Alliance des XIII Cantons avec la France. - Henri IV, par une Lettre-Annexe, garantit la souveraineté de Berne sur le Pays de Vaud, et consent à ce que Berne retire ses troupes du service de France en cas de guerre de religion. - Escalade de Genève par les troupes de Savoie. - Le Pays de Vaud envoie des secours à Genève. - Traité de St-Julien. - Mort de Henri IV. - Nouvelles tentatives du duc de Savoie sur Genève et le Pays de Vaud. - Le Régiment-de-Secours de Genève, organisé dans le Pays de Vaud. - Noé de Loys envoyé à la cour de France pour réclamer son intervention dans les différends entre Berne et la Maison de Savoie. - Intervention de la France et de la Diète; Traité de 1611. - La maison de Savoie tourne ses vues d'aggrandissement du côté de l'Italie; elle recherche l'alliance des Cantons protestants, et traite avec Berne. - Traité d'alliance offensive et défensive entre Charles-Emmanuel Ire et le canton de Berne, 1617. - Les protestants étant persecutés en France, Berne rappelle ses troupes. Louis XIII suspend le paiement des pensions. - Son ambassadeur en Suisse suscite des troubles religieux dans les paroisses mixtes du bailliage d'Echallens. - Les catholiques de Polliez, de Penthéréaz et d'Assens demandent le Plus. - Echanges de notes menaçantes entre Berne et Fribourg. - Préparatifs militaires. - Le Plus à Penthéréaz et à Polliez donne la majorité aux protestants. - Culte catholique proscrit à Polliez et à Penthéréaz. - Croix abattues, prêtres expulsés. - Fribourg proteste devant la diète, et somme les puissances catholiques de protéger la religion. - La diète ordonne une enquête. - Les Cantons s'arment. - Guerre religieuse imminente. - L'Espagne et l'Autriche envahissent la Valteline. - La France rappelle son ambassadeur, promoteur des troubles religieux dans le Pays de Vaud, et obtient une nouvelle alliance avec la Suisse, et une levée de cinq régiments pour secourir les Grisons. - Traité d'alliance offensive et défensive entre Berne et Venise. - Nouvelle guerre dans la Valteline. - Les troupes bernoises défaites à Tirano par l'armée combinée de l'Autriche et des Cantons catholiques.
Le traité de Vervines avec l'Espagne, l'édit, ou plutôt, le traité de Nantes avec les Calvinistes, le traité de Lyon avec la maison de Savoie, avaient terminé cinquante années de guerres. Les traités de Vervins et de Nantes, dit Sismondi, terminent une grande période historique. C'est la fin du monde ancien, de ce monde d'agitation et de violence que la guerre civile avait prolongée en France plus que partout ailleurs. C'est le commencement d'un monde nouveau. Henri IV put réduire à la obéissance les grands feudataires de la couronne, donner des institutions à ses peuples, et contracter des alliances à l'étranger. Ce fut avec les cantons suisses, ses plus fidèles défenseurs, dans les plus mauvais jours, qu'il s'allia d'abord. MM. de Silleri et de Vie entamèrent des négociations à Soleure, où le maréchal de Biron, suivi d'un grand nombre de seigneurs français, vint en 1602 pour conclure et signer le traité d'alliance. Cependant, Berne toujours menacée dans son Pays de Vaud par les intrigues des agents de la maison de Savoie, ne voulut apposer sa signature à ce traité, que sous la condition que la France garantirait sa souveraineté sur ses sujets des bailliages allemands et vaudois. Les plénipotentiaires français, ne pouvant adhérer à cette demande, signèrent le traité d'alliance avec les XII Cantons, en attendant que Berne obtint du roi, lui-même, la garantie qu'elle réclamait. Le conseil de Berne envoya dans ce but, à Paris, le colonel J. J. Diesbach, l'un des chefs de l'armée de Sancy. Le colonel réussit dans sa mission, et, après plusieurs audiences particulières que Henri IV lui accorda, il obtint une Lettre-Annexe au traité d'alliance du roi avec le Corps helvétique. Ce traité porte en substance : «Tous les pays et habitants, sous la domination de la République de Berne, sans en excepter ceux qui avaient ci-devant appartenu à la maison de Savoie, sont compris et entendus dans la paix perpétuelle, de même que dans le Traité d'Alliance, tant pour les immunités que pour le secours et l'assistance réciproque. L'accord fait avec S. M. le roi Henri III et les cantons de Berne et de Soleure, pour la conservation de Genève, demeure dans sa force et vertu. S'il arrive qu'il s'élevât des guerres en France, au sujet de la Religion, le canton de Berne sera dispensé de fournir des troupes à S. M., et pourra même rappeler celles qu'il aurait au service du Roi. Le cas de guerres au sujet de la Religion, arrivant, S. M. sera tenue de procurer aux troupes de Berne à son service, non-seulement le paiement de ce qui leur sera dû, mais aussi toutes les sûretés nécessaires pour repasser les frontières. Au moyen de quoi, les parties s'engagent à maintenir la paix perpétuelle, et tous les articles du renouvellement d'Alliance. 28 avril 1602.»1
Cependant, l'alliance offensive et défensive de Berne avec la France, n'arrêta point Charles-Emmanuel dans ses projets contre Genève et le Pays de Vaud. Ce prince, excité par l'Espagne et le Pape, qui à tout prix voulaient détruire Genève la Rome protestante, et rétablir sur son siège le prince-évêque de Lausanne, rassembla un corps d'armée, et fit escalader les remparts de Genève, dans la nuit du deux décembre 1602. Cette entreprise, l'Escalade, célèbre dans les fastes de Genève, échoua, par la vigilance des citoyens de cette ville. Soixante-sept officiers et soldats de l'armée de Savoie furent tués pendant l'assaut, ou pendus sur les remparts. Cinq cents Vaudois volèrent spontanément au secours de Genève, et toutes les milices du Pays de Vaud prirent les armes. La Diète convoque les cantons protestants dans la ville d'Arau, envoie des troupes fédérales à Genève, et Henri IV donne l'ordre au duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, de marcher au secours de cette ville. Genève reçut une garnison de six cents hommes de Berne et de quatre cents de Zurich. Une guerre de partisans eut lieu dans le Chablais. Enfin, sous la médiation de la France et des cantons de Bâle, de Soleure, de Schaffouse et d'Appenzel, le traité de St-Julien du 11 juillet 1603 mit, pour quelque tremps, Genève à l'abri des prétentions de la maison de Savoie, et rendit la tranquillité au Pays de Vaud.
Mais bientôt un crime affreux termina les jours d'un grand roi, et mit tout en question dans la Suisse romande. Henri IV, affermi sur son trône, et secondé par Sully, son ami, et son premier ministre, songeait à rabaisser la puissance de la maison d'Autriche; il se proposait ensuite d'exécuter un plan de paix perpétuelle et de fédération européenne. Il s'allia avec les puissances protestantes, il leva une formidable armée en France, et obtint de la Suisse une valeureuse infanterie. Mais ce prince, à la veille de son départ pour Châlons-sur-Marne, où il devait passer la revue de son armée, et se mettre à sa tête, tomba, le 14 mai 1610, sous le couteau d'un fanatique. Cet événement rendit toute son audace au duc de Savoie. Charles-Emmanuel fit de nouveaux préparatifs contre Genève, il s'allia avec le roi d'Espagne, Philippe III, son beau-frêre, qui mit sur pied les milices de la Franche-Comté. Le dessein avoué de ces deux souverains, était de surprendre Genève et d'envahir le Pays de Vaud. En effet, en janvier 1611, les troupes de Savoie s'approchaient de Genève, et celles de Franche-Comté se concentraient au pied du Jura.
Le Régiment du secours de Genève2, fort de six cents hommes, se rendit à Genève; Berne mit sur pied toute son élite, plaça de fortes garnisons dans les villes et les châteaux du Pays de Vaud, et fit occuper les passages du Jura. Puis, invoquant le traité du 28 avril avec la France, elle demanda son intervention auprès du duc de Savoie. Mais la cour de France avait changé de politique depuis la mort de Henri IV. Le nouveau roi, Louis XIII, n'avait que neuf ans; le parlement avait donné la régence à Marie de Médicis, mère du jeune roi; Sully, et les amis les plus fidèles du feu roi, étaient disgraciés; un Italien, nommé Concini, s'était emparé de la régente, et, par elle, gouvernait la France. Pour se faire écouter à la nouvelle cour, il fallait donc un envoyé qui lui plût. Berne le trouva dans la personne de Mr Noé de Loys, ancien officier de l'armée de Sancy, gentilhomme de la chambre de Henri IV, officier supérieur des Cent-Suisses de la garde de Louis XIII, et très-bien en cour. Mr de Loys fut donc chargé d'informer la reine et le conseil de régence, des projets du duc de Savoie et du roi d'Espagne contre Genève et le Pays de Vaud, et de demander, qu'en vertu des traités, le roi donnât des ordres pour empêcher les troupes espagnoles et savoyardes de passer sur les terres de Gex et de Vaud. Marie de Médicis reçut en audience de Loys, et, dans le commencement de février 1611, envoya le comte de Barraud au duc de Savoie, lui demander des explications sur ses armements. Mais Charles-Emmanuel ne fut point arrêté dans ses projets par l'ambassadeur de la régente. Il lui répondit avec hauteur : «Je m'étonne que S. M. la reine s'informe de mes desseins. - Je suis maître dans mes états. Cependant, pour marquer la déférence que j'ai pour S. M., dites-lui que mes armements sont destinés à rétablir les évêques de Genève et de Lausanne sur leurs siéges.» La reine, blessée de cette réponse hautaine, donna l'ordre au duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, de faire de nouvelles remontrances à Charles-Emmanuel, et de les appuyer, par une démonstration à main armée, sur les frontières de Savoie. Les cantons agirent de même, et concentraient leurs troupes dans le Pays de Vaud, lorsque, à la fin de mars, la diète envoya ses ambassadeurs à Turin. Ceux-ci rencontrèrent, dans cette ville, Mr de Varennes, chargé d'une mission menaçante de la cour de France.
«La diète, dirent les envoyés suisses à turin, ayant appris que S. A. avait fait avancer des troupes vers les frontières des états appartenant aux seigneurs des Ligues suisses, pour les attaquer et les troubler, cela avait forcé quelques cantons à mettre des troupes sur pied pour se défendre contre toute surprise. Ces circonstances, causant ainsi de l'inquiétude à toute la Suisse, nous avons l'ordre de prier V. A. de rappeler les troupes qu'elle a fait avancer sur les frontières de la Suisse, et de ne point rompre les engagements auxquels elle est astreinte par les traités de Lausanne et de St-Julien.»
L'attitude et les démonstrations militaires de la France et de la Suisse, le langage de leurs ambassadeurs, et l'indifférence de l'Espagne, engagèrent Charles-Emmanuel à faire reculer ses troupes, et à signer un nouveau traité, dans le mois de mai 16113.
Le duc de Savoie perdait, ainsi, tout espoir de rentrer en possession des provinces, apanages de ses ancêtres. La Bresse, le Bugey et le Pays de Gex faisaient partie du puissant royaume de France; l'indépendance de Genève était garantie par Louis XIII et par les cantons protestants, et la souveraineté de Berne sur le Pays de Vaud était reconnue par la France et les traités. Il ne restait plus à Charles-Emmanuel, en-deça des Alpes, qu'une province ruinée par plus de cinquante années de guerres. Aussi l'ambition de ce prince, qui se trouvait à l'étroit dans ses états, se tourna du côté des riches provinces de l'Italie. Envahir Gènes était impossible, cette république maritime avait trop de puissance et trop de patriotisme. Le Milanais appartenait à l'Espagne, et continuait à être convoité par la France et l'Autriche; l'attaquer, c'était accepter la guerre contre ces trois puissances. Mais le duc de Mantoue était faible, et il possédait un riche territoire. Ce fut donc contre ce prince que Charles-Emmanuel dirigea ses projets de conquête. Dans ce but, il voulut s'assurer, non pas de la neutralité des cantons suisses, mais de leur secours dans la guerre qu'il méditait. Déjà allié des cantons catholiques et de Zurich, il fit des démarches auprès de Berne, son ancienne ennemie, et, en 1613, lui envoya une ambassade lui offrir une alliance offensive et défensive. Mais l'Espagne, la France et l'Autriche, qui avaient un grand intérêt à s'opposer aux projets de Charles-Emmanuel sur le duché de Mantoue, que chacune d'elles convoitait, intervinrent dans la querelle des deux ducs, et maintinrent la paix en Italie. Cependant, la guerre éclata, en 1616, entre le duc de Némours, soutenu par l'Espagne, et le duc de Savoie, ce qui renouvela les inquiétudes de Berne. L'Espagne rassemblait des troupes en Franche-Comté, d'où elle menaçait non-seulement la Savoie, mais Genève et le Pays de Vaud. Berne dut mettre son armée sur pied, elle arma ses milices du Pays de Vaud; le Régiment de Secours se rendit à Genève; Nyon, Morges et Yverdon reçurent des garnisons; H. Diesbach, nommé général en chef, prit le commandement des troupes réunies dans le Pays de Vaud. Charles-Emmanuel, mal avec la France, en guerre avec l'Espagne, et réduit à ses seules forces, adopta une politique que ses successeurs ont souvent suivie : il rechercha l'appui des protestants. Sir J. Walker, ambassadeur d'Angleterre en Suisse, servit d'intermédiaire au chevalier de Gabeleone, que le duc de Savoie envoyait à Berne demander l'amitié et les secours de cette ville.
Tous les obstacles furent promptement levés. Le duc de Savoie demandait des troupes à un peuple qui avait été rendu soldat par les guerres de Savoie et de France et par les prises d'armes auxquelles il avait été continuellement appelé. Les édits de réformation, qui interdisaient les services étrangers, étaient oubliés; et le duc de Savoie offrait aux familles patriciennes de Berne, des titres, des honneurs, des grades et des pensions. Favorisé par ces circonstances, le chevalier de Gabeleone dut réussir dans sa mission, et, le 23 juin 1617, conclut un traité qui cimenta pour longtemps l'alliance de Berne avec la maison de Savoie.
I. Tous actes d'hostilité et offence qui peuvent êstre arrivés ci-devant, de part et d'autres, sont et demeurent entièrement oubliés.
II. Une estroite et sincère alliance et confédération est conclue entre les deux Etats, leurs successeurs et subjets, en vertu de laquelle ils sont mutuellement obligés, qu'advenant l'une ou l'autre partie sera injustement et hostilement assaillie en ses terres par un ennemi, de lui donner aide et secours dans un mois au plus tard.
III. Le secours ordinaire de la république de Berne sera de quatre mille et deux cents hommes, en quatorze compagnies pour le plus, et de deux mille cent hommes, en sept compagnies. Avec cette condition que les deux milles cent hommes formeront un régiment, et les quatre mille deux cents hommes deux, sans pouvoir être désunis ni séparés pendant la guerre, sans le consentement des colonels et capitaines...
IV. Quant au regard des colonels, capitaines, et soldats, on observera les coustumes des Suisses dans la façon de les armer, et dans leur solde.
V. La nomination et élection des colonels appartiendra à S. A. S., moyennant qu'ils soient bourgeois de la ville de Berne, et agréables à la dite République. Laquelle se réserve la nomination des capitaines.
VI. Les gens de guerre de la dite République, qui seront au service de S. A. S., jouiront tous et chacun des privilèges, libertés, immunités, droits, us et coutumes tant en l'exercice et administration qu'en toutes autres choses, ils ont usé par ci-devant de tout temps.
VII. Au réciproque, sera le secours que S. A. S. envoyera à ses frais à la République de Berne, et deux cents cuirassiers et cent arquebusiers à cheval, et deux mille hommes de pied pour le plus, et deux cents cuirassiers et mille cinq cents hommes de pied pour le moins. Pour iceux fera S. A. S. deslivrer à la dite République huit mille escus par mois, tant que la guerre durera.
VIII. La solde des gens de guerre de la République commencera lorsque les soldats sortiront de la ville de Berne, et continuera jusqu'à ce que iceux soient de retour à Berne. S'il y a une journée de bataille, et que Dieu y donne victoire, S. A. sera tenue de faire toucher aux colonels, capitaines, gens de commandement, et aux soldats, la solde du mois pour la bataille.
IX.... Les soldats malades recevront leur solde jusqu'au jour qu'ils recouvreront leur santé ou décéderont.
X. Advenant que la République fût menacée de guerre, elle ne sera tenue au secours de S. A. mesme elle pourra rappeler au pays ses gens qui sont au service de S. A., laquelle les fera payer jusqu'au retour dans leurs maisons.
XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. (Ces articles règlent la liberté de commerce, la juridiction, les péages, privilèges, et à qui sont réciproquement garantis aux sujets des deux Etats.)
XVII. S. A. S. octroye pardon absolu à ses subjects des bailliages de Chablais et Ternier, qui en ces guerres passées ont porté les armes contre icelle en faveur des seigneurs de Berne.
XVIII. S. A. S. ne pourra faire construire aucune forteresse ni vaisseaux de guerre entre la rivière d'Arve aux frontières des seigneurs du Valay, n'y y mettres gens de guerre et y renforcer les garnisons. Au réciproque, la République de Berne ne fera dresser des vaisseaux de guerre à l'environ du lac, ni construire aucun fort dans le dit district.
.... XXVI. La ville et seigneurie de Genève avec tout son territoire est comprise dans le présent traité, et le traité fait en 1603 à St-Julien sera observé dans tout son contenu.
Le jour de la signature de ce traité d'alliance offensive et défensive avec Berne, le chevalier de Gabeleone signa, au nom du duc de Savoie, «une renonciation à perpétuité sur toutes et chacune des prétentions, actions, querelles et recherches, que LL. AA. de Savoie pourraient avoir sur le Pays de Vaud, ses villes, places, appartenances et dépendances quelconques, se déportant au plus ample contenu du traité fait et moyenné à Lausanne en l'année 1564, etc.»4
Berne, unie à la maison de Savoie, n'avait désormais plus rien à craindre pour son Pays de Vaud, le plus beau fleuron de sa couronne. Cependant, les persécutions que les protestants éprouvaient en France, ayant rallumé les guerres religieuses que l'Edit de Nantes avait fait cesser, Berne, invoquant les traités conclus avec Henri IV, par lesquels elle pouvait rappeler ses troupes au service de France, dans le cas de guerres de religion, donna l'ordre à ses régiments de quitter la France. Cette noble détermination la brouilla avec ce pays. Mortifié de l'insulte que Berne venait d'infliger à sa dignité, Louis XIII suspendit le paiement des pensions dues aux militaires bernois. L'ambassadeur français en Suisse, Mr de Castille, voulut venger son maître, et dans ce but il ranima les dissensions religieuses qui, depuis l'année 1602, agitaient les paroisses mixtes du bailliage d'Echallens, et engagea les catholiques de ces paroisses à réclamer la votation confessionnelle, qu'on appelait encore le Plus.
Des agents de Mr de Castille, jésuites pour la plupart, et toujours prêts à souffler la discorde dans les contrées où les protestants et les catholiques formaient la population, persuadèrent aux catholiques du bailliage d'Echallens qu'ils étaient plus nombreux que les protestants, et qu'en invoquant le Plus, les hérétiques seraient infailliblement proscrits des paroisses mixtes. Cette votation répugnait à Fribourg; néanmoins, entrainée par les instances de ses correligionaires du bailliage d'Echallens, elle invoqua la clause des traités, et fit demander à Berne que la votation confessionnelle, le Plus, eût lieu dans le bailliage d'Echallens. Berne n'étant pas assurée de la majorité protestante dans ce bailliage, consulta ses principaux adhérents, savoir : le curial Panchaud, à Penthéréaz; Jean Bourdet et Jean Dumont, l'un et l'autre régents; Benoit Pauchard, Jean Pauchard, et trois ministres demeurant à Polliez; Mr d'Illens, P. Cuendo, le juge Coppin, Jean Uldry, le ministre Page, Etienne Marchand greffier, Paul Leonard, tous domiciliés à Lausanne ou à Assens, mais propriétaires dans la paroisse d'Assens. Ces personnages démontrèrent à Berne que la votation donnerait la victoire aux réformés. Toutefois, Berne crut devoir protester, et écrivit à Fribourg une lettre menaçante, terminée en ces termes : «Nous voyons où tendent toutes ces taquineries d'Echallens. Vous croyez par-là nous forcer la main, et obtenir la partage des bailliages. Mais désabusez-vous, et croyez bien que jamais nous ne céderons sur ce point.» - «Nous avons pour nous la clause des traités, répondit Fribourg : nos commissaires à Echallens n'ont recours ni aux promesses, ni aux menaces; ils recommandent la paix, tandis que les vôtres appellent à Echallens des gens étrangers au bailliage pour voter, intimident nos sujets communs par l'appareil d'une nombreuse ambassade, et appellent notre culte idolâtrie, superstition, tandis qu'elle est la véritable religion catholique.»
Cependant les bruits les plus alarmants circulaient dans toute la Suisse. Dans le Pays de Vaud, on assurait que Fribourg voulait marcher au secours des catholiques d'Echallens; à Fribourg, on disait que les hérétiques de Berne et de Vaud allaient marcher sur Fribourg. Lausanne mit sept cents hommes sous les armes, et Moudon, imitant Lausanne, rassemble trois cents hommes. Ces troupes reçurent l'ordre de se réunir à Payerne. Fribourg, de son côté, prenait des mesures de défense; ses bannerets faisaient l'inspection des remparts, le capitaine d'Affry et Jean Heuricher celle des portes; le conseil faisait préparer les munitions, et avertissait les troupes de prendre les armes pour la religion.
Pendant ces préparatifs militaires, les commissaires de Berne et de Fribourg décidèrent que le Plus aurait lieu le douze août pour les paroisses de Penthéréaz et Polliez. Au jour fixé, les commissaires bernois, suivis d'un cortège de cent cavaliers, de tous les étudiants de l'académie de Lausanne et d'une foule de curieux, se rendirent à Penthéréaz. Les commissaires de Fribourg, partis d'Echallens, se dirigèrent sur la même paroisse, et on procéda à la votation par ménage. Vingt-quatre pères de famille votèrent pour la réforme; six seulement pour la catholicisme. A Polliez la majorité fut plus grand encore, quatre pères de famille seulement votèrent pour la messe. On abattit les croix et les autels dans ces deux paroisses, et Berne offrit, mais inutilement, aux curés de les conserver à leurs paroisses, s'ils voulaient embrasser la réforme. Restait la paroisse d'Assens. Là, le parti catholique était le plus nombreux; aussi, les commissaires bernois n'insistèrent point pour que le Plus eût lieu, et convièrent à un banquet les commissaires fribourgeois. «Les Bernois, dit un historien catholique, joignant la dérision à l'ivresse d'un triomphe facile, ne voulurent point quitter le champ de bataille sans porter un toast à leurs rivaux. - Nos députés, dit le Manuel du Conseil de Fribourg, durent subir l'humiliation de boire un coup avec eux!»
Tout faisait présumer que cette querelle était apaisée; mais Fribourg, excitée par Mr de Castille, loin d'accepter le résultat du Plus prononcé à Penthéréaz et à Polliez, s'adressa à la diète et somma les puissances catholiques de protéger la religion menacée. La diète, assemblée à Baden, nomma des arbitres, mi-partie protestants et catholiques : d'un côté Zurich, Bâle et Schaffouse; de l'autre, Lucerne, Schwytz et Soleure. Ces arbitres se rendirent le 17 septembre à Berne, et le 22 du même mois à Fribourg. Pendant que les arbitres délibéraient, et faisaient une enquête sur la régularité de la votation dans les paroisses de Penthéréaz et de Polliez, Berne, connaissant les démarches de Fribourg à l'étranger, rassemblait ses milices dans le Pays de Vaud, à Thoune et dans le Simmenthal; Château-d'Oex recevait une forte garnison; le culte catholique était proscrit du bailliage d'Echallens; un père jésuite, envoyé par Fribourg dans ce bailliage, était expulsé. Fribourg, trop faible pour s'opposer à Berne, qui la pressait de toutes parts, s'adressa à ses correligionaires, au duc de Lorraine, à l'évêque de Bâle, à l'abbé de St-Gall, à la ville de Rothwyll, aux comtes d'Ems et de Soultz, au père Arnauld, jésuite, confesseur de Louis XIII, enfin au gouverneur espagnol de la Franche-Comté; elle s'adressa même à une puissance déchue depuis longtemps, à l'évêque titulaire de Lausanne, résidant alors à Paris. Les puissance catholiques se bornèrent à faire de vaines protestations à Berne. Quant à l'évêque de Lausanne, il prit un langage belliqueux et écrivit à Fribourg : «Je rafraîchi par la présente l'offre que j'ai faite, ja longtemps, concernant vostre conteste avec la seigneurie de Berne. Ma personne, mes moyens, ma vie, sont prests. Si vous avez affaire de cavalerie, je ferai une levée jusqu'à cinq cents chevaux et davantage, et les conduirai à la part que besoing sera. Je veux aussi tacher de vous faire tenir bales et poudre de canons.» Enfin, le duc de Savoie lui-même crut devoir intervenir dans les différends entre Berne et Fribourg, au sujet de la question religieuse qui agitait son ancienne baronnie de Vaud. Par une lettre datée de Rivoli, il déclarait à ses deux alliés : «qu'il veult laisser soy employer en ce differend, entre les seigneurs de Berne et Fribourg, à cause d'Echaland, et requiert réponce....»
Au moment où la question religieuse, dans le bailliage d'Echallens, allait inévitablement allumer la guerre civile en Suisse, de graves évènements, survenus dans les Grisons, attirèrent l'attention de la France, et engagèrent cette puissance à calmer les dissentions que M. de Castille avait excitées. M. de Castille, devenu impossible, fut rappelé et remplacé dans ses fonctions d'ambassadeur ordinaire par M. de Miron, premier président du parlement de Paris, et par le marquis de Coeuvres, nommé ambassadeur extraordinaire. Ces ambassadeurs furent chargés d'engager les Cantons à s'allier plus intimément avec la France, et de négocier la levée de cinq régiments suisses, destinés à combattre les Autrichiens et les Espagnols dans les Grisons. Les premières démarches de ces ambassadeurs eurent pour objet la réconciliation de Berne et de Fribourg, réconciliation indispensable pour obtenir un traité et des soldats. M. de Miron, à peine arrivé, écrivit donc aux Conseils de ces Cantons : «Accommodez-vous, Messieurs. L'amitié seule me porte à vous donner ce conseil. - Messieurs de Fribourg, bien que vous vous reposiez sur la multitude de vos alliances, vous feriez mieux de vous en passer de ne cultiver que celle du Roi. - Messieurs de Berne, renoncez à votre Plus, chose si étrange en religion que jamais elle n'a été faite que par vous. Considérez que nemo tenetur stare communiter.» M. de Miron réussit dans ses efforts, Berne et Fribourg oublièrent leurs querelles, et bientôt le marquis de Coeuvres, quittant son caractère d'ambassadeur, prit le titre de général, et se vit à la tête de cinq régiments suisses, avec lesquels il réussit à chasser de la Valteline, pour quelques temps, les Autrichiens et les Espagnols, qui s'étaient emparés de cette province sujette des Ligues-Grises. Dès cette époque, l'influence de la France se consolida de jour en jour dans les Cantons. Le maréchal de Bassompierre, puis le duc de Rohan, tous deux grands hommes de guerre, furent ambassadeurs français en Suisse, y obtinrent des levées de troupes, et firent oublier aux protestants de la Suisse que les réformateurs avaient frappé d'anathème les services militaires étrangers. Ainsi, l'on vit des régiments protestants suisses, conduit par Bassompierre, faire une guerre impie à leurs frères les protestants français, et verser le sang de leur correligionaires dans les combats de Pont-de-Cé, et aux sièges de St-Jean d'Angeli, de Montpellier, de Sens et de Montauban.
Berne, en peu d'années, avait donc contracté des alliances offensives et défensives avec deux puissances voisines; elle affermissait ainsi sa puissance, et en prodiguant à l'étranger le sang de ses sujets d'Argovie et de Vaud, elle ouvrait une belle carrière militaire à son aristocratie. Cependant, ce ne fut point seulement avec les maisons de Savoie et de France que Berne s'allia : elle traita avec la république de Venise, qui, attaquée par l'Autriche et l'Espagne, avait besoin de soldats. Comme Venise ne pouvait offrir à Berne et à Zurich des avantages politiques, ces deux villes élevèrent de hautes prétentions, et ne voulurent conclure l'alliance vénitienne qu'à des conditions les plus avantageuses. Enfin, en 1618, après deux années de conférences, Berne, Zurich et Venise traitèrent sur les bases suivantes :
«Venise peut lever deux régiments, l'un à Zurich, l'autre à Berne, chacun de 2100 hommes. - Ces troupes ne seront employées ni sur mer, ni à des assauts. - Berne et Zurich nomment les capitaines; Venise nomme les colonels avec l'approbation de Berne et de Zurich. - Outre la solde des officiers et des soldats plus élevées que celles du service de Savoie, les villes de Berne et de Zurich reçoivent chacune une pension annuelle de 4,000 ducats en temps de paix, et de 2,000 ducats en temps de guerre. - Les passages sont ouverts aux troupes amies et fermés aux troupes ennemies. - Liberté de commerce et réciprocité de droits pour les sujets des républiques contractantes6.»
Pendant que des milliers de Vaudois servaient sous les drapeaux des puissance étrangères, alliées de Berne, cette ville levait des bataillons pour secourir les Ligues-Grises protestantes, toujours attaquées par l'Espagne, l'Autriche et les Cantons catholiques de la Suisse. Le gouverneur du Milanais pour l'Espagne s'était emparé du nouveau de la Valteline, y exerçait d'horribles persécutions et menaçait les Ligues-Grises. Celles-ci réclamèrent les secours de leurs alliés de Berne et de Zurich. Berne obtint des Etats de Vaud des subsides et des soldats. Mais les troupes bernoises, arrêtées dans leur marche par les Cantons catholiques, durent rebrousser, et chercher un passage par des monts escarpés. Enfin, elles parvinrent à rallier les Zuricois, et à entrer avec eux, au nombre de quatre mille hommes, dans les Grisons. De leur côté, quinze cents hommes des Cantons catholiques marchèrent pour les Espagnols. Une guerre sanglante commença, et le 20 septembre 1620, les Suisses et les Grisons catholiques, les Espagnols et les Autrichiens d'une part, et, de l'autre, les deux Ligues protestantes, et les troupes de Berne et de Zurich, se rencontrèrent devant Tirano. Les protestants furent défaits. Nicolas de Mulinen et tous les officiers de l'armée bernoise, à l'exception d'un seul, succombèrent. L'histoire rappelle les noms des Bernois tués à Tirano, mais elle n'a pas daigné conserver les noms des Vaudois qui moururent sous les drapeaux de LL. EE. Pendant vingt années, la guerre sévit dans les Grisons. Enfin, soutenus par les armes des Cantons protestants et de la France, les Grisons purent rétablir leurs droits sur Borméo, Chiavenne et la Valteline. Toutes ces circonstances cimentèrent les alliances entre la France et Berne, et consolidèrent la toute puissance de la bourgeoisie bernoise sur ses sujets allemands et vaudois.
Sources principales : Traités de la royale maison de Savoie. - Vulliemin, Hist. de la Conf. Suisse pendant le XVIe et XVIIe siècles. - Grüner, Fragments Historiques. - Chroniques de Haller et de Stettler. - Berchtold, Hist. du Canton de Fribourg. - May, Hist. milit. des Suisses.
1Grüner, Frag. Hist., II, 192.
2Berne sans cesse menacée, ainsi que Genève, par la maison de Savoie, avait levé un corps de Vaudois, composé de jeunes gens non mariés choisis parmi les Restants, c'est-à-dire parmi les célibataires qui n'avaient pas été incorporés dans l'élite. Ce corps permanent, levé et soldé aux frais de l'Etat, d'abord composé de six cents hommes, formant le Secours, était levé dans les villes de Lausanne, Morges, Nyon, Yverdon. En 1659, le colonel de Lavigny le commandait. En 1660, à la demande de Genève, le Régiment de Secours fut porté à mille hommes, répartis d'abord en cinq, puis en six compagnies. Ce régiment fit partie de la milice de Berne jusqu'en 1760, époque à laquelle il fut supprimé. (R. de Rott, Hist. du militaire Bernois, 1831, 2 volumes.)
3Grüner, Frag. Hist., II, 210-212.
4Traités publics de la royale maison de Savoie, I, 304-319, Turin, 1836.
5Berchtold, Hist. du canton de Fribourg, 2e partie, 317.
6May, Hist. milit. des Suisses.