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Les exilés vaudois. — Bonaparte en Italie, 1796-1797. — République Cisalpine. — La Valteline réunie à la Cisalpine. — Passage de Bonaparte dans le Pays de Vaud. — F.-C. Laharpe et des réfugiés de Vaud et de Fribourg invoquent la protection de la France, garante du Traité de Lausanne de 1564. — Cette garantie est acceptée; arrête du Directoire du 6 nivose an VI. — Comités de pétitions pour la convocation des Etats de Vaud, 4 janvier 1798. — Les patriotes de Vevey s'emparent de Chillon, 5 janvier. — Volontaires. — Proclamation de Berne, 5 janvier. — Haute-Commission de Berne à Lausanne, 5 janvier. — Serment du 10 janvier. — Cercle des jeunes négociants à Lausanne, 2–12 janvier. — Comité de Réunion, 12 janvier. — Commissaires fédéraux à Lausanne, 15 janvier. — Le général de Weiss nommé Haut-Commandant du Pays de Vaud; sa lettre menaçante au Comité de Réunion, 17 janvier; réponse du Comité. — Départ des Commissaires fédéraux et de la Haute-Commission, 19 janvier. — Troupes bernoises à Avenches, 20 janvier. — Assemblée des députés des villes à Lausanne, 21 janvier. — Troupes bernoises à Aigle. — Les patriotes de Vevey occupent Villeneuve, ceux de Morges s'emparent de l'arsenal, 22 janvier. — Députation des Conseils de Lausanne et de Morges à Berne pour la convocation des représentants des villes et des communes, 23 janvier. — Une division française de l'armée d'Italie traverse Genève et occupe le Pays de Gex, 23 janvier. — Le général Ménard annonce que la France prend le Pays de Vaud sous sa protection, 23 janvier. — L'Assemblée des députés des villes et des communes s'empare du pouvoir, 23 janvier. — F.-C. Laharpe engage les Vaudois à proclamer leur indépendance et à se constituer en République Lémanique, 23 janvier. — Le Comité de Réunion arbore le drapeau vert, 24 janvier. — L'Assemblée des députés des villes et des communes se constitue en Représentation Nationale Provisoire du Pays de Vaud, 24 janvier. — Organisation des volontaires; ils marchent contre les Bernois, 25 janvier. — Ménard envoie un parlementaire sommer de Weiss de retirer du Pays de Vaud toutes les troupes bernoises, 25 janvier. — Arrêtés et mesures de l'Assemblée Provisoire; départ des baillis, 25 janvier. — Deux hussards de l'escorte du parlementaire français sont tués par une patrouille de Thierrens, nuit du 25 au 26. — Le général bernois licencie ses troupes; reddition du château de Lucens, 26 janvier. — Ménard annonce son entrée dans le Pays de Vaud; ses lettres et ses proclamations, 26 janvier. — Départ de deux députés vaudois pour Paris; leurs instructions, 26 janvier. — La brigade Rampon débarque à Ouchy et à Vevey, 28 janvier. — Le général Ménard entre à Lausanne, 29 janvier; sa réception par l'Assemblée Provisoire. — Emprunt Ménard. — Les montagnes de Ste Croix se déclarent pour Berne, 29 janvier. — Les villes et les communes de l'ancien Pays de Vaud Fribourgeois et de la Gruyère envoient leurs adhésions et leurs députés à l'Assemblée Provisoire, 27 janvier. — Actes administratifs et législatifs de l'Assemblée. — Difficultés de la situation. — Assemblée Constituante Vaudoise; elle est rendue inutile par l'arrivée d'un projet de Constitution de la République Helvétique, 8 février.
La chute de Robespierre dans les journées de Thermidor 1794, la clôture du club des Jacobins et des comités révolutionnaires, l'abolition du maximum et des mesures de la Terreur, signalèrent les derniers moments de la Convention. Après trois ans de luttes avec l'Europe, avec les factions, avec elle-même, la Convention sanglante et mutilée se démit, dit l'historien de la Révolution Française, et, le 26 octobre 1795, transmit la France au Directoire.
Le rétablissement de l'ordre, l'entrée au pouvoir d'hommes plus modérés, les victoires des armes de la République, la pacification de la Vendée, rassurèrent dans notre patrie ceux qui, après avoir admiré les premiers jours de la révolution, en avaient bientôt maudit les crimes. Nos patriotes conçurent l'espoir que bientôt Berne ferait des concessions à l'esprit du temps. Mais vain espoir, le parti modéré restait en minorité dans les Conseils de Berne, qui non-seulement refusaient toute concession, mais rejetaient avec hauteur le rappel de nos exilés. Ceux-ci étaient nombreux et trouvaient à l'étranger des destinées diverses.
Mr Rosset, qui avec son ami Muller de la Mothe, était parvenu à s'échapper de la forteresse d'Aarbourg, mourait aux Etats-Unis d'Amérique. Le colonel Polier était massacré près d'Avignon, où les parents de sa femme, leur ami Verdeil, et d'autres exilés vaudois avaient cru pouvoir trouver un abri. Beaucoup de nos jeunes compatriotes, compromis par leurs opinions, s'étaient réfugiés dans les rangs de l'armée française, et prenaient part à ses victoires. L'un d'eux, Busigny de Moudon, était nommé chef d'un bataillon de la Légion des Allobroges, formée de volontaires vaudois, genevois et savoyards.
Boinod d'Aubonne organisait cette légion, et entrait dans l'administration de la guerre. «Promu au poste d'ordonnateur du chef de l'armée d'Italie, avec le grade de général de brigade, Boinod se faisait remarquer par une intégrité à toute épreuve. Chargé de faire vendre tout ce qui dans l'arsenal de Venise pouvait être utilisé pour le service de l'armée, il obtint de cette vente plusieurs millions. La loi en accordait à Boinod le cinq pour cent à titre d'indemnité; il la refuse, mais, forcé enfin de l'accepter, il fait confectionner trente mille paires de souliers qu'il distribue aux soldats, en disant que pour lui il était indemnisé par son traitement ordinaire. Placé à la tête de l'administration militaire de la République, puis de l'Empire, le général Boinod eut à sa disposition, dans sa longue carrière, les richesses de plusieurs pays, et sut rester pauvre. Cet homme respectable, simple, franc, d'un charactère antique, est une de nos meilleures gloires; il fut estimé par Napoléon, bien qu'il ne se fût pas courbé devant lui. Aussi, par son testament de St Hélène, il lui destina un legs de cent mille francs1.»
L.-E. Reynier de Lausanne, s'enrôla comme simple canonnier dans l'armée française. Mais les talents et la science dont il était pourvu, lui valurent une place dans l'état-major, dès l'année suivante, en 1792. Elevé au grade d'adjudant général, il contribua aux succès de Pichegru, en 1793, et devint général de brigade pendant la conquête de la Hollande, en 1794. Reynier avait alors à peine vingt-trois ans. Choisi, lors des préliminaires de la paix avec la Prusse, pour fixer les démarcations des cantonnements des deux armées, il donna une idée très-avantageuse de ses connaissances. Il les fit remarquer ensuite comme chef de l'état-major de Moreau. Il fit partie de l'expédition d'Egypte comme général de division; contribua à la victoire de la bataille des Pyramides, et passa le premier le désert avec sa division, défit vingt mille Turcs, et fixa la victoire à la bataille d'Héliopolis. A son retour en Europe le général Reynier publia un ouvrage intitulé : De l'Egypte après la bataille d'Héliopolis, et Considérations générales sur l'organisation physique et politique de ce pays. Cet ouvrage remarquable fut bientôt traduit en anglais.
Louis Reynier, frère aîné du général, fut appelé à l'expédition d'Egypte comme directeur des finances. Joseph Bonaparte, nommé roi de Naples, lui confia la charge difficile de commissaire des Calabres, et Joachim Murat lui confia l'intendance générale des postes du royaume de Naples. Mr Reynier avait publié plusieurs ouvrages avant notre révolution. Entr-autres : Du feu et de quelques-uns de ses principaux effets. Laus. 1787. 2 éditions. — Reynier et Struve, Mémoire pour servir à l'Histoire Naturelle de la Suisse. Laus. 1788. — Le guide du voyageur en Suisse, 1781. — Considérations sur l'agriculture de l'Egypte et sur les améliorations dont elle est susceptible. Il publia ensuite plusieurs ouvrages estimés, sur l'Economie politique et rurales des peuples de l'Orient.
Amédée Laharpe de Yens, échappé à la peine de mort que Berne venait de prononcer contre lui, offrit son épée à la République française. Nommé chef du quatrième bataillon des volontaires de Seine-et-Oise, à la fin de 1791, Laharpe fit des prodiges de bravoure à l'armée du Nord, et reçut du vieux maréchal Luckner le nom de Brave, qui lui resta. Appelé au siège de Toulon, il fut chargé de l'attaque du fort Pharon, qu'il emporta d'assaut, ce qui força les Anglais à évacuer la place. Cette action lui valut le grade de général de brigade. A l'armée d'Italie, et toujours à l'avant-garde, il participa, sous Kellermann, à tous ses pénibles travaux. Il défit, à la fin de 1794, les Autrichiens à Garizio et à Cairo, ce qui assura les communications de l'armée française avec Gênes. Au commencement de 1795 il reçut le commandement en chef des troupes de débarquement destinées à reconquérir la Corse, mais il était rappelé à l'armée d'Italie. Pendant la retraite de cette armée devant les Austro-Sardes, Laharpe, placé à l'arrière-garde, c'est-à-dire, toujours du côté de l'ennemi, le battit à Vado, et l'arrêta jusqu'au moment où l'armée française put reprendre l'offensive sous Bonaparte. Laharpe venait d'être nommé général de division, il commanda la division d'avant-garde de l'armée d'Italie. Il prit part aux victoires de Montenotte et de Dégo, et accueillait avec cordialité des Bernois, officiers du régiment piémontais Stettler, faits prisonniers à Mondovi. Loin de leur reprocher d'avoir naguère voté sa proscription : «Messieurs, dit-il en leur donnant la main, j'espère que nous nous reverrons un jour en Suisse comme bons amis.» Peu de jours après, au passage du Pô, à Codogno, le 8 mai 1796, le général autricien, Beaulieu, informé de ce mouvement de l'armée française, envoyait en toute hâte à Codogno un renfort de cinq mille hommes. Arrivés à deux heures après minuit dans ce bourg, la colonne autrichienne donnait dans les avant-postes de la division Laharpe, qui furent surpris et culbutés. Le trouble, l'alarme, se répandent parmi les Français. Laharpe s'élance à cheval, fait avancer une demi-brigade. Le combat se rétablit, mais au milieu de la mêlée, le général Laharpe, frappé d'une balle, tombe mort sur le coup. On crut que dans l'obscurité ce coup fatal était parti des rangs de ses propres soldats... «La République, écrivait Bonaparte au Directoire, perd un homme qui lui était attaché, l'armée perd un de ses meilleurs généraux, et tous les soldats un camarade aussi intrépide que sévère2....» Grenadier par la taille et par le coeur, dit Napoléon à St Hélène, Laharpe semblait devoir fournir à l'histoire une des plus brillantes célébrités militaires.
Cependant, les victoires de Bonaparte en Italie, et la paix de Campo-Formio, conclue le 17 octobre 1797 entre la France et l'Autriche, rendaient à l'espoir les peuples opprimés. Bonaparte signalait ses victoires en affranchissant les peuples, et, de pays gouvernés despotiquement, il formait la République Cisapline. Lorsque les Valtelins, sujets des Grisons, virent Bonaparte organiser la Lombardie en république, et y instituer l'égalité des droits, ils proclamèrent l'insurrection, plantèrent des arbres de liberté, chassèrent les magistrats grisons, et, le 19 juin 1797, proclamèrent l'indépendance de la Valteline. Les Grisons invoquèrent la médiation de Bonaparte. «Il accepta avec la permission du Directoire, dit Mr Thiers; il fit conseiller aux Grisons de reconnaître les droits des Valtelins, et de se les associer comme une nouvelle Ligue Grise. Ils s'y refusèrent, et voulurent plaider la cause de leur tyrannie. Bonaparte leur fixa une époque pour comparaître. Le terme venu, les Grisons, à l'instigation de l'Autriche, refusèrent de se présenter. Bonaparte alors, se fondant sur l'acceptation de l'arbitrage et sur les anciens traités, condamna les Grisons par défaut, déclara les Valtelins libres, et leur permit de se joindre à la Cisalpine. Cette sentence, fondée en droit et en équité, fit une vive sensation en Europe. Elle épouvanta l'aristocratie de Berne, réjouit les Vaudois, et ajouta à la Cisapline une population riche, brave et nombreuse3.» Bonaparte, nommé plénipotentiaire à Rastadt pour y traiter de la paix avec l'Empire, adressa une proclamation aux Italiens, dans laquelle il leur faisait ses adieux, et leur donnait ses derniers conseils :
«Nous vous avons donné la liberté, sachez la conserver.... pour être dignes de votre destinée ne faites que les lois sages et modérées; faites-les exécuter avec force et énergie, favorisez la propagation des lumières, et respectez la religion. Composez vos bataillons, non pas de gens sans aveu, mais de citoyens qui se nourrissent des principes de la république, et soient immédiatement attachés à sa prospérité. Vous avez en général besoin de vous pénétrer du sentiment de votre force et de la dignité qui convient à l'homme libre : divisés et pliés depuis des siècles à la tyrannie, vous n'eussiez pas conquis votre liberté, mais sous peu d'années, fussiez-vous abandonnés à vous-mêmes, aucune puissance sur la terre ne sera assez forte pour vous l'ôter. Jusqu'alors, la grande nation vous protégera contre les attaques de vos voisins; son système politique sera uni au vôtre....»
Cette proclamation fit un effet prodigieux en Suisse. L'enthousiasme des pays sujets ne connut plus de bornes. Chacun d'eux voyait dans Bonaparte le protecteur de la liberté, de l'ordre et de la religion. «Bonaparte traversa rapidement le Piémont pour se rendre par la Suisse à Rastadt. Des fêtes magnifiques, des présents pour lui et sa femme étaient préparés sur la route. Les princes et les peuples voulaient voir ce guerrier si célèbre, cet arbitre de tant de destinées. A Turin, le roi avait fait préparer des présents afin de lui témoigner sa reconnaissance pour l'appui qu'il en avait reçu auprès du Directoire. En Suisse, l'enthousiasme des Vaudois fut extrème pour le libérateur de la Valteline. A Lausanne, le 23 novembre, des jeunes filles, habillées aux trois couleurs, lui présentèrent des couronnes4. Partout était inscrite cette maxime si chère aux Vaudois : Un peuple ne peut être sujet d'un autre peuple. Bonaparte voulut voir l'ossuaire de Morat; il y trouva une foule de curieux empressés de le suivre partout. Le canon tirait dans les villes où il passait5.» Les gouvernements de Berne et de Soleure lui décernèrent des honneurs moins empressés qu'il déclina froidement. Il se montra plus affectueux envers Bâle, où il reçut un brillant accueil. Arrivé à Rastadt, il fit sur le champ prendre aux négotiateurs français l'attitude qui convenait à leur mission et à leur rôle, et après avoir échangé les ratifications du traité de Campo-Formio, il résolut de partir pour Paris. «Il ne voyait rien de grand à discuter à Rastadt, dit Mr Thiers, et surtout, il prévoyait les longeurs interminables, pour mettre d'accord tous ces petits princes allemands.» On s'étonna qu'il n'y eût aucune stipulation dans ce traité relative à la Suisse, et que le maintien de son existence ne reçût aucune garantie. Ce silence significatif après la réunion de la Valteline à la Cisalpine devint bientôt menaçant par les procédés de l'ambassade française.
Barthélemy, cet ambassadeur de la Convention, qui dans les plus mauvais temps de la Terreur, avait protégé les Cantons, et ne les avait pas oubliés lorsqu'il fut appelé au Directoire, fut remplacé dans son ambassade par Bacher, qui déjà, dans l'été de 1797, demandait impérativement aux Cantons le rappel de tous leurs exilés. Bientôt après, en septembre, le chargé d'affaires, Mengaud, arrive à Bâle, affecte la meilleure intelligence avec les mécontents, se rend à Berne, et remet à l'avoyer Steiguer une note, dans laquelle le Directoire exigeait impérativement l'éloignement de l'envoyé anglais, Mr Wickham, attendu que la mission de ce ministre n'avait d'autre but que de favoriser les menées des émigrés contre la France. Mr Wickham, sentant sa fausse position, quitte la Suisse sous le prétexte d'un voyage. Cependant le gouvernement bernois voit l'orage qui le menaçait; il veut le conjurer avec de l'or, et envoie MM. Tillier et Moutach à Paris. Mais ces députés, longtemps éconduits, reçoivent leurs passeports et sont brusquement renvoyés. Enfin, pour combler la mesure, les troupes françaises entrent inopinément dans l'Erguel, et, en vertu d'un article du traité de Campo-Formio, prennent possession de cette partie de l'Evêché de Bâle.
Cependant, les exilés Vaudois à Paris, voyant que Berne répondait par des menaces et des violences aux demandes les plus légitimes de leurs sujets, qu'il niait les droits et les privilèges dont le Pays de Vaud avait joui naguère, ces exilés crurent que leur patrie n'avait d'autre ressource que dans l'appui du gouvernement français. Alors, à la fin de novembre 1797, de concert avec des réfugiés fribourgeois, ils se réunissent, au nombre de vingt-deux, à Fréderic-César Laharpe, et présentent une pétition au Directoire pour réclamer la garantie de la France, telle qu'elle avait été fixée par le Traité de Lausanne de 15646. Cette garantie de la France, alléguaient les pétitionnaires, comprend la garantie des privilèges des Vaudois, et comme celle-ci avait été renouvelée par la traité de Soleure, conclu en 1777 entre la France et la Suisse, le gouvernement français peut exiger de Berne et de Fribourg qu'ils rendent au Pays de Vaud ses privilèges, dont le plus important consiste à être régi et protégé par une Assemblée Nationale Représentative, appelée Les Etats.
Cette démarche fut accueillie avec empressement; car il entrait dans la politique du Directoire de s'entourer de pays dévoués aux principes de la révolution française, et de renverser les aristocrates de la Suisse, dont les sympathies étaient pour l'ancien régime, et la haine pour les institutions de la France républicaine. Déjà au nord, la Hollande, transformée en République Batave, avait adopté la constitution française; Gênes, désormais République Ligurienne, et les autres états du nord de l'Italie, aujourd'hui République Cisalpine, couvraient l'est de la France, et les petits états frontières du Rhin traitaient avec la France à Rastadt. Mais ces brillants résultats de la campagne de Bonaparte en Italie restaient compromis, si la France continuait à voir cinquante lieues de ses frontières exposées aux intrigues des émigrés, des royalistes, des prêtres, et d'une foule d'adversaires de toutes nuances, accueillis et protégés par les aristocrates de la Suisse. Le Directoire accueillit donc la demande des Vaudois exilés, et chargea le ministre Talleyrand d'examiner le traité de 1564, entre le duc de Savoie et Berne, ainsi que la garantie donnée à ce traité par le roi Charles IX, le 26 avril 1565, enfin, le traité de 1777, entre la France et la Suisse. Mr de Talleyrand trouva que la garantie de la France subsistait, non-seulement par l'acte signé par Charles IX, mais encore, par la considération que la France, entrée en possession des droits du duc de Savoie, avait le droit de maintenir les Vaudois dans leurs droits et privilèges. En conséquence, le Directoire, le 8 nivose an VI (18 décembre 1797), prenait l'arrêté suivant :
Le Directoire Exécutif, ouï le rapport du Ministre des Relations Extérieures :
Arrête, qu'il sera déclaré par le Ministre de la République Française près les cantons Helvétiques, aux gouvernements de Berne et de Fribourg, que les membres de ces gouvernements répondront personnellement de la sûreté individuelle et des propriétés des habitants du Pays de Vaud qui se seraient adressés, et pourraient s'adresser encore à la République Française pour réclamer en exécution des anciens Traités, sa médiation, à l'effet d'être maintenus ou réintégrés dans leurs droits.
Le Ministre des Relations Extérieures est chargé de l'exécution du présent arrêté, qui ne sera pas imprimé.
8 nivose an VI.
Barras, président.
L. M. Laréveillère-Lépeaux.
Cet arrêté fut un événement immense pour le Pays de Vaud. Il eut un long retentissement dans la Suisse entière. Dans le Pays de Vaud, les loges maçoniques, les cercles, les auberges, les cabarets, prirent aussitôt un caractère politique, et devinrent autant de centres d'action, où l'on discutait les moyens, non point d'obtenir l'indépendance, on n'osait y songer, mais d'obtenir, enfin, la reconnaissance des droits du pays, et la convocation des Etats. Berne, dans ce moment suprême, pouvait encore sauver, non point, il est vrai, les privilèges de quelques-unes de ses familles privilégiées qui règnaient arbitrairement sur un tiers de la Suisse, mais, au moyen de larges concessions, elle pouvait sauver la Suisse, conserver le premier rang dans la Confédération, et s'attacher ses peuples romands et allemands. Si Berne, dit un historien, dont les sympathies ne sont rien moins que révolutionnaires, «si Berne avait été assez magnanime pour émanciper le Pays de Vaud, et Zurich assez sage pour accorder à temps une amnistie, et consentir à une constitution libérale; si l'on avait écouté les voeux légitimes des Bailliages-Communs, et recherché leur affection; en un mot, si les chefs du pays s'étaient inspirés d'une foi généreuse dans leurs peuples non séduits encore, au lieu de se confier dans les artifices d'une diplomatie méticuleuse, ils auraient commandé le respect au héros du siècle, et sauvé la Confédération dans son existence, consacrée par cinq siècles7.»
Mais il n'en fut point ainsi, les Conseils de Berne, entraînés par l'avoyer Steiguer, rejetaient les sages avis du trésorier Frisching; ils repoussaient avec un orgueil dédaigneux toute concession, et envoyaient leurs députés à la Diète d'Arau, qui, selon eux, devrait rallier à leurs souverains légitimes tous leurs sujets égarés. Mais cette Diète n'osa prendre aucune décision digne des vieux suisses dont elle invoquait le souvenir; elle crut sauver la Confédération, en ordonnant une vaine et intempestive cérémonie. «La Diète, le 2 janvier, prêtait serment d'union et de fidélité aux alliances et aux engagements réciproques;» elle publiait une proclamation «pour engager chacun des bourgeois, ressortissants et habitants de l'Helvétie, à sacrifier sa personne, son sang et son bien, pour le soutien de l'Union Helvétique, pour le maintien de la religion, pour la protection de la sûreté publique, des personnes et des propriétés.»
Cependant, l'impulsion était donnée dans le Pays de Vaud. Même les Conseils des villes, aristocrats par leur organisation, étaient entraînés par le torrent. Ainsi on vit le Deux-Cent de Lausanne recevoir, le 2 janvier, une pétition qui le forçait à prendre une couleur :
Les bourgeois et habitants de la ville de Lausanne aux T. H. les seigneurs du Conseil du Deux-Cent de Lausanne.
Les signataires de la requête que nous avons l'honneur de présenter à vos nobles seigneuries, les prient de vouloir bien se joindre à eux pour appuyer et solliciter l'obtention de leur demande, ce qui rendrait leur démarche encore plus légale, un des objects de leurs voeux; et pour sauver toute fâcheuse interprétation à la démarche que les signataires ont l'honneur de faire auprès de V. S. pour leur prouver que sans aucune vue particulière, leur unique but est le bien de la patrie, et dès-lors leur aversion pour tout ce qui pourrait porter la moindre atteinte à la sûreté des individus, de quelque sentiment et de quelque nation qu'ils puissent être, et des propriétés de quelque nature qu'elles soient. Les soussignés supplient V. S. de les regarder dès ce moment comme à l'entière disposition du Magistrat, pour concourir avec lui au maintien de l'ordre et de la sûreté; et dans la ferme espérance qu'elles acquiesceront à leur demande, ils forment les voeux les plus ardents pour leur constante prospérité.
La pétition à LL. EE. était conçue en ces termes :
Illustres, Hauts et Puissants Seigneurs !
Les soussignés, très-humbles serviteurs de VV. EE., convaincus de vos sentiments de bienveillance envers eux, prennent la liberté de vous exposer que personne ne pouvant présenter les griefs du peuple Vaudois que les délégués, que ce même peuple aurait nommés à cet effet, requièrent respectueusement :
Que les Etats du Pays de Vaud, dans lesquels on comprendrait les députés de Lausanne, soient convoqués sans délai pour être entendus sur les griefs qu'ils auraient à faire ouïr au nom du peuple. — Ou, ce qui serait plus conforme aux circonstances présentes, et au désir des signataires, que l'on convoquait les députés qui seraient nommés par tous les bourgeois des villes et des communautés du Pays de Vaud, aux mêmes fins ci-dessus mentionnées.
Dans cette douce espérance, les soussignés se répandent en voeux fervents pour la prospérité de VV. EE. et le salut de l'Etat.
Cette pétition était renvoyée à l'examen d'une commission, qui, dans une séance suivante, proposait au Conseil de présenter à LL. EE. une requête, tendant à la convocation des Représentants du Pays de Vaud.
Cependant, le deux janvier, une Haute-Commission, composée du trésorier de Gingins, du général de Graffenried et du colonel Sinner, arrivait de Berne, et le même jour se rendait dans la séance du Deux-Cent, où le trésorier de Gingins «prononçait un discours très-gracieux, dit le protocole de la séance du Deux-Cent, dans lequel il faisait connaître la satisfaction que le Souverain ressentait de notre fidélité et de notre attachement inviolable, et assurait qu'il était disposé à ne point séparer le bonheur et les intérêts de la ville de Lausanne, des siens même.» — «Le Seigneur bourgmaître de Saussure de Boussens répondait, en assurant les seigneurs députés de nos sentiments de dévouement dont cette ville et ses habitants ont toujours donné des preuves, en ajoutant que dès que les temps seraient plus tranquilles et plus favorables, ils se présenteraient devant LL. EE. pour réclamer de leur justice et de leurs bontés les privilèges et les droits que l'erreur, la faiblesse ou le temps, pouvaient avoir ou affaiblis, ou fait oublier.»
Les Haut-Députés se retirèrent sans donner aucun espoir.... Dès ce moment la révolution était faite, car il était évident que jamais Berne ne ferait la moindre concession.
A Nyon, à Rolle, à Morges, à Cossonay, à Payerne, à Moudon, à Aigle, à Orbe, dans toutes les villes, même mouvement qu'à Lausanne; des Comités s'organisent, font signer les pétitions, envoient des émissaires pour stimuler les campagnes. A Yverdon, le châtelain Junod présente au Conseil la demande suivante, au nom des bourgeois et des habitants de cette ville :
Les soussignés de la requête que nous avons l'honneur de présenter à ce Noble Conseil, les prient de vouloir bien se joindre à eux pour appuyer et solliciter l'obtention de leur demande, ce qui rendrait leur démarche plus légale, un de leurs voeux; et pour sauver toute fâcheuse interprétation à la démarche que les signataires ont l'honneur de faire auprès du Très-Noble Conseil d'Yverdon, pour lui prouver que, dans aucune vue particulière, leur unique but est le bien commun de la patrie; et dès-lors leur aversion pour tout ce qui pourrait porter la moindre atteinte à la sûreté des individus, de quel sentiment et de quelle nation qu'ils puissent être, et des propriétés de quelle nature qu'elles soient. Les soussignés supplient le N. C. de les regarder dès ce moment comme entièrement à la disposition du Magistrat, pour concourir avec lui, autant qu'il est en eux, au maintien de l'ordre et de la sûreté; et dans la ferme espérance qu'il acquiescera à leur demande, ils forment les voeux les plus ardents pour la conservation et la constante prospérité de tous les magistrats de cette cité.
Junod, châtelain.
A Vevey, le Conseil du Cent-Vingt s'assemble le 4 janvier, Mr Alexandre Perdonnet, ancien magistrat, présente la pétition, et prononce un discours dans lequel il lance l'anathème contre quiconque faiblirait dans une circonstance aussi décisive.
«Réunissons-nous, dit-il, pour une oeuvre si digne d'un peuple libre qui a le droit de réclamer contre ses abus. Méritons ainsi les bénédictions de nos enfants, de nos neveux, qui maudiraient un jour notre mémoire, si nous laissions échapper cette occasion de recouvrer un bien légué par nos ancêtres. S'il était parmi nous quelqu'un de timide ou d'influencé, qu'il se souvienne que des vues d'intérêt personnel doivent plier contre l'intérêt général qui l'emportera. Oui! il l'emportera; malheur alors aux ennemis de la patrie! malheur à ceux qui, par une lâche complaissance, voudrait fermer les yeux sur les arrestations arbitraires et clandestines qui ont eu lieu, sur les exactions multipliées des péages, sur les insultes personnelles, sur les préférences mal placées; malheur enfin aux traitres qui oublieraient que nous sommes Suisses.... Je demande, Messieurs, qu'on décide que le Cent-Vingt, à l'imitation de la ville de Lausanne, concoure à présenter au Souverain, l'humble pétition que j'ai l'honneur de présenter sur le bureau, tendante à obtenir la liberté de s'assembler en Communauté Générale, afin de consulter le peuple sur le redresssement de ses griefs, etc.»
Dans toutes les villes les pétitions étaient couvertes de signatures. A Lausanne, le Cercle des jeunes négociants se constitue en permanence et devient le centre du mouvement. Les jeunes gens de Vevey craignant que des partisans de Berne ne s'emparent du château de Chillon, forment le dessein de l'occuper. Mais pour ne point engager une lutte, ils allèguent qu'on faisait des amas d'armes et de munitions de guerre dans ce château, et, sous ce prétexte, demandent au bailli Berseth, et obtiennent de lui, la permission de visiter Chillon. Ils y pénètrent en armes, fraternisent avec les vétérans qui formaient la garnison de ce château, et s'en emparent. De leur côté, les Lausannois, secondés par la magistrature, organisent une Garde Nationale, occupent tous les postes, placent des factionnaires aux portes des clochers pour empêcher le tocsin, et, pendant la nuit, envoient des patrouilles dans les environs. Les Conseils des autres villes suivent l'exemple de Lausanne, et se joignent aux pétitionnaires. Les Conseils de Morges, en rappelant qu'ils avaient par amour de la paix abandonné la question de l'impôt des routes, en 1791, alors que la Suisse était menacée, envoient la requête suivante :
Les Conseils de Morges avaient eu l'honneur ci-devant de présenter à VV. EE. une demande, dont l'objet était commun à tous leurs chers compatriotes. Bientôt les agitations survenues dans les pays environnants, les engagèrent à en suspendre le cours; ils attendaient le retour du calme pour la reprendre et pour y joindre différents griefs, dont la réforme paraissait indispensible à la paix et au bonheur de leur patrie.
Aujourd'hui, Illustres Seigneurs, leur pays semble se prononcer, et élève la voix vers vous; ils se hâtent donc d'y joindre celle de leur ville, et VV. EE. daigneront l'entendre, tant est essentiel le concours de toutes les volontés.
Mais les abus qui se sont glissés dans différentes parties de l'administration, les changements nécessités d'ailleurs par ceux que le temps apporte dans toutes les institutions humaines, et que commande en quelque sorte la marche de l'opinion, ces différents objets intéressent plus ou moins les divers membres du corps social; et comme ils ne peuvent être tous admis individuellement à présenter les réformes à faire, il est juste qu'ils le soient à nommer chacun dans sa commune un commis qui le fasse pour toute la commune. C'est là le but de cette respectueuse requête.
En conséquence, les Conseils de Morges sollicitent VV. EE. de vouloir promettre :
1o Qu'il se forme le plus tôt possible une Assemblée de députés de chaque communauté, nommés par tous les bourgeois et communiers des villes et communes du Pays de Vaud.
2o Que cette assemblée, après s'être occupée des abus et des changements à faire dans tout ce qui concerne l'administration du pays, les soumette à la sanction souveraine, afin que le résultat devienne loi constitutionelle de l'Etat.
Les Conseils, convaincus que VV. EE. sentiront, ils osent le dire, la nécessité de leur accorder cette juste demande, se répandent en voeux pour leur bonheur, ainsi que pour le salut et la prospérité de la patrie.
Cossonay s'adresse en ces termes à LL. EE. :
Les Conseils de Cossonay prennet la liberté de vous exposer avec un profond respect :
Que le mécontentement et l'agitation qui existent dans le Pays de Vaud, requièrent les moyens les plus prompts, et l'entière union de ses habitants, pour en arrêter les progrès.
Diverses villes de son voisinage ont déjà manifesté à VV. EE. leur désir pour la convocation d'une Assemblée de députés du Pays.
Les Conseils de Cossonay s'empressent de vous faire parvenir les réclamations de leur ville à ce sujet, en vous suppliant humblement de prendre dans votre sagesse des mesures efficaces pour la prompte convocation dans le pays, d'une Assemblée de ses Représentants, afin que chacun puisse par leur organe Vous faire entendre ses doléances, obtenir de Votre justice le redressement de ses griefs, la satisfaction due à ses plaintes, et les changements désirables dans l'adminsitration des affaires du pays.
Ils estiment que cette Assemblée, sous les auspices de VV. EE. peut prévenir les maux dont leur patrie est menacée. Ils attendent avec confiance l'effet de vos promesses réitérées et récentes, de contribuer autant qu'il sera en vous à son bonheur.
Tandis que les patriotes stimulaient les campagnes pour les engager à signer les pétitions, organisaient des comités, et prenaient, surtout à Lausanne, les mesures les plus actives pour maintenir l'ordre et réprimer les excès auxquels des gens sans aveu voulaient se livrer sous le masque du patriotisme, Berne annonçait à ses sujets que le serment décrété le 5 janvier par la Diète, serait prêté dans le Pays de Vaud :
Nous, L'Avoyer, etc. assurons tous nos chers et féaux bourgeois et ressortissants de notre gracieuse bienveillance et leur faisons savoir :
Depuis quelque temps on cherche à vous rendre mécontents de votre sort et à nous priver de votre affection, dans le but de renverser une constitution sous laquelle, depuis près de trois siècles, vous vivez heureux.
L'activité que les malveillants mettent à leurs démarches, et les moyens insidieux dont ils se servent pour vous faire désirer un nouvel ordre des choses, et pour semer chez vous des doutes sur notre fermeté à vous garantir des malheurs inséparables de toute révolution, nous ont déterminés à vous assembler pour prononcer votre voeu général, et pour prêter avec nous le serment solennel qui nous lie tous ensemble. Il sera d'autant plus solennel aujourd'hui, ce serment, que, dans le même moment, tous les Etats de la Suisse renouvellent, à la face de Dieu, leur union, leur antique Confédération, et leur promesse de défendre notre sainte religion, notre commune patrie, notre constitution, notre liberté, notre indépendance, contre tous ceux qui voudraient y porter atteinte par des entreprises révolutionnaires dans le pays ou par des réclamations d'influences étrangères. Nous vous déclarons par les présentes notre ferme et invariable résolution d'employer, avec l'aide du Tout-Puissant, tous les moyens qui sont en notre pouvoir pour vous préserver, vous, vos femmes, vos enfants et vos propriétés, des malheurs innombrables du désordre et de l'anarchie. Vous avez toujours été attachés à vos devoirs envers la patrie et envers nous. Votre loyauté et votre constance, dignes du nom Suisse, ne seront point ébranlées dans ce moment. Vous vous joindrez à nous et vous concourrez à nos efforts.
Vous savez que votre bonheur a toujours fait l'objet de tous nos soins. Nous ne cesserons jamais de nous occuper à le porter à sa perfection, autant que toute chose humaine peut y parvenir; et nous recevrons toujours avec plaisir l'expression de vos désirs, lorsqu'ils nous seront présentés d'une manière légale.
Donné en notre conseil souverain, le 5 janvier 1798.
Chancellerie de Berne.
Cependant, le gouvernement bernois allait plus loin encore. «Il décidait que le 10 janvier le Pays de Vaud prendrait les armes pour se lier de nouveau à son souverain par un serment réciproque.» «Soudain, dit Mr de Rovéréa, mille artificieuses intrigues sont mises en jeu pour empêcher que la réunion ordonnée des corps civils et militaires ait lieu, des libelles sont répandus avec profusion dans les campagnes, et enfin, le 10 au matin, passe un courrier supposé, dépêché par le Résident de France à Genève, portant avis d'un décret du Directoire, lequel se trouva être faux, prononçant bannissement perpétuel contre tout habitant du Pays de Vaud qui prêterait le serment requis. Les bonnes dispositions des hommes les mieux pensants furent ébranlées, par l'apparence de vérité dont on sut colorer cette nouvelle. La révolution fut ainsi sur le point de s'accomplir; c'en était fait, si le serment eut été généralement refusé8...»
La nouvelle de cette mesure répand l'alarme chez les patriotes. «Le 9 au soir9, il y a, à cette occasion, une assemblée du peuple à l'Hôtel-de-Ville de Lausanne. On veut empêcher le Conseil de prêter le serment. La discussion s'anime; elle menace d'être orageuse; enfin, on observe qu'il ne faut point s'effrayer de ce serment, car il ne saurait être obligatoire, qu'autant que le gouvernement actuel reconnaîtrait nos droits. Cette réflexion détermine l'assemblée à laisser le Conseil prêter le serment. Mais, le Conseil de Nyon et de plusieurs villes, se refusent à cette démarche. Le 10, les patriotes de Lausanne, craignant le choc des passions qui se heurtaient, et désirant surtout de maintenir l'ordre et la tranquillité, font doubler les postes de la garde nationale... Les assemblées des pétitionnaires continuent à se tenir au Cercle des jeunes négociants10. On veut convoquer une assemblée populaire, mais on en craint les suites; et par sagesse, on se détermine à remettre les intérêts communs entre les mains d'un Comité, qui sera en permanence, et dont les membres seront choisis parmi les réclamants. Cette résolution se prend le 10 janvier, jour du serment, et l'on nomme aussitôt deux commissions, l'une, pour organiser le Comité, l'autre, pour préparer un local propre aux assemblées des pétitionnaires et à celle du Comité. — Le Comité des pétitionnaires, sous le nom de Comité de Réunion, commence ses séances le 12 janvier, et bientôt de semblables comités se forment dans d'autres villes du pays, et correspondent avec celui de Lausanne. — Ce dernier entre de plus en correspondence avec l'état de Bâle qui s'est démocratisé et détaché du Corps Helvétique. — Le commune de Begnins, et quinze communes du district de Morges, présentent aussi leurs pétitions et se montrent très-bien disposées pour la conquête de la liberté.» Sur les trente bataillons dont était composée la milice du Pays de Vaud, vingt-quatre étaient réunis le 10 janvier, pour la prestation du serment, mais en général, ces bataillons ne présentèrent que des rangs clair-semés, les patriotes s'étant abstenus de prendre part à cette cérémonie.
Tandis que ce succès apparent rendait la confiance au parti de la résistance, on commençait à parler de la prochaine arrivée, en Savoie, de Masséna, à la tête de sa division de l'armée d'Italie. Informée de cette nouvelle, la Haute-Commission donne l'ordre à trois compagnies d'infanterie de former un cordon sur l'extrême frontière du Pays de Gex, et envoie le major de Rovéréa demander au général Pouget, commandant militaire du département de l'Ain, quel était le but de la marche de l'armée française. Le Comité de Réunion fait suivre Mr de Rovéréa par des émissaires qui, arrivant en même temps que lui auprès du général français, à Carouge, non-seulement l'entravent dans sa mission, mais obtiennent son renvoi à la frontière Suisse.
Cependant, les Conseils de Nyon envoyaient une députation demander à la Haute-Commission bernoise le licenciement des trois compagnies formant le cordon de la frontière. «Cette députation eut l'art de faire licencier cette petite troupe... Même,» ajoute avec douleur Mr de Rovéréa, «nos signaux d'alarme étant chargés, on eut la lâche condescendance de les décharger, pour complaire à cette même faction de traîtres, qu'on aurait dû contenir au lieu de s'en laisser intimider. On vit alors d'aveugles fanatiques être atteints d'une sorte de frénésie qui leur montrait les honneurs du martyre, s'ils pouvaient s'immoler pour opérer la destruction, que dans leur délire, ils appelaient la régénération de leur patrie... Leur marche n'était par aisée, mais ils furent tellement secondés par la faiblesse, par l'irrésolution, par l'inaction des agents du gouvernement, que, bientôt, ils se virent en mesure de proférer ouvertement la menace d'appeler à eux l'armée française, si on leur résistait, et, au contraire, de s'opposer à son entrée si l'on adhérait au contenu de leurs pétitions11.»
Ce passage de Mr de Rovéréa est important. Il démontre qu'il n'entrait point dans les plans des patriotes d'appeler l'armée française dans le Pays de Vaud; que, loin de là, ils s'opposeraient à l'entrée des Français, si LL. EE. accordaient ce que les Vaudois demandaient dans leur pétitions.
Mais l'oligarchie bernoise était frappée d'aveuglement; elle était trompée par les renseignements que de dangereux amis lui transmettaient sur l'état de l'opinion publique dans le Pays de Vaud; elle était entraînée dans l'abîme par l'aveugle opiniâtreté de l'avoyer Steiguer. Aussi, malgré les protestations réitérées de la minorité du Deux-Cent de Berne, la majorité de ce conseil souverain ordonnait la mobilisation de vingt compagnies de milices allemandes, et la mise de piquet de toute l'armée de la république. Le Deux-Cent faisait préparer des vivres et des fourrages à Morat, à Avenches et à Payerne, que les troupes des bailliages allemands devaient occuper, tandis que les bataillons vaudois, sur lesquels on pouvait compter, seraient réunis à Yverdon. Le baron d'Erlach de Spietz était appelé au commandement de l'armée, et revêtu de pouvoirs illimités comme Haut-Commandant du Pays de Vaud. En même temps que ces nouvelles parvenaient, le 14 janvier, au Comité de Réunion de Lausanne, les baillis publiaient la proclamation du 12 janvier, par laquelle LL. EE. promettaient l'indulgence aux sujets égarés, et appelaient les Vaudois à prendre les armes pour faire respecter l'indépendance de l'Etat de Berne, et à la défendre si elle était menacée par l'étranger.
Dans ces entrefaites, des représentants de la diète d'Arau arrivent à Lausanne le 15 janvier, et annoncent en ces termes au Pays de Vaud le but de leur mission :
Nous, les Représentants Helvétiques, Jean Conrad Wyss, Grand-Tribun et du Conseil du Louable canton de Zurich, et Charles de Reding, ancien landammann et du Conseil du Louable canton de Schwytz, n'avons rien de plus empressé que de faire connaître à tous les habitants du Pays de Vaud, que le principal but de notre mission est de contribuer à tout ce qui tend à affermir le bonheur de notre commune patrie, et à maintenir son repos et à sa tranquillité.
La Diète extraordinaire d'Arau nous ayant chargés de cette mission importante, vient de donner une preuve indubitable qu'elle prend un intérêt vif et sincère à toutes les parties qui la composent, et c'est à cet égard surtout que Nous espérons que tous les habitants de cette heureuse contrée s'uniront à Nous pour concourir au même but, et Nous mettront ainsi en état de féconder leurs voeux, par la conviction où ils doivent être, que leur bonheur particulier est inséparable de la félicité commune.
Comme nous nous flattons d'ailleurs que le succès de notre mission sera efficacement secondé par les assurances solennelles que l'Etat de Berne, notre cher et fidèle allié, vient de donner à tous ses ressortissants du Pays de Vaud, de l'empressement avec lequel il recevra l'expression de leurs désirs, présentés d'une manière légale; c'est en se conformant à cette déclaration paternelle, et en évitant le choc dangereux des opinions, résultat nécessaire des écrits volants qui se succèdent sans cesse, que les habitants du Pays de Vaud nous donneront la marque la plus précieuse de leur confiance, que nous chercherons à mériter par nos efforts constants pour le bien de la patrie, et par l'observation fidèle de tous nos devoirs.
Lausanne, 15 janvier 1798.
Hirzel,
Secrétaire de légation.
Cependant, le baron d'Erlach refusait le commandement, et était remplacé par le colonel de Weiss, bailli de Moudon. «Le choix de Mr de Weiss, dont la réputation littéraire, observe Mr de Rovéréa, quelques actions au-dessus du commun dans les diverses carrières qu'il avait parcourues, une sorte de vogue populaire dont son imagination lui exagérait l'importance, donnèrent à quelques personnes l'espoir d'efforts sublimes, même de prodigues, pour soustraire la chose publique au naufrage qui la menaçait12.» Mr de Weiss s'annonçait ainsi au Comité de Réunion :
Nous, le général en chef des troupes du Pays de Vaud, muni de pleins pouvoirs de Leurs Excellences du Conseil Souverain, à Vous, Messieurs, intitulés Comité de Lausanne : amiable salut!
En conséquence de divers avis, qu'il existe un projet de s'emparer du château de Lausanne dans la journée : nous venons vous déclarer formellement, qu'un tel attentat ne pourrait être considéré que comme un acte de haute trahison, de rebellion ouverte, et une provocation à la guerre civile.
Vous répondrez sur vos têtes envers le Souverain et envers ce peuple, que vous dirigez si dangereusement, de toute part que vous pourriez prendre à cette entreprise, et de toutes les suites funestes qu'elle entraînerait probablement. Vous connaissez quelques circonstances. Je devrais les connaître toutes, et je puis vous assurer sur mon honneur, que vous n'êtes dans la route, ni de la prudence, ni du bien public. — Soyez intimément persuadés, Messieurs, que mon principal motif, en acceptant cette charge de commandant en chef, n'a pu être que le désir ardent de contribuer à la sûreté et félicité publiques. Je vous invite très-amicalement à me juger sur mes principes connus, et une longue suite de procédés, qui m'ont mérité la confiance de divers partis, et même la bienveillance marquante de l'autorité externe dont vous recherchez le suffrage aujourd'hui.
Agrées mes voeux les plus sincères et l'assurance d'un véritable dévouement à vos vrais intérêts; je parle ce ceux de votre public, et non de celui de quelques individus qui le sacrifient par erreur, vengeance, ambition ou orgueil.
Lausanne, 17 janvier 1798. Dix heures du matin.
de Weiss,
Bailli de Moudon.
Cette proclamation ne resta point sans réponse, Mr Louis Cassat, de Lutry, ancien rédacteur d'un journal royaliste et satirique, publié à Paris avant la Terreur, et intitulé : Journal de la Cour et de la Ville, prêtait sa plume spirituelle au Comité de Réunion, dans la lettre qu'il addressait au général bernois :
Notre étonnement, Mr le général, à la lecture de votre lettre, n'a pu être égalé que par notre indignation. Des menaces seront-elles donc toujours la réponse qu'obtiendront des réclamations aussi justes que modérées? ou ceux qui nous gouvernent voudraient-ils, en accumulant les provocations, nous forcer de sortir de la ligne que nous nous étions tracée?
Vous nous rendez responsables des suites d'une démarche à laquelle, sans nos conseils, le peuple, sur de trop justes craintes, aurait pu se porter. Vous nous parlez d'échafaud! sommes-nous dont reportés à ces siècles de barbarie, où un peuple entier tremblait au seul mot d'un tyran? Est-ce vous, Mr le général, ou est-ce le colonel de Weiss, qui nous tient ce langage? Après avoir défendu avec éclat la cause de l'humanité, vous arrêteriez-vous à la voix de votre intérêt personnel. Ce qui vous paraissait légitime en France, deviendrait-il en Suisse un crime de haute trahison? et celui qui applaudissait avec tant de complaisance au supplice d'un monarque idiot13, doit-il couvrir d'un voile inviolable et sacré les abus d'un gouvernement, parce qu'il tient du hasard de sa naissance le droit d'en faire partie?
Vous nous parlez des forces militaires qui vous sont confiées! mais ces cohortes dont vous nous menacez, ne seront-elles pas composées de nos compatriotes? C'est donc des frères que vous voulez armer contre des frères! Et c'est vous, Mr le général, qui, du haut de votre donjon de Lucens, donnerez le signal du carnage, et allumerez les flambeaux de la guerre civile!
Vous nous accusez d'organise la rebellion et de diriger dangereusement un peuple crédule. Peut-être, si vous eussiez daigné consulter la voix des personnes ou des autorités appelées à suivre de plus près toutes nos démarches, auriez-vous quelques regrets d'avoir trop écouté les clameurs de la calomnie, et d'avoir appelé la hache des licteurs du despotisme sur ceux même qui n'ont cessé de réclamer le respect de l'ordre, la sûreté des personnes et l'obéissance aux lois.
Invités par les suffrages d'un grand nombre de nos concitoyens à les guider dans la carrière de la liberté, nous n'avons accepté une place si dangereuse, que pour maintenir dans cette cité le calme et la tranquillité, en comprimant les effets de cette fermentation sourde, que des préparatifs de rigueur excitent, et que l'appareil militaire, déployé si imprudentement, pourra porter à l'exaspération.
Il faut avoir le courage de le dire. Pour tout prix de notre dévouement à la chose publique, trop souvent nous n'avons recueilli que d'outrageants murmures, ou des calomnies atroces. Nos démarches les plus pures ont été empoisonnées, et l'on a osé nous traiter de désorganisateurs et d'anarchistes, nous qui n'avons pas cessé un instant de lutter contre la désorganisation et l'anarchie.
Quels pourraient donc être nos torts à vos yeux, Mr le général? Serait-ce d'avoir prononcé avec énergie notre voeu, pour que l'empire des lois remplace enfin celui des hommes? Serait-ce, après l'engourdissement d'un long sommeil, d'avoir enfin levé la tête et reclamé avec respect, mais avec force, les droits trop longtemps méconnus que nous avaient accordés les anciens Helvétiens, et qui nous ont été garantis par une puissance amie et protectrice; si tel est notre crime. il fallait en convenir avec franchise, et ne pas nous calomnier, afin de mieux nous assassiner.
Mais dussent nos noms être gravés les premiers sur ces tables sanglantes de proscription, dressées par la vengeance, et où la vertu seule a le droit d'être inscrite; dussions-nous voir tomber sur l'échafaud, comme on nous en menace, nos têtes dévouées, nous n'abandonnerons point notre poste, tant que nous y serons retenus par le sentiment des dangers de la patrie et le suffrage de nos commettants et du magistrat. Forts de leur approbation et de celle de notre conscience, notre âme est inaccessible à la crainte, et nous planons au-dessus de ces lâches terreurs qui glacent le coeur des suppôts de la tyrannie.
Prenez-y garde, cependant, le sang des martyrs de la plus juste de causes, féconderait le sol même qui en serait arrosé. La liberté, comme on l'a dit du grand Pompée, n'aurait qu'à frapper du pied pour faire sortir de terre de nouvelles légions qui dévoreraient à l'instant ses vils oppresseurs.
Voici une fois pour touts notre profession de foi. — Dépositaires des intérêts les plus chers et les plus sacrés, nous continuerons à les défendre au péril de nos jours. Placés entre la tyrannie et l'anarchie, nous combatterons ces deux hydres avec un courage égal. Et c'est en remplissant avec fermeté cette tâche pénible que nous saurons concilier ce que nous devons à nous-mêmes et à la mission honorable dont nous nous trouvons chargés.
Nous espérons, Mr le général, en vous priant de nous dispenser de répondre aux personnalités dont vous nous honorez. Vos injures ne peuvent atteindre des citoyens uniquement dévoués aux grands intérêts de la patrie, et toujours disposés à l'obéissance quant l'autorité cessera d'être oppressive. Nous nous bornons à vous engager à mettre en pratique pour vous-même, les règles équitables que vous prescriviez jadis aux illustres malheureux que le destin charge de gouverner les peuples et non de les asservir.
Imprimé par ordre du Comité de Réunion.
Debons, président.
Bientôt paraissait une nouvelle proclamation du général de Weiss. Celui-ci annonçait qu'il réunerait à Yverdon deux bataillons d'infanterie, une compagnie de dragons, et la compagnie de carabiniers du major Pillichody, et qu'il se disposait à faire occuper Lausanne par l'élite du régiment de Morges, pour commencer ses opérations contre les villes insurgées.
Dès aujourd'hui, comme Commandant en Chef du Pays de Vuad, et en vertu de mes pleins pouvoirs illimités, je décrète que la patrie est en danger; je mets tout le Pays de Vaud sous le régime militaire, pour tout ce qui concerne la tranquillité et sûreté publiques (les autorités civiles et constitutionnelles ayant prouvé qu'elles ne sont pas en force).
Nous ordonnons qu'en toute commune, les trois premiers militaires en grade établiront une police exacte sur le maintien de l'ordre, le respect et la soumissions envers ses autorités; qu'ils s'opposent à tout rassemblement et exercise de pouvoirs non constitutionnels : en unissant les égards, la modération à la plus grande fermeté; en considérant les insurgés comme des frères égarés, qu'on aime, qu'on plaint, et desquels on ne demande que paix, sûreté, concorde; mais qu'on forcera à rentrer dans l'ordre s'ils s'y refusent.
Nous mettons pour l'avenir hors de la loi et protection civile, tout distributeur d'imprimés calomnieux et pamphlets incendiaires. Nous invitons tout vrai patriote dans toutes les communes à leur courir sus comme sur des empoisonneurs d'esprit public. S'il y a preuve et qu'ils soient maltraités, pourvu qu'il n'y ait pas mort ou fracture, nous permettons grâce; et à qui en arrêtera, récompense. Si cela concerne des étrangers, nous les ferons juger prévôtalement et suivant les circonstances et le droit militaire, ils courront risque d'être accrochés au premier arbre.
Nous invitons pressamment tous les Seigneurs Baillifs et autres autorités civiles, de seconder la police militaire sur cet objet important; de surveiller par des gardes particulières ou autrement, tous ces coureurs à pied et à cheval, les faire arrêter sur la moindre suspicion; à examiner leurs papiers, faire punir, rétrograder ou observer leurs démarches. Nous les invitons aussi à ne reconnaître, ni traiter avec aucune autorité que les constitutionnelles; ce qui n'exclut pas des communications conciliatoires, ni l'acceptation des pétitions présentées avec décence.
Dès aujourd'hui, ces autorités verbaliseront le moindre écart envers elles, et nous en ferons faire aussitôt le rapport : nous enverrons à leur appui, et si le Pays de Vaud ne suffisait pas, les Allemands qui veulent l'ordre, et ne partagent ni la peur, ni le délire, sont à la porte, et entreront au premier signal. Je serai soigneux de ne le donner que le plus tard possible. Nous ordonnons sous sévère responsabilité, aux chefs des cordons, ou autres autorités sur les frontières, d'éviter non-seulement tout acte anti-neutral, ou provocation quelconque envers les Français, mais d'être à l'affût des occasions de leur être utile ou agréable, et leur donner toutes les preuves de notre désir de paix et de bon voisinage.
Clubistes, insurgés et toutes les classes, le général vous invite, vous supplie au nom de ce que vous avez de plus cher, d'avoir compassion de vous-mêmes et de votre patrie, de ne pas accumuler sur votre têtes les remords et les vengeances de ce peuple, que vous égarez et conduisez à sa perte. Rapprochez-vous de nous, je promets de réunir tous mes soins pour obtenir une amnestie générale, présagée par la publication souveraine du 12 courant.
J'avais déjà l'ordre de trouver le moins de coupables possible. D'un côté, voilà ma main, la paix, la concorde, les réformes utiles et le salut de la patrie; de l'autre, voilà mon épée, la guerre civile et externe, la destruction du plus heureux des peuples, l'horreur de vos concitoyens, la mort sur vos têtes et la malédiction céleste sur vous et vos descendants. Choisissez!
Et vous, la presque généralité du public, vous, citoyens sages et bien pensants, vous laisserez-vous lâchement terrifier, et mener à la lisière par des bruits, des pamphlets, et quelques petites troupes de têtes fiévreuses et de pêcheurs d'eau trouble? Dites, nous ne voulons pas êtres révolutionnés, et vous ne le serez pas. Dites, nous ne voulons point que les Français entrent dans notre pays, et ils n'y entreront pas. Je vous invite tous à une démarche simple qui sera de la plus grande efficacité. A la vue de cette proclamation, que des vrais amis du peuple et de la patrie rassemblent aussitôt leurs communes, et qu'ils déciednt en peu de mots : qu'ils prient le Directoire français de nous laisser arranger nos difficultés nous-mêmes. Que cette décision soit aussitôt portée aux baillis, et nous saurons la faire valoir; fiez-vous à moi, honnêtes gens de toute classe; mes ennemis même s'y fient, et si on pouvait vous tromper par la suite, s'ils ne s'en suivait promptement des réformes utiles, je déclare ici solennellement que je deviens votre premier révolutionnaire.
A moi, camarades..... et nous nous en tirons.
Yverdon, le 23 janvier 1798.
de Weiss, général en chef.
Le Pays de Vaud présentait dans ce moment un singulier aspect. Les baillis, dans leurs châteaux, continuaient à présider leurs cours baillivales, à donner des ordres, enfin, à exercer un simulacre d'autorité, tandis que des comités révolutionnaires, dans les bailliages, s'emparaient du pouvoir, organisaient la force armée, et se mettaient en rapport avec les autorités communales des campagnes. A Lausanne, le Comité de Réunion siégeait en permanence au Cercle des jeunes négociants, transformé en un poste de Garde Nationale, recevait les députés des villes et des communes rurales, donnait des ordres et des directions aux divers comités du pays, instituait un Comité de surveillance, un Comité militaire, soutenait des rapports de tous les instants avec le bourgmaître et les Conseils de Lausanne. A Lausanne, cependant, la Haute-Commission bernoise, éperdue en voyant le pouvoir échapper à LL. EE., expédiait des ordres, aussitôt suivis de contr'ordres. A Lausanne, enfin, les Commissaires fédéraux faisaient, eux aussi, des proclamations, et, dans le moment même où règnait la plus complète anarchie, ils quittaient Lausanne et faisaient leurs adieux aux habitants du Pays de Vaud en leur disant : «Nous nous flattons que notre séjour aura produit sur vous l'impression et l'effet que nos Hauts-Commettants étaient en droit de se promettre de la preuve de l'intérêt vif et sincère qu'ils prennent au sort de cette contrée.» (Proclamation du 19 janvier.) Bientôt après, LL. EE. «fatiguées qu'elles étaient des lenteurs qu'éprouvait l'exécution des mesures ordonnées, s'en prenaient à la Haute-Commission, la rappelaient, et réunissaient ses pouvoirs à ceux du général de Weiss, dont l'activité ne resta pas moins engourdie.»
En effet, le conseil de la guerre expédiait à Mr de Weiss «l'ordre d'agir sans aucun délai avec les moyens qu'il avait en main; c'est-à-dire de rassembler sur-le-champ un corps de troupes pour s'opposer aux Français s'ils tentaient de franchir la frontière, et pour maintenir la tranquillité intérieure. Près de vingt mille hommes lui étaient subordonnées; il pouvait disposer d'approvisionnements considérables en blé; il avait la certitude d'être soutenu par toutes les milices du pays allemand, déjà en partie rassemblées.» (Rovéréa, Mém. I, 73). Cependant, les préparatifs militaires étaient poussés avec une certaine activité à Berne; le 20 janvier le Comité de Réunion était informé que trois cents chevaux d'artillerie étaient réunis à Guminen, que des troupes filaient sur Avenches, que l'on avait sorti de l'arsenal quarante-huit pièces d'artillerie et cinquante chars de munitions de guerre, que des bataillons de l'Emmenthal et de l'Oberland et un convoi de chevaux quittaient Berne et s'acheminaient sur le Pays de Vaud. Enfin, les députés des patriotes de Chavannes-le-Chêne, de Pâquis, de Rovray, d'Arissoules et d'Yverdon, annonçaient que le général de Weiss et les majors Pillichody et Rusillon avaient réussi à fanatiser la plupart des villages des bailliages de Grandson et d'Yverdon, et y continuaient leurs «trames liberticides.» Des citoyens de Sullens, de Mex, d'Orbe et de Romainmôtier, se présentaient au Comité de Réunion, fraternisaient avec lui, et demandaient des instructions pour défendre la liberté.
Cependant, l'inquiétude des patriotes augmente d'heure en heure par les nouvelles qu'ils reçoivent de toutes parts de l'approche des troupes allemandes, et chacun comprend l'urgence de concentrer tous les pouvoirs insurrectionnels entre les mains du Comité Central des délégués de la magistrature des villes et des communautés. Le jour même où cette proposition patriotique était faite par le Comité de Réunion, le 21 janvier, les membres du Comité Central présents à Lausanne se réunissent sous la présidence du citoyen Monod, délégué de la magistrature de Morges, et se constituent sous le nom d'Assemblée des délégués des villes et des communautés du Pays de Vaud, réunis en vertu des pouvoirs à eux conférés par leur commettants. L'Assemblée s'occupe de l'état du pays et décide l'envoi de deux députations, l'une, auprès du Directoire, l'autre, auprès du résident français Mengaud, «pour s'assurer des dispositions amicales de la nation française sur nos frontières peut avoir des suites hostiles contre notre patrie.» L'Assemblée décide aussi qu'un agent, «sous le nom de la ville de Lausanne, sera envoyé au gouvernement à Berne, soit pour solliciter les fins de la pétition générale, soit pour conserver avec le gouvernement des communications amicales, soit, enfin, pour s'informer du but de ses armements.» En attendant le résultat de ces mesures, l'Assemblée charge le Comité de Nyon de surveiller ce qui se passe sur la frontière.
Tandis que l'Assemblée délibérait, les événements se précipitait dans leur marche. Le 22 janvier, le Comité de surveillance de Vevey, informé que douze cents hommes du gouvernement d'Aigle étaient mis sur pied et cantonnés à Rennaz avec de l'artillerie, envoie une députation au bailli de Vevey au sujet de ce rassemblement, mais il n'obtient que cette réponse insignificante : «dans toute la Suisse on prend de semblable mesures, car on n'est pas bien au clair avec les Français.» Le Comité de Vevey demande donc des troupes à Lausanne, fait occuper Villeneuve par un fort piquet, et envoie un corps de volontaires à Grandchamp, en avant de Chillon. Le même jour on apprenait à Lausanne qu'une division de l'armée d'Italie avait traversé Genève, occupait le Pays de Gex, et avait détaché trois mille hommes sur Thonon.
La position des Comités, celle de l'Assemblée des délégués des villes et des communautés, celle, enfin, de tous les patriotes, devenait au plus haut point critique. L'armée allemande occupait Avenches avec une formidable artillerie; le gouvernement d'Aigle, les Ormonts, le Pays-d'Enhaut, étaient réunis en armes sous des chefs bernois; le bailliage de Grandson, Ste Croix, une partie de La Vallée, les paroisses de Vallorbes, de Lignerolles et de Ballaigues, une partie du Gros-de-Vaud, montraient les plus mauvaises dispositions; partout les milices étaient désorganisées par les dissidences d'opinion et par le mauvais vouloir des officers supérieurs; les patriotes volontaires, formés en Garde Nationale, n'avaient ni munitions ni artillerie. Les jeunes gens de Morges qui avaient surpris le château de cette ville; n'y avaient trouvé que quelques canons, la plupart hors de service.
Dans cette position critique, le Deux-Cent de Lausanne se rassemble le 23 janvier, et prend la résolution suivante :
«Ouï le rapport, etc., et vu la demande des députés des villes et communes du Pays de Vaud, deux membres de notre Noble Corps seront délégués auprès de LL. EE. pour leur faire connaître le voeu général et ardent des habitants du Pays de Vaud, pour qu'elles daignent accorder incessamment l'Assemblée des Représentants des villes et des communes, et les supplier d'arrêter la marche des troupes allemandes, et prévenir par là les effets de la fermentation que cette mesure occasionne. Ayant nommé pour cette députation le noble seigneur bourgmaître de Saussure de Boussens, et le noble Jean-Samuel de Loys. Nos députés joindront leurs efforts pour obtenir le but désiré à ceux de Mr Henri Monod, député de la ville de Morges, agissant au nom des députés des villes et communes réunis en conférence à Lausanne. Ils manifesteront à LL. EE. tout l'intérêt que nous inspirent les dangers et alarmes auxquels la ville de Vevey et les communes de ce bailliage se trouvent exposées par l'approche des troupes réunies dans le gouvernement d'Aigle.»
Quelques heures après cette délibération, et dans la soirée, deux membres du Comité de Réunion, les citoyens Georges Rouge et Hédelhoffer, qui, la veille, s'étaient rendus dans le Pays de Gex, arrivent en poste à Lausanne, remettent à l'Assemblée des députés des villes et des communes une lettre qui donne à la situation une tournure aussi nouvelle qu'elle était imprévue.
Philippe-Romain Ménard, général de brigade, commandant les troupes françaises d'Italie sur les frontières de la Suisse,
Au Comité chargé des pouvoirs des Conseils de la ville de Nyon.
Citoyens!
Vos voeux sont exaucés; la République Française vous offre sa protection, ses secours. Le Directoire Exécutif m'ordonne d'employer tous mes moyens pour vous rendre libre, l'entier exercice de vos droits et réclamations. Vos ennemis seront les nôtres; le même coup qui vous frapperait serait aussi dirigé sur nous. C'est à moi à vous défendre; c'est à vous à surveiller les mouvements de vos ennemis, et à m'en prévenir sans délai. Ne craignez plus, citoyens, leurs menaces, et encore moins leurs soldats. L'armée d'Italie vous couvre; c'est à présent à vous à vous rendre dignes des hautes destinées auxquelles le Directoire veut vous aider à parvenir.
Recevez mes témoignages d'estime et de mon dévouement.
Salut, fraternité.
Ménard.
Pour copie conforme à l'original entre les mains du Comité,
Pour le Comité de surveillance de Nyon,
C. Monod.
L'Assemblée des députés «délègue aussitôt à la frontière deux de ses membres, MM. Frossard de Saugy et Testuz, pour avoir des généraux français la certitude officielle de la nouvelle ci-dessus.» Elle envoie plusieurs de ses membres avec des détachements de fusiliers au bureau des postes, et chez tous les receveurs, pour mettre sous les scellés, les lettres, les paquets, les caisses publiques, les livres de compte et les papiers des agents du gouvernement. Elle fait investir le Château, et dépêche des courriers dans tout le pays pour prendre partout les mêmes mesures. On trouve au bureau des postes un group à l'adresse de Mr de Jenner, commissaire des guerres à Lausanne, contenant vingt mille et quatre cents francs, qui sont déposés sous séquestre à l'Hôtel-de-Ville de Lausanne.
Cependant, le Comité de Réunion, entouré d'une foule de patriotes, passait la nuit au Cercle des jeunes négociants, et recevait de Paris un courrier qui lui apportait un grand nombre d'exemplaires d'une brochure intitulée : Instructions pour l'Assemblée Représentative de la République Lémanique, signée Frédéric-César Laharpe et Perdonnet. Ces deux citoyens engageaient les villes et les communes du Pays de Vaud, tant Bernois que Fribourgeois, à proclamer leur indépendance, à se constituer sous la dénomination de République Lémanique, et à nommer une Assemblée Représentative. Laharpe et Perdonnet allaient plus loin encore : ils dictaient à leurs concitoyens quinze décrets, dont plusieurs rappelaient les violences de la révolution française14. Ce nom de République Lémanique, qui, pour la première fois était prononcé, est adopté avec transport par la foule qui entourait le Comité de Réunion pendant cette nuit du 23 au 24 janvier. Le Comité adopte la cocarde verte et le drapeau vert, pour la nouvelle république, et, le 24 janvier, lorsque le jour paraît, on voyait, aux fenêtres du Cercle, flotter ce drapeau, portant ces mots, brodés en blanc : République Lémanique; Liberté, Egalité.
«De toutes parts, dit un des principaux acteurs de cet événement15, les cocardes vertes paraissent, et chacun s'empresse de s'en décorer. Les aristocrates ne sont pas les derniers à revêtir ce signe, qui, s'il n'est pas celui de leur patriotisme, est au moins celui de leur crainte et de leur prudence. — Les arbres de liberté s'élèvent au milieu des places publiques; les cris de Vive la République Lémanique se font entendre. Le mot de citoyen est dans toutes les bouches. On s'aborde familièrement, on se serre la main, on se félicite, on s'embrasse. Le ci-devant noble accoste le simple bourgeois; il le prévient, il semble rechercher sa bienveillance. C'est la règne de l'Egalité.... Les mêmes scènes se répètent dans les autres villes du pays. Les baillis seuls ne prennent point part à la joie générale. Ils craignent pour eux les suites de cette journée; ils songent à leur départ. Mais les bons habitants du Pays de Vaud ne les inquiètent point; il leur suffit d'être libres; ils ne cherchent point à se venger. En effet, la journée se passe sans qu'aucun aristocrate soit le moins du monde insulté... Mais pour rester libres, il ne suffit pas de se réjouir; il faut être sur ses gardes; il faut être fort; il faut en imposer aux tyrans et aux lâches qui les défendent. On se rend donc sur la places d'armes; on se forme en compagnies. Les soldats commencent à faire usage de leurs droits de citoyens; ils se choisissent eux-mêmes leurs officiers, et le spectateur qui a une âme ne peut voir sans atendrissement tous ces hommes rendus à la dignité d'hommes.»
Tandis que le Comité de Réunion et les patriotes de Lausanne précipitaient ainsi les événements, l'Assemblée des députés des villes au des communes acceptait ces événements, et, par sa proclamation du 24 janvier, annonçait qu'elle se constituait en Représentation Nationale du Pays de Vaud.
des députés d'un grand nombre de villes et de communes du Pays de Vaud, réunis en conférence à Lausanne.
Union et Concorde.
Les députés de la presque totalité des villes et d'un grand nombre de communautés du Pays de Vaud, réunis jusqu'à ce jour à Lausanne en Comité de conférence, considérant la nature et l'urgence des circonstances, ont trouvé unanimément qu'ils devaient nécessairement se constituer en Représentation Provisoire du Pays de Vaud.
Ils déclarent en même temps que leur but unique, en faisant cette démarche, est d'employer toute l'autorité et tous les moyens qui leur seront confiés par leurs commettants, à faire respecter la Religion, les Lois, les Magistrats et les Autorités constituées, et toutes les propriétés, tant particulières que communales, à quelque personne qu'elles appartiennent et sous quelque dénomination que ce soit.
Ils déclarent qu'ils vont sans délai s'occuper de la convocation d'un Représentation régulière, qui sera composé des députés nommés selon les principes de l'égalité et de la liberté, par le Peuple de toutes les communes du pays, laquelle avisera aux moyens d'établir un gouvernement et une réforme satisfaisante.
Ils profitent de cette occasion pour aviser leurs concitoyens que chacun d'eux est prêt à remettre ces pouvoirs à celui qu'ils jugeront à propos de lui substituer.
Ils invitent tous leurs concitoyens à l'union, à la concorde.
Ils invitent toutes les communautés qui n'ont point encore de délégués parmi eux, à se réunir plusieurs ensemble pour confier leurs procurations à quelque personne de confiance, qui puisse se rendre dans leur assemblée et les représenter avec le moins de frais et de dépenses possibles.
Enfin, ils déclarent solennellement qu'ils regarderont comme indigne du nom de citoyen et comme incapable d'être admis à l'union fraternelle qu'ils veulent former, quiconque porterait atteinte à la Religion, aux Lois, aux Autorités constituées, aux propriétaires.
Donné à Lausanne, le 24 janvier 1798, dans l'Assemblée Générale et Provisoire du Pays de Vaud, pour être lu dans touts les communes, convoquées à cet effet, et affiché aux lieux accoutumés.
Secrétaire du Pays de Vaud.
Le même jour, l'Assemblée reçoit les nouvelles les plus rassurantes du quartier-général de Fernex, par un courrier expédié de Nyon par les citoyens de Saugy et Testuz. La lettre de ces députés, injustement accusés d'avoir appelé l'armée française dans le Pays de Vaud16, est peu connue. Aussi, elle mérite d'être rapporté comme un monument historique :
Arrivés ce matin 24 janvier, à sept heures et demie, au quartier-général, nous avons eu audience du général Ménard, à huit heures.
Nous lui avons exprimé au nom du Comité central notre vive gratitude pour la haute protection que le Directoire de la République Française accorde à notre patrie, le Pays de Vaud, le priant de faire agréer au Directoire nos sentiments de la plus vive reconnaissance.
Sur les questions qu'il s'est empressé de nous faire, si notre régénération politique avançait, si nous n'étions point inquiétés dans nos opérations par l'aristocratie bernoise, nous lui avons communiqué nos alarmes sur ce qui nous avait été rapporté officiellement d'un rassemblement de troupes dans le gouvernement d'Aigle, dont les avant-postes se trouvaient à demi-lieue de Villeneuve, menaçant Chillon et Vevey, et sur les rapports d'une organisation d'un corps de dragons et de chasseurs, et de préparatifs d'autres levées d'infanterie à Yverdon, où Mr de Weiss avait établi son quartier-général. Le général Ménard s'est empressé de nous communiquer les ordres du Directoire, qui lui avait prescrit de repousser et d'éloigner les forces bernoises hors du territoire du Pays de Vaud; que, cependant, il attendait de nouveaux rapports du notre part sur ces objets. Sur quoi il nous a fait écrire nos noms, en ajoutant qu'en cas d'urgence, sur une invitation du Comité central, qui serait contre-signée par nous deux, il ferait immédiatement marcher ses troupes. Il a ensuite insisté de s'emparer sur-le-champ des caisses de l'Etat de Berne, greniers et munitions de guerre; ce que nous lui avons promis de représenter à votre Assemblée.
Nous nous somme retirés, et, au même moment où nous allions partir, nous avons vu arriver les citoyens Louis Roguin et de la Fléchère-Roguin, membres du Comité de Nyon, qui nous ont prié de retourner avec eux auprès du général. Nous nous y somme rendus, non sans inquiétude. — Nous avons entendu leur rapport sur les alarmes que leur occasionnaient les préparatifs d'armement dans la vallée du lac du Joux, qui pourraient surprendre Nyon.
Après beaucoup de réflexions fort sages, il a été conclu par le général qu'il enverrait, demain 25 du courant, un trompette pour sommer le général de Weiss de se retirer, et qu'il ne ferait marcher les troupes qu'en cas de résistance.
Nyon, 24 janvier 1798.
Frossard de Saugy.
Testuz.
Le Comité de Nyon annonçait en même temps à l'Assemblée que le général Ménard demandait que l'on mit toutes les barques en réquisition, et qu'on les envoyât au premier besoin au général Rampon, commandant la seconde brigade, actuellement à Thonon, que dans le cas où une force majeure vint à surprendre Lausanne, on devrait embarquer l'artillerie et les Comités, et les diriger sur Thonon, d'où ils reviendraient avec l'armée française. Ce Comité annonçait, pour le 25, le départ d'un aide de camp du général Ménard, et demandait que l'on préparât à Morges, à Lausanne et à Moudon, quatre chevaux de poste pour sa voiture, et deux pour ses hussards. Il terminait sa lettre en disant que les baillis de Nyon et de Bonmont venaient de quitter leur résidence, que les scellés étaient mis sur leurs châteaux et sur les caisses de l'Etat, enfin, que partout la cocarde verte était arborée, et qu'une force armée nombreuse, composée en grande partie de gens de la campagne, était sur pied, et commandée par le général Gaudin de Nyon.
Le Comité d'Aubonne annonçait que les citoyens étaient sous les armes, et en permanence, depuis le 23 au soir, que les patriotes avaient pris possession du château à trois heures du matin, et qu'ils ne négligeraient rien pour concourir avec tous les bons citoyens à la régénération de la patrie.
A Lausanne, la journée du 25 est consacrée aux préparatifs militaires, à l'organisation des volontaires, dont les corps sont dirigés sur Moudon dès qu'ils sont formés; le citoyen de Bons est nommé général. L'Assemblée, restée en permanance pendant la nuit, reçoit nouvelles suivantes :
Lucens, 25 janvier, à cinq heures du matin. — On ne s'est pas encore assez défié de la perfidier bernoise. Nous recevons de Payerne la nouvelle que six cents hommes sont arrivés à Avenches, ce soir 24, avec vingt-quatre pièces de canon, quatre obus et un train; que l'on attend à Payerne aujourd'hui vingt-cinq mille hommes.
Payerne nous demande d'acheminer quelques compagnies à son secours; ils se disent sans poudre, sans munitions, ni provisions quelconques. Nous répondons qu'une compagnie de chasseurs carabiniers vient d'arriver d'Yverdon, dans la nuit du 24 au 25, occuper le château de Lucens, et que la crainte de voir cette petite troupe augmenter coïncide avec ce que Payerne nous écrit; que, dans cet état de choses, la prudence paraît commander de rester tranquilles spectateurs de cette arrivé et passage d'appareils de guerre, jusqu'à ce qu'un corps assez nombreux vienne nous délivrer. Peut-être notre ennemi vise-t-il à engager un combat pour s'autoriser à une boucherie d'hommes.
Salut et fraternité.
Briod, curial.
Morges, 25 janvier, à six heures du matin. — Nous venons de recevoir un avis certain que nos ennemis travaillent à former un rassemblement, et que la commune d'Apples a reçu l'ordre de prendre demain les armes pour se rendre à Romainmôtier; le bailli y est encore, et c'est de là que partent les coups qu'on cherche à nous porter. Nous croyons que vous devriez publier une proclamation comminatoire contre ceux qui composent ces rassemblements d'Yverdon et d'Avenches, que s'ils ne se sont pas rendus chez eux dans deux fois 24 heures, ils seront traités comme ennemis de la patrie. — Selon votre ordre de cette nuit, nous venons de délivrer huit pièces de canon au citoyen Panchaud, qui vient d'arriver avec la force armée de Lausanne.
Salut et fraternité. Au nom du Comité de surveillance,
Jain, président.
Blanchenay, secrétaire,
Vevey, 25 janvier. — Le Comité de surveillance de Vevey à la Représentation Provisoire du Pays de Vaud.
Les habitants de Vevey et de son bailliage se montreront toujours dociles à vos ordres et dévoués à la Patrie.
Ce matin, à neuf heures, sont sortis de Vevey, prenant la route de Moudon : deux pièces de canon de quatre; deux chars de munitions, poudre et boulets; un char de pain et fromage; trente artilleurs, douze dragons, deux cent cinquante fantassins, et quelques-uns de Montreux.
Il aurait été impossible de retenir nos citoyens, et nous avons dû laisser dégarnir notre ville un peu trop; mais nous comptons la renforcer par les gens des environs, à mesure de leur arrivée. — L'ordre a sur-le-champ été expédié aux communes environnantes.
Les justes craintes que nous devons avoir sur le Pays-d'Enhaut ont obligé les citoyens de Montreux à faire un fort détachement au passage de Jaman, ce qui les empêche d'envoyer davantage de monde.
Nous avons détaché quelques chasseurs carabiniers et des dragons sur la frontière près de Châtel-St-Denis; ils ont été renforcés par trente hommes de Corsier.
Nous avons prié ceux de Blonay de faire forte garde sur leur route de Fribourg, et de nous envoyer le reste de leur monde. Nous attendons ceux de Villeneuve. — Les députés d'Aigle viennent de partir d'ici pour chez eux. Malgré la fraternisation faite avec ces députés, nous ne nous livrons pas encore à une entière sécurité de ce côté-là, à cause des troupes des Ormonts et du Pays-d'Enhaut qui pourraient y être, et sur lesquelles ils pourraient avoir moins d'empire que nos ennemis. C'est pourquoi nous maintenons Chillon en état respectable.
Nous cuisons du pain, et nous en ferons partir dans quelques heures une vingtaine de quintaux pour Moudon. Nous faisons des cartouches; mais les provisions de poudre s'épuissent.
Nous ne savons que faire du bailli Berseth, qui est toujours gardé à vue; nous attendons vos ordres.
Salut fraternel.
Jn.-Ph. Bérard, président.
Yverdon, 25 janvier. — Vous aurez vu, Monsieur, et il vous aura été donné les renseignements d'hier, je n'aurai donc plus rien à vous annoncer, si chaque jour et chaque moment n'étaient intéressante. — Le quartier-général de Mr de Weiss étant dans notre ville, nous devrions naturellement savoir tout ce qui se passe, surtout puisque l'état-major et adjudants sont composés de nos gens. — Cependant on ne voit rien de clair; le général ne sait lui-même que faire, ni son état-major, ni son commissaire des guerres, ni son capitaine d'artillerie, enfin ni personne; c'est du moins ainsi que j'en juge d'après une multitude de faits, de mandats qui s'écrivent à la secrétairerie baillivale et qui ne paraissent pas, de proclamations qui s'impriment, etc., qu'on n'ose répandre; on donne des ordres, on les révoque; nous vivons dans une incertitude qui ne peut se dire. — Cependant, la réunion des campagnes avec les villes s'exécute; le paysan de notre voisinage est éclairé; toute la milice qui va être commandée à se rendre sur la place d'armes au premier coup de tambour, est décidée, officiers et soldats, de refuser le service contre des frères avec lesquels nous ne ferons qu'une cause commune.
La Vallée, depuis quelques jours réunie, a envoyé ses députés à Lausanne; Romainmôtier les envoie aujourd'hui. Le colonel Roland l'avait contenue, et quand il était en route pour prendre son régiment, on a fait la députation, et le Bailliage a fair prévenir le général qu'il ne prendrait point les armes contres des frères du Pays de Vaud. On avait commandé 1100 pains qui vont devenir secs.
Nous savons tout ce qui se passe à Lausanne, Vevey, Aubonne, dont la Baillive est passée par ici ce matin allant à Moudon. On a arrêté les chevaux d'un Bernois pour les donner à nos courriers. — Le major Pillichody a voulu sauver le château de Lucens; il y est allé avec une partie de ses chasseurs pour l'occuper, mais le château était occupé par des gens de Lucens et les avenues étaient gardées par les gens de Moudon; le major a laissé 60 hommes en observation, et il est à se promener sur la place en garde-habit, comme si de rien n'était. — Si j'avais le temps de parcourir la ville, j'aurais quelque chose de plus essentiel, mais s'il se passe du sérieux, j'en chargerai la diligence de demain. Vous devriez avoir un courrier exprès ici. Chaque jour pendant le séjour du quartier-général je vous enverrais un journal des nouvelles que vous pourriez transmettre ultérieurement. — Je voudrais prier les Lausannois d'établir un journal du soir ou du matin, aux frais de la commune patrie, qui se répandit en profusion dans le pays et qui dominât l'opinion par une instruction fraternelle.
Le bataillon de Grandson pourrait bien arriver ce soir. — Plusieurs officiers du bataillon de Morges se sont rassemblés ici; ils ont résolut à l'unanimité de refuser le service contre leurs concitoyens. — On dit que l'avocat Miéville a électrisé Grandson et que cette ville envoie son député à Lausanne, c'est ce que vous saurez. — Ce soir, vers le sept heures, on est venu nous donner une alerte; on avait envoyé un exprès à la Vallée pour les avertir et leur faire lire la proclamation du général français et de l'envoyé Félix Déporte de la République à Genève. Cet avis était d'autant plus important pour eux, qui sont à la frontière, qu'ils auraient été les premiers exposés, et outre cela leurs officiers, employés dans les bataillons et les chasseurs, au lieu de reconnaître cet avis officieux, ont arrêté l'exprès, et l'ont fait conduire par dix grenadiers au château de Romainmôtier; un homme de Vaulion est venu nous avertir de cela. Sur ce, ses frères furieux se sont réunis, ont rassemblé leurs connaissances et sont partis en armes pour le délivrer; ils ont fait avertir les gens de Penthalaz et de Lachaux pour se réunir à eux à Lasarraz. N'ayant pu venir à bout de les calmer, deux membres du Comité ont pris les devants pour prévenir à Lasarraz, et pour que deux personnes marquantes de cette ville allassent à Romainmôtier pour faire élargir le prisonnier, en représentant le danger de vouloir le retenir. Pendant que l'on délibérait sur les moyens à prendre pour la sûreté d'ici et des environs, et qu'on travaillait à écrire pour cet objet, très-heureusement, l'exprès qui portait la lettre a rencontré le prisonnier qui venait d'être relâché par le Bailli, avec une forte semonce.
(Sans signature.)
Tandis que les patriotes se livraient, les uns à l'enthousiasme de la liberté naissante, les autres aux plus vives inquiétudes sur la marche des troupes allemandes, sur les rassemblements de troupes dans le gouvernement d'Aigle et du Pays-d'Enhaut, et sur les mesures hostiles que préparait le général de Weiss, celui-ci ne faisait réellement aucun préparatif militaire, et restant dans la plus complète inaction, il voyait la révolution surgir de toute part. Le lettre du 23 janvier, du général Ménard au Comité de Nyon, avait frappé de stupeur le général bernois. «Alors, dit un de ses principaux adjudants, le major de Rovéréa, les pleins pouvoirs illimités dont l'idée flattait si délicieusement l'amour-propre du général de Weiss, lui devinrent prodigieusement à charge. Il avait eu l'ordre précis d'agir, il n'avait pas agi.... Il avait eu l'injonction formelle de conserver le pays à tout prix, il se l'était laissé ravir sans même le disputer....»
«Toutefois, dit un autre écrivain dévoué à LL. EE.17, ce fut dans ce moment-là que Mr de Weiss prit le bizarre résolution de faire occuper le château de Lucens par un détachement de la troupe fidèle qu'il avait auprès de lui. Ce château, résidence baillivale du général et Weiss, n'aurait pu être un point de défense qu'autant que la garnison qui devait l'occuper aurait été en communication avec un corps d'armée. Le 24 janvier, dans l'après-midi, alors que le signe de la révolution était arboré dans la majeure partie du Pays de Vaud, Mr de Weiss donna l'ordre au capitaine des chasseurs carabiniers d'aller occuper Lucens avec soixante hommes de sa compagnie. Cet officier, ayant demandé une consigne sur la conduite qu'il avait à tenir vis-à-vis des révolutionnaires, dans le cas où ils tenteraient de s'opposer à l'occupation du château, Mr de Weiss se contenta de lui recommander de laisser ignorer à la troupe quelle était sa destination. Après une marche fatigante ces braves gens arrivèrent à Lucens au milieu de la nuit. La révolution était faite dans ce bourg; malgré cela le château fut occupé par les carabiniers. Mais sentant que le poste n'était pas tenable, le capitaine se hâta d'informer le général de sa position en lui demandant des instructions et des secours. La réponse de Weiss fut de nature à rendre la position des carabiniers de plus en plus embarrassante.» «Souvenez-vous, disait-elle, que le bailli de Lucens n'est pas un bailli ordinaire, et que sans lui il y aurait déjà beaucoup de sang répandu.» La nouvelle de l'occupation du château de Lucens accéléra la marche des volontaires de Vevey, de Lausanne et de Morges, sur Moudon, où le général Debons prenait le commandement en chef.
Dans la nuit du 25 au 26 janvier, l'Assemblée Représentative organisait des moyens de défense militaire, expédiait des ordres dans tous les bailliages, et prenait une série de résolutions remarquables par leur fermeté, leur modération et leur sagesse :
I. L'Assemblée, etc. Considérant que la mission des baillis dans le Pays de Vaud est terminée; considérant que leur résidence prolonguée dans ces circonstances ne peut être qu'excessivement pénible pour eux et inutile pour nous : L'Assemblée, etc. les invite, pour prévenir de majeurs inconvénients, à se retirer immédiatement. Quant à leurs meubles, effets, et autres objets qui pourraient les retenir et prolonger leur séjour, l'Assemblée Provisoire des Représentatives du Pays de Vaud leur fait déclarer qu'ils pourront librement et sans entraves les faire expédier ainsi qu'ils le désireront.
II. L'Assemblée, etc. enjoint à tous les Receveurs, Directeurs, Sauniers et autres Agents du gouvernement de Berne, de tenir leurs livres et écritures en bon ordre, et de continuer avec fidélité leur gestion pour le compte de la Nation, sous la reponsabilité de leurs biens et de leurs personnes. Les Receveurs continueront à payer tous les officiers, pensionnaires et créanciers de l'Etat de Berne. Mais il leur est enjoint de ne rien faire passer hors du Pays de Vaud, soit d'une manière directe, soit d'une manière indirecte.
III. L'Assemblée, etc. décrète solennellement et à l'unanimité, que, dans la crise de la révolution qui va assurer le bonheur général, elle est fermement résolue de ne porter atteinte à la propriété et à la personne d'aucun Bernois, et d'employer tous ses efforts pour le maintien des lois, de l'autorité et de l'ordre.
IV. L'Assemblée, etc. décrète que toutes les propriétés du ci-devant gouvernement de Berne, sont devenues Propriétés Nationales.
V. L'Assemblée, etc. Une députation est nommée pour se rendre à Paris le 26 janvier. L'Assemblée charge les citoyens Monod, de la Fléchère, et Bergier de Jouxtens, celui-ci comme secrétaire de légation, de se rendre à Paris pour exprimer au Directoire Exécutif de la République Française, la reconnaissance du Peuple Vaudois. L'Assemblée munira ces députés des pleins-pouvoirs et des instructions nécessaires.
VI. L'Assemblée, etc. dans le but d'atténuer l'influence du Comité de Réunion qui prend l'initiative sur des objets dont la Représentation Nationale doit seule s'occuper, décide : Lorsqu'un citoyen, ou une réunion de citoyens, aurait une motion à présenter, cette motion, si elle est transmise à l'Assemblé Représentative par un de ses membres, sera mise en délibération. Mais il ne sera fait aucun droit aux motions qui seraient adressées par des signatures ou par des demandes verbales de citoyens étrangers à l'Assemblée Représentative.
VII. L'Assemblée, etc. décide de transporter au château de Lausanne les séances de la Représentation Nationale, et le siège de toutes les administrations.
VIII. L'Assemblée, etc., considérant, etc. Avertit et somme tous les pasteurs de retrancher de toutes les prières, dès dimanche 28 janvier, celles adressées pour Leurs Excellences nos Souverains Seigneurs, et de remplacer cette phrase par celle-ci : Nous te prions et particulier pour notre chère patrie, et pour ceux qui la régissent, la défendent et la protègent.
Mais soudain, une nouvelle atterrante suspend les travaux de l'Assemblée et le départ de la députation vaudoise pour Paris. Une lettre du général Debons annonce une catastrophe, dont la conséquence fatale, mais inévitable, est l'entrée des troupes françaises dans le Pays de Vaud, et l'invasion de la Suisse :
A l'Assemblée Représentative.
Citoyens,
Une affreuse nouvelle se répand. L'aide-de-camp français a été accueilli par une fusillade à son passage à Thierrens; un de ses hussards a été atteint et est resté sur le carreau. Voilà, chers citoyens, un début qui annonce le caractère de nos ennemis. Vous pouvez croire à la fermentation que cela cause ici. On sonne le tocsin, on bat le générale; tout le monde est sur pied. J'attends mes gens pour me porter en avant.
Adieu Frères et Amis.
Moudon, 25 janvier 1798, à onze heures du soir.
Debons.
En effet, tandis que l'Assemblée Provisoire prenait les mesures les plus urgentes, et que nos volontaires des anciens bailliages de la Côte, de Morges, de Lausanne, d'Oron et de Vevey, au nombre de cinq à six mille hommes, se rendaient à marches forcées sur Payerne, l'aide-de-camp français, Autier, était arrivé à Lausanne, porteur de la sommation de Ménard au général de Weiss. Cet aide-de-camp, accompagné de deux membres de l'Assemblée, les citoyens Perdonnet et Detrey, et escorté de deux hussards français et de deux dragons vaudois, avait, dans la soirée du 25, pris la route de Moudon, comme la plus sûre, pour se rendre au quartier-général bernois à Yverdon.
Arrivés près de Thierrens à 10 heures du soir, les parlementaires sont arrêtés par le qui-vive d'une patrouille de ce village. Les hussards répondent : De quel parti êtes-vous? Nous défendons notre village, répond le grenadier Genier de Thierrens, qui s'était porté en avant pour reconnaître. Comme l'escorte et la voiture du parlementaire s'étaient arrêtés, une voix, sortie de la voiture, s'écrie : Hussards, avancez! Ceux-ci se portent en avant; le grenadier croise la baïonnette; un hussard lui fend le nez et la joue d'un coup de sabre; quoique blessé, le grenadier riposte par un coup de fusil qui étend le hussard raide mort18. La patrouille fait feu, blesse mortellement l'autre hussard français, et fracasse le poignet d'un des dragons vaudois, Chenevard de Corcelles, dont le cheval est tué. La patrouille se replie sur Thierrens. Ainsi accueillis, l'aide-de-camp français et les deux représentants vaudois remettent leurs dépêches pour le général de Weiss au dragon Briod, et rebroussent sur Moudon. Le brave Briod n'hésite point, il prend des chemins de traverse, et arrive avant le jour à Yverdon, où il remet ses dépêches à de Weiss.
«J'eus l'un des premiers la nouvelle de ce fatal événement, dit Mr Monod dans ses Mémoires. L'Assemblée Provisoire fut aussitôt convoquée. On se peindra difficilement le trouble qu'y occasionna ce funeste accident; chacun raisonnait selon sa passion sur ses causes; on ne mettait pas en doute qu'il fût possible de suspendre encore l'entrée des Français. Dans cette idée, on divaguait sur le parti à prendre, lorsqu'enfin s'ouvrit une opinion qui fut unanimément adoptée. On écrivit au quartier-général bernois; on se pressait d'offrir sans délai au général français la satisfaction qu'il pouvait être en droit de demander pour la mort de ses gens; au nom du pays menacé de tous les fléaux de la guerre, on conjurait le général bernois de donner cette satisfaction. On écrivit en même temps au général français pour lui témoigner la peine qu'avait éprouvée l'Assemblée à la nouvelle qu'elle venait d'apprendre; on lui annonçait qu'elle allait prendre toutes les mesures en son pouvoir pour éclaircir les faits, faire arrêter et punir les coupables; on lui offrait toutes les satisfactions qu'elle pouvait lui donner; on lui faisait part de sa démarche auprès du quartier-général bernois, dont elle se promettait un succès assuré, en conséquence, qu'elle espérait que toute mesure tendant à faire marcher l'armée en avant, devenait inutile, sinon prématurée. Ces deux lettres furent envoyées dans la nuit même par courriers, et l'Assemblée s'établit en permanence. L'adjudant français revenant de Moudon arrive à Lausanne. L'Assemblée lui envoie une députation chargée de lui réitérer tout ce qu'on avait écrit, et de l'engager, dans le rapport qu'il ferait à son général, à entrer dans nos vues. Il répondit qu'il avait expédié de Moudon un courrier à son général, que son rapport avait été expédié au premier moment d'agitation, et il ne cacha pas à la députation qu'il était plus que probable qu'avant son retour l'avant-garde française serait en mouvement pour entrer. Notre députation n'insista pas moins sur l'objet de sa mission, et fit ce qui dépendit d'elle pour engager cet officer à faire revenir son chef des fâcheuses impressions qu'il pouvait lui avoir données, ainsi que de la détermination qui pouvait en être résultée19.»
L'émotion fut grande, à Moudon, lorsqu'on y apprit l'événement de Thierrens. On croyait que l'armée bernoise avançait et que les hostillités allaient s'engager. Le général Debons détache aussitôt un fort détachement pour éclairer la route, et sommer le commandant de Thierrens et ses hommes de se rendre, et de poser les armes. Le détachement des patriotes parvenait sans obstacle à Thierrens, dont les habitants exprimèrent leurs regrets de ce qui s'était passé, alléguant que, dans la nuit du 24 au 25, des partisans, venant de Moudon, étant venus insulter le village, parce qu'il avait refusé de signer les pétitions, ils avaient annoncé qu'ils reviendraient en force dans la nuit du 26; que, vu cette menace, on avait formé une garde, et fait des patrouilles pour s'opposer à cette attaque, et que la patrouille envoyée sur la route de Moudon n'avait fait feu que lorsque des cavaliers avaient répondu par des coups de sabre, au qui-vive. Le commis Genier, et les seize hommes de la patrouille de Thierrens, étaient tellement convaincus qu'ils n'avaient agi que dans le cas d'une légitime défense, qu'ils se rendirent immédiatement à la sommation du général Debons, et transportèrent eux-mêmes sur des chars, à Moudon, les corps des deux hussards français. Néanmoins, l'exaspération des patriotes était si violente, que ce ne fut qu'avec peine que les gens de Thierrens purent être sauvés d'un massacre, lorsqu'ils arrivèrent à Moudon. Voici la lettre qu'écrivit alors à l'Assemblée Provisoire le Comité de surveillance de Moudon :
Tit. Voici la nuit la plus orageuse que peut-être nous passerons jamais à Moudon. Les détenus, pour l'assassinat commis sur l'adjudant-général français, sont à la Tour, au nombre de seize. Il n'est pas douteux que la journée du 10 janvier est en partie la cause de cet horrible assassinat. Le commandant Genier, qui ce jour-là a reçu de l'argent pour faire boire les gens de Thierrens, paraît le principal auteur, en second, du crime prémentionné.
Nous avons eu mille peines d'arrêter une fusillade contre ces gens-là. La Tour est gardée par un détachement et un canon chargé à mitraille. Nous sommes même entre deux feux; savoir : le parti indigné et militaire, qui voudrait, tout de suite et sans autre forme de procès, faire justice des coupables, et le parti plus modéré et plus juste, qui veut examiner et interroger les couplables pour savoir quelle est l'autorité secrète et mystérieuse d'où est parti cet horrible complot. On a trouvé, dans la poche du commandant Genier, une flasque à poudre avec un pistolet chargé jusqu'au bout, outre d'autres objets qu'on n'a pas encore vérifié.
Ce qui paraît confirmer que les gens de Thierrens n'ont été que des machines d'une autorité expirante, c'est la tranquillité, au moins apparente, avec laquelle ils se sont rendus à Moudon à ce sujet.
Après les lignes précédentes, on nous apprend que Genier n'est pas le principal coupable; ce doit être le juge Bersin, qui, dit-on, a pris la fuite. Il nous paraît qu'il serait intéressant que ces prisonniers fussent transportés à Lausanne, sous une escorte des plus sûres, pour y être interrogés par l'Assemblée, qui découvrirait peut-être une conjuration des plus perfides.
Au nom du Comité de surveillance de Moudon,
Ls Burnand, secrétaire.
Tandis que ces événements se passaient à Moudon, le château de Lucens était investi par les patriotes. Le capitaine Henri de Mestral de St Saphorin, commandant de ce château, voyant qu'il était abandonné par de Weiss, qui ne lui donnait aucun ordre, capitule, se retire en bon ordre dans la nuit du 26 au 27 sur Yverdon, après avoir, pendant vingt-quatre heures, tenu le poste qu'on lui avait confié. Arrivé près d'Yverdon, le capitaine de Mestral, informé que le général de Weiss avait disparu, et que les hommes des deux bataillons rassemblés à Yverdon s'étaient dispersés, licencie ses carabiniers.
En effet, de Weiss, après avoir reçu la sommation de Ménard, par le dragon vaudois Briod que l'aide-de-camp lui avait envoyé, et informé de l'événement de Thierrens, perd son assurance, et quitte aussitôt Yverdon, après avoir adressé la lettre suivante à l'Assemblée Provisoire :
Le Général Weiss, comme particulier, non comme général, note amicale.
Que la Commission central de Lausanne soit intimément persuadée que le Salut public a été mon principal but dans tous mes procédés de Commandant en chef. Je ne puis entrer en détails, mais elle saura un jour que sans une note assez énergique qui lui a beaucoup déplu, il est plus que probable que la guerre civile éclatait le lendemain. — A l'égard des troupes dont on (Ménard) parle, il n'en est point en activité positive qu'une trentaine de dragons, pour ma garde personnelle, que je congédie ce matin, partant pour Berne, et une compagnie de chasseurs que j'ai autorisée, cette nuit, à évacuer le château de Lucens. — J'invite, par humanité, par patriotisme, par prudence, la Commission centrale à apprécier la position, à ne point se laisser entraîner par la fièvre publique et à anticiper sur une multitude de possibilités futures.
Je pars pour Berne, où je vous servirai de tout mon pouvoir, et avec la plus entière impartialité et désintéressement.
Salut! et voeu de fidélité publique.
Yverdon, 26 janvier 1798.
Weiss.
De son côté, le Comité de Surveillance d'Yverdon écrivait une lettre rassurante que le chef d'état-major de l'armée bernoise croyait devoir signer.
Le Comité d'Yverdon à l'Assemblée Représentative, 26 janvier.
Union et Concorde.
Monsieur de Watteville, adjudant général du général de Weiss, très-fâché et infiniment peiné de ce qui s'est passé à Thierrens la nuit dernière, nous assure que M. de Weiss ayant eu connaissance de ce malheur, a incessamment envoyé un courrier portant une réponse à l'adjudant général français. Il a aussi écrit au général Ménard, et vous devez avoir reçu une lettre de sa part. — Comme ce n'est point par ses ordres que les gens de Thierrens s'étaient armés et faisaient la garde, la satisfaction désirée ne sera certainement pas refusée.
Le général de Weiss, après nous avoir donné la déclaration positive que son désir le plus ardent était de prévenir la guerre dans le Pays, est parti ce matin entre huit et neuf heures, dans le but de faire rétrograder les troupes allemandes qui étaient entrées au Pays de Vaud. Il ira dès là à Berne, pour annoncer à l'Etat ses intentions pacifiques et l'engager à prendre son système de douceur. — Nous espérons qu'au moyen de ces mesures, cette affaire de Thierrens n'aura plus de suites fâcheuses.
Notre député à votre Assemblée, à qui nous avons envoyé un exprès cette nuit, vous aura fait connaître les mesures que nous avons prises, en attendant que sur sa réponse nous fassions ultérieurement le nécessaire pour le bien de notre commune Patrie.
Salut et fraternité.
| Ls de Watteville, colonel,
en l'absence du général. |
Flaction,
pour le Comité de sûreté. |
P.S. Dans ce moment, M. de Watteville vient de nous faire voir le pouvoir, accordé à M. le général de Weiss, de faire avancer ou rétrograder les troupes, de sorte qu'il est certain que ce général prendra ce dernier parti.
De Weiss parti, les hommes des bataillons réunis à Yverdon, se dispersèrent sans attendre leur licenciement. Quant aux officiers de l'état-major bernois, ils disparurent également. Messieurs Rusillon et Pillichody se retirèrent dans le comté de Neuchâtel, et le major de Rovéréa adressa la lettre suivante à l'Assemblée Provisoire :
Messieurs. Au moment où je me proposais de rentrer à Rolle, mon domicile actuel, je suis avisé, et cela peut-être sans fondement, que, vu le dévouement dont j'ai ouvertement fait preuve envers mon ancien souverain, je ne pouvais, malgré l'invitation que vous avez adressée à tous les citoyens de rentrer dans leurs foyers, je ne pouvais rejoindre les miens sans dangers. Je viens, Messieurs, vous déclarer qu'autant j'ai été fermement attaché à mon souverain tant qu'il a existé, et sans jamais avoir tergiversé, de même aussi je serai loyal et fidèle au nouvel ordre qui s'établit; et cela par une suite de mon invariable amour à ma Patrie. En conséquence, je vous prie, Messieurs, de vouloir bien me déclarer si je puis continuer à habiter mon domicile en toute sûreté, ainsi que je le pense.
Votre réponse servira de règle à ma conduite.
Agréez, en attendant, mes voeux pour le bonheur de la nouvelle République et ma respectueuse considération.
Yverdon, 26 janvier 1798.
Ferdinand de Rovéréa.
Deux jours après cette missive, Mr de Rovéréa écrivait à l'Assemblée une seconde lettre, encore plus positive que la première, quant à son adhésion à la révolution vaudoise20.
Citoyens Représentants. — Le courrier que j'eus l'honneur de vous expédier, avant-hier, ne m'ayant pas apporté de réponse à la lettre dont je l'avais chargé, et m'ayant seulement dit l'avoir remise à Lausanne au citoyen Monod, de Morges, je vous prie de vouloir bien adresser à ma femme ce que vous aurez la bonté de m'écrire. En confirmant le contenu de ma première, j'offre, pour preuve de mon désir d'être compté parmi les citoyens vaudois, de servir la nouvelle République comme militaire, si je puis lui être utile. Tout comme j'aurais versé jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour l'ancien gouvernement, de même aussi il est prêt à couler pour le nouveau régime qu'adopte ma Patrie.
Salut, fraternité et entier dévouement.
Ferd. de Rovéréa.
Aussitôt l'Assemblée unanime répond à Mr de Rovéréa :
Citoyen. — La multitude des affaires a fait oublier votre première lettre. L'Assemblée accept votre dévouement à la Patrie Vaudoise. L'homme loyal et brave ne promet point en vain.
Retournez dans vos foyers. Lorsque la Patrie aura besoin de vos services, l'Assemblée compte sur votre Patriotisme.
Salut fraternel.
Lausanne, 28 janvier.
Chancellerie du Pays de Vaud.
Cependant le quartier-général français, déjà le 26 au matin, apprenait le fatal événement de Thierrens. Ménard n'hésite pas un instant, et, malgré les instances des citoyens Ausset et Frossard de Saugy, délégués de l'Assemblée Provisoire, il donna l'ordre au chef de brigade Rampon de s'embarquer à Evian, pour Ouchy et Vevey, avec sa brigade. Il annonce par courrier, à l'Assemblée Provisoire, que les troupes françaises vont entrer dans le Pays de Vaud, et lui écrit de préparer de l'argent et des vivres. Il annonce à sa division qu'elle va franchir la frontière, et aux Vaudois que l'armée française vient attendre au milieu d'eux les ordres du Directoire, pour punir l'attentat commis sur deux citoyens français.
Philippe-Romain Ménard, général de brigade, commandant l'armée française, à l'Assemblée Provisoire du Pays de Vaud.
Citoyens. — Pour faciliter la conservation du bon ordre et de la discipline du soldat, j'ai écrit au Ministre de la guerre pour avoir des fonds à ma disposition, afin de payer la solde de mes soldats, qui sont en arrière de dix décades. Il me faut environ sept cent mille francs. Je vous engage, citoyens, à me prêter cette somme, dont la restitution est garantie par la loyauté française, pour pourvoir aux besoins de ma division.
De plus, ma division doit trouver, le 28 courant, à Nyon, 8500 rations de pain, de 28 onces chacune, autant de viande, de 8 onces chacune, et autant de rations de vin, d'une bouteille chacune, avec 300 rations de foin, de 20 livres, et de deux-tiers de boisseau d'avoine. Il y aura, en outre, 9000 rations d'eau-de-vie, de 16 rations par bouteille. — L'Assemblée de Vaud tiendra prêts des chevaux pour le transport de l'artillerie, de Lausanne à Moudon, avec les munitions qui peuvent être à sa disposition. Il me faut huit pièces, de quatre à huit, et quatre obusiers. — L'Assemblée fera publier dans tous les pays amis ma proclamation aux soldats. — Les fournitures ci-dessus devront être également préparées dans les autres endroits où les troupes bivouaqueront. — Les mêmes instructions seront suivies par l'Assemblée Provisoire à l'égard de la colonne du général Rampon, à Villeneuve et à Vevey. Il a 2600 hommes, avec 60 chevaux.
Quartier-général de Fernex, 8 pluviose an VI.
Ménard.
Aux Soldats.
Braves militaires! La liberté, dont vous êtes les apôtres et les soldats, vous appelle dans le Pays de Vaud. Vous allez encore porter et rétablir les droits sacrés de l'homme, chez un peuple qui vient de briser ses fers et qui vous appelle à soutenir ses droits. Votre valeur, soutenues de toutes les autres vertus militaires, a conquis l'Italie à la liberté; la même conduite vous assure ici le même succès.
Soldats! vous vous pénétrerez du sentiment de dignité qui convient à votre mission. La République Française veut que le Peuple Vaudois, qui a secoué le joug de ses oppresseurs, soit libre. Le Directoire Exécutif de la Grande Nation m'a ordonné de le défendre et de le protéger. Vous entrez donc chez un Peuple d'amis et de frères. Vous respecterez leurs personnes et leurs propriétés, leurs moeurs, leur religion, leurs usages vous seront sacrés.
Des liens de fraternité sont d'ailleurs formés déjà entre vous et les Vaudois. Vous savez que le citoyen Autier, mon aide-de-camp, envoyé par moi au général de Weiss, commandant les troupes bernoises, pour lui porter des paroles de paix, a été lâchement assassiné par ses satellites. Son escorte de hussards français a été tuée, et le hasard seul a sauvé cet envoyé de la Grande Nation. Eh bien! soldats, les Vaudois ont déjà vengé le sang français; le village où s'est commis cet attentat affreux a été attaqué, emporté par eux et le feu le consume.
Ils demandent à marcher dans vos rangs, à vos côtés, pour aider à venger la Nation française.
S'il était donc parmi vous un Français indigne de ce nom, qui osât ternir, par un attentat quelconque, la gloire immortelle que vous avez acquise par tant de sacrifices, il sera puni sur-le-champ de la manière la plus éclatante.
Je sévirai, avec toute la rigueur des lois, contre tout officier qui, par indifférence ou insouciance, autoriserait le plus léger abus et ne réprimerait point de suite le moindre effet d'indiscipline.
Ménard.
Au Peuple Vaudois!
L'armée française ne s'était approchée de vos frontières que pour empêcher, par le seul effet de sa présence, les ennemis de la liberté, de comprimer le noble élan qui vous élevait vers elle. Telle était la volonté suprême du Directoire Exécutif, et les vainqueurs de l'Italie se tenaient paisiblement debout devant vos despotes.
Mais un attentat inouï vient d'être commis envers l'armée française. Des satellites de l'oligarchie, des scélérats, ont osé violer les droits les plus sacrés; dans le sein même de la paix, ils n'ont pas su respecter les loix de la guerre; ils ont attenté à la personne du citoyen Autier, mon envoyé auprès de l'homme qui se disait général en chef des troupes du Pays de Vaud; ils ont fait plus, les monstres ont assassiné les deux hussards qui lui serviraient d'escorte. Des soldats français ont péri victimes de la plus noir perfidie; et leurs frères d'armes resteraient spectateurs indifférents de cet horrible forfait? Non! la Grande Nation ne transige jamais avec le crime; les auteurs ne peuvent donc échapper à notre juste vengeance.... Peuple Vaudois! vous avez ressenti notre injure.... Votre pays est entre nous et les coupables. Je viens attendre parmi vous les ordres du Directoire Exécutif, pour les poursuivre et les punir. Vos voeux nous appelaient à protéger vos droits : recevez-nous comme vos libérateurs; vos propriétés seront sacrées pour nous; des Français ne peuvent pas oublier qu'elles sont sous la sauve-garde de la fraternité et de l'honneur. Soyons mutuellement pleins de confiance dans les sentiments qui nous unissent. Votre haine pour la tyrannie est à nos yeux le garant le plus sûr de votre loyauté... Le gage de la nôtre est dans la liberté de l'Italie.
Ménard.
L'entrée des troupes françaises plaçait le Pays de Vaud dans une position rassurante, quand à l'invasion des Bernois, imminente depuis si longtemps. Aussi, l'Assemblée ne différa-t-elle plus longtemps d'envoyer à Paris ses députés, dont le départ avait été suspendu dans l'attente de nouveaux événements. Les citoyens Monod et de la Fléchère, et l'aide-de-camp Autier, partaient donc le 27 janvier pour Paris avec les instructions suivantes :
Les députés du Pays de Vaud exprimeront au Directoire Exécutif de la République Française, les sentiments de reconnaissance du Peuple Vaudois sur la protection qu'il lui a accordée pour le recouvrement de sa liberté. Ils le prieront en son nom d'achever et de perfectionner son ouvrage.
Ils chercheront à connaître quel est le plan général du Directoire, relativement au reste de la Suisse.
Ils donneront un état vrai des ressources du Pays de Vaud. Ils feront comprendre la pénurie extrême du numéraire en circulation, dont une partie allait chaque année dans le trésor de Berne et dont l'autre a disparu par la crainte d'une révolution. Ils donneront à entendre que, sans courir les risques d'une famine prochaine, le Pays de Vaud ne peut nourrir un mois ou six semaines l'armée française qui doit y entrer.
Ils proposeront des arrangements au sujet du sel, autant et plus avantageux que ceux qui existaient avec Berne.
Ils demanderont la libre entrée des grains et des comestibles sur les frontières.
Ils éviteront, lorsqu'il parleront des Bernois, ces deux extrêmes : de louer leur administration passée, et d'insulter aux malheurs qui semblent prêts à les accabler.
Ils tâcheront, par leurs propos et leur conduite, de donner, de la Nation qu'ils représentent, l'idée d'une Nation franche, morale et loyale.
Ils offriront au colonel F.-C. de la Harpe les remerciements de l'Assemblée pour ses travaux patriotiques; ils lui feront part de leurs instructions, et concerteront avec lui les moyens d'asseoir une révolution, à laquelle il a tant contribué, sur les bases de la plus grande felicité possible.
A leur départ, ils prieront le colonel de la Harpe de consentir à recevoir les pouvoirs du Gouvernement futur du Pays de Vaud pour le représenter dans ses rapports diplomatiques avec le Directoire, jusqu'au moment où il pourra venir lui-même dans sa patrie jouir de la reconnaissance qu'elle lui doit.
La députation était également chargée de remettre la lettre suivante, rédigée par le citoyen Glayre, président de l'Assemblée.
Citoyens Directeurs. Les Représentants du Pays de Vaud n'attendront pas pour vous témoigner leur reconnaissance, dont vous couvrez le berceau de notre Liberté, qu'il ne soit entouré que des soins tranquilles et des plaisirs de la paix. C'est dans ce moment de sollicitude, où se découvre à leurs yeux cette carrière imposante des travaux de notre régnération, où l'importance de leur mission pèse sur eux de tout son poids, qu'ils trouvent au fond de leurs coeurs le besoin de vous dire combien eux et leurs commettants sont touchés de vos bienfaits.
Ils ne vous demandent pas d'achever votre ouvrage. Ce serait vous faire injure. La garantie de sa fin est dans son commencement même. Vous allez placer vos troupes victorieuses entre l'obstacle et nous. Pleins d'une sécurité que votre parole n'a jamais trompée, nous nous livrerons avec calme au travail, et nous organiserons nos droits naturels et notre bonheur.
Donnez-nous vos conseils; quel que soit l'organe qui nous les transmettra, nous les recevrons avec une docilité respectueuse. Mais ils nous seraient doublement agréables dans la bouche du général Ménard, de ce général qui vient à nous précédé d'une réputation qui lui mérite notre confiance. Sanctionnez-la par la vôtre, et notre marche sera ferme et sûre.
Un grand attentat a été commis sur la personne du citoyen Autier, aide-de-camp de votre général. Il portait, au commandant des troupes bernoises, des paroles de paix; les habitants d'un village égaré ont fait couler le sang français, et mis les jours du brave Autier en danger.
Nous sommes désolés de ce prélude malheureux. Nous avions la vertueuse ambition de dire à nos enfants : Nous vous acquimes la Liberté, nous vous la remettons pure et innocente comme vous-mêmes. Citoyens Directeurs, nous déposons nos regrets dans votre sein. Un si grand crime doit être expié. Il allait l'être par les mesures vengeresses du Peuple : il le sera par la Loi. Nous en avons l'obligation à l'humanité et à la générosité du citoyen adjudant Autier. Maître de son courroux, il a dominé celui des autres. Citoyens Directeurs, du haut de vos places augustes, vous laisserez tomber sur lui ce regard approbateur qui est la fruit de la vertu.
Recevez, citoyens Directeurs, l'hommage de notre dévouement. Nous sommes vos enfants; accordez-nous à jamais vos soins et vos sentiments paternels.
Salut et respect!
La nouvelle de la prochaine entrée des troupes françaises produisit des sentiments bien divers dans le Pays de Vaud. Les patriotes ardents, tous les hommes compromis par les derniers événements, saluaient avec enthousiasme cet événement. Les modérés, les gens qui se tenaient en dehors des passions politiques, les rentiers, les propriétaires des villes et des campagnes, qui, la veille encore, redoutaient l'invasion des troupes bernoises, voyaient alors avec effroi les soldats français, venant les mettre à contribution. Les paysans tremblaient pour leurs bestiaux, pour leurs approvisionnements, et, plus encore, pour les contributions extra-ordinaires, que des alarmistes se plaisaient à leur annoncer. Les aristocrates tremblaient pour l'avenir. Menacés par les clubistes et par des démagogues qui proféraient des cris de mort, ils étaient consternés. Néanmoins, beaucoup de communes qui, jusqu'au 26 janvier, s'étaient abstenues d'envoyer leurs députés à l'Assemblée Provisoire, les envoyaient en foule, le 27 et 28 janvier. Ainsi, nous voyons dans le Registre des délibérations de l'Assemblée Provisoire, que dans ces deux journées les députés de cent trente-six villages du Pays de Vaud et du Canton de Fribourg prenaient séance dans l'Assemblée.
Cependant, on se prépare partout à recevoir les Français. L'ordonnateur en chef, Joseph, fait préparer les vivres pour l'armée française sur toutes les étapes entre Coppet, Payerne et Yverdon. L'adjudant-général Marcel prépare le passage de la brigade Rampon, à Vevey et à Villeneuve, et fait construire un pont de bateaux sur le Rhône, près de Villeneuve. Des barques vont chercher les soldats français à Evian et à Thonon.
Le 28 janvier, la brigade Rampon débarque à Ouchy et à Vevey. Une partie de cette troupe entre à Lausanne, tandis qu'une autre filait de Vevey sur Villeneuve. Le lendemain, Rampon se dirige avec la 72me demi-brigade sur Moudon, et le 30, il occupe Avenches21.
Le 28, Ménard franchit la frontière avec neuf mille hommes, et le lendemain il entre dans Lausanne. Suivi de son état-major, il est admis au bruit des acclamations les plus vives dans l'Assemblée Provisoire, à laquelle il s'adresse en ces termes :
«Citoyens, je suis flatté de la commission dont le Directoire Exécutif me charge, puisse qu'elle tend à protéger votre élan vers une noble liberté. Je ne le suis pas moins à la vue de vos sentiments de joie et de patriotisme. Continuez, citoyens Représentants, à assurer le bonheur public par vos travaux. Occupez-vous en toute sécurité de la tâche importante qui vous est confiée; reposez-vous sur la valeur de mon armée. Elle formera une barrière entre vous et les ennemis de votre liberté.»
Le citoyen Glayre, président de l'Assemblée, répond par un discours dont nous rapportons quelques passages.
«Citoyen général, l'Assemblée Provisoire du peuple vaudois voit dans son sein le général de la grande nation, protectrice de nos droits. Elle sent d'autant plus le prix de cette faveur, que le choix qu'elle a fait de vous élève et affermit nos espérances. Par votre valeur, vous étiez digne de nous protéger; par votre sagesse, vous êtes propre à nous éclairer.... Vous avez demandé quelle était cette Représentation Nationale, au milieu de laquelle vous vous trouvez. C'est la réunion des députés de la totalité des villes et des villages du Pays de Vaud. Leurs commettants les ont chargés de leurs pouvoirs pour un travail préparatoire, dont l'objet sera la formation d'une Assemblée Constituante... Hier encore, nous n'étions pas en nombre suffisant pour la composition des bureaux, que la distribution des travaux exige. Les adhésions des villes et des communes par leurs députés absorbent notre temps; nos corps et notre zèle sont épuisés; les alarmes de la nuit nous privent des bienfaits du sommeil. Enfin, les peuples ne marchent pas comme vos troupes; une nation n'est pas une armée... Souvenez-vous, citoyen général, vous nous devez de l'indulgence.... Que le Directoire de la Grande Nation reçoive en votre personne notre premier hommage; acceptez vous-même celui de notre confiance et de notre estime. C'est le coeur déchiré et les larmes aux yeux que j'achève ma mission. Le sang des Français a coulé; les coupables sont dans les fers; disposez de leur sort; nous les livrons à votre justice; mais permettez-nous de les recommander à la générosité française.»
Aussitôt, dit le procès-verbal de l'Assemblée, le président reçoit de Ménard l'accolade fraternelle. Cette accolade est un signal, tous les membres de l'Assemblée se pressent et s'approchent des généraux français; tous les embrassent et les serrent dans leurs bras. On entend les cris de Vive la République Française! Vive Ménard! Un général français s'écrie : Vivent les peuples assez courageux pour conquérir leur liberté, et assez sage pour la conserver. Vive la République Vaudoise! En sortant de cette séance, les généraux français reçoivent les honneurs militiares, rendus par les citoyens de Lausanne, rangés en armes dans les rues, que l'état-major, entouré de l'Assemblée, devait traverser.
Tandis que chacun s'empressait par des motifs divers à fêter les soldats français, l'Assemblée Provisoire, préoccupée des embarras de la situation, avisait aux moyens de trouver la somme de sept cent mille francs, demandée par le général français. Les caisses publiques étaient vides, ou à peu près dépourvues; dans cette crise qui durait depuis un mois, les capitaux avaient fui; le crédit n'était plus. Néanmoins, l'Assemblée, après avoir pourvu aux premières exigences, décidait de contracter un emprunt sous l'hypothèque des biens nationaux appartenant naguère à l'Etat de Berne, et d'inviter chaque commune à y prendre part dans la limite de ses ressources. L'annonce de la levée de cet emprunt, l'Emprunt Ménard, comme on le désigna, produisit le plus fâcheux effet dans les campagnes; mais nulle part autant que dans les bailliages de Grandson et d'Yverdon, et dans les montagnes de Ste Croix.
Déjà, le 29 janvier, cent cinquante à deux cents hommes, tous armés et équipés, portant le cocarde bernoise, et divisés en trois colonnes, descendaient de Ste Croix. L'une d'elles était commandée par Jaccard de Paris, une autre par le sergent Paillard, et la troisième par le lieutenant Abraham Jaccard. Elles traversaient les villages de Baulmes, de Vuitteboeuf, de Peney, la terre de La Mothe, de Bullet, dont les habitants grossissaient leurs rangs, et se dirigeaient sur Yverdon. Cependant, «sur la nouvelle qu'il y avait des canons dans cette ville, ils se retirèrent, laissant de fortes patrouilles, insultant les bons citoyens, foulant aux pieds la cocarde verte, coupant les arbres de liberté22.» Les Comités de surveillance d'Yverdon et d'Orbe envoyèrent, dès le 29 au soir, deux députés à Ste Croix, les citoyens de Joffrey et Jaccard, pour engager cette commune à se joindre à la cause de la révolution, et «pour l'avertir des dangers auxquels elle s'exposait à l'égard des troupes françaises, si leurs ressortissants commettaient de nouveaux actes d'hostilités.» «Arrivés à la croisée du chemin de St Christophe, à trois quarts de lieue de Baulmes, disent ces députés dans leur rapport, nous avons rencontré une patrouille à cocardes bernoises, qui nous a arrêtés et obligé à les suivre à Baulmes. Chemin faisant, nous avons fait notre possible pour éclairer ces hommes égarés, mais sans succès. Arrivés à Baulmes chez le lieutenant Cachemaille, celui-ci ne répondit à nos observations que par de mauvaises raisons, entr'autres, que les gens de Baulmes voulaient rester tels qu'ils étaient, vu qu'on leur avait demandé de l'argent, qu'on leur avait fait une requisition d'hommes, en renchéri le sel de demi-batz par livre. Le citoyen Louis Mermod de Ste Croix étant survenu, il nous a accablés d'injures; nous a menacé que si nous montions la côte de Ste Croix, il nous ferait baiser la cocarde bernoise, et qu'à ce défaut, lui-même nous tuerait; il ajoutait que le colonel Bourgeois étant monté à Ste Croix, il avait été insulté, forcé de déchirer sa cocarde verte, de baiser la bernoise, et obligé de redescendre pour ne pas être massacré, et que quant à nous il nous en ferait bien davantage.»
Le 1er février, l'Assemblée reçoit de fâcheuses nouvelles d'Yverdon, entr'autres la lettre suivante :
Chers Concitoyens, Frères et Amis! — Au risque de vous fatiguer, nous devons encore vous parler de nos inquiétudes au sujet de l'insurrection de nos montagnards. A chaque instant, nous recevons les nouvelles les plus alarmantes. Le châtelain de Baulmes, nouvellement nommé, arrive dans ce moment. Son rapport nous apprend qu'ayant assemblé la commune, tous les membres s'y sont présentés armés de sabres et de baïonnettes, décorés de cocardes rouges et noires, et abondants en gestes et menaces. Ils avaient député à Ste Croix, d'où trente hommes, sous le nommé Mermod, se présentèrent à Baulmes armés de pied en cap. Ils y abattirent sans opposition l'arbre de liberté, et assemblèrent la commune de Vuitteboeuf. Des agitateurs travaillent toutes ces têtes, et la demande intempestive d'argent contribue à cette exaltation. Ne vous faites pas illusion sur les conséquences désastreuses de ces rassemblements. Si vous n'y portez pas un prompt remède, ils deviendront le foyer d'un incendie dont les ravages sont incalculables. Notre ville serait particulièrement exposée, maintenant que le citoyen Debons retient à son quartier-général de Payerne nos soldats et ceux de Grandson. Dès là, nous sommes forcés de profiter de la bonne volonté des gens de La-Sarra et de les garder encore pour la garnison de notre ville. Comme les citoyens de Cossonay sont remplis de zèle pour le maintien de la Liberté, vous pourriez les employer à notre secours si les circonstances l'exigeaient. — A ce point de notre lettre, on nous apprend que les montagnards et les gens de la Terre de la Mothe se disposent à nous attaquer. Nos femmes sont toutes effrayés : on leur écrit de Neufchâtel qu'une colonne bernoise, avec des canons, traversant cet Etat, va se réunir par les hauteurs aux gens des montagnes. Ces nouvelles, qui sont loin d'être officielles, causent, cependant, une terreur générale, et doivent ajouter aux motifs ci-dessus indiqués pour vous engager à prendre des mesures.
Salut et fraternité.
Pour le Comité de surveillance,
Christin, avocat, président.
Yverdon, 1er février 1798.
L'Assemblée, avant de prendre des mesures militaires contre les communes insurgées, y déléguait le citoyen Auberjonois, revêtu de pleins pouvoirs. «Il part aujourd'hui comme parlementaire, écrivait l'Assemblée au Comité d'Yverdon, un trompette le précède; il porte des paroles de paix. Il promettra indulgence, amnistie. Mais si les insurgés résistent à ses ouvertures, le citoyen Auberjonois disposera de toutes les forces voisines pour comprimer ces mouvements, et pour faire respecter la liberté dont ces malheureux ont détruits les symboles.»
Sa mission terminée, le citoyen Auberjonois donnait dans son rapport à l'Assemblée des détails curieux sur l'esprit qui animait alors les communes de la montagne et du voisinage d'Yverdon :
Rapport du citoyen Auberjonois. — La moitié des députés des villages du bailliage d'Yverdon se rencontrant dans cette ville pour conférer sur l'emprunt avec les commis du Conseil, je crus devoir me rendre à leur assemblée et leur expliquer beaucoup de choses, soit de celles relatives à cet objet, soit de celles qui concernent le nouvel ordre de choses en général. Je trouvai la ville d'Yverdon bien disposé à user de tous les ménagements possibles envers les communes, tant pour les quotes d'emprunt que pour les temps d'acquittement, qu'elle n'exigeait que selon leurs convenances et leurs facultés.
Apprenant que les piquets de Ste Croix ne laisseraient passer sur leurs montagnes aucune cocarde verte, et qu'ils étaient fort animés contre les patriotes, je fis expédier une citation au gouvernement, au lieutenant et aux députés qui avaient venus se rendre à Lausanne, de se rencontrer le lendemain, à 9 heures du matin, au pied de la montagne de Vuitteboeuf, pour m'accompagner et empêcher par là qu'il n'y eût aucune opposition ni insulte.
Ayant appris qu'un grand nombre de jeunes gens vaudois passaient avec leurs armes par le comté de Neuchâtel, pour se rendre au camp des Bernois, je passai au Comité de Grandson, et je lui demandai d'établir un piquet de dix hommes, à Provence, et un autre égal à Concise, avec ordre : 1o de ne laisser passer personne sans passe-port, vu ou expédié au Comité de Grandson; 2o de tenir un journal de tous ceux qui passeraient, de leur costume et de ce qu'ils emporteraient avec eux; 3o de retenir les armes de ceux qui sortiraient armés.
Ayant appris qu'un grand nombre de villages s'étaient coalisés avec Ste Croix, je pensai qu'il serait expédient de les ramener, si cela était possible, avant d'aller sur la montagne. En conséquence, je passai à Peney et à Baulmes; ce dernier village me parut extrêmement échauffé; je fis assembler la commune; toutes les têtes étaient en cocardes rouges et noires. Il y eut beaucoup de tumulte; je pus cependant leur lire la proclamation et leur donner des explications qu'ils n'étaient pas trop en état d'entendre; je passai chez le lieutenant, à qui je pus communiquer tranquillement et les papiers dont j'étais chargé et les choses qui pouvaient tendre à ramener ces gens-là, qui avaient témoigné de la manière la plus forte leur volonté de vivre et mourir avec Berne, et de ne s'en point détacher, à moins que les Bernois ne déclarassent qu'ils ne voulaient point les garder, ce qu'ils étaient bien sûrs qu'ils ne feraient pas, ayant été à Berne même pour en avoir l'assurance. Ils accompagnèrent ces déclarations du cri général Vive Berne, répété plusieurs fois, et finirent par dire qu'ils seraient plutôt Français que Lausannois, car c'est sous ce nom qu'on leur a représenté la République Vaudoise.
Je fis ce que je pus pour leur faire connaître ou comprendre qu'il ne s'agissait pas plus de Lausanne que d'Yverdon et de Baulmes même, mais leurs esprits échauffés rejetaient toutes raisons.
Je priai le lieutenant de saisir les moments calmes pour rendre à ces gens toutes les choses que je lui avait dites, pour les ramener à l'union.
Le 8, je me rendis à Vuitteboeuf, où je fus à 9 heures; les députés que j'avais appelés n'y arrivèrent que plus tard avec ceux de Bullet, qu'ils avaient avertis. Je voulais monter la montagne avec eux, et les fis appeler dans ma chambre; mais ils y entrèrent accompagnés d'une foule de leurs gens qui étaient descendus avec eux, et ma chambre fut bientôt entièrement remplie. Ils me représentèrent la difficulté de rassembler leurs communes, à cause de l'éparpillement des hameaux, et je crus pouvoir leur parler là, sans aller à Ste Croix même. Ils me parurent moins ardents que ceux de Baulmes, mais ils conclurent comme eux qu'ils ne voulaient point changer de gouvernement et resteraient attachés à Berne, tant qu'il y aurait une ville de Berne; qu'ils ne demandaient rien à personne et qu'ils étaient contents comme ils étaient; que, si on voulait les attaquer et les contraindre, ils se défendraient, et qu'ils s'étaient liés avec un grand nombre de villages pour se soutenir les uns les autres.
Je leur reprochai leurs excursions armées dans la plaine et les violences qui y avaient été commises. Ils nièrent que ce fût les faits de la commune, que ce pouvait être quelques jeunes gens vagabonds, joints à d'autres villages, et enfin je leur fis promettre de donner des ordres précis à leurs piquets de de laisser descendre aucun de ces attroupements armés, de contenir leur jeunesse, et de laisser librement passer à Ste Croix tous ceux de la plaine, sans aucune insulte, quelque cocarde qu'ils eussent à leurs chapeaux; ils m'assurèrent que cela serait exécuté.
Observations. — 1o Il faut qu'il y ait beaucoup d'argent répandu sur ces montagnes, parce qu'il s'en dépense beaucoup au cabaret et que ces montagnards sont pauvres; 2o Ils ont été aliénés par les demandes qu'on leur a faites de s'intéresser à l'emprunt et d'y fournir ce qu'ils pourraient; 3o ils ne l'ont pas moins été lorsqu'on leur a demandé de marcher à Payerne au secours des patriotes, auxquelles réquisitions ils n'ont point voulu accéder, n'ayant voulu fournir ni hommes ni argent depuis la révolution.
Il paraît que ce qu'il y a de mieux à faire avec ces villages, c'est de laisser exhaler leur premier feu et dépenser leur argent, d'user de douceur et de modération, et enfin d'exiger des Bernois mêmes, par l'entremise des généraux et négociateurs français, qu'ils déclarent renoncer à tout gouvernement et à toute souveraineté sur ces montagnards coalisés, ce qui les mettra dans le cas de se réunir à nous. Tout moyen de force serait dangereux, déplorable, et nuirait pour des temps infinis à l'union cordiale et à l'harmonie des principes et des volontés, seule et unique base sur laquelle on doit fonder le contrat social qui doit lier les différentes parties de la République.
Présenté à l'Assemblée Provisoire des députés du Pays de Vaud, à Lausanne, le 10 février 1798.
Aberjonois, député d'Yverdon.
Tandis que ces populations résistaient au mouvement révolutionnaire qui entraînait les autres parties du pays, les trois mandements d'Aigle, Ollon et Bex, que l'état-major bernois avait quitté pour se retirer aux Ormonts, envoyaient, le 1er février, leurs députés Greyloz, Deloës et Thomas à l'Assemblée Provisoire. Le mandement des Ormonts, quoique occupé par les Bernois, envoyait à Aigle les châtelains Mottier et Chablais pour Ormont-Dessous, et le châtelain Busset pour Ormont-Dessus, avec le délibéré de leurs communes qui adhéraient aux principes des trois mandements de la plaine, avec la réserve de n'armer que pour la défense de leurs propres foyers. Quant au Pays-d'Enhaut, protégé par les troupes bernoises, et pouvant sans péril obéir encore à LL. EE., il n'envoya son adhésion à l'Assemblée Provisoire que plusieurs jours après la prise de Berne.
Quant au Pays de Vaud fribourgeois et la Gruyère de la plaine, ils étaient depuis longtemps animés de l'esprit de l'indépendance. Aussi, ils envoyèrent bientôt leurs députés à Lausanne. «Le 29 janvier, dit le procès-verbal de l'Assemblée Provisoire, se présentent deux députés de Fribourg, les citoyens Duc et Vonderweit, envoyés à l'effet d'instruire l'Assemblée des Représentants du Pays de Vaud, de leurs premiers pas vers la liberté, et d'obtenir la promesse d'un secours, en cas que les ennemis de cette liberté voulussent tenter d'entraver ses progrès ultérieurs.» — «Vous êtes en régénération,» leur répond le président Glayre. «Sous ce rapport les voeux de l'Assemblée sont pour qu'elle s'opère de la manière à assurer votre bonheur. Si vous entrez dans la carrière de la révolution, nous vous offrons les secours de notre expérience, et ceux de nos forces, sous la direction de la Grande Nation qui nous protège.»
Les citoyens De Vevey et Chaney se présentent le même jour à l'Assemblée, et font acte d'adhésion au nom de la ville d'Estavayer et des treize communes du ressort de cette ville. Les députés de Rue, d'Attalens, de Bossonens, de Semsales, de Font, de Châbles, et Châtillon, ceux des communes de Surpierre, et des vingt-sept communes de Romont, font acte d'adhésion à la République Vaudoise, et, le 29 janvier, prennet place au nombre de ses membres. Les communes du ressort de Bulle et celles de Broc, Vuadens, Vaulruz, Maules, Romanens, la Tour-de-Trême, envoient le citoyen Geynoz les représenter à l'Assemblée Provisoire. Les députés de Bulle et Châtel-St-Denis prennent séance, et annoncent à l'Assemblée que les citoyens de leurs bailliages ont obligé à la retraite huit cents Fribourgeois, qui, le 3 février, venaient les attaquer, que les baillis avaient pris la fuite, et que les Comités de l'indépendance sont constitués.
Cependant comme plusieurs députations des bailliages fribourgeois se plaignaient de ce que des prêtres employaient leur influence sur les campagnes pour les empêcher de se réunir à la République Vaudoise, l'Assemblée publiait la proclamation suivante pour rassurer les populations catholiques :
L'Assemblée Représentative du Pays de Vaud aux citoyens du ci-devant canton de Fribourg et du Bas-Valais :
L'Assemblée, toujours occupée sans cesse du bonheur du Peuple Vaudois, ne peut voir avec indifférence les craintes que des malveillants cherchent à répandre parmi ses frères du ci-devant canton de Fribourg et du Bas-Valais, en insinuant malicieusement que leur réunion à ce Peuple met en danger la religion qu'il professe. Non, cher Concitoyens, ces insinuations sont l'ouvrage de vos ennemis et des nôtres; ils cherchent à vous égarer. Ils font usage de ce moyen comme le plus propre à seconder leurs intentions, connaissant très-bien votre attachement à votre religion. Rassurez-vous, chers Concitoyens, ces malveillants apprécient bien mal nos voeux et nos désirs pour votre bonheur et votre tranquillité. Rappelez-vous que cette Assemblée, à tout le Peuple Vaudois, a promis protection à la Religion, aux Propriétés et aux Lois. Sa promesse est invariable : elle la confirme encore aujourd'hui d'une manière plus solennelle; votre Religion sera respectée et protégée; il ne se délibérera rien qui puisse l'enfreindre; votre exercise, vos instructions se continueront comme du passé; il ne sera rien changé au mode établi pour les conférences entre les ministres de votre culte. Les droits des collateurs sont réservés et le pouvoir des évêques dont vous dépendez reste intact, comme tout ce qui peut avoir rapport à votre culte.
Tels sont, chers Concitoyens, les désirs et les volontés de l'Assemblée Provisoire, qui s'empresse de vous les faire connaître; elles sont propres à dissiper vos alarmes et à accélérer à votre réunion à vos frères du Pays de Vaud, qui vous tendent les bras pour vous recevoir dans leur sein.
Donné le 7 février 1798.
Chancellerie du Pays de Vaud.
Les travaux de l'Assemblée étaient excessifs. Elle avait tout à créer; elle avait à pourvoir à la subsistance et à la solde d'une armée de douze mille Français et de cinq mille Vaudois. Enfin, elle avait à diriger toutes les branches de l'administration. Dans ce but elle s'était divisée en treize Comités, chacun chargé d'une des branches de l'administration civile ou militaire. Quant à la justice, les Cours-Baillivales et Seigneuriales continuaient à la rendre; mais les appels des jugements de ces tribunaux étaient ajournés. Néanmoins, cet état provisoire de pouvait durer plus longtemps. Chacun demandait qu'il cessât. Aussi, le 5 février, l'Assemblée croyait devoir s'adresser ainsi à ses concitoyens :
L'impatience générale va se calmer enfin. Tous les voeux tendaient à avoir une Constitution sage, ferme, mais libre, assurant le bonheur du peuple et consacrant ses droits. Citoyens! ce moment approche. Vos députés s'occupent chaque jour des Assemblées Primaires et du mode de leur convocation. A chaque séance, ils ajoutent quelque article au décret qui sera bientôt publié. En attendant ce décret, nous vous annonçons : 1o Il y aura une Assemblée Constituante Nationale. Elle sera convoquée dans le plus bref délai. Elle aura charge et pouvoir d'arrêter un Constitution, fondée sur les bases de la Liberté et de l'Egalité. 2o Tous les bourgeois de Berne, de Friboug et du Haut-Valais sont exclus du droit de voter et d'être élus dans les prochaines assemblées primaires, sans préjudice à ce qui sera prononcé à leur égard par l'Assemblée Constituante.
Peuple! reste donc calme. Tu vois que ton bonheur n'est pas continuellement ajourné. Reste digne de la Liberté, dont tu arbores, aujourd'hui, la riante bannière.
Chancellerie du Pays de Vaud.
Cependant, ce n'était point seulement contre les partisans de LL. EE. de Berne, contre les aristocrats et les ennemis de toutes les innovations, enfin, contre les exigences des troupes françaises que l'Assemblée Provisoire avait à lutter. Malgré les travaux incessants de cette Assemblée, et ses efforts pour faire accepter dans tout le pays Romand les principes de l'indépendance, les patriotes exaltés, les révolutionnaires fougueux, se plaignaient de son modérantisme, ils l'accusaient même de pactiser avec l'aristocratie. Le Comité de Réunion lui-même, lui, qui le premier avait donné l'impulsion, n'était point à l'abri des reproches de ces hommes ardents qui auraient voulu que la révolution renversât tous dans sa marche, la magistrature des villes, comme celle des villages. Nous trouvons ce blâme exprimé dans une brochure écrite en juin 179823, par un homme éminent, mais patriote fougueux, le professeur de mathématiques Develey, membre du Comité de Réunion.
«Au milieu des préparatifs de guerre, dit-il, l'Assemblée Représentative et le Comité de Réunion de Lausanne continuaient leurs séances. Le pouvoir passait rapidement du second de ces corps au premier. Le Comité n'était bientôt plus qu'une société particulière, mais une société qui avait rendu de grands services à la nation, et qui devait lui en rendre encore; une société qui surveillait et faisait marcher des autorités, dont les unes étaient toujours attachées à l'ancien régime, et dont les autres, quoique amies de la révolution, étaient des enfants nouveaux nés, faibles et vacillants. D'ailleurs, l'Assemblée Représentative était le fruit de l'union monstreuse des Conseils aristocratiques de nos villes avec la révolution. Cet assemblage, forcé de part et d'autres, avait produit un corps métis, qui n'avait pas l'energie qui eût été nécessaire dans les circonstances... Le Comité de Réunion, lui-même, était souvent trop faible, trop modéré, trop craintif. Pourquoi donc, après avoir fait son éloge, ne rapporterai-je point ce que je puis savoir à sa charge! Il faut l'avouer, il n'a pas toujours fait ce qu'il aurait dû faire. N'est-il pas vrai, qu'en révolution, des mesures prudentes, vigoureuses, promptes et décisives, peuvent s'allier avec l'amour de l'ordre et des lois, avec le respect des personnes et des propriétés? Eh bien! le Comité de Réunion a-t-il toujours pris de semblables mesures? Aurait-il dû, par exemple, quand il avait l'autorité en main, et qu'il était sûr de vouloir le bien du peuple? aurait-il dû remettre les rênes du gouvernement à des hommes peut-être très-capables, très-probes, très-bien intentionnées, mais dont il ne connaissait point suffisamment les principes, et dont le pouvoir n'était pas plus légal que le sien? N'aurait-il pas dû, au contraire, former le noyau de l'Assemblée Représentative, et appeler à lui, pour le moment, les députés des pétitionnaires des autres villes du pays, au lieu des députés des différentes magistratures? Enfin, et on ne saurait trop le dire, n'aurait-il pas dû empêcher absolument le mélange impur, et la dangereuse amalgamation des autorités nouvelles avec les anciennes, de la Démocratie avec l'Aristocratie, des parties saines du Corps politique avec les parties gangrenées? Si un pouvoir était remplacé, pourquoi donc un autre n'aurait-il pu l'être?... Le Comité de Réunion n'a rien fait de tout cela! Hé quoi! il a même craint de former à Lausanne une Assemblée Populaire, il l'a craint, et n'a donc pas senti qu'à Lausanne il y avait du peuple, mais point du populace.»
Tandis que l'Assemblée luttait ainsi au milieu des partis qui déchiraient la patrie, tandis qu'elle préparait la convocation des assemblées électorales pour la nomination de l'Assemblée Nationale Constituante, un courrier arrive, le 9 février, à Lausanne; il apporte une Constitution Helvétique, rédigé à Paris par un Bâlois, et approuvée par le Directoire français. Nos Représentants apprennent ainsi qu'ils n'ont point à s'occuper à donner une constitution à leur patrie, car le Pays de Vaud, ainsi que tous les états de la Confédération Suisse, faisaient desormais partie de la République Helvétique Une et Indivisible, constituée comme la République Française, la Cisalpine, la Ligurie et la Batavie.
Sources principales : Registres du Deux-Cent de Lausanne. — Registre des délibérations de l'Assemblée Provisoire du Pays de Vaud. — Recueil de Pièces pour servir de supplément au Registres de l'Assemblée Provisoire du Pays de Vaud, en 1798, Nos 1 et 2. — Registre des Proclamations, Décrets et Arrêtés de l'Assemblée Provisoire du Pays de Vaud et de la Chambre Administrative du Canton de Léman, du 24 janvier au 3 mai 1798.
1J. Olivier, Etudes d'Hist. nat. Troisième partie : Révolution Helvétique, 58.
2Thibaudeau, Hist. de la campagne d'Italie I, 154-207.
3Thiers, Hist. de la révolution française, tome IV, ch. VII.
4Mlles Emilie Mourer, Vérène Zimmer et Drine Rolland. Emilie Mourer dit à Bonaparte :
Poursuis ta brillante carrière,
Vainqueur humain, chéri des cieux,
Prépare un chemin de lumière
Où vont s'élancer nos neveux.
L'ombre de César s'humilie,
Ta gloire abaisse sa fierté,
César asservit l'Italie,
Tu lui rendis la liberté.
5Thiers, Hist. de la révolution française, IV, ch. VII.
6Voyez Hist. du Canton de Vaud, II, page 130.
7Hottinger.
8Rovéréa, Mémoires, I, 158.
9Develey, Mémoire pour servir à l'histoire de la Révolution du Pays de Vaud, Lausanne, 1798. Page 16. — Mr Develey, nommé professeur après notre révolution, acquit une réputation méritée par ses ouvrages sur les mathématiques.
10Place de la Palud, No 21.
11Rovéréa, Mémoires, I, 170.
12Rovéréa, Mémoires, I, 172.
13Mr de Weiss, envoyé en 1793 par LL. EE. auprès du Comité de Salut Public, se lia avec Robespierre, et obtint de lui que la Convention déclarât paix et fraternité avec le peuple Suisse (17 novembre 1793). Mr de Weiss écrivit alors une brochure dans laquelle il justifie la mort de Louis XVI, qu'il nomme monarque idiot. Mr de Weiss avait une réputation littéraire, qu'il obtint par plusieurs ouvrages, entr'autres par ses Principes philosophiques, politiques et moraux, 2 volumes, publiés en 1785.
14Ve Décret. On fera approcher quelques détachements de l'Oberland, et si les habitants de ce pays, fantisés par les scélérats de Berne, osent servir leurs fureurs, ils pénètreront dans leurs vallées, et brûleront les habitations de ceux qui auront pris les armes pour le soutien de la tyrannie.
15Develey, professeur, Mémoire pour servir à l'Hist. de la Révol. du Pays de Vaud, 33.
16M. G.-H. de Seigneux a propagé cette erreur dans son Précis hist. de la Révol. du Canton de Vaud, I, 130.
17G.-H. de Seigneux, Précis historique de la Révolution du Canton de Vaud, I, 492.
18Ce brave grenadier, Georges-Samuel Genier, alors à peine âgé de vingt ans, vit encore; il habite la maison qu'il construisit à la Croix, lieu où, à son corps défendant, il tua le hussard français. «Après avoir reçu le coup de sabre du hussard, dit-il, je tirai ma mitaine avec les dents, et je lui lâchai mon coup sans l'enjouer, et il dit en tombant : Où diable sommes-nous venus.» A l'âge de 72 ans, Genier, connu sous le nom de Samin de la Crai, est président du Conseil communal de Thierrens, et dévoué aux principes démocratiques.
Le poste était commandé par le commis d'exercise, Jean-Siméon Genier, ancien sous-officier dans un régiment suisse au service de Hollande.
19Henri Monod, Mémoires, I, 122.
20Assemblée Provisoire, Registre No 1. — M. de Rovéréa ne donne point dans ses Mémoires le texte de ces deux lettres.
21«Le 27, à deux heures du matin,» écrit à l'Assemblée le Comité d'Avenches, «les Bernois, au nombre de neuf cents hommes et vingt pièces d'artillerie, se retirèrent sans tambours ni trompettes. A sept heures, nous avions tous la cocarde verte. A neuf heures, nos Comités étaient organisés, et, à midi, nos députés partaient pour l'Assemblée. Le 28, deux mille hommes, sous les ordres du citoyen Debons, arrivaient, et, le 30, nos braves défenseurs de l'armée d'Italie entraient dans notre ville.»
22Registre No 1 de l'Assemblée Provisoire : Rapport du cit. F. Py, de Ste.-Croix, 30 janvier.
23Mémoire pour servir à l'Hist. de la Révol. du Pays de Vaud, 42.