Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE QUATRIEME


LE PAYS DE VAUD SOUS LA DOMINATION DE BERNE.

XVIe, XVIIe ET XVIIIe SIECLES.


Chapitre III.

Discipline ecclésiastique.

1558-1566.

Discipline Ecclésiastique de Calvin. - Viret veut l'introduire dans le Pays de Vaud. - Les conseils de Lausanne secondent Viret dans ses projects. - Viret et les pasteurs de la classe de Lausanne menacent de donner leur démission si leur projet de discipline n'est pas adopté. - Viret refuse de donner la Sainte-Cène de Noël; le conseil de Lausanne l'appuie dans sa détermination. - Berne menace les conseils de Lausanne; elle révoque de leurs fonctions les pasteurs Viret et Valier, et les exile. - La Classe de Lausanne refuse de remplacer Viret et Valier. - Berne fait emprisonner tous les pasteurs, les ministres, les professeurs et les régents, membres de la classe de Lausanne, et nomme deux pasteurs pour remplacer Viret et Valier. - Quarante ministres et professeurs donnent leur démission, et se rétirent à Genève et en France. - Nouvelles démissions. - Les pasteurs de Lausanne quittent leurs paroisses. - Les ministres qui veulent la prééminence de l'Eglise sur l'Etat quittent le Pays de Vaud. - Berne menace les conseils de Lausanne. - Soumission de ces conseils. - Suppression des synodes; les Classes sont présidées par les baillis; les Colloques annulés. - Berne se constitue chef de l'Eglise. - Le Catéchisme d'Heidelberg devient livre symbolique. - La Confession de Foi Helvétique imposée au Pays de Vaud.

Pendant que le Pays-de-Vaud recevait la réformation des mains de ses maîtres, Genève, grâces à l'indépendance qu'elle avait acquise au prix de son sang, grâces à la réformation qu'elle avait embrassée par conviction et comme égide de sa liberté, voyait son importance et sa prospérité grandir de jour en jour. Refuge de tous les protestants persécutés dans leur patrie, cette ville vit arriver dans ses murs, sous le règne de Charles-Quint, de François Ier et de leurs successeurs, une foule d'Espagnols, d'Italiens et surtout de Français. Bientôt il y eut à Genève des églises espagnoles et italiennes. Il y eut aussi une église anglaise, dont les membres avaient fui l'Angleterre et l'Ecosse, où la reine Marie d'Angleterre et la reine Marie Stuart persécutaient les réformés. Ces étrangers apportèrent avec eux cette austérité de moeurs que l'Evangile donne à ses disciples, et lorsqu'ils furent devenus pour la plupart citoyens de Genève, ils donnèrent à cette ville un aspect tout nouveau, et à ses conseils un rigorisme qui révolta bientôt une partie de la population. Farel, et surtout Calvin, l'un par ses prédications, l'autre par son enseignement et ses écrits, dirigeaient l'opinion et cherchaient à l'opprimer. Des hommes influents l'emportèrent cependant sur eux, et ils durent quitter Genève. Calvin se retira dans Strasbourg, d'où, par ses écrits, il soutenait la ferveur de ses disciples genevois. Il y publia ses célèbres Institutions, qui devinrent la règle religieuse des réformés français, et qui, après un changement d'opinion à Genève, furent adoptées par le peuple de cette ville. Enfin, après trois années d'exil, Calvin et Farel, rappelés à Genève, finirent par y régner, quoiqu'ils fussent en dehors de gouvernement. Calvin devint législateur et sa Discipline Ecclésiastique devint la loi suprême de la république.

Un tribunal tout nouveau, composé mi-partie de laïes et d'ecclésiastiques, le Consistoire, fut chargé de veiller «à la conservation de la saine doctrine» et à la pratique des bonnes moeurs; sa censure s'exerça sur les moindres actions et sur les moindres discours. Aucun citoyen n'en fut exempt par l'importance de ses fonctions, aucun ne fut à l'abri des réprimandes de ce tribunal, ni de l'affront de les voir perpétuer sur les registres. Le consistoire n'avait pas, il est vrai, le pouvoir d'infliger des peines corporelles, mais il renvoyait au conseil les cas les plus graves avec son avis. Les ministres, eux-mêmes, avaient l'obligation de déférer aux magistrats civils «les incorrigibles qui méprisent les peines spirituelles et ceux qui professent de nouveaux dogmes.» Cette forme de police rendait le clergé maître de toutes les opinions du peuple. Tout dut plier devant cette police, désignée sous le nom de discipline ecclésiastique. Ainsi : un magistrat fut privé de ses emplois et condamné à deux mois de prison, parce que sa vie était déréglée et qu'il était lié avec des ennemis de Calvin; Jaques Gruet eut la tête tranchée pour avoir écrit des «lettres impies et des vers libertins,» et pour avoir travaillé «à renverser les ordonnances ecclésiastiques;» Michel Servet, accusé d'avoir attaqué le mystère de la Trinité dans un ouvrage composé et publié à l'étranger, fut brûlé vif à Genève. Des citoyens influents, qui voulurent se soutraire au joug de la discipline ecclésiastique et conserver dans leur vie privée la liberté dont ils jouissaient auparavant, furent flétris du nom de libertins, que Calvin leur donna. Calvin les poursuivit jusqu'à ce que la rigueur des censures et la terreur des supplices eurent fait disparaître jusqu'aux moindre restes de le opposition1.

Cette discipline, les dogmes de Calvin, entre autres celui de la prédestination, furent admis par toutes les Eglises réformées de France, des Pays-Bas et d'Ecosse. Le clergé du Pays-de-Vaud voulut aussi les adopter. Mais Berne, jalouse de son pouvoir, s'y opposa; des luttes s'en suivrent; le clergé résista; mais, abandonné par un public indifférent, il succomba devant la toute-puissance de maîtres absolus, et quarante ministres, membres du clergé vaudois, préférèrent l'exil, la pauvreté et l'indépendance à un ministère soumis à l'autorité laïque.

Ce fut Pierre Viret, d'Orbe, premier pasteur de Lausanne, qui remplit le rôle principal dans les dissensions qui déchirèrent l'Eglise évangélique dans le Pays-de-Vaud. Viret et Valier, second pasteur à Lausanne, partisans de la doctrine de Calvin, firent de vaines tentatives auprès des conseils de Berne pour leur faire adopter la discipline du réformateur genevois dans les Eglises vaudoises. Après maintes démarches inutiles, les se présentèrent, le 13 mars 1558, devant le conseil de Lausanne et lui demandèrent, entre autres réglements disciplinaires : «l'autorisation d'examiner les vicieux et les méchants avant que de les admettre à la communion.» A cette demande, Viret joignit une menace : le refus de célébrer la Ste-Cène aux fêtes de Pâques, si l'on n'adhérait pas à la demande des pasteurs. Le conseil craignant, d'un côté, de déplaire à Berne, et, de l'autre, d'offenser l'opinion d'une partie du public, zélé partisan de ses pasteurs, chargea le bourgmaître de Loys, seigneur de Cheseaux, de calmer l'ardeur de Viret, de lui faire quelques promesses, et de l'engager, ainsi que Valier, à donner la Cène comme dans les années précédantes. M. de Loys leur promit, au nom du conseil, «qu'on s'amenderait, que le consistoire s'assemblerait pour instruire contre les délinquants, qu'en attendant, le conseil le priait affectueusement d'administrer la Cène et de rester bon pasteur; enfin, que, par égard pour lui, on n'écrivait pas à Berne ce qui venait de se passer2

Cependant, le conseil de Berne, informé de la démarche de Viret et de Valier, à laquelle la classe de Lausanne adhérait, voulut donner quelque satisfaction au clergé. Il publia, dans ce but, le 27 mai, un édit instituant un consistoire dans chaque paroisse pour veiller sur les pécheurs scandaleux, et des gardes de consistoire pour rapporter les scandales aux consistoires, pour citer les scandaleux, les exhorter à se corriger, les censurer, et au besoin les déférer aux baillis, qui les puniraient selon les loix et l'exigence du cas3

Etablissement et Forme du Consistoire et de la Ville et du Pays.

I. Le Consistoire, icy en la Ville de Berne, doit êstre comme le chef de tous les autres consistoires de nos pays, autant pour causes matrimoniales comme aussy pour autres causes. - Nos bannerets nomment le Consistoire d'icy, et choisiront et establiront à ceste charge de ceux qui soyent entendus, expérimentez et, autant que possible sera, des anciens. - Dans les provinces de nos pays les consistoires seront establis par les baillifs et seigneurs de Juridiction en présence du ministre de chaque paroisse; estant choisis en cela des personnages anciens, honorables, graves et propres; les exhortations et censures desquels puissent être efficacieux envers les autres. - Ceux qui seront une fois establis ne seront changés sans importantes occasions, et jureront annuellement leur serment devant la commune de leur paroisse. - Les hauts-officiers et seigneurs de Jurisdictions devront avoir l'oeil sur les Juris des Consistoires, et se trouveront autant de fois que possible dans leurs assemblées, qui doivent avoir lieu une fois par quinzaine, et les assisteront contre les désobéissans et rebelles.

II. Les juges et jurez des Consistoires auront charge non-seulement de surveiller sur les affaires matrimoniales; mais aussi en général de faire observer bien estroitement et sérieusement toutes les loix et ordonnances que pour toute cultivation de toute discipline chrestienne, modestie et honnesteté avons faictes; et d'appeler en Consistoire, reformer et chastier au contenu de nos loix et Edits, les transgresseurs d'icelles, tant hommes que femmes. C'est assavoir : les blasphemateurs, charmeurs, exorcistes; ceux qui de malice délibérée s'abstiendront des prédications de la Saincte Parole de Dieu et des Saints Sacrements ou les mépriseront; les paillards, adultères, maqueraux, yvrognes, dauceurs, usuriers, joueurs; ceux qui porteront des habits somptueux; les fréquenteurs des benissons.

Mommeurs, et courreurs déguisez; ceux qui commettront des insolences nocturnes, ou qui demeureront jusques à la nuit dans les tavernes; les cabaretiers desbaucheurs; toutes autres personnes scandaleuses qui contreviendront à l'honnesteté et modestie chrestienne. - Mais si quelqu'un se mesprenait si enormement aux cas susdits, ou en choses semblables qui fust jugé mériter plus grande punition; iceux en ferait rapport au baillys, et dès là à nous, ou à notre consistoire supresme. - Les juges du consistoire ne devront juger de ce qui a apparence de crime; mais leur survenant chose semblable, nous en fera faict rapport.

LL. EE., en communiquant aux ministres cet édit, leur observèrent qu'ils devaient se tenir pour satisfaits, vu qu'elles ne pouvaient aller plus loin. «Quant à la demande que les ministres avaient faite de pouvoir examiner les personnes suspectes d'hétérodoxie, et de prononcer l'excommunication contre les indignes, les Seigneurs de Berne leur refusaient absolument ce pouvoir. Cependant, comme ils ne comprenaient pas quelle était l'intention des ministres, et comment ils avaient l'intention d'exercer leur discipline, il leur était ordonné de présenter leur projet, afin qu'il fût décidé à cet égard.»

La classe de Lausanne chargea Viret de préparer le règlement de discipline ecclésiastique qui lui était demandé. Elle approuva son projet, le transmit à LL. EE. de Berne et l'accompagna d'une lettre dans laquelle la classe se plaignait de l'édit de 1554, qui défendait aux ministres de prêcher la doctrine de la Providence de Dieu (la prédestination), et faisait des plaintes sur «l'emploi qui avait été fait des biens aliénés à l'Eglise romaine», biens qui auraient dû être destinés au clergé de l'Eglise réformée. La classe terminait sa lettre en annonçant à LL. EE. que si elles n'approuvaient pas le réglement de discipline qu'on lui soumettait, les membres de la classe de Lausanne «demanderaient tous leur congé et quitteraient leurs Eglises.»

Le conseil de Berne, outré de cette démarche, cita devant lui, pour le 15 août, quatorze membres de la classe : Pierre Viret, Jaques Valier, pasteurs; Bane et Buet, diacres à Lausanne; George Laurent, ministre à Prilly; Jean Rebit, professeur de théologie; Jean Merlin, professeur d'hébreu; Théodore de Bèze, professeur de grec; Jean Tagault, professeur ès arts; François Bérald et Jean Randon, régents du collège; Claude Rossible, ministre à Crissier. LL. EE., après avoir entendu ces ecclésiastiques, leur signifièrent : qu'après avoir lu les écrits de leur classe, elles étaient surprises de voir que les ministres s'y plaignaient d'elles si amèrement, au lieu qu'elles auraient bien plus sujet de se plaindre des ministres du Pays-de-Vaud, qui avaient fait des conventicules secrets, avaient composé tout un projet d'une nouvelle réformation, et le leur avaient présenté tout cruement pour l'accepter, avec menace de demander leur congé; que LL. EE. leur donnaient à penser si une pareille conduite était conforme à leur serment et à leur signature! Mais quoi qu'il en soit, pour ce qui regarde l'édit publié au sujet de la Providence de Dieu, duquel les ministres disaient qu'il leur ôtait la liberté de la prêcher, on leur répondait que ce n'était pas là l'intention de LL. EE., et que l'édit ne portait pas cela non plus; mais qu'en cas que, par hasard, un ministre tombât, en chemin faisant, sur une passage qui parlât de cette matière, alors il ne pourrait traiter, mais d'une manière qui servit à l'édification et non à destruction ou scandale. Qu'au reste LL. EE. avaient établi une réformation à laquelle elles voulaient s'en tenir; priant et requérant amiablement leurs ministres, que comme peut-être on avait manqué de part et d'autre à son devoir, que de même aussi de chaque côté on s'appliquât à corriger les manquements et à faire mieux; soit même du côté de LL. EE., qui voulaient désormais, avec l'aide de Dieu, apporter plus de soin que par le passé à faire observer les édits de réformation et les règlements des consistoires; de sorte qu'il y avait lieu d'espérer que tout irait mieux. Item, au sujet des biens d'Eglise : que LL. EE. auraient soin de faire qu'ils fussent employés selon qu'il est raisonnable entre les chrétiens. Que les ministres aussi, de leur côté, devaient mieux faire attention à leur serment et à leur signature; qu'ils devaient renoncer à leurs desseins, se contentant d'ailleurs de faire à l'avenir le mieux qu'il leur serait possible, sans fatiguer ou importuner LL. EE. pour aucune nouvelle réforme; car elles ne voulaient ni ne pouvaient en aucune manière accepter celle dont ils leur avaient envoyé le projet, ni consentir qu'on l'acceptât, parce qu'elle servirait plus à destruction qu'à édification : que s'ils voulaient persister dans leur dessein et aimaient mieux avoir leur congé, on les laisserait aller, et qu'on les bannirait du pays (cependant sous grâce de retour), et qu'on leur déclarerait qu'ils eussent à parler ou à écrire d'une telle manière de LL. EE., qu'ils pensassent toujours à ce qui pourrait leur en arriver; car s'ils écrivaient quelque chose contr'eux, LL. EE. chercheraient les moyens de défendre leur honneur.4.

Cette décision était un refus, observe Ruchat, mais Viret ne perdit point courage; il donna de nouvelles explications accompagnées d'un exposé circonstancié du dérèglement des moeurs à Lausanne, et déclara «qu'il lui était impossible d'administrer la Ste-Cène à son Eglise, à cause des vices et des désordres qui y règnaient, si LL. EE. n'y mettaient un meilleur ordre. En conséquence, il les priait de soumettre la question de l'excommunication aux Eglises des Cantons réformés.» Les Seigneurs de Berne répondirent : «qu'ils ne voyaient pas que l'excommunication pût remédier aux désordres dont les ministres se plaignaient, par l'exclusion de quelques personnes de la Cène; qu'il y aurait toujours des désordres, et que le meilleur moyen de les prévenir et de les faire cesser, était l'exacte observation des lois, dont LL. EE. s'engageaient à punir les transgressions; qu'en conséquence, Viret, ainsi que les autres ministres, étaient invités à continuer leurs fonctions.»

Voyant que leurs instances auprès de Berne étaient inutiles, les pasteurs Viret et Valier s'adressèrent, le 23 décembre, au conseil de Lausanne, dit Le-Soixante, lui représentèrent «la nécessité d'instruire les ignorants avant la Ste-Cène» et demandèrent le renvoi de la communion de Noël au premier janvier suivant. Cette demande occasionna «de longues et vives discussions entre les conseillers, de sorte même qu'il y aurait pu arriver quelques malheurs, si le bailler Petermann d'Erlach n'y était accouru.» Néanmoins la pluralité du Soixante décida le renvoi de la communion au premier janvier5.

Lorsque la nouvelle de cette décision parvint à Berne, le jour de Noël était passé; il n'y avait pas eu de communion à Lausanne, et un grand scandale était accompli. LL. EE. signifièrent aux conseils de Lausanne que la Ste-Cène ne serait pas célébrée le jour de l'an, et envoyèrent trois commissaires à Lausanne, revêtus de pouvoirs étendus. Ces commissaires convoquèrent les trois conseils, tous les ministres, les professeurs, les régents du collège, enfin, tous les membres de la classe de Lausanne, pour entendre la décision de LL. EE. Les commissaires commencèrent par témoigner «le déplaisir des seigneurs de Berne sur l'opiniâtreté et la désobéissance des pasteurs Viret et Valier.» Ils notifièrent aux conseils de Lausanne que LL. EE. «ne s'étaient pas attendues à cet acte hardi de leur part, qu'ils devaient se contenter de l'autorité qui leur avait été laissée, et de bien administrer sans empiéter sur l'autorité de leur souverain légitime; autrement qu'on serait obligé de les en punir; enfin, que la volonté de LL. EE. était qu'on ne changeât rien aux affaires de la réformation.6.» Après avoir entendu cette notification, les conseils furent congédiés de la salle du Deux-Cent, où la classe demeura pour entendre l'arrêt qui la concernait. Les commissaires annoncèrent à celle-ci que les deux pasteurs Viret et Valier étaient congédiés de leurs fonctions à cause de leur désobéissance et des innovations qu'ils avaient faites, qu'il était défendu aux ministres de rien changer à l'édit de réformation, et qu'il était ordonné à la classe de nommer sur le champ deux ministres pour remplacer Viret et Valier.

Cet ordre était positif, lui résister était encourir une punition sévère et jeter le désordre dans l'Eglise. Néanmoins, les ministres, alléguant que Viret et Valier avaient été injustement révoqués, refusèrent de procéder à leur remplacement. Alors, les commissaires firent immédiatement conduire tous les membres de la classe en prison, où ils restèrent deux jours.

Plusieurs ministres, voyant cette violence des Bernois, dit Ruchat, demandèrent leur congé. «Ce fut un grand malheur pour nos Eglises, ajoute cet historien, de se voir privées, à cette occasion, du ministère de plusieurs hommes excellents, comme Pierre Viret, Jaques Valier, Auguste Marlorat, Arnaud, Bane, Jean de Gornay, Michel Mulot et Charnonier, ministres; et de Théodore de Bèze, Reymond Merlin et Jean Tagault, professeurs; et de deux bons régents du collège, Bérauld et Randon, qui tous abandonnèrent leur fonctions.»

Le nombre des ministres, les uns chassés, les autres «congédiés amiablement,» s'éleva à quarante environ. Une vingtaine d'entr'eux se réfugièrent à Genève, où ils obtinrent la permission de résider, «car on les considérait comme des personnes qui souffraient pour le soutien de la discipline de Genève.» Viret fut nommé pasteur, mais appelé bientôt après en France, où sa haute renommée l'avait précédé, il quitta Genève, recommença son apostolat, et y fut suivi par les autres ministres qui avaient quitté le Pays-de-Vaud. Plusieurs de ces derniers furent retenus à Genève, pour y remplir des chaires de professeurs dans l'académie «qu'on y fonda à cette occasion.»

«Calvin, observe Ruchat, sollicitait depuis longtemps les conseils de Genève de fonder une académie qui, servant à former des ministres, attirerait aussi des étrangers, et serait utile à ce grand nombre de personnes qui y accouraient déjà de toute part, amenés, soit par la réputation de Calvin, soit par la tranquillité avec laquelle ils pouvaient servir Dieu, chacun en sa langue, en liberté de conscience.» Calvin fut nommé professeur de théologie; il eut pour collégue, Théodore de Béze pour la théologie, Bérault pour le grec, Tagauld pour la philisophie, tous professeurs de Lausanne; «de sorte, ajoute Ruchat, qu'on peur dire que l'académie de Genève a été fondée des débris de celle de Lausanne.» Théodore de Bèze, ancien recteur à Lausanne, fut nommé recteur de la nouvelle académie, «dont il fit l'inauguration dans le temple de St Pierre, en présence des magistrats et de tout ce qu'il y avait de plus distingué dans Genève, par le rang, la naissance, le savoir et le mérite.»

Cependant, l'acte de sévérité des Bernois ne ralentit pas le zèle que plusieurs ministres mettaient à défendre la suprématie de l'Eglise sur l'Etat. Ainsi, en 1561, deux pasteurs de Lausanne, Jean Dubosc et Jaques Langlois demandèrent au conseil de cette ville qu'il leur fût permis, «selon l'ordonnance de Dieu, de faire des remonstrances générales pour instruire les ignorants, déclarant qu'ils ne pouvaient pas, selon Dieu et leur conscience, distribuer la Ste-Cène à des gens indignes.» Le conseil de Lausanne répondit à ces pasteurs, tout en louant leur zèle, qu'il avait reçu de Berne des édits qui réglaient la manière de procéder à l'égard des ignorants, qu'ils ne pouvaient «rien y ajouter ni diminuer,» mais que le chatelain du consistoire de Lausanne serait chargé «d'appeler tous les ignorants devant le consistoire pour y être remontrés et punis selon les ordonnances7.» Mais les ministres ne furent pas encore satisfaits de cette mesure. Ils revinrent à la charge et demandèrent, outre la confession et l'excommunication, le retrait de l'ordonnance touchant les parrains et marraines catholiques, enfin, ils réclamèrent tous ce que Viret avait exigé. Les classes des pays romands se réunirent à celle de Lausanne et députèrent à Berne le ministre Langois. LL. EE., dit Ruchat, «voyant cette conspiration générale de tous les ministres de ces pays-là, ne les traitèrent pas avec la hauteur, avec laquelle ils avaient traité auparavant la classe de Lausanne, mais, craignant qu'ils ne désertassent tous le pays, si on leur répondait par un refus sec et sévère, pour se retirer en France, où ils auraient été reçus à bras ouverts, elles prirent le parti de trainer l'affaire en longueur.»

Cependant, l'exil et la retraite volontaire des ministres ne rendit point le calme à l'Eglise de Vaud. Les trois nouveaux pasteurs de Lausanne, Richard Dubois, Jean Dubosc et Jaques Langlois, pressaient le conseil de Lausanne au sujet de la discipline, et lui signalaient trois désordres dont ils demandaient répression et châtiment : «1o Pendant l'heure du sermon, plusieurs personnes se tiennent dans les rues et même vont dans les tavernes. 2o Les dimanches, les jeunes gens, au lieu d'aller aux cathéchismes vont dans les tavernes, témoignant par là un grand mépris pour la Parole de Dieu. 3o Plusieurs femmes débauchées demeurent en ville et corrompent la jeunesse8.» Le conseil prit des mesures pour réprimer ces désordres. Néanmoins, les ministres ne furent pas satisfaits de ces demi-moyens, et voyant que LL. EE. laissaient leur demande, quant à l'excommunication, sans aucune réponse, ils prirent le parti de résigner leurs fonctions. Langlois et Dubosc se présentèrent à la séance du conseil de Lausanne et lui déclarèrent que leur conscience ne leur «permettait pas de servir plus longtemps dans une Eglise qui n'était pas entièrement réformée selon la Parole de Dieu; qu'ils étaient appelés dans les Eglises mieux réformées, que quoiqu'ils eussent à se plaindre du peu de succès de leurs soins, cependant ils s'en allaient sans aucune haine ni inimitié contre personne; qu'ils étaient prêts à sacrifier leurs biens et leur vie au service de l'Eglise de Lausanne, et qu'ils y reviendraient, si on le souhaitait, dès qu'ils auraient appris qu'elle était mieux réformée qu'elle ne l'avait été jusqu'alors9.» Le conseil refusa leur démission. Néanmoins, Langlois et quatre autres ministres persistèrent dans leurs résolutions et partirent pour Lyon, où Langlois fut nommé pasteur, en même temps que Pierre Viret. Le ministre Dubosc fut appelé en Languedoc. Quant au ministre Dubois, il céda aux instances du conseil, et continua ses fonctions. Mais nous le verrons bientôt forcé de quitter Lausanne, où l'opinion se prononçait contre lui. Lausanne était donc sans pasteur dans l'année 1562. Alors, voyant que la rigeur ne pouvait vaincre la résistance du clergé en faveur duquel l'opinion publique se prononçait, Berne feignit d'entrer dans la voie des concessions, en convoquant un synode général des ministres du Pays de Vaud. La lettre de convocation invitait chaque classe à «députer au synode trois des plus savants de son corps, pour y proposer modestement les instructions que leur donneraient leurs frères, et attendre là-dessus la résolution qui sera pour lors avisée par LL. EE.» «Mais, observe Ruchat, les conseils de Berne se répentirent bientôt de leurs avances aux classes et leur annoncèrent que, vu des affaires pressantes et les bruits de guerre10, ils avaient changé d'avis, ils révoquaient la convocation du synode, et se contentaient de communiquer la question de la discipline ecclésiastique aux ministres des cantons réformées, et de prendre leur avis11

Cependant la question de la discipline agitait toute la population de Lausanne. «Des ministres, l'irritation avait passé au peuple, et échauffé les esprits, et, comme il arrive d'ordinaire dans ces occasions, les bourgeois, tout comme les habitants, prenaient parti les uns pour la discipline et les autres contre elle. Ceux qui étaient pour la discipline méprisaient le pasteur Dubois, et élevaient jusqu'aux nues les deux autres (Langlois et Dubosc). Ceux du sentiment opposé médisaient de ces deux derniers12.» La position du pasteur Dubois devint intolérable. Aussi, dût-il quitter Lausanne, et prendre le ministère de Moudon. Berne, voyant que ses dissensions religieuses se répandaient partout dans le Pays-de-Vaud et y devenaient générales, chargea les conseillers Steiguer, Baumgartner, Sturler et Diesbach, de se rendre à Lausanne le 16 mars 1562, convoquèrent les trois conseils de cette ville pour le lendemain. «Ils leur présentèrent vivement le déplaisir que causait à LL. EE. leurs divisions à l'occasion de leurs pasteurs. Les uns prenant parti pour l'un, et les autres pour l'autre. On voyait cela à Berne avec d'autant plus de déplaisir que LL. EE. avaient déjà fait des remonstrances aux conseils de Lausanne, tant de bouche que par écrit. Que chacun dans le conseil, et chacun à Lausanne, ajoutèrent les commissaires, cherche à se reconcilier et à se réunir pour suivre Jésus-Christ et ses Apôtres, et aussi les mandements de Berne qui sont fondés sur la Parole de Dieu. Que chacun considère combien nos voisins les catholiques sont animés à la ruine de notre sainte religion13.» Les conseils de Lausanne répondirent par des protestations; «ils remercièrent les seigneurs députés de leurs pieuses et aimables remontrances, avouant qu'ils méritaient d'être traités rigoureusement à cause de leur désunion, et promirent de se reconcilier et de vivre chacun selon la Parole de Dieu.14

Cependant, les dissensions continuaient tellement à diviser l'Eglise de Lausanne, que quelques jours après le départ des commissaires bernois, le 8 avril, la classe ayant été assemblée pour procéder à la nomination des trois pasteurs de Lausanne, personne ne voulut accepter un ministère impossible à remplir. Alors, la classe fit une nouvelle tentative auprès des conseils en leur envoyant quatre députés, MM. Jaccaud, pasteur à Lutri, Buet, pasteur à Corsier, et les pasteurs d'Aigle et de Vevey. «Ces députés leur firent de graves remontrances sur le triste état de leur Eglise, dépourvue de pasteurs. «Ils accusèrent les conseils sur les partialités et les divisions qui avaient eu lieu dans la ville, et qui y duraient encore, et qui avaient été la cause de cette désolation de l'Eglise et de l'abandon de ses pasteurs qui l'avaient quittée. Ils conjurèrent ces magistrats, au nom de Dieu, d'apaiser ces divisions, d'en donner l'exemple en se réunissant entr'eux; enfin, d'avoir pour les pasteurs que la classe nommerait tous les égards qu'on leur devait, afin qu'il n'arrivât pas comme par le passé.» Les conseils promirent de faire tous leur efforts pour faire cesser ces divisions; ils promirent d'employer leur influence pour faire respecter les pasteurs, et prièrent la classe de lui présenter les ministres qu'elle nommerait pasteurs à Lausanne. La classe nomma Louis Treperaux, Samuel Martoret, et Jean Le Comte, qui furent présentés au peuple par le bailli d'Erlach, dans le temple de St François, et reçus par le bourgmaître et un conseiller15.

Dès cette époque, les luttes en faveur de la discipline de Calvin cessèrent dans le Pays de Vaud. Ces luttes si longtemps soutenues fatiguaient; le rigorisme des partisans du réformateur genevois déplaisaient à un peuple ami des plaisirs. Les ministres qui voulaient l'indépendance de l'Eglise étaient bannis ou avaient abandonné leurs cures pour la France, où chaque Eglise protestante se constituait en une petit république indépendante, protégée par les armes de la maison de Bourbon. Quant aux ministres qui étaient restés dans le Pays de Vaud et y continuaient leurs fonctions pastorales, loin d'être indépendants, ils reconnaissaient la prééminence de l'Etat sur l'Eglise, et du haut du chaire, ils prêchaient l'obéissance à LL. EE. bernoises.

Berne profita de l'obéissance du clergé vaudois pour lui enlever à jamais les moyens de recouvrer l'indépendance de l'Eglise : elle supprima les synodes, paralysa l'action des classes et dénatura les fonctions des colloques. Les classes, qui naguères étaient indépendantes, qui se réunissaient chaque fois que les besoins de l'Eglise le demandaient, et qui délibéraient sous la présidence d'un de ses membres, nommé doyen ou modérateur, les classes ne purent désormais s'assembler qu'une seule fois dans l'année, et sous la présidence d'un bailli bernois, et toutes le même jour, afin que la décision d'un classe ne pût avoir d'influence sur les décisions des autres. Les colloques qui se réunissaient chaque semaine, alors que Berne avait besoins du clergé dans ses luttes avec l'Eglise romaine, ne furent assemblés qu'un ou deux fois dans l'année, non plus pour discuter les intérêts matériels des pasteurs. Berne fit plus encore pour asservir l'église : elle donna une règle de doctrine aux minsitres de l'Evangile, en leur imposant le cathéchisme d'Heidelberg pour livre symbolique. Enfin, après la mort des grands réformateurs, Farel, Calvin et Viret, Berne, ainsi que les gouvernements réformés qui ne suivaient pas la doctrine de Luther et la Confession d'Augsbourg, adopta, en 1566, la Confession de Foi Helvétique, rédigée par le ministre Bullinger de Zurich.

Le Deux-Cent de Berne devint ainsi le chef suprême de l'Eglise protestante, d'où son despotisme bannit le libre examen. Pendant un siècle, la liberté religieuse, ainsi que les autres libertés, fut opprimée. Cependant, elle trouva des défenseurs dans le clergé vaudois, alors que Berne voulut imposer le Consensus. Toujours bannie, cette liberté n'apparut qu'au XIXe siècle dans le Canton de Vaud, non point pour y régner en paix, mais pour soutenir de nouvelles luttes.


Sources principales : Ruchat, T. VI et VII. - Archives de Berne. - Archives de Lausanne.

1M. de Barante, Biographie de Calvin.

2Manuel de Lausanne, 1558.

3Deutschen Missiven, 1558.

4Ruchat, VI, 261 à 262.

5Manuel de Lausanne.

6Deutschen Missiven.

7Manuel de Lausanne, 1561.

8Manuel de Lausanne.

9Manuel de Lausanne.

10Le Pays de Vaud et Genève étaient alors menacés par les armes d'Emmanuel-Philibert de Savoie.

11Ruchat, VI, 446. - Archives de Berne.

12Ruchat, VI, 447.

13Deutschen Missiven.

14Archives de Lausanne. - Ruchat, VI, 448.

15Manuel de Lausanne, 1562. - Ruchat, VI, 450.


Coordinator for this site is John W. McCoy
This page last updated