Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE CINQUIEME


LE PAYS DE VAUD CANTON SUISSE.

1798–1803.


Chapitre II.

République Helvétique.

1798-1802.


§ 1er. Chute du Patriciat.

1798.

Derniers moments de la Diète. — Constitution de la République Helvétique, reçue et proclamée à Lausanne, 9 février; elle est acceptée par les Assemblées Primaires, 16 février. — Le Pays de Vaud forme le Canton de Léman. — Brune, général en chef de l'armée française, 8 février; ses préparatifs contre Berne. — Préparatifs à Berne. — Brune, trop faible pour attaquer, négocie. — Armistice. — Société populaire de Lausanne. — Nouvelle organisation des milices du Pays de Vaud. — Le bruit de la levée de la conscription dans le Pays de Vaud, cause une émigration pour Berne. — Le colonel de Rovéréa organise et commande la Légion Romande. — Rupture subite de l'armistice. — Prise de Soleure et de Fribourg. — Résistance glorieuse des Bernois. — Prise de Berne. — Résistance des Ormonts; affaires de la Forclaz et de la Croix-d'Arpilles. — Combats livrés par la Légion Romande. — Insurrection de Ste Croix; combats de Vugelles et de Vuitteboeuf. — Capitulation de la Légion Romande; elle se retire avec armes et bagages dans le Comté de Neufchâtel.

Tandis que le Pays de Vaud était violemment arraché au pouvoir du Patriciat, la Diète, impuissante, continuait à siéger dans Arau. Le Directoire française l'accablait de notes outrageantes; le Congrès de Rastadt refusait d'entendre ses députés; l'esprit révolutionnaire faisait chaque jour des progrès dans les populations suisses; les Etats confédérés refusaient les concessions que leurs sujets réclamaient, et refusaient, en même temps, les moyens de comprimer les mécontents, et de repousser les armées étrangères. Aussi, lorsque le 1er février 1798, le chargé d'affaires français, accompagné de six hussards, arrivait dans Arau, et déployait le drapeau révolutionnaire, la Diète s'assemble précipitamment; elle se hâte de règler les contingents de soldats et d'argent; elle renouvelle le serment fédéral; elle se déclare dissoute, et abandonne le siège de ses séances. Le même jour, Arau se déclare en insurrection, brise les armoiries de Berne, et plante l'arbre de la liberté. Les autres villes d'Argovie, Zoffingen, Bruck et Lenzbourg, imitent Arau.... Dès ce moment c'en est fait du Patriciat. Dans tous les Etats de la Suisse il cesse de règner.

En effet, depuis le 20 janvier, le Grand-Conseil de Bâle avait proclamé l'égalité des droits entre les citoyens de la ville et les sujets campagnards, et, le 30 du même mois, il faisait place à une Convention Nationale. A Lucerne, le 31 janvier, le Grand-Conseil avait prononcé l'abolition du gouvernement aristocratique, et convoquait les députés de la campagne pour délibérer sur une constitution basée sur la liberté et l'égalité. Schaffhouse avait fait les mêmes concessions aux campagnes. Zurich, menacé par l'insurrection, proclamait, le 3 février, la liberté, l'égalité politique et civile, et déclarait le provisoire des deux Conseils jusqu'à l'acceptation par le peuple d'une nouvelle constitution. Le Bas-Valais était insurgé. Les villes et le plus grand nombre des anciens villages vaudois du canton de Fribourg étaient représentés à l'Assemblée Provisoire du Pays de Vaud, et grossissaient les rangs de ses volontaires. Même, dans la ville de Berne, des sociétés patriotiques s'étaient formées; elles discutaient l'introduction du papier-monnaie et la répartition plus égale des fortunes. Quinze mille Français et cinq mille Vaudois étaient à une étape de la capitale du Patriciat.

Ainsi menacé de toutes parts, le Patriciat bernois comprit enfin la nécessité de s'appuyer sur cette nation qu'il régentait, mais ne gouvernait pas, comme le dit au sein du Deux-Cent le baron d'Erlach, l'ancien bailli de Lausanne. Le Deux-Cent décida d'accorder quelques concessions au parti démocratique. Il statua, en conséquence, que les villes et les campagnes du Canton nommeraient quarante-sept députés pour aviser de concert aux changements commandés par les circonstances. Onze de ces députés furent nommés par la ville de Berne, un, par chacune des autres villes du territoire allemand, le reste par la campagne. Les nouveaux élus furent réunis le 2 février au Deux-Cent. Un seul Vaudois, Mr Pierre Descoulayes, châtelain de Château-d'Oex, siégea dans cette assemblée comme représentant le Pays-d'Enhaut, que la révolution n'avait pas encore atteint. Parmi ces hommes nouveaux, figuraient quelques hommes à qui la supériorité de lumières allait bientôt assigner des rôles importants : Bay, avocat à Berne, et Rengger, médecin, député de Bruck. L'unique mission de ces députés était de délibérer avec le gouvernement sur le bien et le salut de la patrie. L'Assemblée, ainsi augmentée, décréta une prompte révision et la constitution, sur la base d'une représentation directe du peuple; elle ouvrit à tous les citoyens l'accès à tous les offices publics; plaça la religion, la liberté, l'indépendance, sous la garantie du gouvernement, les biens des particuliers, ceux de l'Etat et des communes, et la sûreté des personnes sous la protection des lois. Elle statua que les salaires de toutes les places dans le gouvernement seraient proportionnés au travail, et tout le reste des revenus publics appliqué aux besoins de l'Etat. Une commission fut nommée pour rédiger le nouvel acte constitutionnel; mais les fauteurs de l'oligarchie qui ne se soumettaient qu'à regret à ces innovations, dans l'espoir que de nouveaux incidents viendraient les annuler, firent fixer à un an le terme où le travail de la commission serait présenté1.

«Prises de bonne foi, ces mesures, dit le général Jomini2, auraient pu tout calmer; mais les deux partis se méfiaient trop l'un de l'autre pour que cela se passait paisiblement, d'ailleurs, la France visait à un résultat bien différent. Dans le fait, celui-ci ne satisfit personne; c'était trop pour les uns, et trop peu pour les autres : les partisans des régimes abolis prétendirent que les magistrats n'avaient aucun droit de détruire un gouvernement dont ils n'étaient que les premiers sujets; et les mécontents se plaignaient que les réformes devinssent illusoires, par les retards qu'on apportait à leur exécution. Ainsi, au lieu de rien concilier, les opérations des députés occasionnèrent de nouveaux désordres, symptômes manifestes d'une guerre civile.»

Dans le Pays de Vaud la révolution était accomplie, la couleur verte, partout y était arborée, excepté à Ste Croix, aux Ormonts et au Pays d'Enhaut; l'Assemblée Provisoire prenait des décisions législatives, et avait une armée dévouée. Mais les partis étaient loin d'être satisfaits. Les révolutionnaires de l'école française trouvaient que l'Assemblée Provisoire agissait timidement à l'égard des aristocrates; ils l'accusaient de modérantisme, même d'aristocratie. L'aristocratie des villes redoutait que sa chûte ne suivit bientôt celle de l'aristocratie des villes souveraines. Les possesseurs des droits féodaux, menacés par les clubs patriotiques, voyaient le moment arriver où ils seraient ruinés par l'abolition, sans indemnité, de ces droits, que la plupart avaient acquis à prix d'argent. Enfin, chacun sentait que la petite république vaudoise, abandonée à elle-même, ne pouvait résister aux passions des partis, et survivre à la lutte que les grandes nations de l'Europe allaient inévitablement recommencer. Aussi, lorsque, dans la soirée du 8 février, l'on reçut à Lausanne le projet de la constitution d'une République Une et Indivisible, dont le Pays de Vaud formerait l'un des Cantons, la satisfaction la plus sincère se manifesta chez les patriotes de toutes les nuances. Le 9 au matin, le président Glayre lisait à l'Assemblée Provisoire la lettre suivante, que Laharpe écrivait de Paris :

Citoyens, le moment est enfin arrivé. Placé là où il fallait pour reconnaître le moment favorable, nous ne pouvions voir sans frémir qu'il allait vous échapper par trop de ménagements. Quoique la rage de vos ci-devant maîtres vous ait exposés aux inconvénients d'un passage de troupes, il n'est pas douteux que vous avez échappé au naufrage. La chute de l'oligarchie de Berne et de ses compagnes n'est plus douteux. La formation du Pays de Vaud en république indépendante et la révolution de Bâle étaient des préliminaires indispensables. — En attendant, il importe de substituer sans retard un nouvel ordre de choses à l'ancien et d'accélérer le terme de votre révolution. Les moyens sont ceux indiqués dans le Titre XII du projet de Constitution.

Ce projet est dû au digne grand-tribun de Bâle, Ochs. Il a paru que le plus sage parti était de demeurer attaché à la Suisse. Nos moeurs, nos relations commerciales, notre agriculture, le débit de nos vins, tout nous y conviait. Vous sentez qu'unis comme nous allons l'être, il sera désormais bien plus facile de maintenir la paix et la neutralité de la commune patrie, lorsqu'une seule volonté dirigera tous les efforts vers un même but. La nécessité de s'entendre et de correspondre procurera des relations dans la Suisse entière et fera disparaître tous les préjugés de culte et de moeurs.

La fuite des oligarques bernois vous permet de procéder de suite, et votre intérêt vous invite à ne pas renvoyer d'une heure la convocation des assemblées primaires et les délibérations relatives à l'acceptation de l'acte constitutionnel.

Tout dépend de l'acceptation de la Constitution. Ne vous exposez pas impolitiquement à voguer sur le vaste océan des systèmes constitutionnels.

La Constitution qui vous est offerte, et qui a l'approbation de vos puissants protecteurs, vous présente de très-grands avantages..... Est-elle acceptée? votre révolution est achevée avant un mois, et vous avez échappé à toutes les commotions. Est-elle rejetée? vous voilà ballottés sans boussole et en proie aux factions.... Ah! je vous en conjure, n'omettez rien pour neutraliser la malveillance. Ne lui donnez pas le temps de renouer ses trames. Profitez de son étourdissement.

La lecture de cette lettre, souvent interrompue par les acclamations unanimes de l'Assemblée, est suivie d'un rapport du docteur Louis Secrétan, député à l'Assemblée par les Conseils de Lausanne. Le citoyen Secrétan appuie vivement l'acceptation de la Constitution, et entraîne tous les suffrages par cette éloquence par laquelle il brilla si longtemps dans le barreau, dans les assemblées législatives de la Suisse, et dans le Grand-Conseil du Canton de Vaud. Enfin, aux cris de Vive la République Helvétique, Vive la République Française, les membres de l'Assemblée acceptent la Constitution, et tous, sans en excepter un seul, signent l'acte d'adhésion suivant :

«Les membres de l'Assemblée Représentative du Pays de Vaud, après avoir mûrement examiné un projet de Constitution Helvétique, imprimé en langue allemande, italienne et française, dont un double, signé par le citoyen Président et les Secrétaires, dépose dans les archives, ont émis leur voeu individuel sur ce projet, en prononçant unanimément, et de la manière la plus énergique, leur adhésion pure, simple et entière à cette Constitution, attendant de son exécution l'accomplissement des désirs de tous les bons citoyens, et le bonheur de la patrie.»

Suivent quatre-vingt-une signatures.

«NB. Les citoyens Monod, Auberjonois, De Trey, Wild et Fornerod, sont absents par délégation de l'Assemblée.»

Les députés fribourgeois à l'Assemblée Représentative, avaient signé cet acte d'adhésion, cependant, sous la réserve suivante :

«Dans les circonstances actuelles des députés du Pays de Vaud, ci-devant Fribourgeois, témoignent leurs alarmes, et exposent à l'Assemblée que l'état des choses, paraissant devoir changer par le projet de Constitution Helvétique, leurs pouvoirs n'étaient plus relatifs à l'objet de leur première mission. — En conséquence, ils requièrent d'être autorisés à se retirer auprès de leurs commettants, afin que ceux-ci puissent aviser aux précautions à prendre, et inviter, si cela leur convient, la ville de Fribourg à émettre son voeu sur ce nouveau plan, et à adhérer à la formation des Assemblées Provisoires; et dût la ville de Fribourg résister aux dispositions du projet, les députés du Pays de Vaud Fribourgeois continuent à solliciter leur réunion au Canton Lémanique, et prononcent d'avance leurs désirs pour que cette réunion leur soit accordée.» — «L'Assemblée, dit le procès-verbal de la séance du 9 février, consent à la réquisition qui lui est faite, et manifeste son vif désir de resserrer, dans tous les cas, les liens de fraternité et de loyale amitié qui l'unissent à ces excellents voisins.»

Voici les dispositions fondamentales de cette Constitution, conforme, à peu près en tous points, à la Constitution de la République Française.

L'Helvétie est une démocratie représentative. — La souveraineté réside dans la totalité des citoyens. — Les limites des anciens états sont effacées, l'Helvétie est divisée en vingt-deux Cantons. — Le pouvoir législatif se partage entre le Sénat et le Grand-Conseil. — Le Sénat est composé de quatre députés de chaque canton et des anciens Directeurs. — Le Grand-Conseil est composé de huit députés de chaque Canton. — Après les trois premières années, les Sénateurs sont pris parmi les anciens ministres, les agents diplomatiques, les membres du Grand-Conseil et du Tribunal Suprême, les préfets, les présidents de Chambres Administratives et des Tribunaux du Canton. — Le pouvoir exécutif est exercé par le Directoire Exécutif, composé de cinq membres. — Le Directoire veille à la sûreté extérieure et intérieure de la République; il dispose de la force armée, entame et dirige les négociations diplomatiques; il nomme les chefs des troupes soldées, et les officiers de tous grades, les Ministres et les envoyés diplomatiques, les Préfets des Cantons, le Président du Tribunal Suprême, l'Accusateur Public et le Receveur Central. — Le pouvoir judiciaire est dirigé par le Tribunal Suprême, dont chaque Canton nomme un membre; ce tribunal juge les membres du Sénat, du Grand-Conseil et du Directoire; il juge en dernière instance les grandes causes criminelles; il est Cour de Cassation pour les causes civiles. — La Force armée est formée en temps de paix par un corps de troupes soldées, recrutées par enrôlement volontaire, et en cas de besoin, par un mode déterminé par la loi; dans les Cantons un corps d'élite de milice, toujours prêt à marcher, soit pour prêter main forte aux autorités, soit pour repousser l'aggression étrangère. — Autorités dans les Cantons : Le Préfet National y représente le pouvoir exécutif. Il surveille les autorités. Il leur transmet les ordres du Directoire. Il convoque les Assemblées Primaires et les Corps Electoraux. Il a le droit d'assister aux assemblées des Tribunaux et de la Chambre Administrative, et y requiert l'exécution des lois. Il veille à la sùreté intérieure, exerce le droit d'arrestation, et dispose de la force armée. Il nomme les Présidents du Tribunal, de la Chambre Administrative, et des Justices inférieures, entre les membres nommés par le Corps Electoral. Il nomme les Greffiers, l'Accusateur Public et les Sous-Préfets des districts. Le Tribunal du Canton prononce en première instance dans les causes criminelles majeures, et en dernière instance dans les autres causes criminelles, dans les causes civiles et dans celles de police. Il est composé de treize juges nommés par le Corps Electoral. La Chambre Administrative est chargée de l'exécution des lois. Elle est composé d'un Président et de quatre assesseurs qu'élit le Corps Electoral. Il y a outre ces trois autorités dans chaque chef-lieu de district des Justices Inférieures pour les matières civiles et de police, composées de neuf membres nommés par le Corps Electoral. Il y a dans chaque chef-lieu de district, pour l'exécution des ordres qui émanent, soit du Préfet, soit des Tribunaux, soit de la Chambre Administrative, un Sous-Préfet, qui a sous lui, dans chaque section de ville et chaque village, un Agent à sa nomination.

Etat politique des citoyens. — Tous les bourgeois, soit d'une ville municipale ou dominante, soit d'un village sujet ou non sujet, est Citoyen Suisse. Tout citoyen, à l'âge de vingt ans accomplis, est tenu de se faire inscrire et de prêter le Serment Civique. La prestation de ce cerment a lieu chaque année dans la belle saison, au même jour, en présence des magistrats, et finit par une Fête Civique. Le Préfet National reçoit le serment, et prononce un discours analogue à l'objet de la fête. Tout citoyen est Soldat de la Patrie. Le jour où l'on arme les jeunes citoyens pour la première fois, est l'occasion d'une nouvelle fête civique. C'est le Préfet que les arme au nom de la Patrie. Les ministres d'aucun culte ne peuvent exercer des fonctions politiques, ni assister aux Assemblées Primaires. — Pour voter dans une Assemblée Primaire, il faut être citoyen suisse, domicilié dans la même Commune depuis cinq ans, et avoir vingt ans. Chaque village ou bourg dans lequel se trouvent cent citoyens ayant droit de voter, forme une Assemblée Primaire, les villages qui n'ont pas cent citoyens effectifs, se réunissent au village le plus voisin. Les Assemblées Primaires se réunissent pour accepter ou rejeter la Constitution, et pour nommer un Electeur à raison de cent citoyens effectifs. La moitié des Electeurs tirés au sort forme le Corps Electoral, qui élit : les Députés au Sénat et au Grand-Conseil, les Juges des Tribunaux du Canton, les Juges du Tribunal Suprême, les membres de la Chambre Administrative, et les suppléants des Juges et des Administrateurs.

L'Assemblée Provisoire se hâtait de proposer cette constitution, et dans ce but, elle décrétait la convocation du peuple, assemblé par paroisse. «L'assemblée du peuple, dit le décret, sera composée dans chaque paroisse de tous les hommes communiants, rassemblés dans l'église au son de la cloche. — Le pasteur, après avoir invoqué l'assistance de Dieu, lira le décret de convocation et le projet de la Constitution. — Cette lecture faite, le pasteur reprendra la parole et dira :» (suit l'explication de la Constitution, ses avantages pour le pays, et l'exposé des motifs qui ont engagé l'Assemblée Provisoire à accepter ce projet) «Vous avez donc le droit de ratifier et de confirmer l'opinion de vos Représentants. C'est le but de votre Assemblée, et c'est à quoi votre pasteur vous invite, non, toutefois, sans avoir imploré la bénédiction divine sur l'importante fonction de Citoyen, que vous allez excercer pour la première fois. — Joignez-vous donc tous à moi pour demander avec toute la ferveur dont nous sommes capables :

«A Notre Dieu, qui daigna jadis dicter à Moïse ton Prophète, les formes suivant lesquelles Tu voulus qu'Israël fût gouverné, daigne par Ton Esprit descendre au milieu de nous, et nous inspirer pour celles qui nous sont présentées, la confiance qui nous portera à les accepter, s'il est vrai qu'elles doivent faire notre bonheur. Dispose nos coeurs à la docilité et à la sagesse, afin qu'une injuste prévention ne nous engage point à rejeter ce que tu nous auras offert dans ta Bonté. — Souverain Maître de l'Univers, reçois les voeux et les hommages d'un peuple libre, qui n'a plus au-dessus de lui que les lois qu'il fait, les Magistrats qu'il choisit, et Toi-même. — Bénis les travaux de ceux qui, dans ces moments difficiles, cherchent à maintenir l'ordre et la paix. — Combien elle va devenir plus auguste, cette cérémonie, où nous irons à Ta Table sacrée faire profession d'être tous égaux et frères! Ce cera alors que nous pourrons faire profession avec le sentiment intime de la persuasion et de la vérité. – Entends notre prière, O notre Dieu! Pleins de Ton Esprit et sous Tes auspices, nous allons déclarer notre volonté sur le projet de Constitution qui vient d'être lu en Ta présence.

«Après quelques moments de silence continue le décret, le pasteur dira : Citoyens rassemblés dans ce temple, approuvez-vous la Constitution qui vous est offerte?

«Aucune discussion ne pourra s'ouvrir dans l'Assemblée, et le voeu ne sera prononcé que par Levé pour accepter, et Assis pour refuser...

«Si la Constitution est acceptée, les Assemblées Primaires seront convoquées pour le jeudi suivant; et dans celles-ci on suivra les bases indiquées par l'acte constitutionnel.»

A l'aide de ces précautions, l'acceptation unanime de la Constitution fut obtenue; les citoyens opposés à la révolution, et qui s'étaient abstenus de paraître dans l'église, étant comptés comme acceptants.

«Le 16 février, dit le protocole des séances de l'Assemblée Provisoire, on reçoit les procès-verbaux de l'acceptation de la Constitution. Tout le Pays se prononça à l'unanimité, et n'a trouvé d'obstacle que dans la lenteur d'un petit nombre de Communes. Deux seulement refusent. Une dizaine demandent du temps pour réfléchir.»

Tandis que le Pays de Vaud, désormais Canton du Léman, adoptait les institutions que lui envoyait de Paris le Directoire, et se préparait à les soutenir par la force des armes, le chargé d'affaire de France, Mengaud, répandait dans toute la Suisse le projet de la Constitution Helvétique, et accablait de notes dédaigneuses les gouvernements de la Confédération, quoique ceux-ci eussent accepté les principes démocratiques. Le général Ménard, au contraire, se renfermant dans ses attributions militaires, s'abstenait de s'immiscer dans les affaires politiques, et se bornait à prêter son appui à notre Assemblée Provisoire, au maintien du bon ordre, et à faire observer par ses soldats la discipline la plus exacte. Cependant, Ménard était appelé au commandement de la Corse, et remplacé par le général Brune, nommé général en chef de l'armée française en Helvétie, et revêtu de pouvoirs illimités.

Brune arrivait à Lausanne au moment où l'on y apprenait que les Conseils de Berne venaient de prendre un parti désespéré. En effet, le Directoire avait signifié à Berne que la République Française, se lassant d'éprouver tant de résistance à l'exécution de la volonté générale, exigeait, outre l'abdication immédiate du gouvernement bernois, l'établissement d'une commission provisoire de gouvernement, dont les anciens membres des Conseils seraient exclus. Alors, dit notre célèbre historien militaire, le général Jomini, «les Bernois sentirent qu'il fallait se préparer à la guerre, ou rentrer dans la classe de simples citoyens. Leur choix ne pouvait être douteux : bien différents des patriciens de Venise et de Gênes, ils n'étaient point dégénérés jusqu'à oublier la gloire de leurs ancêtres; et, tout en défendant d'injustes priviléges, ils sentirent qu'ils avaient à soutenir l'honneur du nom Suisse, rejetèrent d'une voix unanime cette transaction, et votèrent, au contraire, les mesures nécessaires pour résister. L'établissement d'une commission de haute police, chargée de rechercher et punir les fauteurs du système de réforme, d'étouffer les réclamations des corporations, de dissiper les rassemblements, d'imposer silence à tous les mécontents, fut suivie de préparatifs plus sérieux. Bientôt après, le Sénat décréta une levée en masse; et il espéra, à la faveur des souvenirs de Laupen, de Morat et de Grandson, réussir à faire prendre les armes contre les Français3

L'enthousiasme militaire fait aussitôt oublier les dissensions politiques; le peuple des campagnes, unanime dans sa haine contre l'étranger, demande à marcher contre les Français et à les chasser de la Suisse. Des volontaires du Pays de Vaud qui arrivaient en foule à Berne pour y demander du service, et de soustraire à la conscription française, dont ils se croyaient menacés, ces volontaires, tous paysans, et parmi lesquels on ne comptait qu'un seul gentilhomme vaudois, sont confiés au major de Rovéréa, qui en forme la Légion Romande, dont il devient le colonel. Bientôt, Berne voit sous ses drapeaux vingt-cinq mille hommes sur pied, dont elle confie le commandement au général d'Erlach, ancien colonel au service de France. Dans son état-major figuraient plusieurs officers experimentés, entr'autres, le major Gross, qui s'était signalé en Hollande par la belle défense de Grave, et l'adjudant-général de Crousaz de Lausanne.

D'Erlach partagea son armée en trois divisions, de six à sept mille hommes chacune. La première et la plus nombreuse, sous les ordres du général Andermatt, occupait l'espace compris entre Fribourg et le lac de Morat. La Légion Romande de Rovéréa formait ses avant-postes dans le Vully. La seconde division avait pour chef le quartier-maître général de Graffenried, et campait entre la ville de Buren et le pont de la rivière de Thielle. La troisième, commandée par le colonel de Watteville, tenait à la division Graffenried, et couvrait Soleure. L'aîle gauche était garantie par un corps de deux mille chasseurs qui se prolongeaient jusqu'au Gessenay et aux Ormonts. Un corps de quatre à cinq mille hommes, formés de contingents d'autres cantons, devait servir de réserve. Enfin, des garnisons occupaient Fribourg et Soleure.

«Si l'armée bernoise eût attaqué sur-le-champ les Français, il est probable qu'elle les eût accablés, dit le général Jomini, auquel nous avons emprunté les détails qui précèdent. Une première victoire eût rallié au gouvernement tous les esprits flottants, et entraîné la majorité des Cantons, qui, dans l'impossibilité de reculer, eussent fait de plus grands efforts pour conserver leur indépendance4

Cependant, arrivé à Lausanne, Brune voit bientôt qu'il n'était pas en mesure de marcher sur Berne, ainsi que le Directoire le lui avait ordonné. Il se hâte donc de surveiller la frontière de Fribourg avec la division Ménard, à laquelle il réunit quatre mille Vaudois, commandés par le général Debons de Lausanne. Il cantonne son quartier-général à Payerne. Là, il dut attendre, avant d'agir, que le général Schauenbourge le renforçât avec douze mille hommes de l'armée du Rhin; mais ces troupes étaient encore loin, et ne pouvaient entrer en ligne que vers la fin de février. «Sentant donc le danger de sa position, dit Jomini, Brune envoya un agent à Berne faire des ouvertures de paix. Le Sénat ne vit pas le piège, et prit cette démarche pour une marque de modération ou de faiblesse. Il accepta les propositions avec joie; et, bercé par le fol espoir d'éviter la guerre, il députa deux de ses membres, le trésorier Frisching et le colonel Tscharner, au quartier-général de Payerne, pour conclure un arrangement, dont les bases devaient être la restitution de Bienne et de l'Erguel, l'évacuation du Pays de Vaud, la retraite à douze lieues des frontières suisses, et le pouvoir à chaque Canton de rester libre de faire la révolution à son gré, sans aucune intervention étrangère. Brune reçut fort bien les envoyés bernois; mais comme les articles proposés étaient trop en opposition avec les vues du Directoire pour qu'il pût les admettre, il allégua la nécessité d'en référer à son gouvernement, et offrit, en attendant sa réponse, un armistice de quinze jours, auquel Messieurs Frisching et Tscharner consentirent. Si les gouvernements de Berne et de Fribourg eussent profité de ce répit pour concentrer leurs troupes, presser l'arrivée des renforts, et régulariser leur plan de défense, le retard des hostilités eût encore tourné à leur avantage. Ils se bornèrent à fortifier les passages de Neueneck, de Laupen et de Guminen. Cette position, qui se compose d'une colline rocailleuse et très-escarpée, dont le pied est baigné par la Sarine, leur parut de nouvelles Thermopyles; flanquée par la ligne de l'Aar, elle semblait, en effet, inexpugnable, tant que les Français n'auraient pas forcé le passage de cette rivière, qui ne le cède au Rhin, ni pour le volume de ses eaux, ni pour la vélocité5.

Tandis que Brune donnait ainsi à la division Schauenbourg le temps d'arriver sur les frontières de la Suisse, ses agents et ceux de Mengaud excitaient par mille moyens les révolutionnaires de Berne. «Ces jacobins redoublaient l'activité, dit Mr de Rovéréa, et leur marche captivait habilement l'opinion, à mesure que nous la laissions échapper; les clubs agissaient ouvertement à Berne, cherchaient par des propos captieux à séduire le soldat, et restaient impunis. Des mouvements populaires, fruits des sourdes intrigues de Mengaud, coïncidaient admirablement avec le plan du perfide Brune, qui mettait la trève à profit pour faire arriver des renforts pour comprimer la saine partie du Pays de Vaud, et pour fomenter l'insurrection dans l'armée bernoise6

En effet, Brune activait l'arrivée de quelques batteries d'artillerie légère, arme redoutable et inconnue en Suisse, et il cherchait à exalter, dans le Pays de Vaud, l'esprit révolutionnaire que le général Ménard s'était efforcé de comprimer. Ainsi, peu de jours après l'arrivée de Brune, Lausanne voyait s'organiser dans l'église de St Laurent la Société Populaire de Lausanne7, dont l'Assemblée Provisoire avait empêché les réunions. Brune se rendait à l'Assemblée Provisoire; il la haranguait, lui faisait un tableau séduisant du bonheur qui attendait les Vaudois dans la carrière de liberté qui s'ouvrait sous leurs pas, et terminait par demander des soldats : «Puissent les braves habitants des autres parties de l'Helvétie secouer comme vous le joug honteux de l'oligarchie, disait-il, et suivre le bel exemple que vous venez de donner. Mais les Suisses, ces anciens amis des Français, sont encore, en partie, trompés par un gouvernement astucieux. J'ai vu les jeunes citoyens du Pays de Vaud, demander à former, dans le plus bref délai, des bataillons qui puissent s'opposer aux bandes égarées de l'oligarchie. Eh bien! qu'ils les forment ces bataillons, pour servir de boucliers contre les entreprises de leurs tyrans : ce n'est pas que je croie ces entreprises sérieuses. Les phalanges de la Grande Nation sont là, elle épouvantent les téméraires. Mais une nation a besoin de sa force pour défendre ses droits; il est naturel que vous désirez de régulariser la vôtre.»

L'Assemblée Provisoire, cédant à l'impulsion du général français, décidait, par son décret du 12 février, la réorganisation des milices en troupes actives et en troupes sédentaires. «La Troupe Active, dit la proclamation qui annonçait ce décret, est composée de volontaires non mariés, et libres des engagements qui s'accordent peu avec la vie du soldat. — La Troupe Sédentaire est composée du reste des citoyens, et surtout des pères de famille, à qui la vie domestique est précieuse, et aussi nécessaire à leurs intérêts qu'à ceux de la patrie qu'ils nourrissent, et dont ils multiplient les défenseurs. — Quatre mille soldats, volontairement enrégimentés, formeront la Troupe Active, qui restera en permanence et sera soldée comme les troupes de ligne, etc.»

Cette nouvelle organisation des milices fut communiquée à tous les régiments, tels qu'ils étaient formés sous l'ancien gouvernement, et rassemblés en armes sur les places d'armes respectives. Ce rassemblement fut annoncé pour le 14 février. Il eut lieu; mais son seul résultat fut la désorganisation complète de cette excellente milice que le Grand-Conseil du Canton de Vaud s'empressa de réorganiser en 1803, telle qu'elle l'avait été par LL. EE. de Berne. Déjà quatre mille de nos volontaires couvraient la frontière; c'étaient les hommes les plus dévoués au nouvel ordre de choses. Aussi, peu de nouveaux volontaires se présentèrent-ils pour la troupe active, d'autant plus que les partisans de Berne répandaient le bruit, dans les campagnes, que la troupe active était destinée à la descente en Angleterre, que Bonaparte préparait, et que bientôt on léverait la conscription dans le Pays de Vaud. Ce bruit prit une telle consistance dans les campagnes, qu'une foule de jeunes gens émigrèrent, se rendirent par Neuchâtel et le Vully dans le canton de Berne, où ils se rangèrent sous les drapeaux de la Légion Romande.

Son chef, Mr de Rovéréa, donne des renseignements précieux sur cette légion, dont la belle conduite honore le militaire vaudois.

«Mon premier soin, dit Mr de Rovéréa, fut de demander au gouvernement de Berne qu'il décidât de mon sort. Le Conseil-Secret, qui me laissait libre de me réunir au Pays de Vaud, me témoigna en même temps sa profonde douleur de ne pouvoir, dans la désastreuse crise où il se trouvait, reconnaître mes services.... C'est aveu effaça de mon esprit le ressentiment que je croyais devoir conserver de ce qu'il m'avait exposé en m'employant à des missions difficiles et délicates, pour m'abandonner à mon sort. Je sentis cet enthousiasme que je croyais éteint, se réveiller dans mon coeur; je jurai de périr plutôt que d'abandonner la cause d'un souverain, qui semblait s'abandonner lui-même. — Sept jours s'étaient écoulés sans réponse à ma lettre à l'Assemblée Provisoire; des volontiers du Pays de Vaud se rendaient à Berne pour y demander du service, et se soustraire au nouveau régime; le Conseil de la Guerre me proposa le commandement de cette troupe et le soin de l'organiser. J'acceptai, mais sous la réserve expresse qu'en aucun cas je ne serais appelé à combattre mes anciens compatriotes, et que j'aurais la direction absolue de ce corps8.

«Pour soustraire les volontaires vaudois aux perfides suggestions de la classe des artisans et des domestiques de la ville de Berne, je pris mon cantonnement hors des portes; ce qui, vu la rigueur de la saison, assujettit mes gens à de dures privations, qui n'empêchèrent pourtant pas que le nombre des volontaires ne s'accrût journellement; la plupart étaient de jeunes paysans de la partie occidentale du Pays de Vaud. — Avant de les admettre, je les exhortais à retourner chez eux, leur représentant qu'en presévérant dans leur dessein, ils exposaient leurs parents à des persécutions inévitables. Mais tous me répondaient : «Nous avons prêté serment de défendre notre Souverain; nous ne l'abandonnerons pas : nous vous obéirons, il en arrivera ce que Dieu voudra.»

«En revanche, je manquais d'officiers, ajoute, non sans amertume, le brave chef de la Légion Romande. La lenteur des mesures prises pour sauver le Pays de Vaud, excusait sans doute la tiédeur de la classes de nos compatriotes qui aurait pu en fournir : cette indifférence apparente fit d'autant mieux ressortir le noble zèle de Mr Armand de Mestral-St Saphorin9, et celui du chavalier de la Melouze, gentilhomme français, né et propriétaire à Vevey.... Ma troupe, portée à six cents hommes, dans l'espace de peu de jours, était exercée et disciplinée, mais elle manquait d'objets d'équipement. Presque toutes mes recrues, pour échapper mieux à la surveillance, étaient parties de chez eux mal vêtues.... L'avoyer Steiguer, auquel je me plaignis des chétifs secours que m'accordait le Conseil de la Guerre, me remit cinquante mille francs pour l'équipement de ma Légion... Je pourvus immédiatement à l'habillement de ma troupe, divisée en grenadiers, fusiliers, chasseurs-carabineurs, artilleurs et dragons. Elle reçut le 16 février des drapeaux, deux pièces de campagne avec leur attirail; renouvela son serment et marcha à Aarberg.

«Bientôt après je fus détaché à Kalnach pour assurer les communcations entre Aarberg et Morat... Ce cantonnement dura quinze jours, où je reçus journellement des recrues du Pays de Vaud... Il s'était formé à Neuchâtel une société de dames pour favoriser le recrutement de la légion, déjà qualifiée alors de Légion Fidèle. Ces dames avaient un fond, destiné à défrayer à leur passage, et à pourvoir de quelque argent, les volontaires qui rejoingnaient la Légion Fidèle... En dépit d'une neige épaisse, les matinées étaient consacrées à la manoeuvre, nous l'interrompions pendant une couple d'heures pour nous réunir, le major Kirchberguer et d'autres officiers, à la table de notre hôte, où l'aumônier de la Légion, le ministre Chart, énergumène, digne disciple de l'hermite Pierre, et qui, au besoin, aurait été son émule, fournissait, par sa véhémence, ample matière à la discussion, tandis que ses sermons, toujours prêchés d'inspiration, faisaient verser des larmes à nos soldats.»

Les volontaires du Pays de Vaud continuant à arriver en grand nombre, Mr de Rovéréa dut former un second bataillon.

«Cela m'autorisait, dit-il, à me choisir un lieutenant-colonel. Selon la demande que m'avait faite le major Pillichody, je lui envoyai à Neuchâtel sa nomination à cette fonction. Mais il s'en excusa, sous le prétexte d'une indisposition, qui, cependant, ne l'empêcha point de se rendre le même jour chez le commandant français à Yverdon, où il fut arrêté par ordre du général Brune, et transféré avec le major Russillion à la prison du Temple à Paris10

Cette arrestation était motivée, non-seulement par l'affaire de Thierrens, dont ces officiers étaient accusés d'être les auteurs, mais principalement par les troubles de Ste Croix, et par le recrutement pour la Légion Romande, dont ils étaient les agents les plus actifs.

Brune, pour faire cesser ce recrutement, imposait un séquestre sur les biens des Vaudois qui servaient dans l'armée bernoise, et sur ceux des insurgés de Baulmes et de Ste Croix. Ces mesures eurent pour effet immédiat le séquestre imposé par LL. EE. sur les propriétés des Vaudois dans le Canton de Berne, entr'autres, sur des vins appartenant à une maison de Morges. Cette dernière mesure motiva le décret du 22 février, par lequel l'Assemblée Provisoire prononça le séquestre «sur toutes les propriétés immeubles ou immobilières appartenant à quelqu'un des membres des gouvernements bernois ou fribourgeois.»

Cependant, la division de l'armée du Rhin, attendue avec une si vive impatience, arrivait dans les environs de Bienne, et son chef, le général Schauenbourg, concertait avec Brune une attaque générale pour le 1er mars, terme de l'expiration de l'armistice. La division de l'armée du Rhin fut chargée de forcer le pont de Buren avec sa droite, pendant que sa gauche, s'emparant de Soleure, porterait quelques troupes sur la route de Berne. La brigade Rampon, de la division de l'armée d'Italie, devait occuper Morat, puis emporter, ou tourner le passage de Guminen. Enfin, l'attaque de Fribourg était confiée au général Pigeon, avec deux bataillons d'infanterie légère, la brigade vaudoise du général Debons, et les Fribourgeois insurgés.

«Pendant que les généraux français arrêtaient leurs dernières dispositions, le Sénat de Berne, flottant entre la crainte et l'espoir, inquiet du peu de succès que promettait sa députation à Rastadt, prenait chaque jour les résolutions les plus contraires. En vain les gouvernements de Bâle, Zurich et Lucerne voulurent se rendre médiateurs, ils n'avaient point assez d'ascendant sur le Directoire ni sur les oligarques de Berne, pour préserver la Suisse d'une crise où elle devait perdre son indépendance.

«Témoin du peu de fixité que présentaient les délibérations des conseils, l'armée commençait à crier à la trahison. Le général d'Erlach, usant de l'ascendant que lui donnait son rang, se rendit à Berne avec huitante officiers qui siégeaient parmi les sénateurs, et dont l'ardeur militaire devait rassurer les membres pusillanimes. A l'aide d'une telle majorité, il obtint aisément l'autorisation d'attaquer les Français à l'expiration de la trève : mais à peine avait-il quitté la capitale pour donner ses derniers ordres, que le parti temporiseur, grossi des mécontents, révoqua ses pouvoirs, suspendit les conseils, et ordonna la formation d'une régence provisoire.

«Une députation fut envoyée à Brune, pour l'instruire de la révolution qui venait de s'opérer. On espérait qu'en accordant tout ce qu'avait exigé le Directoire, le général n'aurait plus de prétexte pour agir hostilement. Sa réponse désabusa les crédules bernois, car il exigea le licenciement immédiat de l'armée, pour preuve qu'on s'en remettait à la loyauté française, et ne promettait sûreté et protection qu'à ces conditions. Une telle proposition révolta des patriciens, en qui l'honneur national était loin d'être éteint. Le général d'Erlach fut autorisé de nouveau à combattre; il parcourut tous les postes, harangua les troupes, et arrêta son plan d'attaque. Ses trois divisions, subdivisées en douze petites colonnes, devaient assaillir en même temps l'armée française sur tous les points. Le colonel de Buren reçut l'instruction de se prolonger par sa droite, pour tourner la gauche de Schauenbourg. La direction de Graffenried fut marquée sur Bienne, et le colonel Watteville demeura chargé de forcer les positions d'Avenches et de Payerne. Le colonel Tscharner, avec environ 2,500 hommes, partant d'Ormont et d'Aigle, devait pousser jusqu'à Vevey, pour inquiéter les derrières des Français. Toutes ces colonnes avaient ordre de se mettre en marche dans la nuit du 1er au 2 mars. En même trmps, 1,500 Zurichois, 1,200 Lucernois, et environ 1,200 montagnards des Petits Cantons, arrivés dans les environs de Berne ou en route pour s'y rendre, auraient soutenu le centre et la droite. Mais le Sénat envoya contr'ordre, dans l'intention sans doute de faire de nouvelles propositions à Brune ou à Schauenbourg.

«Les Français en profitèrent; et, suivant les dispositions arrêtées de longue main entr'eux, Soleure et Fribourg furent attaqués en même temps. Le 2, avant le jour, Schauenbourg s'étant emparé du château de Dornach, fit surprendre le village de Langnau sur la route de Bienne à Soleure. Les deux tiers du bataillon qui le gardait, étant tués ou pris, le reste se retira en désordre. Après avoir disposé le gros de ses troupes de manière à tenir en échec la division qui gardait Buren, Schauenbourg se porta à la tête de trois à quatre mille hommes sur Soleure. Cette ville, quoique environnée d'un enceinte bastionnée en maçonnerie de granit, n'étant pas encore armée, se rendit à la première sommation : cette funeste circonstance, livrant au vainqueur un superbe pont sur l'Aar, fit tomber la défense de cette imposante rivière.

«Au même instant, Fribourg, ceinte d'un simple mur crénelé, tombait aussi au pouvoir de Brune. Le général Pigeon, chargé de l'enlever, envoya un parlementaire aux magistrats pour les exhorter à ne pas tenter une défense inutile, et leur accorda quelques heures, pour faire sortir la garnison bernoise. Mais s'apercevant qu'on profitait de ce délai pour la renforcer des habitants des campagnes voisines, il ordonna de mettre en batterie quelques pièces qui enfoncèrent une des portes, et firent brêche à la muraille. Les troupes bernoises se voyant sur le point d'être forcées, et voulant épargner à la ville les horreurs d'un assaut, se retirèrent, après avoir enlevé toute l'artillerie de l'arsenal, et distribué aux paysans de la levée en masse les fusils qui s'y trouvaient.

«La prise du Fribourg et de Soleure, en découvrant les flancs de l'armée suisse, détermina la retraite de sa droite. Le général d'Erlach concentra ses forces dans les postes de Fraubrunnen, Guminen, Laupen et Neueneck. Ce mouvement rétrograde acheva d'exaspérer les soldats, qui déjà indignés de l'abandon de deux villes importantes, ne virent plus que des traîtres dans leurs généraux. Le corps de Buren, composé de militaires de l'Argovie, se débanda entièrement, et celui du centre s'insurgea contre ses chefs. La division Watteville opéra seule sa retraite en bon ordre sur les points qui lui avaient été assignés. Le gouvernement provisoire de Berne mit le comble au désordre, en ordonnant, le 3 mars, le landsturm (insurrection générale). Ce décret donna la mesure de la détresse publique; les troupes se révoltèrent, abandonnèrent leurs positions, et massacrèrent plusieurs officiers. Les contingents des cantons, qui étaient restés en observation, regagnèrent leurs foyers. L'avoyer Steiguer et le général d'Erlach parvinrent cependant à calmer cette multitude furieuse. L'armée reprit les postes qu'elle devait garder, mais se trouva diminuée de moitié.

«Morat avait été évacué par les Suisses, dans la soirée du 2 mars. Le général Rampon y entra avec sa brigade, et fit détruire l'ossuaire, élevé en mémoire de la défaite des Bourguignons sous Charles-le-Téméraire. Le même jour, Schauenbourg poussa ses troupes légères sur Aarberg.

«Le 4, Brune fit vivement canonner Laupen et Guminen, par la brigade Rampon, en vue de donner le change à l'ennemi, sur l'attaque sérieuse qu'il projetait contre Neueneck. En effet, la prise de ce poste ouvrait la route de Berne, et permettait de tourner les autres passages : aussi, les principaux efforts furent-ils dirigés contre ce point.

«Graffenried venait d'y remplacer le colonel Stettler qui avait été tué; et, malgré la confusion et le découragement qui régnaient dans cette division, il se flattait non-seulement de défendre ce poste le lendemain; mais aussi de se porter en avant, et de repousser les Français dans le Pays de Vaud.

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«Le 5 mars, à une heure du matin, les troupes de Pigeon passèrent la Sarine, et se précipitèrent sur Neueneck, en même temps qu'elles assaillirent les retranchements ébauchés en arrière du village. L'attaque fut si brusque, que les premiers postes de milice bernoise se dispersèrent dans la forêt, sans qu'on pût parvenir à les rallier. Cependant, Graffenried, toujours maître de la grande route de Berne, ayant reçu vers neuf heures en renfort de 1,500 hommes, rétablit le combat. Il débusqua d'abord les Français qui s'étaient logés dans le bois au-dessus de Niederwangen, et les chassa successivement, jusque sur les hauteurs de Neueneck. Là, favorisée pas l'épaisseur du bois et par son artillerie, la brigade Pigeon se défendit avec opiniâtreté; néanmoins, après quatre heures d'un combat sanglant, elle fut obligée d'abandonner sa position, de repasser la Sarine pour n'être pas précipitée dans le ravin, et d'effectuer sa retraite sur les hauteurs en arrière, laissant plus de 400 hommes et plusieurs pièces de canon sur le champ de bataille.

«Mais, tandis que la fortune souriait à Graffenried, et que sa division s'établissait avec orgueil à Neueneck, le sort de Berne venait d'être décidé par la division Schauenbourg. Après la prise de Soleure, elle s'était portée sur la route de Berne : les trois à quatre mille hommes qui défendaient le village de Fraubrunner, ayant été délogés et mis en fuite après un combat opiniâtre, elle arriva devant le corps principal, commandé par le général d'Erlach. Sa position, où jadis les Suisses avaient triomphé du Sire de Coucy, pouvait passer pour inexpugnable; sa droite s'appuyait à des rochers presque inaccessibles; sa gauche, à des marais et à des bois; des abattis couvraient la route qui traverse au centre un long défilé.

«Ainsi protégé, le général bernois comptait bien arrêter les Français. Schauenbourg fit tourner la position par les ailes. Quelques compagnies parvinrent à gravir les rochers, tandis qu'une demi-brigade traversa les marais. Dès-lors, assaillis sur leurs flancs et canonnés en front par une nombreuse artillerie, les Suisses se virent forcés de plier pour éviter une destruction totale; mais, en se retirant, ils combattirent encore dans le Grauholz, qu'ils défendirent avec plus de bravoure que d'intelligence. Leur valeur tenait du désespoir : des vieillards, des femmes et des enfants, venaient partager les dangers; et tous semblaient refuser de survivre à leur défaite. L'avoyer Steiguer donnant l'exemple, combattait aux premiers rangs.

«D'Erlach tenta encore de ramener la victoire sur le plateau qui se trouve aux portes de Berne. C'était le cinquième combat qu'il soutenait contre les Français depuis le matin. Son dernier effort fut inutile : chargées sur un terrain découvert, par deux régiments de cavalerie, et mitraillées par l'artillerie légère, ses milices inexpertes, qui ne formaient plus qu'une cohue confuse, ne pouvant tenir tête à des bandes aguerries, furent dispersées, et obligée de chercher un refuge dans la ville.

«Située sur une presqu'ile entourée de trois côtés par l'Aar, et fortifiée regulièrement sur le seul front accessible, Berne, quoiqu'à l'abri d'un coup de main, était peu susceptible d'une longue défense, et devait surtout craindre un bombardement. Le désordre qui régnait dans les troupes rendait toute résistance aussi impossible qu'inutile. Au moment où les hussards français, passant l'Aar à la nage, allaient tourner la ville, des députés vinrent proposer une capitulation, qui fut accordée; et à deux heures, Schauenbourg entra dans cette capitale, après avoir promis de respecter les personnes et les propriétés.

«La nouvelle de la reddition de Berne ayant forcé à la retraite les troupes qui gardaient Laupen et Guminen, Brune continua sa marche sans obstacles, opéra sa jonction dans la nuit du 5 au 6, avec la division Schauenbourg, et prit alors le commandement en chef.

«Les débris de l'armée suisse se dispersèrent d'eux-memes; la plupart rentrèrent dans leurs foyers : d'autres gagnèrent les montagnes de l'Oberland, et y restèrent en armes. Des excès déplorables signalèrent cette dissolution; plusieurs plébéiens bernois répandus dans les bataillons de milices, plus disposés à seconder le parti démocratique, qu'à se sacrifier pour les patriciens, persuadèrent aux troupes qu'elles avaient été indignement trahies. La fureur des soldats ne connut plus de bornes : deux adjudant-généraux11, qui ramenaient la colonne de Guminen, furent enveloppés et mis en pièces. D'Erlach cherchait à gagner la territoire des Petits Cantons, lorsque, reconnu à Munzingen, il fut massacré à coups de haches et de baïonnettes. L'avoyer Steiguer, âgé alors de 70 ans, avant de se retirer en Bavière, traversa en litière les montagnes de l'Oberland, et descendit à Stanz pour exciter les Petits Cantons à se montrer dignes de leurs ancêtres.»

Tandis que le patriciat bernois et ses milices succombaient sous les efforts des vieux soldats des armées françaises du Rhin et d'Italie, les habitants des Ormonts, où les principes révolutionnaires n'avaient point encore pénétré, défendaient leurs vallées.

Le colonel Tscharner, gouverneur d'Aigle, commandait en chef le Haut-Simmenthal, le Pays d'Enhaut et les Ormonts, il recevait l'ordre d'envahir, le 1er mars, la vallée d'Aigle, d'occuper Vevey et de menacer Lausanne, tandis que les troupes bernoises attaqueraient Brune dans la vallée de la Broie. Mais les forces dont il pouvait disposer pour une pareille entreprise étaient loin d'être suffisantes. Néanmoins, le 27 février, il faisait des abattis au passage de la Tine, cantonnait à Rossinières les carabiniers de Graffenried, chargés avec les milices du Pays-d'Enhaut de surveiller les passages, entr'autres, celui de Jaman. Le 28 février, un demi-bataillon du Simmenthal, les compagnies Gaudart et Imoberstag, une batterie de six pièces de deux, servie par quarante artilleurs, occupaient Château-d'Oex, et Tscharner établissait son quartier-général à Rougemont avec quelques cents hommes.

Brune, informé de ces préparatifs, donnait l'ordre au général Chastel de réunir à Aigle quelques compagnies françaises, un bataillon de quatre cents Bas-Valaisans, et deux bataillons vaudois, de marcher sur les Ormonts, de franchir le Pillon, d'occuper le Simmenthal, et de faire une forte diversion sur l'Oberland.

Le colonel Tscharner, voyant cette concentration de troupes dans le district d'Aigle, écrivait, le 1er mars, au Conseil de Guerre, «qu'il n'avait sous ses ordres que quinze cents hommes, y compris une centaine de volontaires des Ormonts, qu'il avait réunis à Leysin pour garder les passages, et qu'il avait envoyé deux canons au Sepey. Il exposait au Conseil l'insuffisance de ses forces militaires, le suppliait qu'il luy envoyât du canon de gros calibre, des piques pour armer les femmes des Ormonts, qui réclamaient à grands cris l'honneur de prendre part à la lutte.» Enfin, il se plaignait de l'abandon dans lequel on le laissait, de la lenteur de l'arrivée des convois, ainsi que du manque d'argent et de munitions; «je n'ai, dit-il, que vingt-trois mille cartouches, dont j'ai envoyé trois mille aux Ormonts.» Le même jour, il envoyait la compagnie Kupfer à Leysin, la compagnie Chablais des Ormonts au Sepey, et les carabiniers de Graffenried à la Forclaz. Il dirigeait le demi-bataillon Fischer à Ormont-Dessus, pour garder le passage de Grion au Plan des Isles.

Cependant, on apprenait aux Ormonts que les troupes françaises et vaudoises faisaient des préparatifs. Aussitôt on allume les signaux sur les montagnes; le tocsin fait entendre ses sons lugubre, et des coups de fusil sont échangés aux avant-postes, dans le bois de la Cheneau, que traversait alors le chemin d'Aigle au Sepey.

En effet, le général Chastel avait donné l'ordre à sa division de commencer l'attaque sur Ormont-Dessous, tandis que le lieutenant-colonel Forneret de Lausanne, partant de Bex, enlèverait le passage de la Croix-d'Arpilles, et s'emparerait d'Ormont-Dessus.

Le 4 mars, à six heures du soir, Chastel, pour donner le change à Tscharner, fait allumer de grands feux sur les hauteurs qui dominent le bois de la Cheneau, où il fait tirailler les avant-postes bernois. Pendant ce temps il quitte Aigle avec deux mille hommes, et s'avance lentement sur les Ormonts par Ollon, Panex et Plambuit, où il couche sans avoir vu l'ennemi. Le chef de brigade, Clavel de Brenles, commandait l'avant-garde, composée de deux compagnies françaises, des compagnies vaudoises, Bergier et Blanchenay, et d'un détachement de mineurs des salines de Bex, commandé par le directeur Favre du Bexvieux.

Le 5, avant jour, la compagnie Cossy d'Ollens, et le bataillon Calvel de Brenles, se dirigent, de Plambuit, sur Dard, petit hameau des Alpes, pour tomber de là sur Sepey, tandis que le gros de la troupe, sous les ordres immédiats de Chastel, marchait sur ce village par le hameau d'Essergillot.

Arrivés aux Granges, Clavel et Cossy rencontrent les avant-postes des gens des Ormonts. Là, tomba mortellement blessé, Fréderic Monod, chef du poste des Ormonins. Clavel et Cossy se dirigent sur la Forclaz, après une lutte acharnée, dans laquelle le justicier David Vurloz, chef des Ormonins de la Forclaz, fut tué. Les carabiniers Graffenried abandonnent la Forclaz, où ils laissent quelques morts, et se retirent sur les Voëttes et le Rosez. Cependant, les Ormonins continuent à tirer depuis les fenêtres de leurs maisons, ce qui exaspéra tellement les assailants, que ceux-ci mettent le feu à une maison, pillent le village, et se livrent aux plus fâcheux excès envers les habitants. — Clavel, dans son rapport au général Debons, estime sa perte à vingt hommes, tant tués que blessés. Le tambour-major, Senn de Lausanne, que les Ormonins avaient pris pour le général ennemi, à la vue des broderies de son uniforme, et de son grand panache, tomba d'un coup de carabine, ainsi que le lieutenant vaudois, Bourgeois. «Les ennemis, dit Clavel dans son rapport, doivent avoir aussi éprouvé une grande perte, car on a trouvé jusqu'à six blessés dans une seule maison. Le capitaine Pittet, vieillard à cheveux blancs, commandait les carabiniers des Ormonts, tandis que ses deux fils étaient dans les rangs vaudois. Si la compagnie Cossy n'avait paru à l'improviste pour tourner le village, on s'en serait bien difficilement emparé.»

Cependant, le corps principal se portait sur le hameau d'Essergillot. Il chassait, mais non sans éprouver quelque perte, le poste du pont de la Tine. Dans ce passage, l'aide-major Gentil, qui s'était porté en avant, fut fait prisonnier par les Ormonins. Les assaillants occupaient d'abord les maisons isolées, et attaquaient ensuite une redoute, qu'Abraham Dupertuis, ouvrier du génie, avait très-habilement construite, et défendait avec une douzaine de carabiniers. Bientôt, le brave Dupertuis tombait mort, non sans avoir tué plusieurs de ses ennemis. Après avoir laissé deux cents hommes à Essergillot, Chastel se dirigeait sur le pont aux Planches, pour occuper le Sepey. Ce pont était défendu par des chevaux de frise. Un détachement de la compagnie Imobersteg et des carabiniers des Ormonts, y faisaient une bonne résistance, et ne lâchaient leur poste qu'après tué plusieurs Vaudois et Français, dont on trouva les cadavres dans la Grande-Eau. Bientôt l'alarme se répandait au Sepey. «Les troupes allemandes, dit Mr de Willdegg, étaient frappées de terreur, et le coeur commençait à manquer à ceux des Ormonts, à la nouvelle de l'action sanglante de la Forclaz. Le capitaine Chablais fit arborer le drapeau blanc, et conclut avec le général Clavel une capitulation, par laquelle les Ormonts-Dessous reconnaissaient le nouveau ordre de choses établit dans le Pays de Vaud, et les Français s'engageaient à ne pas occuper le Sepey12. Ceux-ci se dirigèrent alors sur Ormont-Dessus, tandis que le capitaine Graffenried se retirait sur le Pays-d'Enhaut avec ses carabiniers et une compagnie du Simmenthal. Cependant, comme les gens du Simmenthal voyaient que Graffenried laissait à droite la vallée de la Grande-Eau, et se dirigeait sur les Voëttes et la Lécherette, ils firent entendre les cris de Trahison! et se dispersèrent. Graffenried gagna le Pays-d'Enhaut, où il apprit que les troupes bernoises avaient abandonné Château-d'Oex dans le plus grand désordre, et se retira dans le Gessenay, où il apprit la reddition de Berne. Cet officier licencia sa troupe, et après avoir traversé mille périls, et essuyé toutes sortes de mésaventures, il parvint enfin dans le Valais.»

Tandis que le Sepey capitulait, le capitaine Kupfer, fortement retranché à Leysin, s'attendait à être attaqué, et quoi qu'il fût informé de la capitulation du capitaine Chablais, il tenait sa troupe sous les armes. Cependant, le 6 mars, il reçut de ses officiers une demande écrite, qui l'invitait à licencier sa troupe. «Il est évident, dit l'écrit de ces officiers, que le pays est trahi et vendu.» Cette rumeur de trahison s'élevait de toutes parts; elle était due, non-seulement aux menées des révolutionnaires bernois, mais avant tout, à l'indécision des autorités de Berne, qui chaque jour contremandaient leurs ordres de la veille. Kupfer dut céder; il licencia sa troupe, se retira par les Mosses à Château-d'Oex, avec son drapeau et une poignée de soldats, et, le 7 mars, le drapeau rouge et noir flotta pour la dernière fois dans le Pays-d'Enhaut.

Nous avons laissé la colonne de Bex se préparer à franchir le passage de la Croix d'Arpilles pour s'emparer des Ormonts-Dessous. Cette colonne était formée des bataillons vaudois, Forneret et Desaillaux, de quelques compagnies françaises, et d'une compagnie de mineurs, formée par le citoyen Wild, directeur des mines de Bex. Le lieutenant-colonel Forneret, précédemment officier au service de Sardaigne, dans le régiment bernois Stettler, commandait en chef cette expédition.

Le 4 mars, à onze heures du matin, la troupe de Forneret quittait Bex, et se reposait à Grion, pour se remettre des fatigues occasionnées par une marche pénible sur la neige nouvellement tombée. Elle se remit bientôt en marche, mais les neiges l'arrêtèrent, et elle dut s'établir pendant la nuit dans ces mazots du hameau de Taveyannaz, que les bergers abandonnent chaque hiver. La marche de la colonne avait été si pénibles, que plusieurs militaires succombèrent, entr'autres, le soldat Chérix, qui resta enseveli dans les neiges. Les Français étaient tellement exaspérés par les obstacles qu'ils rencontraient, et les souffrances qu'ils enduraient, que, pour se réchaffer, ils mirent le feu aux mazots de Taveyannaz, et voulaient jeter dans les flammes l'officier vaudois qui avait conseillé le passage. Chacun était consterné; Forneret, seul, conservait sa gaïté, sa présence d'esprit; il témoignait à ses camarades sa joie d'entrer bientôt à Berne. Enfin, profitant d'un magnifique clair de lune, il faisait prendre les armes à sa troupe, et arrivait avant jour à la Croix d'Arpilles. Un soldat français, étonné à l'aspect de cette rude contrée, s'écrie : Ah! l'on voit bien que jamais le Bon Dieu n'a passé par ici. Cependant, la tête de colonne Forneret donne dans un abattis de sapins, à l'entrée du bois d'Aiguefroide, occupé par deux cents hommes des Ormonts et une compagnie de carabiniers du Gessenay, commandés par le capitaine Fischer. Un feu meurtrier est dirigé sur Forneret; celui-ci raillie son monde et veut enlever le passage à la baïonnette. Mais la configuration du terrain, coupé par de profondes sinuosités, les amas énormes de neiges, et les précipices creusés par les torrents des Alpes, rendent impossible cette attaque; les assaillants hésitent, et renoncent à cette attaque, tandis que les Ormonins, postés dans le bois, et retranchés dans des positions inexpugnables, continuent leur feu meurtrier. Cependant, des carabiniers de Grion indiquent un sentier qui conduit au lieu dit la Trélachadise, d'où l'on pouvait répondre avec un certain avantage au feu des Ormonins. Forneret y envoie ses meilleurs tireurs. Le feu continuait ainsi depuis plusieurs heures, sans que rien put fair prévoir un dénouement, et déjà la neige était rouge du sang de bien des braves, lorsque le colonel Forneret veut emporter le passage. Il s'élançait, à la tête de quelques hommes, en criant : En avant, mes enfants, lorsqu'une balle lui traverse la poitrine. «Avec la perte de leur chef, les Français et les Vaudois, dit la relation de Mr de Willdegg, parurent perdre ce qui leur restait de résolution, et ils se retirèrent sur les hauteurs de la Croix. Ils laissèrent dans la neige les cadavres de leurs, entr'autres, ceux de deux officiers, dont un Vaudois, le lieutenant Dubois d'Ollon. Forneret fut porté par ses soldats vers le bois de la Croix, où le chirurgien Ricou de Bex, après le premier pansement, déclarait la blessure mortelle. En effet, Forneret succombait le lendemain à huit heures du matin, dans la cure de Grion, où ses soldats l'avaient transporté.»

La victoire avait été cependant chèrement achetée par les hommes des Ormonts. Parmi ceux qui furent tués, on remarque Jean-David Girod, du Plan des Isles; Jean-Pierre Bonzon, des Voëttes; Abraham Pittet, d'Ormont-Dessus; Jean-David Richard et Moïse Favre. Affaiblis par leur longue résistance, privés de munitions et de vivres, et obligés de transporter leurs nombreux blessés qui restaient sans secours sur la neige, les Ormonins abandonnèrent leur position, malgré les conseils de quelques hommes de coeur qui voulaient suivre la colonne de Forneret dans sa retraite. Ils se retirèrent donc au Plan des Isles, où déjà on avait reçu la nouvelle du combat de la Forclaz et de l'approche de la division Chastel. Alors, toute idée de résistance est abandonnée, vu la supériorité du nombre des ennemis. Aussi, les Ormonins quittent leurs armes, et, les larmes aux yeux, prennent congé de leur commandant Fischer, qui opéra sa retraite sur le Gessenay. — Les idées de trahison étaient alors tellement implantées dans l'esprit du peuple, que lorsque les troupes se retirèrent des Ormonts dans le Gessenay, tous les liens de la discipline se relâchèrent. Les officiers, patriciens bernois, menacés de leur vie, durent en toute hâte se dérober par la fuite à une mort certaine. Le colonnel Tscharner, lui-meme, accompagné d'un seul guide, s'échappa par des sentiers détournés; son domestique, que des paysans de Garsladt trouvèrent porteur d'une lettre de son maître, adressée au général de Schauenbourg, fut impitoyablement massacré.

Le colonel de Rovéréa, chef de la Légion Romande, tenait encore dans les environs d'Anet et d'Arberg, et, même après la reddition de Berne, il livrait des combats aux troupes françaises. Cet officier, doué d'une rare énergie, avait été chargé, dans le plan d'opérations du général d'Erlach, de marcher sur le Vully Vaudois, de pousser le long du lac par Estavayer jusqu'à Yverdon, où, le 3 mars, il devait opérer sa jonction avec les insurgés de Ste Croix, rallier les villages bien disposés pour Berne, donner la main aux troupes que le colonel Tscharner amenait des Ormonts, et couper ainsi toute retraite à l'armée de Brune. Rovéréa, pour exécuter ce plan aussi audacieux qu'il était habilement conçu, disposait de deux ou trois mille hommes : la Légion Romande, un bataillon de Thoune, deux bataillons de réserve du Haut-Vully, commandés par le bailli de Cerlier, Morlot, les dragons de la compagnie Fischer, et une batterie de quatre. L'attaque devait avoir lieu sur toute la ligne, à l'expiration de l'armistice, le 2 mars, à quatre heures du matin.

Cependant, nous l'avons vu dans la relation que nous avons empruntée au général Jomini, le 2 mars, Fribourg et Soleure pris, d'Erlach avait dû concentrer son armée autour de Berne pour défendre cette capitale. La colonne de la Légion Romande, dans sa retraite du 2 au 3, marcha du Vully sur Arberg. Elle y fut témoin, nous dit son chef, de la retraite tumultueuse des bataillons qui revenaient des environs de Nidau. La Légion arrivait harassée, à Aarberg, lorsqu'on y apprenait l'approche des Français : «le tocsin sonne, chacun, dans cette petite ville, court, crie, et personne ne songe à marcher. Mes infatigables compagnons, dit Rovéréa, courent aux armes. Nous sortons, nous traversons une double haie de vieillards armés de hallebardes, de femmes robustes armées de lances, de fourches et de massues, et d'enfants de douze à quinze ans munis de bâtons ferrés. Cette cohorte suit la Légion et ne la quitte plus. Un corps de hussards français paraît, sabre les tirailleurs romands, et leur fait prisonniers. Cependant, le capitaine Bersy et douze de ses carabiniers de la Légion, attendent les hussards au bord du bois, en tuent plusieurs, tandis que les autres prennent la fuite et abandonnent leurs prisonniers. En cette rencontre, dit Mr de Rovéréa, je vis avec étonnement l'habileté de nos canonniers; l'un d'eux pointa et abattit du troisième coup, un hussard voltigeant autour de nous en rase campagne.»

La journée du 4 se passa en reconnaissances et en quelques affaires d'avant-postes. Le 5, on apprend que la ville de Berne est attaquée, et même on assure qu'elle était au pouvoir des Français. «Le tocsin sonne; une nouvelle insurrection populaire s'annonce; des courriers arrivent de tous côtés avec des avis alarmants. — Nous n'avions pas en une heure de repos; ma pauvre Légion avait été trente deux heures sur pied, lorsqu'un courrier arrive à toute bride avec un billet du major Manuel, commandant l'un des bataillons qui était sous mes ordres; il me demandait prompt secours. — Je détache mon major avec deux cent cinquante hommes sur la droite, pour soutenir la Légion en cas d'échec, et nous nous mettons en marche. Avant d'être au feu, sur le plateau de St Nicolas, nous rencontrons nombre d'Allemands, qui, pour courir mieux, jetaient leurs fusils, tandis que leurs femmes les maltraitaient de paroles et de coups, leur reprochant leur lâcheté; elles se joignirent à nous, et prirent part aux périls de cette affaire. — Enfin, nous arrivons à l'ennemi. Beaucoup plus nombreux que nous, il nous attendait avec une batterie masquée par un abattis, au sommet d'une chaussée montante, dont la gauche était bordée par un bois garni de tirailleurs. C'était le seul chemin pour aller à l'ennemi; nous avançons. En peu de moments nous perdons beaucoup de monde. Cependant, on marchait avec acharnement; aussi, nous en aurions perdu bien davantage, étant chargés en tête et en flanc par les Français, lorsqu'un officier parlementaire bernois nous apporta l'ordre de suspendre les hostilités, en vertu d'un capitulation signée entre le général Schauenbourg et la ville de Berne. — Nous nous retirons; mais pour sauver nos canons, dont les conducteurs avaient pris la fuite avec leurs chevaux, nous fûmes sous le feu des Français, et attaqués par leur cavalerie, obligés de les emmener à force de bras. Cependant, nous étions dans notre retraite attaqués par un gros de cavalerie, et par une colonne d'infanterie, lorsque mon major Kirchberguer, avec ses deux cent cinquante jeunes gens du Pas de Vaud, s'avance avec assurance, se déploie sous le feu de l'ennemi, et bientôt, par un feu bien nourri, l'oblige à reculer. — Rentré à Arberg, je trouvai le major Manuel dangereusement blessé, et abandonné par son bataillon qui s'était dispersé. et je reçus bientôt un message du général Fressinet, m'annonçant qu'il nous traiterait en ennemis jusqu'à ce que la capitulation de Berne lui eût été envoyée par son général en chef.»

Aussitôt Rovéréa envoie un officier à Brune, lui demander une double de cette capitulation. Mais ayant peu d'espoir que la Légion Romande y fût comprise, il rassemble ses officiers et ses sous-officiers; il leur expose la situation des affaires, et leur état désespéré. «Je les chargeait, dit-il, d'en rendre compte aux compagnies, en laissant chacun libre de retourner chez lui, leur déclarant, en même temps, que je resterais au nom de la Légion Fidèle, au poste qui lui était confié. — Des larmes coulèrent des yeux de ces braves, la plupart vétérans du service de France; ils sortirent en silence, et revinrent bientôt m'apporter le voeu unanime du soldat, de ne quitter le poste qu'à la mort, ou avec moi! — Ce n'est point mon éloge que je prétends faire ici; loin de moi cette forfanterie. C'est celui du Pays de Vaud qui les vit naître, qui les nourrit de ce sentiment mêlé de candeur et d'audace, dont ils firent briller dans leur détresse, peut-être la dernière étincelle. Quel contraste entre votre discipline, mes chers camarades, entre votre dévouement, et la conduite de quelques bataillons allemands13?....»

La journée du 6 se passe en vaines attentes. Le 7, Rovéréa juge prudent de se rapprocher de Frienisberg, où le contingent Zurichois s'était retiré. Enfin, le parlementaire, attendu avec une si grande anxiété, arrive avec cette injonction verbale de Brune : Si la Légion Romande ne se rend pas à discrétion dans l'espace d'une heure, elle sera attaquée et ne recevra aucun quartier.... «Cet avis, dit Mr de Rovéréa, me confirme dans mon plan de faire une trouée dans le Pays de Vaud, je rassemble la Légion, et la conduis par une marche forcée à Anet. Bientôt, les Zurichois sont désarmés et dévalisés, une colonne de trois mille hommes de pied, et trois cents chevaux, est à mes trousses; — je lui donne le change, en répandant le faux bruit que j'était appelé à Cerlier par le colonel Morlot, qui y tenait avec plusieurs bataillons de son bailliage; en passant à Arberg, j'en enlève ce que je puis de canons et de munitions.... Ma résolution était prise; je voulais me jeter avec ma Légion dans le Pays de Vaud, au moyen des barques et de bateaux que j'espérais trouver au pont de la Thièle, et gagner les montagnes de Ste Croix, où j'étais sollicité de me rendre, et d'où je comptais susciter un mouvement général dans tout le pays....» Mais arrivé à Anet, Mr de Rovéréa apprenait que les paysans de Ste Croix, après avoir engagé une affaire, dans le bailliage de Grandson, contre les Vaudois patriotes et les Français, avaient eu le dessous, et que le commune de Ste Croix, ainsi que tous les autres villages insurgés, s'était soumise au nouvel ordre de choses.

En effet, le 2 mars, jour fixé par le général d'Erlach pour une attaque générale par toute la ligne de l'armée bernoise, les gens de Ste Croix, suivant les ordres qu'ils avaient reçu du quartier-général bernois, descendaient de la montagne, et, au nombre de trois ou quatre cents hommes, prenaient, avant jour, position au village de Vugelles, où il trouvèrent deux canons, qui, pendant la nuit, avaient été débarqués près de la Lance.

Ces deux pièces d'artillerie, envoyées du pont de Thièle par les Bernois, étaient attendues à la Lance par une quinzaine d'hommes armés, et commandés par le sergent-major des carabiniers Pillichody, nommé Champod de Bullet, le grand Champod, comme on l'appelait. Ne trouvant point de chevaux à la Lance, Champod s'empare de quatre boeufs, et se dirige sur Concise, dont le poste frontière, commandé par le sergent Cury, se joint à lui, et traverse les villages d'Onnens, de Bonvillars, de Champagne et de Fiez, où sa troupe, grossie d'une quarantaine d'hommes, arrivait à trois heures de l'après-midi, braquait ses canons sur le cimitière de Vugelles, et prenait position dans ce village, où elle rencontrait environ quatre cents hommes de Ste Croix, de Bullet et des village du pied de la montagne, tous armés et portant la cocarde rouge et noire. Cette troupe, dont le grand Champod prenait le commandement, était pleine de confiance; elle annonçait l'arrivée de quatre mille Bernois et de la Légion Romande, dont elle formait l'avant-garde.

Cependant, l'alarme avait été donnée à Yverdon. Une centaine de patriotes de cette ville et un détachement français, marchaient en hâte sur Vugelles, et s'avance sur l'église. Les gens de Ste Croix tiennent ferme, et reçoivent les patriotes à coups de fusil et de mitraille, leur tuent ou blessent une dizaine d'hommes, et les font battre en retraite. Champod attend en vain la Légion Romande, et pendant la nuit du 3 au 4 mars, il se retire avec son monde sur Vuitteboeuf, où les renforts portent sa troupe à plus de mille hommes. Le 4, au matin, la troupe de Ste Croix prend position, avec ses deux canons, vers la Prise-Martin, d'où elle domine le village et la route d'Yverdon.

Cependant, les patriotes, repoussés la veille, avaient aussi reçu des renforts, et comptaient dans leurs rangs environ trois cents hommes, commandés par le capitaine Louis Roguin d'Yverdon, lieutenant au ci-devant service du Piémont. Une compagnie française de la garnison marchait avec eux. Roguin et le capitaine français, Hem, marchent résolument sur les paysans, essuient leur feu, les abordent à la baïonnette, les mettent en déroute, et s'emparent des canons. Dans cette affaire, les paysans perdaient une dizaine d'hommes, et bon nombre de prisonniers, au nombre desquels, leur chef, le grand Champod, dangereusement blessé.

Le résultat de cette affaire ôtait au chef de la Légion Romande tout espoir de trouver un point d'appui dans les montagnes de Ste Croix. Toutefois, ne voulant point abandonner ses soldats à la merci des Français, et les exposer à etre considérés comme déserteurs et rebelles par le gouvernement vaudois, Mr de Rovéréa eut recours à un stratagème pour obtenir une capitulation qui garanti à ses soldats un libre retour dans leurs foyers. Il s'adresse, non point aux généraux français, mais au gouvernement bernois, non-seulement au nom de la Légion, mais au nom du colonel Morlot, dont les bataillons n'existaient plus, et au nom d'un corps de dragons, dont le capitaine seul, Mr Fischer, avait suivi la Légion Romande. Voici le passage de cette lettre qui concerne la Légion :

«Le colonel de Rovéréa, chef de la Légion Romande, recommande surtout à l'équité du gouvernement Bernois, et attend de la loyauté du général Français, qu'il sera expressément fait mention dans la capitulation du corps sous ses ordres, afin que les hommes qui le composent puissent rentrer avec sécurité dans leurs patrie, n'imaginant pas que qui ce soit put leur imputer, comme crime, la fidélité avec laquelle ils sont restés attachés jusqu'à la dernière extrémité aux drapeaux qui reçurent leur premier serment.»

Le capitaine Fischer part aussitôt pour Berne avec le major de la Légion, et reçoit pour direction, de s'adresser au général de Schauenbourg, mais d'éviter Brune, entouré de quelques Vaudois, harpies acharnées sur des victimes du vrai patriotisme, qui lui représentaient les soldats de la Légion Fidèle comme des parjures, et leur colonel, comme un scélérat dont il fallait se défaire à tout prix.»

Le 7 mars, la Légion Romande bivaquait dans les vergers d'Anet, pour éviter une surprise. Les habitants de ce village s'empressèrent d'apporter des vivres aux soldats, épuisés de faim et de fatigue. Le 8, la Légion prend les armes et se dirige sur le pont de Thièle, par le marais de Champion. Le pont était occupé par un fort détachement de milices neuchâteloises, envoyé pendant la nuit pour s'opposer à l'entrée de la Légion sur le territoire de Neuchâtel. Le colonel de Rovéréa, voyant que la retraite lui était fermé, et que bientôt il allait être écrasé par les troupes françaises qui le suivaient, fait former le carré, et lit l'ordre du jour suivant, qu'il avait préparé pendant la nuit, dans son bivac d'Anet :

Le colonel de Rovéréa, chef de la Légion Romande, à ses officiers et soldats.

Braves et infortunés camarades,

Après la dernière preuve de dévouement et de confiance que vous me donnâtes hier, et préférant rester attachés à nos postes jusqu'à la mort, plutôt que de vous retirer par congé chez vous, j'ai dû, voyant l'impossibilité de rétablir, par les plus grands efforts de courage et de patience, l'état désespéré où les revers de la guerre ont plongé Berne et le Canton, j'ai dû demander au général françois sûreté pour vos personnes et pour vos biens, si vous rentiriez dans vos foyeurs. La réponse fut qu'il nous donnerait une heure pour nous rendre, sinon qu'il nous attaquerait et ne ferait aucun quartier.

Ne voulant, mes braves camarades, ni vous conduire à d'inutiles dangers, ni vous entraîner à un honteux désarmement, je pris sur-le-champ le parti de vous rapprocher par une marche forcée des frontières de notre pays, pour de là, selon les occurences, y pénétrer en corps ou licencier la Légion, si nul autre espoir de finir avec honneur ne nous restait.

Arrivés à ce point, j'apprends que le gouvernement que nous avions juré de défendre ne nous offre plus ni ralliement ni appui; je vois l'impossibilité de pénétrer, sans enfreindre une neutralité sacrée, dans les montagnes de nos contrées; que d'ailleurs une entreprise aussi déloyale serait le premier signal d'une guerre civile, d'autant plus affreuse, que d'après touts les probabilités, elle serait également longue et atroce....... Redoutant par-dessus tout d'aggraver, par ce cruel fléau, les malheurs déjà si grands de notre infortunée patrie...., n'ayant aucune ressource à vous offrir par moi-même pour subvenir à vos besoins, je me vois dans la dure nécessité de vous proposer le licenciement total de cette brave Légion, qui, si l'on eût accédé à son voeu le plus cher, eût peut-être bientôt être jugée digne du nom Suisse, qu'illustrèrent nos pères.

Pour assurer, autant qu'il est en moi, votre tranquilité chez vous, j'ai expédié ce matin un courrier à Berne avec la lettre dont il vous sera fait lecture, dont nous attendrons la réponse avant de nous séparer.

Recevez tous, mes valeureux et fidèles compagnons, l'expression de la profonde douleur avec laquelle je vous éloigne de moi! Heureux encore si aux dépens de ma vie je pouvais adoucir votre sort, et reconnaître, au nom de la patrie et de ce souverain qui n'existe plus, le courageux dévouement que vous déployâtes pour leur commune cause.

Quant à moi, proscrit de cette même patrie pour l'avoir trop ardemment servie, je dois chercher un autre asile; je ne conseille à personne de vous de suivre mon exemple, mais si quelque officier ou soldat était réduit à cette extrémité, je lui offre tout ce qui dépendra de moi.

Croyez que la Providence, toujours protectrice de l'homme vertueux, vous rendra la justice qui vous est due.

Donné à Anet, le 7 mars 1798.

Ferd. de Rovéréa, colonel.

La lecture de cet ordre du jour, écoutée dans un respectueux silence, est suivie du cri unanime des soldats : Non! nous ne voulons pas vous quitter; nous voulons mourir avec vous à nos canons, et sous nos drapeaux! Bientôt, les védettes de la Légion annoncent l'approche des Français. Le feu est bientôt engagé, mais les tirailleurs français se retirent après une vive fusillade. «Je présumai, dit Mr de Rovéréa, que cette reconnaissance serait bientôt suivie d'une attaque sérieuse, et j'admirai la contenance de mes braves Vaudois : les cononniers, tranquillement assis auprès de leurs pièces, les fantassins, autour des faisceaux, causaient entr'eux, comme s'il eût été question d'une simple revue. — Les Neuchâtelois, successivement renforcés, se barricadaient et bordaient leur rive de la Thièle. Nous étions donc complètement enfermés et sans espoir de retraite. Cependant, et je puis l'affirmer, n'avoir entendu d'autres plaintes que celle du retard des Français à nous attaquer. Mais ce qui passe ma conception, c'est qu'ils ne l'aient pas fait. Notre contenance leur en imposa-t-elle; ou bien leur inspirâmes-nous cette commisération, que souvent un généreux dévouement commande?... Il était deux heures, la faim se faisait sentir, lorsqu'au lieu d'ennemis à combattre, nous voyons déboucher du village de Champion, un convoi de subsistances, que les habitants des lieux voisins nous amenaient de pleur plein gré. Le tableau qui s'offrit alors eût été digne du crayon d'un peintre. Ces honnêtes paysans, invitant nos soldats à manger, se joignent à leurs divers groupes pour boire à leur santé. Leurs enfants, qui les avaient suivis, jouaient paisiblement au milieu d'armes et de munitions, destinées à une lutte à mort. Mais la nuit tombait. Les patrouilles annoncent qu'à une lieue à la ronde tout était tranquille; mes deux parlementaires pouvaient arriver à chaque instant; nous restons en place, et je fais allumer les feux de bivac. A la lueur du crépuscule j'aperçois quelques soldats qui profitaient de la nuit pour s'évader; loin de les faire poursuivre, je m'éloigne. Enfin, le 9, à deux heures du matin, nos deux braves amis arrivent de Berne, apportant notre capitulation, signée par Schauenbourg :

«Les bataillons du Bailliage de Cerlier, la Légion Romande, et les dragons de la compagnie Fischer, promettent de ne point porter les armes contre la République Française. Le général en chef de l'armée Française leur accorde sous cette condition de rentrer dans leurs foyers avec armes et bagages. Il leur sera fourni une escorte pour prévenir toute insulte qui pourrait leur être faite de la part des troupes Françaises.

«Au quartier-général des troupes Françaises à Berne, 17 ventose an VI.

Le général de division,
Schauenbourg.

«L'escort sera fournie par les troupes cantonnées à Arberg, sur la demande de Mr Fischer, capitaine de dragons. Le promesse de ne point porter les armes contre la France sera remise entre les mains de l'officier commandant l'escorte qui lui sera donnée.

L'adjudant-général, chef de l'état-major,
Démont

Come cette capitulation était accordée pour un corps de quelques mille hommes, et que six cents Vaudois restaient seuls sous armes, les officiers de la Légion Romande craignirent que les généraux français ne s'en prévalussent pour annuler cet acte. Il trouvèrent donc plus prudent d'opérer la retraite en pelotons isolés par le comté de Neuchâtel. Consultés individuellement, les soldats Vaudois préférèrent ce dernier parti. Mr de Montmolin, commandant le bataillon neuchâtelois au pont de Thièle, consentit à donner passage, mais sous la condition que les armes de la Légion resteraient en dépot, à l'arsenal du château neuchâtelois de Thièle. La Légion prend les armes et traverse le pont par pelotons, qui, arrivés sur la rive neuchâteloise, déposent leurs armes auprès de six pièces de canons conservés par la Légion. «Je ne gardai que les drapeaux, dit le colonel, j'assignai mes soldats dans divers lieux de la principauté de Neuchâtel, pour y recevoir chacun son décompte, et un double de la capitulation. Après quoi, mes braves partirent, emportant ma stérile gratitude, mes regrets et mes voeux.»

Arrivé à Neuchâtel, le colonel de Rovéréa, inquiet sur le sort de ses soldats à leur rentrée dans leur pays, adressait la lettre suivante à l'Assemblée Représentative du Pays de Vaud :

«Messieurs! Les événements de la guerre, ayant amené l'honorable licenciement de la Légion Romande, formée de volontaires du Pays de Vaud, qui voulurent rester fidèles au serment prêté à leur ancien souverain, j'ai l'honneur de vous adresser la capitulation que leur a accordée le général en chef de l'armée française. J'espère qu'en vertu de cette capitulation, ces braves gens ne seront nullement inquiétés chez eux. La distinction flatteuse et exclusive aux troupes sous mes ordres de pouvoir rentrer dans leurs foyers avec armes et bagages, doit jeter quelque lustre sur le peuple que vous représentez.

«C'est à la justice et à l'humanité de mes compatriotes que je recommande mes compagnons d'armes. C'est à plusieurs titres qu'ils méritent de la part de mes compatriotes, l'entier oubli de la différence d'opinion qu'ils manifestèrent.

«On m'assure que vous m'avez personnellement proscrit; je ne me permets aucune observation sur ce procédé; seulement, je vous prie de vouloir bien me le notifier positivement.

Je suis parfaitement, Messieurs, votre très-humble serviteur.

Le colonel de Rovéréa.

«Neuchâtel, 9 mars 1798.»

Ainsi finit cette Légion Romande, nommée Légion Fidèle par beaucoup de Vaudois, tandis que d'autres appelaient, par mépris, Vendéens, ces soldats qui, en combattant l'étranger, croyaient défendre leur patrie.


1Monnard, Hist. de la Conféd. Suisse, livre XV.

2Jomini, Histoire critique et littéraire [sic! — read, militaire] des guerres de la Révolution, tome X, Campagne de 1798, Ch. 77, p. 277.

3Jomini, Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, tome X, p. 304.

4Jomini, tome X, p. 311.

5Jomini, tome X, p. 313.

6Rovéréa, Mémoires, I, p. 205.

7Voyez L'Ami de la Liberté, ou Bulletin de la Société Populaire de Lausanne, 1 vol. in-8o de 184 pages.

8Rovéréa, Précis de la Révolution de la Suisse, p. 50.

9Cet officier quitta bientôt après la Légion, lorsque Brune imposa le séquestre sur les biens des Vaudois au service de Berne. (Rovéréa, Mémoires, I, p. 308.)

10Rovéréa, Mémoires, I, pp. 306-312.

11De Crousaz de Lausanne, et de Gümoens.

12Chastel observa cette capitulation : les gens du Sepey ne furent point désarmés et les deux canons qui défendaient ce village y furent laissés à la garde de ses habitants.

13Rovéréa, Précis de la Révolution de la Suisse, pp. 131-140.


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