient rien entrepris sur l'honneur d'aucune. L'enfant captif est traité par ceux qui l'adoptent comme l'enfant de la famille. Tout captif que leur affection, leur caprice, ou telle autre raison les portent à laisser vivre, est bientôt incorporé avec eux, et partage leur sort9

Au commencement de janvier 1765, le colonel Bouquet entrait dans Philadelphie, et le gouvernement pensylvanien, non moins empressé que la voix publique à honnorer les importants services de notre compatriote, lui votait l'adresse suivante :

En Assemblée, 15 janvier 1765. Les Représentants des Francs-Hommes de la Pensylvanie à l'Honorable Henri Bouquet, chevalier, commandant en chef des forces de S. M. B. dans les provinces de l'Amérique :

Monsieur,

Les Représentants des Francs-Hommes de la Pensylvanie, ayant été informés de l'intention où vous êtes de vous embarquer pour l'Angleterre, et ressentant les services que vous avez rendus à S. M. et à ses colonies, dans le cours de nos dernières guerres avec les Français et avec les barbares Indiens, par la victoire signalée que vous avez remportée sur ces sauvages à Bushy-Run au mois d'août 1763, laquelle n'est due, après Dieu, qu'à votre intrépidité et capacité supérieure dans le commandement, secondé par la bravoure de vos officiers et de votre petite armée; comme aussi par votre dernière marche dans le pays des nations sauvages par laquelle vous avez répandu la terreur chez elles, jeté les fondements d'une paix honorable, et délivré de la captivité au-delà de deux cents de nos frères chrétiens. Ces services éminents, et les égards que vous avez eu constamment aux droits civils des sujets de S. M., imposent à tous les gens de bien le juste tribu de la gratitude. C'est pourquoi les Représentants des Francs-Hommes de Pensylvanie, au nom de tout le peuple de cette province, vous remercions de vos services éminents.

Par ordre de la Chambre,
Joseph Fox, orateur.

Le gouvernement anglais récompensa les services du colonel Bouquet, en l'élevant au grade de Brigadier-Général, et de gouverneur du district méridional de l'Amérique anglaise.

Nicolas Doxat de Démoret, s'illustra dans les sciences militaires. Enseigne dans un régiment bernois au service de hollande, il consacrait ses moments de loisir à l'étude de la géographie, de l'histoire, et surtout des mathématiques. Après la campagne de 1703, il quittait le service à l'âge de vingt et un ans, pour étudier le génie militaire, et après quatre années d'études, il servait comme aide-de-camp du général Gobel, commandant des troupes de l'Electeur Palatin, et déployait dans le cours de la guerre de succession d'Espagne toute l'étendue de ses talents; il attirait l'attention du prince Eugène, qui le chargeait des plans d'attaque pour les sièges de Tournai, de Mons, de Douai et de Béthune. Ces plans furent agréés, et leur exécution couronnée de succès. Nommé en 1714 capitaine du génie dans l'armée d'Autriche, Doxat dirigeait au siège de Témeswar une des attaques les plus importantes, et il fut dangereusement blessé à la prise de cette place. Nommé colonel des ingénieurs après le siège et la bataille de Belgrad, en 1717, il fut chargé des plans de fortifications de Belgrade, de Témeswar et d'Orsova, et en dirigea la construction, après la campagne de Sicile, où il fut grièvement blessé à la bataille de Francavilla, en 1719. Il dirigea pendant dix ans les travaux de fortifications dont il avait levé les plans, et fut nommé général-major. Le comte de Palfi demandait, en 1737, d'avoir Doxat à son armée, et, ayant pris Nissa sur les Turcs, il fit donner le brevet de feld-maréchal à notre compatriote, avec le commandement de cette ville. Le 25 septembre 1737, Nissa était bloquée par une armée de soixante mille Turcs, commandée par le Séraskier de Bosnie. Le feld-maréchal Doxat manquant de munitions et de vivres et hors d'état de se défendre, songea à sauver sa garnison, forte de six mille hommes. Après vingt jours de tranchée, il obtint une capitulation honorable, libre sortie avec armes et baggage, enseignes déployées et une escorte d'honneur jusqu'à Belgrade. Mais excité par les ennemis de Doxat, l'Empereur le fit traduire devant un conseil de guerre. Ce conseil, entraîné par son président, le comte de Seckendorf, ennemi personnel de Doxat, prononça le peine de mort. Le 20 mars le lieutenant d'artillerie de Tillier, de Berne, accompagne son général et son protecteur sur l'échafaud, où il l'embrasse en pleurant. Mon ami, le crime fait la honte, mais non pas l'échafaud, lui dit son général, en citant ce vers du grand Corneille. Il s'assied sur le siège fatal; il refuse qu'on lui bande les yeux, et, contemplant les fortifications qu'il avait élevées, il dit : Belgrade que j'ai voulu rendre inexpugnable, tu seras donc arrossée de mon sang! Le malheureux général, après plusieurs coups frappés par le bourreau, meurt sans proférer un seul gémissement. «C'est ainsi, ajoute l'auteur de l'Histoire militaire de la Suisse10, que l'esprit d'envie et de cabale parvint à priver la maison d'Autriche du plus grand officier d'artillerie et de génie, qui, depuis la mort de Vauban et de Cohorn, ait paru dans les guerres de l'Europe, et doit la place est marquée entre ces grands hommes au temple de la gloire.»

Charles Warnéry, de Morges, quitta très-jeune le service de Piémont, où tout avancement lui était fermé dans le régiment bernois dont il était lieutenant. Il passa au service d'Autriche, puis, en 1738, à celui de Russie qu'il quitta bientôt pour entrer dans l'armée prussienne. La guerre de sept ans ayant commencé, le Grand Frédéric nomma Warnéry lieutenant-colonel. Mais, mécontent de ce que ses services n'étaient pas récompensés, Warnéry quitta la vie des camps, et obtint du roi de Pologne le grade de général, chargé de la direction de l'arme de la cavalerie. Dès-lors, il se livra à l'étude des sciences, et devint écrivain militaire. On lui doit plusieurs ouvrages estimés, entr'autres : Remarques sur le militaire des Turcs et des Russes, 1771. — Remarques sur la cavalerie, 1781. — Remarques sur l'Essai général de tactique de Guibert, 1782. — Mélange de remarques sur César et autres auteurs militaires, 1782. Ces ouvrages ont été traduits en allemand, et sont cités comme autorité par les écrivains militaires11.

N. N. d'Illens de Lausanne, capitaine du génie en France, servit dans la plupart des sièges que fit le maréchal de Saze, commandant des armées françaises dans la guerre de Flandre, en 1744 et 1747. D'Illens et son compagnon d'armes, l'ingénieur Funck de Berne, publièrent les Plans et journaux des sièges de la dernière guerre de Flandre, rassemblés par deux capitaines étrangers, 1 vol. in-4o, Strasbourg, 1755. Cet ouvrage, orné des plans détaillés des sièges des vingt-quatre villes prises par le maréchal de Saxe, est très-estimé, et valut à leurs auteurs l'avancement qu'ils méritaient par leurs services et par leur science dans l'arme du génie.

Jean-Samuel Guisan, d'Avenches, officier du génie, au service de la Compagnie hollandaise de Surinam, fut un de ces jeunes hommes du Pays de Vaud qui, sans fortune et sans appui, obtinrent un rang distingué dans la science et honorèrent leur patrie. A l'âge de quinze ans, le jeune Guisan commençait un apprentissage de charpentier, qu'il terminait à Genève à l'âge de dix-neuf ans. Le jeune charpentier vaudois, pendant cet apprentissage, sut faire des économies au moyen duquelles il soutenait ses parents, et les aidait à payer leurs dettes; après les travaux de l'atelier il se livrait à l'étude des mathématiques, de la physique, de l'astronomie, de l'hydraulique, de la mécanique et des fortifications. «Au bout de six années, dit il, il me sembla n'être plus le même homme, tout mon être me semblait agrandi; le ciel, la terre, tout l'univers étaient changés pour moi, tant ils me paraissaient plus étonnants et plus admirables... L'enchaînement des vérités mathématiques me frappait : chaque problème résolu me causait une sorte de ravissement.» Un des parents du jeune Guisan, négociant établi à Surinam, l'appela auprès de lui. Pendant les vingt mois que Jean-Samuel dut attendre son départ, il fut employé par Mr Burnand, de Moudon, à l'inspection de la route de Moudon à Vevey, que LL. EE. faisaient enfin construire. Après plusieurs annés de séjour à la Guyane hollandaise, il entra au service comme capitaine de génie pour la partie hydraulique et agraire, et fut nommé directeur du haras royal de la Guyane française. Là, commençait pour Mr Guisan une longue série de travaux qui l'illustrèrent : dessèchement des marais voisins de Cayenne, introduction dans la Guyane de la culture des épices des Grandes Indes, et construction des fortifications de Cayenne. Appelé en Europe en 1780, l'ingénieur Guisan était envoyé à Rochefort pour examiner les marais qui entouraient ce port de mer, et aviser au moyen de les assainir suivant les procédés qui lui avaient réussi à Cayenne. Les plans qu'il traça pour Rochefort furent exécutés avec un plein succès. Envoyé de nouveau à Cayenne comme ingénieur en chef, il perfectionna les travaux qu'il avait commencés : il ouvrit des canaux; il construisit un bourg sur terrain qu'il avait sorti de marais et rendu fertile; il dirigea le jardin de botanique, et, à la demande de l'académie des sciences de Paris, il put encore se livrer à des recherches zoologiques. On lui doit des Recherches sur l'Anguille électrique, Gymnotus electricus, 1789. Cependant la révolution française éclatait, jetant le trouble et la ruine dans les colonies. L'Assemblée coloniale de la Guyane déclarant que les services de l'ingénieur en chef n'étaient plus utiles, prononçait la destitution de Guisan, qui dut quitter Cayenne en 1791. Arrivant en Europe, il n'eut pour toue récompense que la croix du mérite militaire, et à la chute de la monarchie il perdit sa pension et sa fortune. Il se rétira à Avenches, où les événements de 1798 l'appelèrent à l'Assemblée représentative du Pays de Vaud, et ensuite à la place de chef de bureau de la guerre de la République Helvétique, avec le titre d'ingénieur général des ponts et chaussées12.

 

Littérature. Le séjour de Voltaire à Fernex, de Gibbon à Lausanne, de J.-J. Rousseau dans le Pays de Vaud, le séjour d'étrangers sur les rives de nos lacs, le retour dans leur pays d'un grand nombre de Vaudois qui rapportaient les goûts littéraires qu'ils avaient acquis dans leurs voyages, eurent leur influence. comme les écoles philosophiques de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne, avaient leurs représentants à Lausanne, le goût littéraire et les idées philosophiques qui régnaient dans cette ville, ne se rattachaient donc point exclusivement à l'une de ces écoles, mais elles inspiraient ce goût et ce genre qui caractérisent les oeuvres des romanciers lausannois, Madame de Charrière, la baronne de Montolieu, la chanoinesse Polier, Mr Samuel Constant de Rebecque, enfin, les premiers essais littéraires de Benjamin Constant.

Plusieurs étrangers retenus à Lausanne par les agréments de la société se réunissaient à des Lausannois, amis des lettres, et entraient dans la Société Littéraire que Mr Deyverdun, l'ami de Gibbon, fondait à Lausanne en 1772. Au nombre de ces étrangers on compte des noms connus dans les letters. Ainsi : l'abbé Raynal, le célèbre auteur de l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans l'Afrique; Mr Servan, avocat-général au parlement de Grenoble, éloquent défenseur des protestants que le fanatisme catholique persécutait encore à la fin du XVIIIme siècle; MM. Hope, Smith, le docteur Gillies, le prince Golitzin, de Marignan, Vernède, le comte d'Hoyen.

La Société Littéraire se réunissait chaque semaine et entendait la lecture de mémoires sur des sujets donnés. Cette lecture achevée, elle se livrait à des discussions toujours spirituelles et d'un goût délicat, parfois remarquables par leur sérieux et leur profondeur; ces discussions se prolongeaient et souvent elles continuaient pendant plusieurs séances. En rappelant quelques sujets qui occupaient cette société, c'est dire l'esprit qui l'animait et les idées qui non-seulement régnaient dans son sein, mais dans tout le public éclairé. Voici quelque-uns de ces sujets de mémoires, pris tout-à-fait au hasard.

Mr Deyverdun, Utilité des Sociétés Littéraire. — Mémoires de MM. Mingard, Pache, et de Montolieu sur le même sujet.

MM. Bugnon, Pasche, et de Montagny, mémoires sur cette question : Est-il des préjugés qu'il faut respecter?

Mr Mingard : S'il est des sciences absolument inutiles au bonheur et à la perfection des hommes?

Le comte de Charelus : Quelles sont les qualités qui procurent le plus certainement à celui qui les possède la supériorité sur les autres hommes?

Mr Van Berchem : Pourquoi les Français ont-ils si peu et si mauvaises traductions en vers des poètes grecs et latins, tandis que les Anglais et les Italiens en ont plusieurs qui sont estimées?

MM. Verdeil et F.-C. de la Harpe : Quelles sont les qualités qui procurent le plus sûrement à celui qui les possède la bienveillance des autres hommes?

Mr Levade : Le sentiment n'est-il point une maladie de l'ame qui l'affaiblit et l'énerve?

Mr Philippe Bridel : La Suisse française a-t-elle une poésie nationale, et en quoi cette poésie diffère-t-elle de celle des peuples voisins? «Mr Bridel, dit le Journal de la Société, fait mieux encore que de donner des préceptes; il joint l'exemple, il lit de charmants morceaux de poésie, que d'une voix unanime la Société proclame Poésies Nationales

Mr Polier de Corcelles : Est-il des préjugés qu'il faut respecter et ne pas chercher à détruire, lors même que l'on en connaît la fausseté? «Mr Polier démontre qu'il est impossible que l'homme soit sans préjugé, et cherche à prouver qu'il en est d'utiles qu'il faut respecter pour les avantages dont ils sont la source. Suivant lui, l'homme naturel ne jugeant que d'après ce qu'il sent, n'a point de préjugés. Il les acquiert en se civilisant, parce qu'alors il commence à juger d'après ce qu'il n'a point connu, ni vérifié par lui-même. C'est à cette manière de juger que l'homme doit ses idées sur l'inégalité des hommes qui n'est pas réelle quant à ses droits; sur l'autorité des lois humaines qui n'expriment que les volontés de nos égaux, qui par elles-mêmes ne sont pas obligatoires. Ainsi, de joug en joug, de préjugés en préjugés, l'homme est devenu esclave de l'erreur. Mais parmi ces erreurs ou préjugés, il en est qui son utiles. Ainsi : le dévouement à la chose publique; le sacrifice de nos goûts à ce que nous croyons être notre devoir; l'honneur des femmes; le point d'honneur chez les hommes, reste de la liberté primitive; le respect pour les établissements politiques et pour les lois civiles. Peut-être, ajoute Mr Polier, devrait-on entreprendre de détruire ces préjugés, si l'on avait la certitude de la vérité que l'on substituerait à l'erreur détruite. Mais comment s'en flatter, tout ce que nous pensons n'est-il pas un préjugé? Il vaut donc mieux garder ceux que nous avons et auxquels la société des hommes s'est habituée, plutôt que d'en chercher d'autres auxquels nous ne tenterions peut-être pas sans danger d'assortir nos idées et nos volontés. L'auteur conclut que rien ne pouvant être ici-bas à l'abri du préjugé, l'homme ne doit se promettre la connaissance du vrai que dans la vie à venir.»

Mr Pasche traite le même sujet que Mr Polier, mais il cherche à établir la proposition que les préjugés étant fruits de l'erreur, ils ne doivent pas être respectés; puis il établit sa thèse que dans la religion, dans la morale et dans la politique, il y a des erreurs qui, sources bien réelles de maux pour les humains, doivent avoir pour ennemis les citoyens qui pensent. «Ainsi, dans la religion : la crainte servile qu'on inspire, comme pour un tyran cruel, à l'égard de l'Etre bon et sage; les remords inquiétants pour des actions innocentes; l'affreuse idée qu'il faut venger la divinité en persécutant tous ceux que l'on croit être dans l'erreur. De même dans la politiqe : les droits respectés des tyrans; la légitimité de l'inégalité des rangs; la propriété exclusive de ce qu'on dit posséder; le pouvoir arbitraire des supérieurs. Dans la morale : le point d'honneur entre les hommes; le déshonneur dont on accable le mari trompé... Ce sont là autant d'erreurs admises sans examen comme des vérités, autant de préjugés, mais préjugés nuisibles que rien ne rend respectables, et que tout, au contraire, nous fait une loi de combattre et de détruire.» (29 mars 1772).

Mr Gillies : Est-il à présumer que les nations modernes de l'Europe subiront des révolutions aussi grandes que celles auxquelles elles ont été exposées?

Mr Polier de Corcelles : La théogonie des Grecs n'était-elle pas celle de tous les faux systèmes religieux le plus propre à faire le bonheur? De tous les faux systèmes de religion que les hommes, dans leurs erreurs, ont inventé, Mr de Corcelles croit que le mahométisme est celui de ces faux systèmes qui assure le plus de bonheur.

Mr Levade : Les voyages tels qu'on les fait généralement, sont-ils un moyen de perfectionner l'éducation? L'auteur prend pour épigraphe ces vers de La Fontaine : Rarement à courir le monde, on devient plus homme de bien; il énumère les avantages des voyages, il indique la manière de bien voyager; mais, «comme l'excellent Socrate qui jamais ne sortit d'Athènes, parce que les arbres et les pierres ne pourraient l'instruire, il préfère renoncer à des voyages qui exposent aux leçons de l'erreur, à l'exemple du vice, à la passion des modes étrangères, au mépris pour son pays et pour ses concitoyens, enfin, à cette impudente effronterie qui caractérise nos jeunes gens qui ont voyagé....« La lecture de ce Mémoire occasionne une vive discussion, dans laquelle Mr de Saussure de Morrens et Mr de Corcelles démontrent que les voyages ne peuvent être utiles, lorsqu'on les fait sans aucun but déterminé; Mr Deyverdun pense qu'ils ne peuvent avoir aucune bonne influence sur l'éducation; Mr de Montolieu : que ceux-là qui sont destinés à devenir hommes d'état doivent seuls voyager; Mr Bugnion ne voit dans les voyages qu'un moyen de satisfaire une curiosité sur les hommes et les chose. «Quant à la curiosité sur les hommes, j'ai remarqué, dit-il, que les hommes de génie affectent de n'entretenir les étrangers que des choses les plus triviales, et qu'il est plus aisé de connaître leur pensée par leurs écrits que par leurs conversations. Quant à la curiosité sur les choses, les voyages seuls peuvent la satisfaire. Mais combien peu d'hommes sont préparés à cette jouissance, soit par leur instruction classique, soit par leur fortune.» Mr Verdeil met fin à cette discussion par la lecture d'une Epitre sur les voyages, où le ridicule est jeté à pleine main sur la plupart des voyageurs.

Des avantages et des inconvénients de la liberté de la presse. Cette question fait le sujet de plusieurs mémoires. Mr Gillies démontre que les nations qui ne jouissent pas de cette liberté, sont celles qui en retirent les plus grandes avantages. — Mr Fergusson regarde la liberté de tout imprimer comme une censure publique d'une grande utilité. — Mr Polier de Loys combat la liberté de la presse, et cite l'exemple de Genève, déchirée par des factions, nées de cette liberté. Mr Verdeil soutient avec chaleur que la liberté de la presse, surtout en matière de gouvernement, est un des plus fermes appuis, non-seulement de la liberté, mais des moeurs et des gouvernements. Toutefois, il s'élève contre les ouvrages anonymes, et il voudrait qu'on obligeât tout écrivain à mettre son vrai nom à son ouvrage. La question d'un Tribunal des moeurs semblable à celui qui était érigé à Rome ne serait-il pas utile dans l'état présent de la société? fournit plusieurs mémoires dans lesquels les imperfections de la législation du Pays de Vaud, et les lois consistoriales sont discutées avec une indépendance et une liberté de pensée qu, aujourd'hui même, nous surprendraient, si elles étaient émises dans nos sociétés savantes.

Qu'est-ce que l'imagination, quels sont ses usages, quels sont ses abus? Séance du 25 novembre 1781, chez Mr Polier de Corcelles. — MM. Levade, Verrey, Vernède, et Mr Servan, avocat-général au Parlement de Grenoble, traitent chacun à leur point de vue cette question. Mr Servan, dans une brillante improvisation, offre un tribut d'éloges à l'imagination qu'il faut savoir modérer et souvent réprimer, «car l'imagination, dit-il, n'est-elle point la folle de la maison?» — Pourquoi le Pays de Vaud produit-il si peu de poètes? Mr Bridel prouve à la société que notres pays, plus que tout autre, peut et doit fournir des poètes. «Où trouver, dit-il, plus de beautés, plus de scènes pittoresques? Dans quel pays le lever de la lune est-il plus beau, les jeux des ombres et de la lumière plus variés; des torrents tranquille, et tout-à-coup impétueux; des lacs tout à tour calmes et soulevés par les vents; des forêts plus majestueuses? La nature a tout fait ici pour inspirer le jeune poête. Qu'il s'enfonce dans les profondeurs de nos forêts, et qu'il affronte la tempête dans les vallées de nos Alpes, et sur la cîme de nos monts. Que de sujets pour le poète : les saisons des Alpes, si différentes de celles de Thompson et de St Lambert; le charme ineffable des nuits des Alpes; le chant national et l'églogue nationale, inspirés par les scènes naïves que nous offrent les habitants des Alpes vaudoises, leurs moeurs simples, leurs fêtes, leurs plaisirs, leurs amours! Trop jeunes en poésie, gardons-nous d'aborder de grands sujets, tels que celui de la révolution qui rendit aux Suisses leur liberté; mais cultivons nos douce muses, et, abjurant notre paresse nationale, ne jouissons pas en égoïstes de notre bonheur et de notre belle nature, mais prouvons à ceux qui viennent les admirer que nous apprécions les beautés qui nous entourent et que nous savons les chanter :

Oui, près de ce beau lac favorisé des cieux,
Sans chanter le bonheur, quoi! serions-nous heureux?
Mêlons, il en est temps, les roses du génie
Aux lauriers belliqueux qui parent l'Helvétie.

«Ce n'est pas en chantant les beautés de la nature, répond Mr Samuel Constant à Mr Bridel, qu'on en jouit le mieux. Et lorsque l'ame les contemple avec une vraie admiration, elle est pénétrée d'un sentiment si doux et si pur qu'elle ne cherche point à le mettre en rime et en mesures. Ne pressons donc point la nature de nous donner les poètes. Nous les achèterions par de trop mauvais rimailleurs. D'ailleurs, nous aurons notre tour, lorsque les beaux-arts s'indroduiront chez nous, lorsque notre goût s'épurera, lorsque les ressources pour l'instruction nous serons données, lorsque des bibliothèques publiques s'ouvriront à chacun, des sociétés littéraires se formeront, et des objets d'émulation se présenteront à nos yeux. Alors, la nature nous attendra avec ses merveilles, et nos faits héroïques pourront avoir des poètes.»

La question de la population occupait aussi la Société Littéraire. Mr Samuel Constant voit dans l'émigration et dans les misères du paysan du Pays de Vaud, et surtout dans les enrôlements pour le service militaire étranger, les causes de la dépopulation, et propose quelques moyens de rappeler l'émigrant dans sa patrie.

«La maladie du pays, dit-il, qui était plutôt une vertu, n'existe plus; car tout pays, tout gouvernement est bon à l'homme du Pays de Vaud; et ceci est certainement la faute du gouvernement qui ne fait rien pour attacher ses sujets à sa patrie. Le sujet, dans le Pays de Vaud, ne connaît son souverain que par les redevances qu'il paye, ou par les punitions qu'il en reçoit. LL. EE. devraient avoir des députés qui visiteraient de temps en temps les villages et les hameaux du Pays de Vaud avec une certaine solennité et en donnant des marques d'une générosité souveraine... Dans le Pays de Vaud, le paysan est triste le dimanche, son seul jour de fête; car le dimanche, il lui est défendu de s'amuser. Les exercises militaires qui ont lieu le dimanche sont onéreux, ils sont tristes. Il faudrait en faire des jours de fête, en les rendant très-courts, et en les animant par une musique champêtre. Les représentants de LL. EE. y paraîtraient de temps en temps; ils exciteraient l'émulation des soldats, inviteraient à la gaîté, et laisseraient des marques de la bonté du souverain; tout le village se rassemblerait, les vieux iraient moins au cabaret, les filles seraient moins délaissées, et il y aurait alors beaucoup plus de mariages... Mais parlons plus sérieusement,» continue Mr Samuel Constant, qui déjà semblait prévoir l'établissement des Caisses d'épargne, «pour empêcher une émigration due à l'incurie générale, qu'on établisse dans les villes du Pays de Vaud des banques qui recevraient l'argent des paysans et des domestiques, et leur payeraient un intérêt modéré. L'argent prêté à ces banques pourrait être prêté à des communes pauvres avec l'obligation de l'employer à l'amélioration de la culture de leurs terres. Actuellement, lorsqu'un pauvre paysan, un ouvrier, ou un domestique, a amassé quelque argent, ne sachant où le placer, que faut-il en faire autre chose que de le mal employer, ou de s'en servir pour quitter le pays.» (31 mars 1782).

Le droit de punir s'étend-il jusqu'à la peine de mort? Cette question, encore débattue de nos jours, faisait le sujet de plusieurs mémoires et de discussions qui occupèrent la plupart des séances de l'année 1782. «Enfin, les membres de la Société se réunissent pour conclure que le droit de punir ne pouvait s'étendre à la peine de mort, vu qu'étant démontré que cette peine n'est ni nécessaire, ni utile, il en résulte que les hommes ne doivent pas y être nécessairement soumis, et que la société n'a pas le droit de l'infliger. La société s'en réfère du reste au mémoire de Mr Servan, qui met dans toute son évidence cette vérité que la peine de mort n'est ni utile ni nécessaire.» (15 décembre 1782).

Mr l'abbé Raynal lit quelques fragments de ses ouvrages inédits, l'Esprit de Montaigne et le Bombardier Russien.

Le bourgmaître de Lausanne, Mr Polier de St Germain lit quelques morceaux de son ouvrage, Le gouvernement des moeurs13

A Lausanne, au sein de son aimable société, dans toutes les villes du Pays de Vaud, et dans les châteaux, tous les esprits étaient préoccupés des réformes ayant pour but le bonheur de l'humanité et les améliorations sociales.

Si nous ouvrons l'un des romans de madame de Charrière, romans si vrais dans leur peinture des moeurs des habitants du Pays de Vaud, si délicats dans leurs pensées que cette dame spirituelle prête aux personnages de ses écrits, nous voyons que madame de Charrière, en peignant les passions et les moeurs des gens de notre grand monde, ne dédaignait pas d'étudier les moeurs des campagnards, les moyens d'améliorer le sort des paysans et d'adoucir leurs misères. Dans le Mari sentimental, Lettres d'un homme du Pays de Vaud écrites en 178314, madame de Charrière fait écrire Mr Bompré à Mr de St Thomin d'Orbe. Ce bon gentilhomme campagnard, ancien officier, et vieux garçon, croit trouver une compagne qui sympathise à ses goûts. Il se marie. Mais bientôt voit qu'au lieu d'une amie, il s'est donné un tyran. Dans ses lettres, Bompré raconte à St Thomin ses espérances, son bonheur, puis ses déceptions, enfin ses malheurs domestiques. Cependant, cet excellent homme s'occupe du bonheur de tout ce qui l'entoure, et surtout des paysans ses bons voisins. Il écrit à St Thomin, l'un des magistrats de la ville d'Orbe :

Vous êtes de ces gens qui aiment mieux jouir des choses avec leurs abus, que de chercher à les corriger; quant à moi, je suis plus près que vous des inconvénients, j'en souffre plus que vous : je vois beaucoup de mes pauvres camarades agriculteurs en souffrir; il est naturel que j'y sois sensible. Je voulais faire un mémoire sur le commerce et le débit des denrées et sur les vrais moyens d'encourager l'agriculture, mais j'ai besoin d'avoir encore vos idées, et je ne vous dirai que les principales des miennes; je les soumets à vos lumières, et votre critique m'éclairera... J'ai lu beaucoup de mémoires et de livres sur l'agriculture, sur les différentes manières de labourer les terres, sur les engrais, sur les semailles, sur leurs préparations, etc. etc. A tous ces nouveaux systèmes, très-bons peut-être, je répondrai que le paysan ne peut point faire d'expériences; qu'augmenter les peines et les frais de culture c'est le dégoûter bien plus que l'encourager. Je dirai pour maxime plus sûre : procurez, facilitez, assurez le débit des denrées, et vous ferez fleurir l'agriculture; commencez par faire trouver un profit aux laboureurs, et ils laboureront. Le pauvre paysan, après avoir pendant dix mois employé ses peines et ses travaux à la culture de ses terres, ne jouit encore de rien; avec des récoltes même abondantes, il n'a rien encore. Ici commencent des peines d'un autre genre : il faut qu'il paie ses redevances, qu'il pourvoie aux besoins de sa famille, et celui de l'argent devient pressant : il ne peut en trouver qu'à la ville; il faut qu'il y porte ses blés et ses denrées. Le temps que lui laissent pour cela les travaux de la campagne, sont les mois d'hiver, ceux de décembre et de janvier. Dans cette saison les jours sont courts, le temps rigoureux, les chemins mauvais. S'il est éloigné, il faut qu'il perde plus d'un jour, qu'il aille de nuit; et ce n'est qu'avec le danger de perdre son attelage, sa santé et sa vie même qu'il parvient à la ville : là il trouve des obstacles, des réglements faits contre lui. Dans quelques endroits il est obligé de passer par de certaines routes; il faut qu'il paie de certains droits, qu'il se rende à une certaine place; il ne peut vendre qu'à une certaine heure et à de certaines personnes. Enfin, après avoir vaincu toutes ces difficultés, il est encore trompé sur le prix qu'il espérait. Souvent il ne peut pas vendre le jour qu'il est venu, il faut renvoyer à un autre marché, ou qu'il donne sa marchandise à vil prix à des acheteurs qui profitent de ses besoins. S'il a été assez heureux pour vendre, le temps qu'il a perdu, ce qu'il lui en a coûté, ce qu'il a dépensé au cabaret, diminue la somme sur laquelle il comptait. Il s'est peut-être consolé dans l'ivresse; mais il retourne chez lui plus pauvre, plus découragé, et les travaux de l'année suivante s'en ressentent. Bientôt il est obligé d'emprunter et d'engager son domaine. Au bout de quelque temps, ses biens sont mis en décret, et la famille malheureuse est dispersée. C'est l'histoire d'un grand nombre de familles de paysans de ce pays. Leurs biens sont presque tous hypothéqués; les cultivateurs ne sont plus que les esclaves des créanciers qu'il faut payer régulièrement, et sans aucun égard aux cas d'ovailles; ils sont moins heureux que s'ils étaient attachés à la glèbe.

On en impute légèrement la cause à l'ivrongnerie, à la bêtise, à la paresse, comme s'il était dans la nature humaine, que le pauvre paysan fût sobre et vertueux, lorsque tout l'invite au vice. La faute en est certainement aux villes, qui en agissent tyranniquement avec les gens de la campagne. A voir les mauvais chemins qui y conduisent, le peu d'encouragement et de protection que l'on accorde à ceux qui y apportent des denrées, on dirait, en vérité, que le pain et les vivres sont un superflu qu'il faut repousser. Cependant à la première cherté le peuple s'émeut, se révolte, et il faut le contenir par force. Les villes n'ont que de l'argent, et elles abusent de son pouvoir tyrannique. Les relations entre la ville et la campagne ne sont fondées que sur le besoin du moment, et il faudrait les établir sur le bien-être et la tranquillité réciproques; ce sont des ennemies qui, forcées de traiter ensemble, se font le plus de mal qu'elles peuvent, et elles devraient être des échanges qui leur conviennent. D'une saison à l'autre, d'un marché à l'autre, une ville n'a pour sûreté de son approvisionnement, que l'espérance que le paysan aura besoin d'argent, et le magistrat qui veille sur cet objet, est bien content quant par hazard il n'y a point de monopoleurs, c'est-à-dire, lorsqu'il a tout arrangé au profit des riches et au détriment du pauvre cultivateur. Si je vous disais, mon cher ami, que les monopoleurs et la cherté sont un bien, en brave habitant de la ville vous crieriez au crime et au paradoxe. Il est tant de choses que l'on ne considère que du côté de l'abus, et que l'on rendrait bonnes en les corrigeant.

Madame de Charrière conduit notre campagnard à Genève, alors en proie aux dissentions qui amenèrent en 1782 l'intervention étrangère dans cette république, et prête à notre gentilhomme, sur le gouvernement républicain, des doctrines, dont les énénements actuels démontrent la justesse.

Au milieu de ce grand intérêt (son mariage avec un Genevoise), j'ai eu cependant quelques momens pour m'informer et m'instruire des affaires de Genève : ce que j'ai entendu ne m'a point satisfait. Les affaires politiques sont comme les grans palais, on ne peut juger de leur architecture qu'à une certaine distance, de près on n'aperçoit que les petits détails : je n'ai donc entendu que des choses particulières sur les individus et sur les chefs de parti. C'est la vanité de l'un, c'est la vengeance de l'autre, c'est la fermeté de celui-ci; ce sont des traits qui caractérisent les personnages, mais qui ne font point connaître la vraie source du mal, et qui n'éclairent point le philosophe qui voudrait savoir les causes. Il faut retourner en arrière, il faut voir l'ensemble des incidens et des événemens, des loix et de leur effet; dans ce moment j'ai bien vu que le peuple était turbulent et séditieux, que les Magistrats n'étaient pas politiques, et que l'Etat était sur le bord de sa ruine; cependant ces hommes sont les mêmes que partout ailleurs, ils sont animés des mêmes intérêts, des mêmes passions; aussi, en vérité, en les condamnant, ce n'est pas eux que je rendrais responsables de leurs fautes; c'est l'humanité entière, ce sont les loix. A voir les révolutions auxquelles les républiques sont sujettes, on est tenté de dire, que l'homme n'est pas fait pour être libre : il est vrai, qu'il est bien difficile de trouver le point où la liberté doit s'arrêter, et alors c'est plus vite fait de l'enchaîner. Dans les républiques, la liberté individuelle étant plus étendue, les passions ont plus de jeu; et si les droits et les pouvoirs ne sont pas balancés avec beaucoup de justesse et d'égalité, il en résulte bientôt des fermentations et des troubles : un petit Etat qui est sans force et dont les membres se croient libres est bientôt renversé. Une maxime que je crois vraie en politique, c'est que ce sont les lois qui font les hommes : ne me dites pas que ce sont au contraire les hommes qui font les lois; ce n'est point eux, ce sont les circonstances, c'est le besoin du moment, c'est la violence d'un mal présent, et toujours c'est un hasard, si elles sont bonnes, et longtemps bonnes; c'est l'histoire de toutes les républiques, c'est par le vice de leurs lois qu'elles ont péri. L'homme fait pour la société, est enclin à la division; si les loix ne répriment pas cette inclination, si elles n'y opposent pas une résistance et un intérêt majeur, elles lui donnent du ressort, et bientôt l'Etat est tourmenté par l'esprit de parti. Le plus grand défaut que puissent avoir des lois, et surtout des lois républicaines, c'est de mettre les droits d'un côté, et la force de l'autre. La force résiste bientôt aux droits, elle en empêche l'exécution, elle les anéantit, et l'impulsion donnée, elle renverse tout et ne s'arrête plus. L'art de législation est de combiner les droits avec la force, et le sublime de la politique serait, de forcer cette combinaison à varier suivant les circonstances où l'Etat se trouve; c'est ce qui a manqué à Genève, c'est la faute que l'Angleterre vient de commettre avec ses colonies, et dont elle a profité avec l'Irlande.

Incapable de résister aux volontés d'une épouse altière, le gentilhomme lui abandonne le gouvernement de sa maison, et, pour se consoler, il s'occupe de la réforme générale des lois criminelles du Pays de Vaud; il tranche la question du riche et du pauvre, et devance, dans ses doctrines, les socialistes les plus hardis du XIXme siècle.

Si la perversité, écrit-il à St Thomin, est la première cause des crimes qui se commettent dans la société, la seconde est certainement la prodigieuse inégalité des richesses. Les pauvres volent, les riches oppriment, et il faut des bourreaux et des gibets pour défendre les uns contre les autres. Quand on voit autant de malheureux parmi les hommes vivant en société, ce n'est pas sans quelque raison que l'on se laisse aller à croire, que l'état de nature était préférable : au moins est-il permis de soupçonner que le principe sur lequel la société civil est établie, est vicieux; il est fondé uniquement sur l'esprit de la propriété. Ce sont des hommes qui possédaient, qui avaient acqui, et qui ont dit : réunissons-nous pour conserver, pour défendre ce que nous avons; nous exterminerons ceux qui n'ont rien, et nous les ferons gémir dans les travaux et dans l'esclavage. La soif d'acquérir a été sans bornes, et toutes les passions sont venues à sa suite. Etablir rigoureusement le droit de propriété, a été le seul but de la société, et il n'a fait que des malheureux. Si l'humanité eût présidé à sa fondation, les hommes auraient dit : rassemblons-nous, afin qu'il n'y ait point de malheureux parmi nous; commençons par assurer le nécessaire et le bien-être de tous les individus; que le but de nos loix soit de faire une égale répartition des travaux et des richesses; que nul ne jouisse du superflu, que lorsqu'il n'y aura point de pauvres, manquant de tout, que le luxe ne commence que lorsque le bien-être de tous sera assuré; que ceux qui ont le génie et la force d'acquérir, aient la vertu de partager; que l'orgueil, que la vanité ne soient jamais de faire périr les hommes dans les travaux et dans l'esclavage, mais de procurer leur bonheur; travaillons tous, afin que tous jouissent. Peut-être alors il y eût eu moins de malheureux, et la société civile n'eût pas eu besoin de loix criminelles si rigoureuses, si cruelles.

La premère passion de l'homme est celle de posséder; elle est même plus forte que celle de jouir. Elle inspire la tyrannie et les lois n'ont pas assez cherché à la réprimer. Les riches ont dit que l'homme était paresseux, et il a été reçu pour maxime, qu'il faut le forcer au travail et à l'industrie par la faim et par la nécessité. Il en est résulté que les trois quarts du genre humain succombent sous les travaux, que le travail et la pauvreté vont presque toujours ensemble, et que le plus grand nombre a toujours à combattre la misère et les tentations. Si l'humanité eût dicté les loix; elle eût cherché à éloigner l'une et l'autre; elle eût mis les jouissances du superflu et du luxe à un prix qui eût assuré la nécessaire et le bien-être à ceux qui en manquent; elle n'eût permis les palais immenses et inutiles, que lorsque tous auraient eu des demeures; on n'eût osé mourir d'indigestion, que lorsque personne ne serait mort de faim. Les riches disent aussi que l'on ne meurt point de faim. Voyez la nourriture des paysans pauvres, des journaliers de la campagne, des gens de la dernière classe du peuple; et vous serez convaincu que ce qui les empêche de mourir de faim ne peut pas les faire vivre : et on entend vanter la charité, et on exalte cette vertu comme le traît sublime de l'humanité! J'ose dire que je hais la charité : elle attend que l'homme soit pauvre, misérable; elle ne s'exerce jamais qu'en avilissant le malheureux qui en a besoin; elle est la honte des loix. Les législateurs humains auraient dû épuiser leur génie à chercher les moyens de prévenir la misère et le crime, avant que de penser à les punir.

Nous avons encore à parler des Lettres écrites de Lausanne, dans lesquelles madame de Charrière fait une peinture si gracieuse et si fine de la société de cette ville, des étrangers qui l'animent, enfin, de cette mère, jeune veuve, aimable, spirituelle, dont l'unique ambition est de bien marier sa fille unique, et qui, avec douze cents livres de rente, a le secret, perdu aujourd'hui, mais jadis possédé par les dames de Lausanne, de tenir un rang dans le monde, et un salon, où accourent l'élite de la société et tous les étrangers. Mais nous devons abréger notre digression, et nous hâter de rentrer dans le cours des événements qui vont faire disparaître ce monde du XVIIIme siècle, et présenter notre Pays de Vaud sous une face toute nouvelle, due en grande partie aux penseurs de nos sociétés scientifiques et littéraires, à nos écrivains, même à nos romanciers. Autre considération pour passer outre : Mr St Beuve vient de rendre à Madame de Charrière, l'auteur des Lettres de Lausanne, le rang dont elle est digne, en assignant à ces Lettres une place parmi les ouvrages classiques du XVIIIme siècle15. Sous le nom de Caliste, les Lettres écrites de Lausanne sont dans les bibliothèques des gens de goût, et ici, dans le canton de Vaud, chacun connaît cette oeuvre de madame de Charrière, de cet écrivain spirituel, le premier guide de Benjamin Constant dans la carrière des lettres, la première amie de notre célèbre publiciste.

Un des membres de la Société Littéraire de Lausanne, Mr Samuel Constant de Rebecque, prenait place dans le monde littéraire par ses romans, ses pièces the théâtre, et quelques ouvrages de morale. Il dut à ses liaisons avec Voltaire les premiers développements des talents littéraires qu'il avait reçu de la nature. Admis dans la société de cet homme illustre, admirateur des écrits par lesquels toute l'Europe était subjuguée, Mr Constant contracta le goût de l'étude et de la composition, et s'y exerça dans differents genres. Ce ne fut néanmoins que beaucoup plus tard qu'il fit imprimer ses ouvrages. Le plus volumineux, intitulé : Laure de Germonsan, ou Lettres de quelques personnes de Suisse, Paris, 1787, 7 vol. in-12o, contient un tableau des moeurs de la société de la Suisse française; une autre production en ce genre est Camille, ou Lettres de deux filles de ce siècle, 4. vol. in-12o, qui eut plusieurs éditions et fut traduit en plusieurs langues. Mr Constant composa pour ses enfants, et publia un Abrégé de l'Histoire Suisse, et un Traité de la religion naturelle, et, à la fin du siècle, un Catéchisme de morale16.

Si une catastrophe déplorable n'avait point empêché la publication des oeuvres du colonel Henri Polier de Lausanne, le Pays de Vaud pourrait ajouter aux écrivains qui l'honorent un savant dont les oeuvres auraient fait sensation. Privé de protections, le jeune Polier, âgé de dix-sept ans, arrivait aux Grandes-Indes, où son oncle, le général Polier, venait d'être tué. Il entrait comme cadet dans un des régiments de la Compagnie Anglaise, et se faisait remarquer dans la guerre contre les Radjahs. Ses connaisances en mathématiques lui valurent bientôt une place d'ingénieur. Au retour de la campagne de 1762 il était chargé de travaux de génie et parvenait au rang d'ingénieur en chef. Enveloppé dans la disgrâce de Lord Hasting, le colonel Polier quitte le service anglais, et offre ses services à l'empereur de Dehly qui lui donne le commandement d'un corps de sept mille hommes et la souveraineté du territoire de Kaïr. Après mille vicissitudes, il se retire à Luknau et emploie ses loisirs à rédiger ses Mémoires historiques sur les Scheichs Indiens. Les recherches que Mr Polier dut faire, le conduisirent à étudier à fond la religion et des moeurs des Indoux, et il écrivit sous la dictée d'un savant Pondit-sceikh le précis des principaux livres sacrés sanscrits, manuscrit précieux qui donnait un système complet de la mythologie des Indous, totalement différent de l'idée que l'on se formait alors en Europe de la religion de ces peuples. Après avoir terminé ses travaux, Mr Polier quitta l'Inde en 1788, et revint à Lausanne. L'aurore de la révolution française apparaissait aux acclamations des Vaudois. Mais Berne sévit. Alors Mr Polier voyant que l'oppression de toute idée d'indépendance pesait sur sa patrie, quitta Lausanne en 1791, et fut s'établir à Avignon. Mais la terreur survint, et Mr Polier fut massacré dans sa campagne en 1795. Cette catastrophe empêcha la publication de ses ouvrages sur les Indes; il laissa des manuscrits qui furent acquis, les unes au nombre de quarante-deux volumes, par la bibliothèque nationale de Paris, les auters, au nombre de onze volumes, par la bibliothèque royale de Londres. Mr Polier avait confié ses manuscrits à madame la chanoinesse Polier, sa parente. Cette dame en tira les matériaux d'un ouvrage qui parut en 1801, sous le titre de Mythologie des Indoux. Mais des scruples peu fondés engagèrent la chanoinesse à priver de leurs principaux mérites les oeuvres de son parent17.

La famille Polier dota le Pays de Vaud d'un autre écrivain dont les oeuvres eurent un succès mérité. Nous voulons parler de madame de Crousaz, baronne de Montolieu, fille de Mr Polier de Bottens. Madame de Montolieu publia, in 1781, le célèbre roman Caroline de Lichtfield, et soutint sa réputation par des publications tellement nombreuses que leur collection forme cent et cinq volumes, imprimés à Paris. Madame de Montolieu comprit le goût de son époque, et popularisa, surtout en France, ses ouvrages que, pour la plupart, elle imita des romanciers allemands, entr'autres d'Auguste Lafontaine. Son Jeune Robinson Suisse continuera longtemps, encore, à faire les délices de la jeunesse.

Le clergé du Pays de Vaud ne restait cependant point inactif au milieu du mouvement du XVIIIme siècle. L'éloquence sacrée eut ses organes dans nos chaires, et la cultures des lettres ne fut point délaissée par non ministres de l'Evangile18.

Mr Jean-Alph. Rosset de Rochefort, professeur d'hébreu, et recteur, publiait, en 1765, ses Remarques sur un livre entitulé le Dictionnaire Philosophique portatif, 1 vol. in-8o. Mr Rosset, membre de la société anglaise pour l'avancement de la doctrine chrétienne, combat dans cet ouvrage les principes anti-chrétiens que renferme le dictionnaire philosophique.

Mr Louis de Bons, professeur de théologie, «remarquable par son goût, dit le doyen Bridel, par sa tolérance et son enseignement, à la fois claire, solide et insinuant,» donna quelques articles à l'Encyclopédie d'Yverdon, et fournit quelques numéros à l'ouvrage intitulé : Aristide, ou le Citoyen, Lausanne, 2 vol.

Mr Alexandre-César Chavannes, professeur de théologie, «savant dont la modestie égalait l'érudition, travaillant sans relâche, vivait habituellement dans son cabinet et consacrait son temps à l'étude et aux étudiants, dont il était l'ami et le guide.» Il a publié : Theologiae christianae fondamenta et elementa, 2 vol. in-8o, 1772. Conseils sur les études théologiques, 1771. Anthropologie abrégé, 1788. Il laissa de précieux manuscrits, entr'autres, ceux sur l'éducation intellectuelle.

Mr Georges Polier de Bottens, professeur d'hébreu et de grec, éloquent prédicateur, fut avec ses amis Crinsoz de Bionnens et Seigneux de Correvon, le fondateur des Ecoles de Charité de Lausanne, en 1726. Il composa pour cet établissement l'Abrégé de l'Histoire Sainte et du catéchisem d'Osterwald, la Liturgie des Ecoles de Charité de Lausanne, 1747, et le Nouveau-Testament mis en catéchisme, 1756. Il publia des Pensées chrétiennes mises en parallèle et en opposition avec les Pensées philosophiques de Diderot, 8o, 1748.

Mr Jean Salchly, professeur de théologie, publia les Lettres sur le déisme, Lausanne, 1756. Apologie du peuple Hébreu, 1770, etc. «Il est le premier professeur de Lausanne qui ouvrit un cours public d'histoire. Ce cours très-fréquente était rendu intéressant par la manière originale et anecdotique de Mr Salchly.»

Mr François-Louis Allamand, nommé en 1773 professeur de grec et de morale, «remplit cette chaire avec distinction. Ce savant professeur, dit le doyen Bridel, l'un de ses élèves, attachait à ses leçons par sa manière lumineuse et logique, par son immense érudition, et par les curieuses anecdotes qu'il savait mêler à propos aux discussions les plus graves. Il publia l'Anti-Bernier, ou Nouveau dictionnaire de théologie, 2 vol. 1770, et les Pensées anti-philosophiques. Peu d'ouvrages de défense de la religion chrétienne contre ses ennemis ont plus de savoir, de sel ironique, et d'à propos. Il fit une réputation à son auteur.... les Français eux-mêmes lui rendirent justice.»

Deux pasteurs de l'Eglise de Lausanne brillèrent par leur éloquence. L'un d'eux, Mr J.-P. Leresche, recteur de l'académie, acquit une réputation littéraire; il était lié avec le grand Haller, et soutint, non sans avantage, une vive polémique avec l'apôtre du philosophisme, le célèbre Voltaire. Mr Leresche publia un volume de Sermons. — Mr François Bugnion, pasteur à Lausanne, «fut un prédicateur d'une rare éloquence, et pasteur d'un zèle éclairé. On a de lui un volume intitulé : Sermons sur divers textes de l'Ecriture-Sainte

 

Collége de Lausanne. Les régents de ce collège fournirent aussi leur contingent d'hommes de lettres. Mr Daniel Crespin, régent de troisième, se faisait connaître à la fin du XVIIme siècle comme savant commentateur par ses éditions de Salluste et d'Ovide, à l'usage du Dauphin de France. «Le duc de Montausier, gouverneur du Dauphin, dit Mr Crespin dans le préface de son édition de Salluste, méditait depuis longtemps les moyens de faciliter au Dauphin l'étude des langues anciennes. Il fit venir à Paris François Crespin, et lui fit part de l'idée qu'il avait eu de paraphraser le texte des auteurs latins, et d'ajouter cette paraphrase au bas de chaque page des éditions auxquelles il faisait travailler. Crespin approuva cette idée, et de retour à Lausanne, il travailla aux éditions de Salluste et d'Ovide, y ajoutant, pour plus grande clarté, la paraphrase et des notes explicatives.» Ces éditions sont estimées, et le texte que Crespin avait adopté fut suivi dans l'édition de Londres de 1715, in-8o. On y trouve également les notes de Crespin sur les endroits qui lui avaient paru mériter des éclaircissements. L'une de ces éditions est intitulée : Pub. Ovidii Nasonis opera, interpretatione et notis illustravit Daniel Crispinus, Helvetius, jussu christianimi Regis, ad usum serenessimi delphini. Lugduni, 1679, 4 vol. in-4o. — Mr Crespin publia plus tard ses Latinae locutiones cum gallicis rationibus, apud David Gentil. Lausanne, 1700, avec une préface adressée aux écoliers de la troisième classe du collége de Lausanne. La Bibliographie Unvierselle, se fondant, nous ignorons sur quel document, prétend que «la modestie de Crespin ne le mit point à l'abri des envieux. Accusé de socinianisme, il fut obligé de se défendre dans le temple, en présence de tout le peuple. Il se plaint avec amertume des ennuis qu'il avait éprouvés à ce sujet dans ses notes sur l'Elégie Vme du livre 1er des Tristes

Le régent Poitevin publia une bonne Grammaire latine, une Grammaire allemande et un Dictionnaire allemand-français et français-allemand, Lausanne, 1755.

Pierre-Daniel Tissot, régent de troisième, excellait dans l'art de déchiffrer les chartes du moyen-âge, et les documents les plus anciens. LL. EE. l'employèrent à ce travail, et lui donnèrent le titre de Traducteur. C'est à Mr Tissot que l'on doit la traduction officielle du Plaict-général de Lausanne et du Commentaire de cette charte constitutionelle de la Ville Impériale et Episcopale.

Un autre régent du collége, Mr Ballif de Lucens, se fit une réputation, non-seulement par son savoir, mais aussi par les opinions mystiques qu'il partageait avec son ami, Mr Dutoit-Membrini, de Moudon.

Ces deux ecclésiastiques appartenaient à l'une de ces sectes qui se formèrent pendant le XVIIIme siècle par réaction contre l'incrédulité, et contre les encyclopédistes. Ces sectes, les Théosophes, les Illuminés, les Ames-Intérieures, admettaient dans le christianisme des doctrines mystiques et des communications avec la divinité, surtout par la méditation. MM. Dutoit-Membrini et Ballif appartenaient aux Ames-Intérieures, disciples de la «Sainte Madame Guyon,» comme les adeptes désignaient cette femme célèbre. Mr Dutoit, Directeur des Ames-Intérieurs du Pays de Vaud, recevait les ordres du Grand-Maître, le comte de Fleischbein, résidant à Pyrmont. Il fut dénoncé à LL. EE. qui demandèrent des renseignements à l'académie de Lausanne, sur MM. Dutoit et Ballif, et la secte dont ils étaient les chefs. «Ces sectaires, répondait l'académie, le 11 janvier 1769, font profession d'admettre les idées mystiques de Mr Fénélon et de Madame Guyon, sur l'amour divin, et posent des principes sur l'union intime de l'âme fidèle avec Dieu, sur l'union des âmes pures entr'elles, et sur la voix de l'esprit, parlant distinctivement aux coeurs régénérés... Ceux que Mr a séduit par ses doctrines ne se distinguèrent que par une vie plus retirée et plus austère, par plus d'éloignement pour les plaisirs, par une sorte de dédain pour les autres hommes qu'ils traîtent de profanes; par beaucoup de défiance à l'égard des ecclésiastiques.» L'académie termine sa lettre en observant que toute persécution doit être évitée, «car la persécution donnerait plus de relief et de célébrité à une secte obscure, et irriterait le feu du fanatisme au lieu de l'éteindre.» LL. EE. ayant appris que Mr Dutoit levait une dîme sur les adeptes de sa secte, firent saisir ses papiers et ses livres, parmis lesquels on trouva une lettre adressée par le comte de Fleischbein aux Intérieurs, leur ordonnant de payer à Théophile, personnage mystérieux, la dixième partie de leurs revenus, «quelle qu'en soit la source : labour de la terre, gain de commerce, de manoeuvre, de métiers, de gage; revenus des magistrats, des gens de guerer, des pères de famille, des gens d'études ou gens de lettres, des hommes d'Eglise, des domestiques : tous doivent donner le dixième de leurs rentes, gains, gages, etc.; même le pauvre doit donner la dixième partie des aumônes qu'il reçoit, et l'enfant, le dixième du petit argent que ses parents lui donnent. Cette dîme doit être versée dans la caisse du directeur pour la gloire de Dieu, etc... Mais il importe que le directeur soit exempt d'écrire ce qu'il prend dans la caisse et de rendre aucun compte, car chaque Ame-Intérieur doit avoir l'oeil simple à cet égard, comme à tout autre19, etc.»

Cependant, Mr Dutoit, invité à discontinuer la levée de la Dîme de Théophile, ne fut point persécuté. Sa secte, toujours entourée de mystère, existe encore; elle étend au loin ses ramifications, et après l'expulsion des baillis de Berne en 1798, elle donna à la République Helvétique des magistrats intègres et dévoués, et sut traverser paisiblement nos dissentions politiques et religieuses. — Mr Ballif, non-seulement fut conservé par LL. EE. dans ses fonctions, mais savant helléniste, il fut même appelé à une chaire de grec dans l'académie. Il est l'auteur d'un ouvrage intitulé : La religion chrétienne, Instruction pour connaître les principes du christianisme, imprimé en 1808, vingt ans après sa mort. «On peut reprocher à cet ouvrage une forte teinte de mysticisme, dit le doyen Bridel, cependant, il est marqué au bon coin.»

Mr Dutoit-Membrini publia plusieurs ouvrages, entre autres : sept volumes de Sermons, imprimés à Lyon; La philosophie divine, par Kaleph-Ben-Nathan, 3 vol. in-8o. Le cinquième volume des Lettres de Madame Guyon, Londres, 1768, mais imprimé à Lyon, est dû à Mr Dutoit, auteur lui-même des Anecdotes et réflexions sur les lettres de Madame Guyon. Ces anecdotes et réflections comprennent les cent-soixante premières pages de ce cinquième volume.

 

Séminaire de Lausanne. Les persécutions contre les protestants signalèrent l'avènement de Louis XV au trône de France. Les protestants de ce royaume avaient été réduits pendant les dernières années de Louis XIV et la régence de Philippe, duc d'Orléans, à célébrer leur culte dans les Assemblées du désert, à voir leurs pasteurs proscrits et obligés d'errer de lieu en lieu, et envoyés aux galères ou à la mort, s'ils étaient surpris dans leurs fonctions. A la majorité de Louis XV, l'édit de 1724 renouvela les persécutions. Les mariages célébrés au Désert furent réputés illégitimes; les ministres punis de mort; les hommes coupables d'avoir assisté aux assemblées du désert, condamnés aux galères à perpétuité, et les femmes à la détention sans fin. Les mêmes peines frappaient quiconque donnait asile à des pasteurs20. Cependant, ces persécutions furent loin d'abattre le zèle des ministres de l'Evangile. Antoine Court, Etienne Arnaud, et d'autres Pasteurs du désert, ne reculèrent pas devant le danger. Ils commencèrent leur apostolat. Trois d'entr'eux furent surpris, saisis, et moururent sur l'échafaud. Un quatrième, Barthélemi Claris, arrêté près d'Uzès chez un protestant qui lui avait donné asile, fut conduit aux prisons d'Alais, et interrogé par Mr de Caveirac, délégué de l'intendant de Languedoc. Cet interrogatoire nous conne une idée de ce que l'on entend par les Assemblées du désert.

«Barthélemi Claris, âgé de trente-cinq ans, déclare que depuis qu'il a quitté la maison de son père, il a parcouru les villes, les bourgs, les villages, et tantôt la campagne; qu'il ne peut décrire les lieux où il avait logé, parce qu'il arrivait toujours de nuit et partait de même; qu'il exerçait les fonctions de pasteur, consistant à exhorter les fidèles à la piété, à baptiser, à bénir les mariages, et adminstrer la Cène, en plate campagne ou dans le Désert... Qu'il entend par le désert des lieux écartés ou inhabités où il rassemblait les fidèles. Interrogé sur la manière dont il convoquait ces sortes d'assemblées, le dit Claris a répondu que lorsque les fidèles le priaient de donner une exhortation, on convenait du jour, et qu'ensuite on le conduisiait au lieu de l'assemblée. Là, les fidèles commençaient par prier, on leur lisait un chapitre de l'Ecriture, on chantait des psaumes. Après cela, le ministre faisait une exhortation, la distribution de la Cène, et l'on finissait par une prière qui renfermait des voeux pour le roi, les magistrats, enfin pour les affligés. A l'égard des précautions prises dans les assemblées du désert, elles consistaient à placer des sentinelles sur les hauteurs, qui avertissaient l'assemblée dès qu'elles voiaient paraître des troupes....» (Inter. du 29 août 1732). Claris, condamné à mort pour avoir annoncé l'Evangile, fut délivré de sa prison par ses coreligionnaires, et continua sa mission. Moins heureux que Barthélemi Claris, les pasteurs Arnaud, Roussel et Pierre Durand, convaincus d'avoir prêché l'Evangile, furent condamnés à mort et exécutés21.

Cependant, les persécutions, loin de ralentir le zèle des protestants du midi de la France, semblaient le ranimer. «Mais là oû les fidèles abondaient le plus, dit Antoine Court, c'était les pasteurs qui manquaient; non que les lois capitales dont plusieurs furent victimes fussent la cause de leur petit nombre. C'est alors que mes vues se tournèrent de tous côtés pour trouver des jeunes gens qui voulussent accepter la vocation que je leur proposais. J'en tirai de la charrue, des boutiques des artisans, de celles des marchands et de derrière les bancs des procureurs. Il y en avait qui ne savaient pas même lire, et à qui je servis tout ensemble et de maître d'école et de catéchiste pour les instruire dans la religion. En leur apprenant celle-ci, je les formais pour la prédication. Mais le nombre était peu considérable... Je m'adressai à l'étranger pour demander des ministres, — mes instances furent inutiles, pas un seul pasteur ne rentra dans le royaume. On ne se sentait pas de vocation pour le martyre, et le martyre était inévitable!» Cependant, l'appel d'Antoine Court fut entendu. L'archevêque de Cantorbéry en Angleterre, les protestants de la Hollande et de l'Allemagne, ceux de la Suisse, enfin les Eglises du désert, firent des souscriptions pour aider de jeunes Français à étudier la théologie. Les synodes des Eglises de la France protestante décidèrent la fondation du Séminaire de Lausanne, où de courageux jeunes gens pussent être envoyés pour y acquérir les lumières et les connaissances nécessaires pour desservir avec fruit les Eglises persécutées. Le pasteur Court, revêtu du titre de Député général des Eglises, vint s'établir à Lausanne, en 1729, époque de l'ouverture du séminaire.

Le professeur Georges Polier de Bottens, que nous avons vu soutenir à Lausanne l'indépendance de l'Eglise dans les affaires du Consensus, seconda le pasteur Court dans l'organisation de l'Ecole des pasteurs du désert, comme l'on désignait alors ce séminaire naissant. Il se chargea d'une des branches de l'enseignement, et fit partie d'un comité directeur composé de sept personnes, laïques et ecclésiastiques. Ce séminaire, écrivait, quelques années après sa fondation, l'évêque de Lausanne et de Fribourg au ministère français, qui lui demandait des renseignements, «ce séminaire est distinct en tout point de l'académie qui est pour les Suisses. Là se trouvent vingt ou vingt-quatre Français protestants qui doivent avoir les églises de leur pays. Ils y restent trois ans, font des cours de morale, de philosophie, théologie, Ecriture-Sainte, sous des professeurs distincts de ceux de l'académie, sans en porter le titre. Les uns sont consacrés par ces maîtres en chambres privées; les autres, après avoir été examinés et après avoir obtenu un acte de capacité, retournent chez eux et sont consacrés par le synode de leur province. Un comité de sept à huit personnes, laïques et ecclésiastiques, les plus comme il faut de la ville de Lausanne, les placent eux-mêmes en diverses pensions, et leur donne environ quarante livres de France par mois. Ils ne disent point d'où ils tirent ces fonds, et gardent un profond secret... Voilà quelques renseignements sur cet établissement auquel la France doit peut-être plus de deux cents pasteurs, et qui est à Lausanne sans nulle approbation, ni protection du canton de Berne, qui ne s'en mêle point, n'en demande aucun compte et est censé d'en ignorer l'existence22

Antoine Court résida pendant trente ans à Lausanne où il se consacra, non-seulement au séminaire qu'il avait fondé, mais aussi à l'éducation de son fils, le célèbre Court de Gébelin, qui naquit à Lausanne, y fit ses études à l'académie, et fut consacré au St Ministère. Après la mort de son père, en 1760, Court de Gébelin quitta Lausanne, où il avait professé pendant plusieurs années dans le séminaire, et visita les Eglises du désert. Ce fut à cette époque qu'il publia deux ouvrages dont son père avait préparé les matériaux : l'un, le Français patriote et impartial, 1755, 2 vol. in-12o, ouvrage sur la tolérance; l'autre, l'Histoire des Cévennes, ou de la guerre des Camisards sous Louis-le-Grand, 1760, 3 vol. in-12o. Arrivé à Paris, en 1763, Court de Gébelin continua les travaux littéraires qu'il avait commencés à Lausanne, et ne tarda pas à se lier avec plusieurs savants. Il réunit les matériaux de son grand ouvrage, Le Monde primitif analyse et comparé avec le monde moderne, ouvrage qui lui valut plusieurs prix de l'académie royale, et la place de censeur royal, dont sa qualité de protestant semblait devoir l'exclure. Cependant, Court de Gébelin n'abandonnait point la cause protestante; car nous voyons dans l'Histoire des Eglises du désert, par Mr C. Coquerel, ainsi que dans les manuscrits du célèbre pasteur Rabaud, toutes les démarches que Court de Gébelin fit en leur faveur, et la chaleur avec laquelle il plaida la cause de ses coreligionaires. Dans ses Toulousaines, ou lettres en faveur de la religion réformée, Lausanne, 1763, 1 vol. in-12o, Court de Gébelin donne des détails alors inconnus sur le célèbre procès de Calas, et sur celui du pasteur Rochette, ancien élève du séminaire de Lausanne, qui, en 1762, mourut sur l'échafaud avec les trois frères Grenier, gentilshommes verriers, tous martyres de la foi protestante23. Court de Gébelin, représentant du Comité de Lausanne, et nommé Agent et député des Eglises à Paris, avait fait une tournée générale au milieu des églises du midi, afin de connaître et leurs besoins et leurs hommes, avant de se fixer définitivement à Paris. Alors, Court de Gébelin eut à Paris un véritable ministère des affaires de la religion réformée. «Il donna tous ses soins, dit Mr Coquerel, aux intérêts des Eglises du désert; il les confondit avec l'intérêt de sa propre gloire dans le champ des lettres et de ses liaisons avec tous les hommes distingués de l'époque. Ses démarches, les mémoires qu'il rédigea, les grâces qu'il obtint, formeraient une série immense.... Mais Court de Gébelin ne devait par voir le succès de tant d'efforts et de tant d'espérances, le 10 mai 1784, cet homme distingué, l'un des plus constants défenseurs des églises du désert, rendit le dernier soupir, après avoir usé sa vie par un travail excessif.»

Pendant ces luttes du protestantisme en France, et jusqu'à l'année 1812, époque à laquelle le séminaire de Lausanne fut transféré à Genève, cet établissement continua à donner pendant le règne de Napoléon tous les pasteurs protestants à la France. Parmi les Lausannois qui se consacrèrent à l'enseignement du séminaire français, on doit signaler le professeur Georges Pollier de Bottens, chargé de la chaire d'Hébreu, et les professeurs Salchli et Besson. Dans les derniers temps de l'existence de ce séminaire on compte le professeur Durant, chargé pendant vingt-sept ans de la chaire de latin et de grec; MM. Samuel Secretan-Francillon, ancien doyen; Fréderic Bugnion; David Levade, pendant trente ans professeur de théologie et morale; E.-A. Chavannes, professeur pendant quinze ans; le doyen Verrey-Francillon; C.-F. Chavannes-Bugnion, professeur pendant quinze ans24.

 

Publicistes. Journaux Littéraires et Scientifiques. La présence d'un homme, doué d'une activité et de capacités peu ordinaires, donna une vie et une réputation littéraire toute nouvelle à la ville d'Yverdon. Cet homme, Mr Fortuné Barthélemi de Félice, persécuté dans l'Italie, sa patrie, où, à l'âge de vingt ans, il fut appelé à une chaire de physique dans l'université de Naples, se réfugia dans le canton de Berne, où, acueilli par l'illustre Haller, il publia plusieurs ouvrages, entr'autres deux journaux, dans l'un desquels il entreprit de faire connaître à l'Italie la littérature étrangère, et à l'Europe savante, celle de l'Italie et de la Suisse. En 1760, Mr de Félice embrassait la religion protestante, et formait à Yverdon, où il se maria, un établissement d'imprimerie. A la direction de cette grande entreprise, dont il tenait seul la correspondance, Mr de Félice joignait un pensionnat nombreux, dont il instruisait les élèves dans différentes branches de connaissances. «Sa plume, dit son biographe, le pasteur Marron de Paris, ne cessait d'enfanter de nouveaux ouvrages.» Après un Discours sur la manière de former l'esprit et le coeur des enfants, Yverdon, 1763, in-8o, il publiait ses Principes du droit de la nature et des gens, 8 vol. in-8o. Il en donnait ensuit un abrégé en quatre volumes, sous le titre de Leçons de droit, etc., Yverdon, 1769. Il publiait des Leçons de logique, 1770, 2 vol.; Tableau philosophique de la religion chrétienne, 1779, 4 vol.; Vie des hommes et des femmes illustres de l'Italie, etc., par une société de gens de lettres, 1767, 2 vol.; Remarques à la suite du livre intitulé : Des lois civiles relativement à la propriété des biens, traduit de l'Italien par Mr Seigneux de Correvon. Enfin, devenu encore une fois journaliste, il publiait, en 1779-1783, le Tableau raisonné de l'histoire littéraire du XVIIIme siècle, dont il paraissait un numéro par mois, tiré principalement du Journal Encyclopédique, du Journal de Physique, et du Mercure de France.

Mais la grande entreprise de Mr de Félice fut celle de l'Encyclopédie, ou Dictionnaire universel raisonné des connaissance humaines, 42 vol. in-4o, Yverdon, 1770-1775; 6 volumes de Supplément, 1775-1776, et 10 volumes de Planches, 1775-1780. La base de cet ouvrage était l'Encyclopédie de Paris, mais que Mr de Félice crut pouvoir refondre, améiorer et enrichir. Tous les articles signés D.-F., et toutes les additions placées entre deux astérisques sont de lui. Il eut pour collaborateurs des hommes éminents dans la science, entr'autres Euler; l'astronome Lalande; le docteur Portal de Paris; le père Barletti, professeur de physique; Mr Tscharner bailli d'Aubonne; le père Ferry, professeur de mathématiques; Albert Haller et son fils aîné. Parmi les Vaudois, collaborateurs de l'Encyclopédie d'Yverdon, nous remarquons MM. Elie Bertrand d'Orbe pasteur; Bourgeois, docteur en médecine à Yverdon; Alexandre-César Chavannes, professeur de théologie à Lausanne; le ministre Georges Mingard de Lausanne. — C'est à l'illustre Haller qu'est dédiée l'Encyclopédie d'Yverdon. Cependant, Halle n'a commencé à y contribuer que depuis le cinquième volume. Il travaillait auparavant à celle de Paris; mais ayant trouvé que les éditeurs de celle-ci changeaient et interlopaient son travail, surtout en ce qui avait trait à la religion, il rompit avec eux.

Mr de Félice tira de son Encyclopédie, mais avec des développements nombreux, un Code de l'Humanité ou Dictionnaire de justice naturelle et civile, etc., 13 vol. in-4o, Yverdon, 1788. «On a peine à concevoir, dit son biographe, qu'un seul homme, dans une petite ville de la Suisse, ait achevé en si peu de temps des entreprises aussi colossales, auxquelles il réunissait tant d'autres occupations. Mais c'est le secret de ceux qui savent employer toutes leurs heures...» Mr de Félice mourut en 1789 à Yverdon, où son bel établissement typographique ne lui survécut point25.

Longtemps avant l'époque où Mr de Félice se livrait, dans la ville d'Yverdon, à ses immenses travaux, plusieurs publications périodiques offraient à nos hommes de sciences et lettres des moyens de publicité. Le précurseur des philosophes du XVIIIme siècle, le célèbre Bayle, alors précepteur des fils de Mr de Dohna, baron de Coppet, publiait dans cette résidence son journal, Nouvelles de la république des lettres, dont il ouvrait ses colonnes aux professeurs de Lausanne, David Constant et Jean-Pierre de Crousaz. Après Bayle, MM. Ruchat, de Loys de Bochat, George Polier de Bottens, de Loys de Cheseaux, Seigneux de Correvon, Bourgeois d'Yverdon, disposaient de la Bibliothèque Italique, revue littéraire et scientifique, imprimée à Genève, et dont ils étaient les plus actifs rédacteurs.

Dans l'année 1768, la Société Typographique, qui avait pour chef Mr Grasset de Lausanne, éditeur si connu par ses querelles avec Voltaire, entreprenait et poursuivait, non sans succès, la publication de la Gazette littéraire universelle, puis du journal intitulé comme celui de Bayle, Nouvelles de la république des lettres. Ce journal, format in-12o, paraissait chaque mois à Lausanne, par numéros de 132 pages chacun. Il donnait non-seulement la critique des ouvrages qui paraissaient en France, mais aussi celle des pièces de théâtre, et offrait aussi à ses lecteurs des fragments d'écrits inédits. Il fut continué sous le titre Observations périodiques sur la Philosophie et les Belles-Lettres. Ces journaux cessant, après avoir subsisté pendant près de vingt ans, Mr de Félice les reprit en 1779, et, pendant quatre années, il les fit paraître sous le nom de Tableau raisonné de l'histoire de la littérature du XVIIIme siècle. Lorsque Mr de Félice renonça à sa revue, le professeur Lanteires publia le Journal de Lausanne, dans lequel il s'occupait des sciences et des lettres; il rendait compte des progrès de l'agriculture, et cherchait à rendre populaires les découvertes scientifiques qui pouvaient être appliquées à l'économie domestique.

Cependant, le Journal de Lausanne eut peu de succès. Il paraissait chaque semaine, en une feuille in-4o, et ne pouvait donner, ainsi, que des fragments très-incomplets. Aussi, Mr Lanteires annonçait dans son numéro du 29 décembre 1792, que «se voyant abandonné à ses seules forces, il quittait une rédaction pour laquelle il n'avait reçu du public que des preuves de mauvais vouloir, ou bien de méchants vers, ou de plates diatribes.» Dès-lors, il consacra son temps à donner des cours publics de botanique et de minéralogie, et à soigner le cabinet d'histoire naturelle et le jardin botanique qu'il fonda aux portes de Lausanne. Le professeur Lanteires fut un auteur fécond. On lui doit Quelques avis aux institutrices de jeunes demoiselles, sur leur bonheur et leur succès, 1 vol. in-8o. — Manuel élémentaire de littérature, 2 vol. — Bibliothèque du père de famille, ou Cours complet d'éducation, 12 vol. in-8o, 1795. — Tableau abrégé de l'antiquité littéraire mis à la portée de tout le monde, 1 vol. in-8o, 1791.

Madame Polier, chanoinesse de St Sépulcre, prit la rédaction du journal de Mr Laneires et le publia, dès l'année 1792, sous le nom de Journal Littéraire de Lausanne, paraissant une fois par mois par numéro in-8o, chacun de quatre feuilles d'impression. Plusieurs des beaux esprits de l'époque, entre autres, Madame de Montolieu, Mademoiselle de Bottens, MM. Bridel, Mr Clavel de Branles, Mr Samuel Constant, étaient collaborateurs de Madame la chanoinesse, dont le journal donnait des extraits tirés des chroniques nationales, sur les moeurs, le caractère et l'histoire du Pays de Vaud et de la Suisse. Le Journal Littéraire de Lausanne reproduisait aussi des articles littéraires sur des ouvrages nouveaux, principalement traduits des revues allemandes et anglaises; il donnait des articles inédits de littérature et d'éducation, enfin, des observations utiles sur l'agriculture et les arts. Mais la révolution de 1798 survint, et Madame Polier dut cesser son oeuvre littéraire, alors que les événements politiques et la guerre civile absorbaient tout l'attention.

 

Bibliothèques. Plusieurs bibliothèques publiques se formèrent dans le Pays de Vaud pendant le XVIIIme siècle, et la Bibliothèque Académique prit un accroissement assez notable. Ce dernier établissement, de tous le plus important, date de l'époque de la réformation. Jusqu'au milieu du XVIIme siècle cette bibliothèque n'offrait qu'une collection d'ouvrages de théologie et de classiques de l'antiquité. Mais à cette époque on commença à rechercher les ouvrages de philosophie, de physique et d'histoire naturelle. L'histoire générale, celle de l'Allemagne et de France, la jurisprudence, furent l'objet de quelques acquisitions. Cette bibliothèque dut alors une partie de ses accroissements à des dons et surtout à l'héritage des bibliothèques de MM. Colinet et Girard des Bergeries. En 1728, LL. EE. firent un don de mille écus blancs à la bibliothèque, et lui envoyèrent les ouvrages qui se trouvaient à double dans la bibliothèque de Berne.

En vertu d'un tribut imposé à tous les imprimeurs du Canton, confirmé par LL. EE. en 1768, ils devaient fournir à la bibliothèque un exemplaire de ce qu'ils imprimaient; elle acquit par là les ouvrages imprimés à Lausanne et à Yverdon. Mais, observe Mr Monnard, auquel nous empruntons ces détails sur la bibliothèque, elle ne put rien tirer des imprimeurs de Berne.

Pendant longtemps, les ressources pécuniaires de la bibliothèque académique furent à peu près nulles. Cependant, en 1746, LL. EE. accordèrent un capital de mille francs, dont l'intérêt devait subvenir aux besoins de la bibliothèque et à la distribution annuelle des bibles à des étudiants pauvres, mais diligents. Enfin, plusieurs loteries, dont les bénéfices accrurent ce capital, sans qu'il en coûtât rien au trésor de LL. EE., et, en 1787, l'élevèrent à la somme d'environ vingt-six milles francs.

L'administration de la bibliothèque fut remise jusqu'en 1727, aux mains d'un seul bibliothécaire, élu parmi les professeurs. L'achat, l'arrangement et la distribution des libres, leur inscription, la perception des amendes, et toutes les parties de la comptabilité étaient à sa charge. Ses émoluments, en 1729, furent fixés à quatre écus blancs, que le professeur Ruchat reçus annuellement comme bibliothécaire. En 1749, la pension fut élevée à vingt francs, puis en 1789 à cent-cinquante francs, toujours assignés sur la caisse de la bibliothèque. Depuis l'anné 1728, un proposant remplit les fonctions de sous-bibliothécaire, et, en 1788, on institua la Commission de la bibliothèque, composée de deux ou trois professeurs, pour être consultée par le bibliothécaire sur les objets de finances et sur les achats de livres.

Jusqu'à l'année 1764, on n'eut que des catalogues manuscrits, époque à laquelle on imprima, en un volume de 164 pages in-12o, un catalogue, ouvrage du professeur Vicat. Enfin, en 1777, le professeur Alexandre-César Chavannes rédigea un nouveau catalogue d'après la classification introduite par lui dans la bibliothèque, et maintenue encore à présent. Il l'écrivit de sa main en un volume in-folio. Le catalogue de Mr Chavannes fut imprimé en 1792 : Catalogus librorum academiae Lausannensis, 1 vol. 319 pages26.

Le mouvement intellectuel, si prononcé dans le Pays de Vaud, à l'époque de la formation de ses Sociétés Economiques, détermina celle de la Société littéraire de Morges. Cette société, ainsi que nous le voyons dans un écrit de Mr le pasteur Mandrot27, recevait le Journal des savants, le Journal des sciences et des arts, la Gazette littéraire, le Mercure de France et les Feuilles de Fréron, cette antagoniste si prononcé de Voltaire. «Cette société comprit bientôt que d'autres livres que des journaux étaient nécessaires.» Aussi, elle eut l'heureuse idée de proposer l'établissement d'un Bibliothèque Publique. «Combien, dit Mr le pasteur Mandrot, n'y a-t-il pas de personnes au milieu de nous qui liraient avec empressement l'Histoire naturelle de Buffon, le Dictionnaire encyclopédique, celle de Bayle, et plusieurs autres!... Il y a bien chez les loueurs de lires, des romains qui ne sont pas bien choisis, et, qu'à défaut d'autres, nos dames lisent avec empressement; mais elles cherchent inutilement dans ces boutiques le Spectateur, le Mentor moderne, l'Histoire de France, l'Histoire d'Angleterre, etc. Or dans une bibliothèque ces livres seraient la base... et si nous pouvons former une bibliothèque, nos gens de lettres y trouveront des secours pour faire de nouveaux progrès; les personnes qui, sans être lettrées, ont cependant du goût et aiment des lectures solides, y trouveront les historiens, les poètes, les auteurs moraux, dramatiques, etc.; les personnes pieuses pourront y prendre, outre nos Saints Livres, Abbadie, Saurin, Massillon, etc.; nos jeunes gens y trouveront des secours pour les humanités et la philosophie.» Cet appel trouva de l'écho, et le Conseil de Morges accorda «un local dans le bâtiment du collège et l'Encyclopédie de Paris.» — Ce fut à peu près à la même époque que la Bibliothèque d'Yverdon fut fondée au moyen de souscriptions.

Comme la Bibliothèque Académique de Lausanne ne réponsait pas à tous les besoins, on fonda dans cette ville, en 1781, la Bibliothèque Publique. Ses membres payaient deux, trois ou cinq louis d'entrée, et une contribution annuelle de deux francs. Le Conseil de Lausanne fournit, dans le nouveau bâtiment de l'Hôpital, un beau local qui servait aussi de lieu de réunion pour la Société Littéraire, et pour la Société des Sciences Physiques. Cette bibliothèque fut, en 1791, gratuitement cédée par ses propriétaires à la Bibliothèque académique.

Ce fut aussi pendant le XVIIIme siècle que l'on vit se former dans le Pays de Vaud plusieurs riches bibliothèques particulières : celles du général de Villars-Chandieu; du général de St Saphorin; celle de Mr de Quiros, professeur d'histoire ecclésiastique à Lausanne; celle de l'historien de Loys de Bochat; la bibliothèque des professeurs d'Apples. Le célèbre Tissot eut aussi sa bibliothèque, ainsi que Gibbon. Toutes ces collections n'eurent point le même sort après la mort de leurs fondateurs. Celle de Quiros, devint, en 1758, propriété de la Bibliothèque académique; celle de Mr de Bochat fut cédée à cette même bibliothèque par la famille de Loys. Quant aux bibliothèques d'Apples et Tissot, elles ne trouvèrent point d'acquéreurs et furent vendues à vil prix, il y a fort peu d'années, au refus de l'administration de la Bibliothèque Cantonale, et la précieuse bibliothèque de Gibbon, après être restée sans usage pendant quarante ans à Lausanne, fut vendue en plusieurs lots, sans que le gouvernement de Vaud songeât à enrichir la Bibliothèque Cantonale.


Aux Vaudois qui se firent remarquer par leurs travaux historiques, nous devons ajouter J. B. Plantin, professeur d'éloquence à l'académie de Lausanne. On lui doit les ouvrages suivants : Helvetia antiqua et nova, 1656. — Lausanna restituta, 1665. — Abrégé d'une histoire générale de la Suisse, suivi d'une description particulière de la Suisse et de ses alliés, 1666. — Petit chronique de Berne, 1678.

Plantin a laissé plusieurs manuscripts, entr'autres : Chronique du Pays de Vaud. — Oration de Laus. rebus.Chronique de Lausanne.


1De Crousaz. Compendii logici theses defensae praeside J. P. Crousaz, in publico Academiae Lausannensis auditorio. Bernae 1703-1707, 2 vol. in-4o. — De Crousaz. Theses Lausannenses systematis physici, praeside J. P. De Crousaz, 6 vol. in-4o.

2Allamand, professeur d'histoire naturelle à l'Université de Leyde, fit réimprimer, de 1766 à 1779, tout ce qui, dans la belle édition de Buffon, se rapporte aux généralités et aux quadrupèdes.... A mesure qu'Allamand publiait les volumes de Buffon, il y ajoutait plusieurs articles; et ces articles étaient si bons, que Buffon les reprenaient à mesure pour les placer dans ses suppléments. «J'ai reçu, dit-il, la belle édition qu'on a faite de mon ouvrage (Amsterdam, 21 vol. in-4o), et dans laquelle j'au vu des excellentes additions que M. Allemand y a jointes.» T. VI., p. 219. (Journal des savants, Juin 1844, Art. de M. Flourens, secrét. de l'Académie royale des sciences.)

3Ces jardiniers, les Combernous, les Dumas et les Moulin, français réfugiés, établirent leurs jardins à Cour près de Lausanne.

4Ls. Vulliemin. Notice sur la vie et les écrits de Ruchat, page 423 à 448 du vol. VII de l'Hist. de la Réformation de la Suisse.

5Charles Secretan, prof. de droit civil à l'Acad. de Lausanne. Remarques sur le Code civil du canton de Vaud. Lausanne, 1840.

6Emmanuel de la Harpe. Mémoire sur le Juri. Lausanne, 1820.

7Benjamin Constant de Rebecque. Cours de Politique constitutionelle, 85.

8François Seigneux, juge civil et criminel de la ville de Lausanne. Système abrégé de Jurisprudence criminelle, accommodé aux lois et à la constitution du Pays de Vaud. Lausanne, 1756. Le landammann de la Harpe, dans l'ouvrage que nous venons de citer, ne fait point mention de cet écrit de M. Seigneux de Correvon.

9Relation historique de l'expédition contre les Indiens de l'Ohio, en 1764, commandée par Sir Henri Bouquet. Traduit de l'anglais. Amsterdam, 1769.

10May. Hist. milit. de la Suisse, VII, 117.

11Biographie Universelle.

12Voyez : Charles Eynard. Le Chevalier Guisan, etc. 1844.

13Ces détails sur les travaux de la Société Littéraire de Lausanne, fondée en 1772 par MM. Deyverdun, Mingard et Pasche, sont tirés du Journal de la Société, gros in-folio, manuscrit, écrit de la main des secrétaires.

14C'est à tort que la Biographie universelle attribue le Mari sentimental à Mr Samuel Constant. Il est tout entier de madame de Charrière, comme l'attestent ses manuscrits qui sont chez Mr le professeur Gaullieur. Ce qui a pu donne lieu à cette erreur, c'est que madame de Charrière consultait Mr Samuel Constant ou tel autre gentilhomme lettré de sa société, toutes les fois qu'elle traitait dans ses ouvrages des sujets politiques ou économiques, qu'avec l'extrême modestie qui caractérisait cette femme célèbre, elle jugeait peu familiers à son sexe. Madame de Charrière employait aussi l'intermédiaire de ces personnes toutes les fois qu'elle faisait imprimer ses ouvrages, soit à Genève, soit à Lausanne. Le soin qu'elle prenait de garder l'anonyme a donné lieu d'autres quiproquos. Mr Samuel Constant est l'auteur d'un roman intitulé Laure, ou Lettres de quelques personnes de Suisse. Il n'y a pas à se méprendre entre son style et celui et l'auteur du Mari sentimental.

15On peut consulter aussi sur madame de Charrière, sa vie littéraire et ses ouvrages, quatre articles publiés par Mr E.-H. Gaullieur, professeur à Genève, dans la Bibliothèque universelle de 1847 et 1848. Ces articles complètent les documents fournis par Mr Gaullieur à la Revue des Deux Mondes, et qui ont paru dans ce recueil en 1844.

16Biographie Universelle.

17Biographie Universelle.

18Les détails que nous donnons ici sur les membres du clergé, connus par leurs travaux littéraires, sont principalement dus à l'ouvrage du doyen Bridel : Matériaux pour une Hist. Litt. de l'Académie de Lausanne et du canton de Vaud. Manusc., 1828. (Bibl. cant.)

19Archives cantonales. Registre du Bailliage de Lausanne. Religion, 1767-1771.

20«Le premier acte du gouvernement de Louis XV fut absurde et odieux. Ce fut un édit contre les protestants, plus cruel encore que la révocation de l'édit de Nantes. On y défendait jusqu'à l'exercice le plus secret de la religion réformée. On arrachait les enfants aux pères pour les faire élever dans la religion catholique. On renouvelait enfin tous les genres d'oppression que les ministres de Louis XIV avaient conçus, et que l'horreur de l'opinion publique commençait à faire tomber en dessuétude. La marquise de Prie, dont l'impiété égalait celle du cardinal Dubois, sut persuader à son amant le duc de Bourgon qu'il suivait les grands principes des hommes d'état, en commençant une nouvelle persécution. Chacun fut révolté des efforts que le vice faisait pour se donnait l'apparence du zèle. Cette barbare ineptie fit regretter la tolérance du Régent.» (Ch. Lacretelle, Hist. de France pendant le XVIIIme siècle, II, 7.)

21Ch. Coquerel. Histoire des Eglises du Désert, I, 226.

22Discours à lire au Conseil du roi.

23L'un des chefs d'accusation contre le pasteur Rochette reposait sur une attestation de Lausanne, signée par Antoine Court, et par le professeur Polier de Bottens, 25 octobre 1758. (Lettres toulousaines, lettre XXII.)

24Ch. Coquerel. Hist. des Eglises du Désert, I, 208.

25Voyez l'article de Félice, par Mr le ministre Marron, dans la Biographie Universelle, vol. X.

26D'après la préface du Catalogue de la Bibliothèque cantonale, troisième supplément, par Ch. Monnard, Lausanne, 1829. 822 pages in-8o.

27Projet de l'établissement d'une bibliothèque de souscription à Morges, 1767.


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