Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE CINQUIEME


LE PAYS DE VAUD CANTON SUISSE.

1798–1803.


Chapitre II.

République Helvétique.

1798-1802.


§ II. Gouvernement Helvétique.

1798-1802.

Réclamations contre l'institution d'une république unitaire. — Brune institue trois républiques, la Rhodanique, l'Helvétique, le Tellgau. — Le Directoire révoque cet arrêté de Brune. — Le gouvernement helvétique se constitue. — Résistance des Petits Cantons; ils défendent leurs anciennes constitutions; ils acceptent la constitution unitaire. — Résistance du Haut-Valais. — Réclamations du Directoire helvétique contre les exactions des Français. — Ochs et Laharpe, directeurs. — Alliance offensive et défensive avec la France. — Serment civique. — Massacre de Stantz. — Les Autrichiens s'emparent des Grisons. — Auxiliaires helvétiques; légion helvétique. — La Société populaire de Lausanne; ses adresses séditieuses. — Les Sociétés populaires abolies. — Procès et condamnation de Reymond, rédacteur du Régénérateur. — Les Emigrés suisses; leur projet de contre-révolution. — L'Helvétie théâtre de la guerre. — Masséna, l'archiduc Charles et Suwarof. — Armée helvétique; les Elites du Léman. — Bataille de Zurich. — Contributions imposées par Masséna; réclamations du Directoire. — Bonaparte, premier consul. — Dissensions entre les Conseils et le Directoire. — Chute du Directoire, provoquée par le gouvernement consulaire. — Commission exécutive. — Passage du St-Bernard par Bonaparte; Marengo. — Constitution Helvétique imposée par Bonaparte. — Diète Helvétique; elle modifie la Constitution; elle est dissoute et remplacée par un Sénat. — Réding, Landammann; rédaction fédéraliste. — Les unitaires renversent le gouvernement de Réding. — Assemblée des notables. — Nouvelle Constitution helvétique.

La victoire de l'étranger, le pillage des trésors, l'enlèvement des arsenaux, les violences et l'avidité des munitionnaires et des commissaires français, indignèrent les paysans de la vieille Suisse. Cette indignation ne connut plus de bornes, lorsqu'ils virent l'étranger prétendre leur imposer une constitution qui n'avait égard, ni à leurs besoins, ni à leurs habitudes, ni à leurs préjugés. Dans les campagnes de Zurich, de Lucerne, de St Gall, dans le Thurgau, le Tockenbourg, le Sargans et le Rheinthal, s'élevèrent des réclamations unanimes. Les Petits Cantons allaient plus loin; leurs députés se réunissaient pour délibérer sur l'acceptation de la Constitution; ils la rejetaient à l'unanimité, et une adresse rigoureuse le faisait connaître à Brune : «Les Petits Cantons, disait l'adresse, avaient depuis plusieurs siècles une Constitution basée sur la liberté et l'égalité; ne possédant au monde d'autre biens que leur religion, leur indépendance, d'autres richesses que leurs troupeaux, leur premier devoir est de les défendre.»

La Constitution n'était donc acceptée qu'à Bâle, par l'influence d'Ochs, son auteur; dans le Pays de Vaud, par la nécessité; par la terreur, dans les Cantons occupés par l'armée française. Cet état de choses, cette répulsion populaire, donnèrent alors à Brune l'idée de former de l'ancien Corps Helvétique, trois républiques indépendantes : la République Rhodanique, formée du Pays de Vaud jusqu'à Nidau, du Canton de Fribourg, du Gessenay, de l'Oberland, du Valais et des Bailliages Italiens; la République du Tellgau formée des Petits Cantons; la République Helvétique, composée des autres contrées de l'ancienne Confédération.

Ce plan, que Laharpe et Ochs avaient originairement écarté, dit le général Jomini1, était appuyé par Mangourit et Félix Desportes : le premier, résident français en Valais, le second, à Genève; enfin, par les menées de Genève, qui espérait conserver son indépendance, et, peut-être, accroître son territoire, au milieu de ces changements politiques. Depuis la fin de l'année 1797, elle se trouvait dans un état de blocus : un arrêté du Directoire interdisait toute communication de la France avec cette ville, et, depuis l'entrée de la division Ménard dans le Pays de Vaud, elle n'avait plus de relations avec la Suisse. Dans cette position intolérable, les politiques genevois, voyant la ruine de leur ville, penchaient pour la République Rhodanique, dont il espéraient fixer la capitale. Mais le sort de Genève était fixé par le Directoire. Brune s'en tint donc à son premier projet, et, pour témoigner quelques égards aux Vaudois et aux Bâlois, il désignait Lausanne pour capitale de la Rhodanie, Bâle pour capitale de la République Helvétique, et, par son arrêté du 26 ventose, il faisait connaître sa volonté à la Suisse. Il composait la République Helvétique de douze Cantons : Bâle, Argovie, Baden, Schaffouse, Zurich, Thurgovie, St Gall, Appenzel, Sargans, Lucerne, Berne et Soleure. Des Petits Cantons il formait la République de Tellgau, en leur laissant leurs institutions démocratiques, et leur donnant la garantie de leur indépendance et de leur religion.

La Suisse entière, les Petits Cantons exceptés, murmurait contre un démembrement que rien ne justifiait. A Lausanne, dans la Société des Amis de la Liberté, les plus vives discussions s'engageaient à ce sujet : «Les uns, dit son bulletin, réclament la République Helvétique une et indivisible; les autres défendent la République Rhodanique, et préfèrent être un petit peuple de frères, plutôt que de s'associer aux Allemands; quelques-uns demandent que plutôt on se joigne à la France...» — «Je vous ai déjà parlé plusieurs fois de la difficulté de nous associer à la Suisse allemande, disait un membre. Le langage, les moeurs, les préjugés nationnaux, tout s'oppose à cette réunion... Je vous le demande, quelle figure feraient à Lucerne les législateurs que l'on vient de nommer, et dont la plupart ignorent absolument la langue allemande? Comment veilleraient-ils à vos intérêts, à ceux de la liberté et de l'égalité? Ne joueraient-ils pas dans le corps législatif le rôle d'hommes de bois?... Vous connaissez la haine immortelle qui a toujours subsisté entre les Welches et les Allemands. Cette haine, loin d'être diminuée, paraît s'être accrue par la dernière guerre... Si vous aimez votre patrie, si le Pays de Vaud vous est cher, si vous désirez la prospérité de votre ville, acceptez le projet de cette République, et Lausanne, le centre du gouvernement, deviendra riche et florissante, par son commerce, son activité et son industrie. Nous n'en demeurerons pas moins liés à l'Helvétie.... On s'élève contre le lot que Brune nous offre, et, cependant, les plus riches, les plus variés en productions.» — «Je préfèrerais être Français, s'écrie le citoyen Piccard, plutôt que de faire partie de la République Rhodanique, qui sera la proie du premier qui voudra la saisir.» — «Citoyens, prenez garde à vous, dit Reymond, les aristocrates profitent de l'état de doute où nous sommes, pour semer la division parmi nous. Ils disent à l'un : il faut la République Lémanique; à l'autre, l'Helvétique peut seule nous sauver; à un troisième, la Rhodanique est préférable, et par ce moyen ils cherchent à diviser les patriotes2

Laharpe, encore à Paris, représenta au Directoire les funestes conséquences du projet de Brune. «L'on indispose gratuitement les Suisse, disait-il aux directeurs, en enlevant à la France le résultat qu'elle attend de la destruction des anciens gouvernements; car il n'y a, ni unité, ni confédération, dans les trois Républiques, qui remplacent l'ancien Corps Helvétique.» Le Directoire fut frappé de cette imprudence; mais pour la réparer, il en commit une autre, en chargeant l'ex-conventionnel, Lecarlier, d'organiser, même par la force des armes, la République Helvétique, suivant la constitution improvisée à Paris. Brune reçut des ordres dans ce sens, et, le 22 mars, il dut annoncer au peuple de tous les Cantons, que le projet de la République Rhodanique était abandonné.

Cependant, les Cantons du Nord et de l'Ouest nommaient les membres des corps législatifs et des chambres administratives. Après une assez vive résistance, les campagnes de Zurich, de Lucerne, du Toggenbourg, de l'Appenzell et de la Thurgovie, adoptèrent la Constitution. Les Petits Cantons persistèrent dans leur refus. «Cette Constitution, disait leur clergé, est condamnée par le Saint Siège, comme impie, scandaleuse; elle renverse l'édifice religieux, elle fonde la license, la sédition, la tyrannie.» Ces Cantons se réunirent en Diète, le 1er avril, à Schwytz, où ils déciderent d'envoyer une députation à Paris, pour demander le maintien de leurs anciennes institutions. Mais lorsque leurs députés se présentèrent à Berne chez Schauenbourg général en chef, depuis le départ de Brune, qui avait été appelé au commandement de l'armée d'Italie, et lui demandèrent des passeports et une recommendation pour le Directoire, ils furent accueillis par un refus, et par la froideur la plus dédaigneuse. L'irritation populaire fut alors à son comble, à Schwytz, à Uri, à Unterwald et à Zug; elle gagna toutes les campagnes de Lucerne et de l'Argovie catholique. Schauenbourg interdit aussitôt toutes communications entre les habitants des Cantons réunis à la République Helvétique, et ceux des contrées rebelles aux ordres de la République Française. Une catastrophe devint désormais imminente.

Tandis que la plus grande partie de l'Helvétie était ainsi agitée, notre Assemblée Provisoire maintenait l'ordre et la tranquillité dans le Pays de Vaud; elle calmait les passions, réprimait les écarts des clubs politiques, et, par la seule persuasion, pacifiait Ste Croix et les Ormonts, et parvenait à rassurer les communes qui s'étaient prononcées pour LL. EE. de Berne. Les Electeurs, nommés par le suffrage universel, étaient rassemblés à Lausanne, et s'occupaient des nominations que leur attribuait la Constitution Helvétique. Ces nominations terminées, l'Assemblée Provisoire, et le Corps Electoral, se réunissaient, le 30 mars, dans la cathédrale, où les nouveaux magistrats étaient proclamés et présentés au peuple, dans l'ordre suivant :

Chambre Administrative : Pierre-Maurice Glayre, de Romainmôtier; Henri Monod, de Morges; Louis Auberjonois, d'Yverdon; Vincent Perdonnet, de Vevey; Elie Bergier, de Lausanne.

Sénat : Jules Muret, de Morges; Louis Frossard de Saugy, de Moudon; Urbain Lafléchère, de Nyon; Jean-Louis Bertholet, de Corseaux.

Grand-Conseil : F. Milliet, de Chavornay; L. Deloës, d'Aigle; B. Grivel, d'Aubonne; L. Secrétan, de Lausanne; J.-L. Panchaud, de Moudon; Bourgeois, de St Saphorin sur Morges; J.-L. Maulaz, de Fiez; H. Carrard, de Fey.

Tribunal Suprême : Henri Polier, de Lausanne.

Tribunal de Canton : F. Delachaux, d'Onnens; L. Lambert, d'Yverdon; B.-J. Briod, de Lucens; H. Poterat, d'Orny; J.-L. Manuel, de Rolle; C.-A. Jacquier, d'Echallens; L.-G. Solliard, de Cossonay; L. Burnier, de Lutry; J.-D. Convers, de Ballens; J.-F. Fayod, de Bex; Ph. Secrétan, de Lausanne; L. Rochat, de la Vallée; E. Dubochet, de Montreux.

Après cette cérémonie, terminée par un sermon de circonstance, prononcé par le doyen Bugnion, la Chambre Administrative entrait immédiatement en fonctions, revêtue de la plénitude des pouvoirs législatifs et exécutifs que lui conférait la Constitution, jusqu'à la mise en activité des Conseils Helvétiques, et chargeait provisoirement Maurice Glayre des fonctions de Préfet du Léman. Celui-ci nommait les Sous-Préfets de Districts, et un Agent National auprès de chaque Municipalité. La Chambre Administrative, présidée par Henri Monod, régularisait l'administration judiciaire, en transformant les Cours Ballivales en Tribunaux de Seconde Instance; elle attribuait au Lieutenant-Ballival et à ses Assesseurs, les affaires de contraventions aux règlements des Péages, sous bénéfice d'appel au Tribunal du Canton; elle déférait au président du Tribunal de Seconde Instance, les causes portées naguère à la Cour-Sommaire des Baillis; elle conservait les Consistoires comme juges en première instance de toutes les causes consistoriales, sous bénéfice d'appel au Tribunal du Canton. Dans la même séance, celle du 2 avril, la Chambre Administrative levait le séquestre imposé sur les biens des bourgeois de Berne et de Fribourg : «Considérant, dit-elle, que ce séquestre, mesure rigoureuse, justifiée par les circonstances, devait cesser avec elles; considérant que les bourgeois de Berne et e Fribourg ne sont plus des ennemis à comprimer, et, qu'au contraire, la Constitution les appelle à une communauté d'intérêts et de patrie, et que sous peu de jours, nous ne ferons plus qu'un peuple de frères.» Enfin, la Chambre Administrative donnait des garanties aux citoyens et aux communes, qui, dans les premiers jours de la révolution, avaient pourvu à l'emprunt Ménard, et, dans ce but, elle faisait taxer les domaines nationaux, et les donnait en hypothèque, jusqu'à la concurrence de la somme versée par les créanciers de cet emprunt.

Tandis que la Chambre Administrative gagnait la confiance générale par ces sages mesures, et habituait le pays au nouvel ordre de choses, en conservant des institutions locales auxquelles on était habitué, et en ne changeant que leurs noms, les sociétés politiques, les clubs, nés de la révolution, agitaient le Canton. Entre toutes, la Société des Amis de la Liberté se faisait remarquer par ses motions, ses pétitions collectives, ses menaces contre les ci-devant, et surtout par des processions, où figurauent deux jeunes femmes, représentant les déesses de la Liberté et de l'Egalité. Elle promenait dans les rues de Lausanne les bustes de Rousseau at de Guillaume-Tell, et les plaçait dans l'église de St Laurent, siège des séances de la société. Déjâ l'Assemblée Provisoire, sur la demande des pasteurs de Lausanne, avait décidé, le 26 mars, que St Laurent fût rendu au service devin, et rétabli dans sa primitive simplicité. La Chambre Administrative maintenait cette décision, et interdisait aux sociétés politiques de délibérer, de tenir des procès-verbaux, de correspondre entr'elles, et d'adresser des pétitions en leurs noms; elle les plaçait sous la surveillance du Préfet et de ses agents.

Enfin, la majorité des Cantons de la République Helvétique étant constituée, les représentants de ces Cantons se réunissaient, le 12 avril, dans la ville d'Arau, et se séparaient ensuite, suivant leurs attributions, les uns, pour former le Grand-Conseil, les autres, le Sénat. L'avocat Kuhn, de Berne, était nommé président du Grand-Conseil, et le Sénat choisissait pour le présider, l'auteur de la Constitution, Pierre Ochs de Bâle. Ces Conseils élisaient Luc Legrand de Bâle, Maurice Glayre de Romainmôtier, Victor Oberlin de Soleure, Louis Bay de Berne, et Pfyffer de Lucerne, members du Directoire Exécutif.

Les Directeurs étaient attachés aux nouvelles institutions, mais tous étaient modérés dans leurs opinions. L'un d'eux, notre compatriote Maurice Glayre, avait passé vingt-trois ans au service du malheureux roi de Pologne, Stanislas-Auguste. Appelé aux fonctions de secrétaire particulier de ce monarque, en 1764, il avait été, en 1768, secrétaire d'ambassade à Petersbourg, y avait resté comme ministre chargé d'affaires, et avait vu mûrir les tristes plans qui amenèrent le partage de la malheureuse Pologne. Rappelé à Varsovie, Maurice Glayre servit, soit dans le cabinet intime, soit dans des missions diplomatiques à Paris et à Berlin, et la Diète lui accorda spontanément la nationalité polonaise. Après le partage de la Pologne, Glayre revint en 1780 dans le Pays de Vaud. La révolution le surprit dans sa retraite de Romainmôtier. Il discernait les avantages et les inconvénients de l'administration bernoise; il souhaitait des améliorations, mais non une séparation. Quant la force des choses amena cette séparation, il se fit un devoir de s'attacher à l'indépendance du Pays de Vaud, et il contribua à pousser les magistratures des villes à se mettre à la tête du mouvement3.

Mais, les premiers jours du règne de l'unitarisme commençait sous de sanglants auspices. Tandis que trente mille baïonnettes françaises imposaient une république unitaire à des populations, divisées de moeurs, de langues, d'intérêts et de religion, les populations alpestres du centre de la Suisse prenaient les armes, et, d'un commun accord, juraient de défendre jusqu'au dernier homme, leur patrie, leur liberté, et les institutions démocratiques dont elles jouissaient depuis des siècles. Les Petits Cantons se réunissaient en confédération, nommaient un Conseil de la Guerre, et appelaient Aloïs Réding à la tête de leur armée. Les proclamations du Directoire Exécutif et des Conseils de la République Helvétique, les menaces du général de l'armée française furent inutiles. Les Petits Cantons firent irruption dans le Canton de Lucerne et dans l'Oberland. Il y eut une guerre courte, mais sanglante. Après cette lutte héroïque, les Petits Cantons traitèrent, le 3 mai, avec Schauenbourg, qui perdit trois mille de ses soldats dans les Thermopyles de la Suisse primitive4.

Les mêmes haines contre les nouvelles institutions, les mêmes excitations, soulevèrent le Haut-Valais, et attirèrent sur ses populations les fléaux d'une guerre d'extermination. Les Vaudois durent combattre pour la Constitution Helvétique. Nous devons les suivre dans cette déplorable expédition.

Les Petits Cantons luttaient encore, lorsque le dixain de Rarogne se soulevait. Déjà le corps électoral du Valais, rassemblé à Sion, avait nommé ses députés aux Conseils de la République Helvétique, et les membres de la Chambre Administrative, lorsqu'on apprenait que Conches et Louësche s'étaient réunis au dixain soulevé. Le 5 mai, on annonçait à Sion les progrès des Haut-Valaisans, dont les avant-postes étaient entrés à Sierre. «Dix Electeurs, chargés de les détromper, dit le rapport au Directoire, furent envoyés auprès d'eux. Ils furent maltraités et retenus prisonniers. Le Corps Electoral se dispersa; le Résident français, Mangourit, et le Gouvernement provisoire, se retirèrent à St Maurice. Mangourit, qui avait épuisé tous les moyens de conciliation, se vit obligé d'en appeler à la force. Il demanda des secours au Préfet du Léman, le citoyen Henri Polier.» Le 7 mai, deux mille Haut-Valaisans descendent à Sion, dont la garnison valaisanne capitule et livre son artillerie. Deux bataillons vaudois, commandés par les citoyens Blanchenay-Bridel et G. Bergier, et une batterie de six canons, se rassemblent à Vevey, et sont mis sous les ordres de l'adjudant-général Bergier de Lausanne, ancien officier au service du Piémont. Cette troupe entre le 8 au soir à St Maurice, et le lendemain à Martigny.

«Les Vaudois, dit le rapport du général Bergier, prirent postion, le 10 de mai au matin, ayant la Dranse pour couvrir le front, le vieux château de Martigny couvrant l'aile droite, le Rhône et la montagne de Folaterne appuyant l'aile gauche. Le 13 au matin, deux députés du Haut-Valais se rendirent à mes quartiers pour entrer en négotiation. Je leur donnai pour ultimatum qu'il n'y aurait lieu de traiter avec les rebelles qu'au préalable : 1o Le Haut-Valais acceptât la Constitution Helvétique purement et simplement; 2o Que les Représentants du Peuple, les Electeurs et toutes autres personnes détenues à Sion par une suite de la révolte, ne fussent remis, eux et leurs familles, en toute sûreté, aux avant-postes de mon armée; 3o Que les insurgés eussent à évacuer tout le territoire du Bas-Valais, et la ville de Sion jusqu'à Sierre; 4o Qu'ils réunissent quatorze ôtages des plus notables, deux de chacun des ci-devant dixains, accordant pour l'exécution de ces articles une suspension d'hostilités jusqu'au 15, à six heures du matin.»

Le 14, ces conditions étaient acceptées par les Haut-Valaisans, qui commençaient leur mouvement de retraite, évacuaient des postes avantageux, tels que le pont de Riddes, qui étaient immédiatement occupé par les Vaudois. Cependant, un bataillon français et deux compagnies de hussards arrivaient à Martigny par St Gingolph, et venaient renforcer les Vaudois devant Sion. Une demi-brigade et un escadron de hussards qui passaient à Lausanne, étaient dirigés à la hâte sur le Valais. Le même jour, le général Bergier quittait Martigny et se rendait à Bex, où il remettait le commandement en chef au général de brigade, Lorge, envoyé par Schauenbourg en Valais.

Mais, Lorge n'était point satisfait des conditions que Bergier avait imposées aux Valaisans; car, aussitôt après son arrivée à Bex, il écrivait à Schauenbourg : «J'arrive à Bex, mon général, et le citoyen Mangourit m'informe que les rebelles avaient demandé à capituler. Demain, je ferai pousser une vigoureuse reconnaissance, où je serai moi-même, et s'ils sont toujours dans les mêmes dispositions de capituler, voici les conditions que Mangourit et moi somme convenus de leur imposer : 1o 600,000 fr. de contribution provisoire; 2o Le désarmement des rebelles; 3o Des ôtages; 4o S'ils n'acceptent pas ces conditions, je les attaque après-demain, et vous en rendrai bon compte. Toutes les troupes ne sont pas encore arrivées. Le chef du 2me bataillon de la 16me demi-brigade légère, Montserrat, est à St Maurice et en avant.»

On le conçoit, les chefs des Haut-Valaisans, qui avaient eu grand'peine à engager leurs gens à accepter la capitulation proposée par le général vaudois, Bergier, ne purent se faire écouter de leurs gens, lorsqu'ils présentèrent les conditions de Lorge. Furieux, les Valaisans jurèrent de se faire exterminer jusqu'au dernier homme, plutôt que de poser leurs armes, et forcèrent leurs chefs à marcher. «Ah! tu ne veux pas nous commander, parce que tu as peur que les Français brûlent ta maison! Eh bien, pour t'ôter ce souci, nous allons la brûler nous-mêmes,» dirent les paysans au jeune comte de Courten, leur commandant en chef. Courten céda, et la lutte commença le 18. Laissons les généraux français raconter cette lutte.

«Le général Lorge au général en chef Schauenbourg. Je vous rends compte, mon général, de ce qui s'est passé à la bataille de Sion. J'envoyai, le 17, un parlementaire aux rebelles, pour les engager à poser les armes et à s'abandonner à la générosité française. Ces miserables ont refusé d'ouvrir ma dépêche, et ont menacé de tuer l'officier qui en était porteur, il n'a eu que le temps de se retirer à toute bride et a essuyé quelques coups de carabine. Indigné de cette conduite, j'ai mis les troupes en mouvement. Le 18, à trois heures du matin, elles passaient le pont de Riddes sur le Rhône. Arrivé à la hauteur du village d'Ardon, j'ai fait marcher le bataillon Monserrat, de la 16me légère, par des rochers inpraticables pour prendre l'ennemi sur sa droite. Je côtoyai le Rhône avec la 31me demi-brigade, le 18me de cavalerie et un détachement du 8me hussard, deux bataillons Vaudois, quelques compagnies de leurs tirailleurs, et leur artillerie. — Je n'ai point tardé à rencontrer les Valaisans; ils étaient retranchés derrière la Morge, torrent impétueux et profond. Leur ligne de bataille, parfaitement établie et flanquée, ce qui n'a point laissé de m'étonner, offrait un corps de cinq à six mille hommes. Quoique du double inférieure en nombre, je n'ai point hésité à les attaquer. J'ai négligé leur centre et leur droite, que j'ai amusé avec quelques tirailleurs, et ai fait vivement attaquer la gauche par quelques compagnies soutenues d'un feu très-vif de six pièces d'artillerie des Vaudois. — L'ennemi, bien loin de s'épouvanter, descendait de ses positions et se rapprochait de nos troupes. J'ai senti qu'il n'y avait pas de temps à perdre. J'ai fait avancer le 1er bataillon de la 31me, soutenu par le second, avec ordre de tranchir le torrent au pas de charge, et s'emporter la position, énorme rocher, se prolongeant jusqu'à Sion. Les malheureux Valaisans ne se sont retirés qu'à brûle-pourpoint, en livrant toutefois un nouveau combat à chaque dent de rocher. Dès que nous avons été en présence de Sion ils ont arboré le drapeau blanc, et déjà un détachement de hussards s'avance vers la porte, lorsqu'au même instant une décharge de mitraille et de petites armes, tue un officier et quelques hussards. Alors je n'ai plus été maître des troupes; la ville est escaladée et on y a fait un massacre horrible de l'ennemi qui tirait des fenêtres...» «L'armée entre en masse, dit le résident Mangourit dans sa proclamation, un combat opiniâtre étend le champ de la destruction; à la mort succède le pillage.»

Tandis que Lorge attaquait Sion, Montserrat, avec son bataillon de la 16me légère, attaquait les Haut-Valaisans sur leur droite.

«Je me portai, dit-il, par les montagnes, au village d'Aillon, croyant tourner les postes ennemis. Mais leur ligne était tellement prolongée, que j'ai été obligé de remonter jusqu'aux sources de la Morge. Pendant cette marche que l'ennemi, embusqué sur les rochers de l'autre revers de la gorge, rendait extrêmement pénible, j'ai fait attaquer par trois compagnies la chapelle de Chaudeleu, défendue par deux petites pièces de canon et six cents hommes, dont les forces étaient doublées par la localité. Je croyais, par cette attaque, les occuper de manière à attirer toutes leurs forces sur ce point. Mair leur nombre, dans toute cette gorge, était tel, que chaque rocher demandait un nouveau combat. Le chemin, large de deux pieds, et pratiqué sur des précipices affreux, offrait peu de ressources pour l'attaque. Cependant, les soldats de la liberté, accoutumés à vaincre, n'ont été arrêtés, ni par le feu roulant de l'ennemi, ni par les torrents et les chutes d'eau, ni par les grêles de pierre qu'on faisait pleuvoir sur eux.... Les rochers ont été pris à l'assaut, si je puis m'exprimer ainsi, et le point de la Chapelle s'est trouvé tourné.... C'est ici que le combat a été terrible. Forts de leur nombre, et encouragés par le fanatisme, les Valaisans, réunis et rangés en bataille, faisaient la plus vigoureuse résistance. Trois fois, les trois compagnies qui attaquaient la Chapelle, avaient été obligés de se retirer, et trois fois elles reprenaient la position, où elles combattaient jusqu'à l'arrivée du reste du bataillon. J'ai fait de suite battre la charge, nous nous sommes alors précipités sur ces hordes de fanatisés, et près de trois cents ont mordu la poussière... Dans cette journée, presque la totalité du bataillon a reçu des blessures, qui attestent, et le courage avec lequel il a combattu, et l'acharnement de ceux qui le combattaient.»

«Il faudrait, mon général, voir cet affreux pays, pour s'en faire une idée, dit Lorge à Schauenbourg. Malgré tous ces obstacles, nos troupes se sont réunies. Aujourd'hui, j'occupe Louësche, demain, nous serons dans Brieg, et maîtres du passage important du Simplon. Les rebelles m'envoyent des parlementaires, et je regarde la guerre comme terminée. Tout le monde a fait son devoir... Les troupes Vaudoises et leur artillerie ont donné avec un grand courage. Le chef de brigade commandant l'artillerie, a eu son cheval tué sous lui.»

Le lendemain de la prise et du sac de Sion, Lorge écrivait à la Chambre Administrative du Léman :

«Je dois vous instruire, citoyens, que la partie de vos troupes qui a donné à la bataille de Sion, s'est battue comme des Français. C'est avec infiniment de plaisir que je lui donne ce tribut d'éloges et de reconnaissance. — Les citoyens Clavel, Debons, et autres officiers, m'ont accompagné dans toute cette affaire. Votre estimable chef de la brigade d'artillerie (corps qui a parfaitement fait son devoir), le citoyen Doxat, a eu son cheval tué sous lui. — Si jamais les circonstances rappellent auprès de moi les bataillons du Léman, je les verrai servir avec satisfaction à côté des soldats Français.»

Le Haut-Valais, vaincu après cette résistance désespérée, se soumit. Lorge le désarma, et lui imposa une contribution de 150,000 francs. Plus de soixante des principaux citoyens, dans leur nombre des vieillards, furent enfermés à Chillon. Tout le Haut-Valais fut dévasté.

La Chambre Administrative du Léman fit un appel à ses concitoyens pour soulager tant de misères. On fit des collectes dans toutes les communes vaudoises, et des secours abondants furent envoyés dans le Valais. Cependant, la position des prisonniers entassés à Chillon était affreuse. La Chambre Administrative de Lausanne s'en plaignit au Directoire, qui s'adressa en ces termes à Schauenbourg :

«Le Directore ne saurait être insensible aux maux que souffrent les prisonniers du Valais, qui, entassés dans la forteresse de Chillon, y respirent à peine un air salubre. Il vous donne communication d'une lettre de la Chambre Administrative du Léman, en date du 2 juin, à ce sujet. Vous y verrez, citoyen général, que les larmes des détenus, leurs angoisses, les douleurs que les blessures font éprouver à quelques-uns, la vieillesse même, commander leur élargissement. — Le Directoire vous prie de ne pas user à leur égard du droit du vainqueur, mais de les traiter comme ceux des Petits Cantons, que la victoire avait également remis entre vos mains.» Schauenbourg fit des observations sévères au général Lorge. «Après la victoire, lui dit-il, l'humanité doit reprendre ses droits. C'est ainsi que j'en ai agi avec les Petits Cantons, et mon intention est que les prisonniers du Valais soient traités avec la même modération... Il est temps de rendre à leurs travaux, à leurs familles, ces tristes victimes du fanatisme et de l'oligarchie. Vous voudrez bien, en conséquence, rendre sur-le-champ à la liberté, tous les hommes qui n'ont été qu'égarés et séduits.»

Ce fut seulement après ces désastres que les pays de l'ancienne Confédération se trouvèrent réunis dans la République Helvétique. Toutefois, à l'exception de Genève, de Mulhouse, et d'une partie de l'Evêché de Bâle, incorporés à la France, et des Grisons, dont le sort n'était point encore décidé.

Cependant, la République Helvétique avait à supporter tous les maux d'un pays conquis. Les Commissaires français, entr'autre Rapinat, écrasaient de leurs exactions notre malheureuse patrie. La route de Bâle au St Bernard était couverte de troupes françaises, qui se rendaient à l'armée d'Italie, et les communes que traversait cette route étaient ruinées par des réquisitions de toute espèce. Des plaintes s'élevaient de toutes parts. Le Directoire envoyait vingt mille francs dans le Léman pour soulager les communes; mais le fardeau n'en était pas moins insupportable. «Citoyens, disait, le 2 juin, le député Panchaud de Moudon, au Grand-Conseil, nous nous occupons des droits féodaux; mais n'est-il pas plus instant de soulager le peuple dans les maux que le passage des troupes françaises lui cause continuellement. D'affreux désordres se passent dans le canton du Léman. Six grenadiers français ont, près de Moudon, tué un paysan sur la route, sabré un malheureux charretier, maltraité un cabaretier et sa femme. Leurs chefs les ont fait arrêter, mais en attendant, le peuple souffre, et demande un prompt soulagement....» Des députés ajoutent à ce tableau le récit des désordres dont leurs Cantons ont été les témoins. — «L'Assemblée écoute, frémit, dit le bulletin de ses séances; elle garde le plus morne silence.... Huber, Desloës, Soutter, expriment les sentiments qui oppriment leurs coeurs...» Le Directoire fit de vives réclamations au gouvernement français, et l'avocat Bégoz d'Aubonne, ministre des Relations extérieures, écrivit au Ministre Helvétique à Paris :

«Les malheurs de notre République nous obligent à vous écrire de nouveau. De toutes parts ce n'est qu'un cri! Sans cesse de nouvelles vexations de la part des militaires français; des réquisitions sans nombre accablent nos malheureux campagnards, dans un moment où les foins vont être recueillis; un caporal ne se fera aucun scrupule d'enlever des chevaux à la charrue, pour se fair conduire à sa destination; les Commissaires ne mettent point de justice à la répartition des troupes. Des villages sont dans la plus affreuse détresse; il ne leur reste rien que le désespoir. Leurs requêtes et leurs réclamations nous donnent tout à craindre. Ce n'est plus seulement l'accent du malheur, c'est celui du ressentiment.... Veuillez représenter au Directoire français avec combien peu de ménagement on nous traite; exprimez que le mécontentement est à son comble, qu'il y a tout à craindre que ce peuple, longtemps calme, ne se lève, et venge sa ruine sur nous qui l'avons conduit, et sur ceux qui maintenant l'oppriment... Le Directoire Helvétique, navré de toutes ces calamités, vient, dans les deux lettres que je joins ici, de faire les réclamations les plus pressantes à Rapinat et à Schauenbourg5

Tandis que ces calamités accablaient la patrie, le Directoire et les Conseils législatifs devaient mettre en activité une Constitution, dont chacun des articles blessait les usages et les droits d'une grande partie des populations. Ainsi : la division de l'Helvétie en districts; l'organisation de l'armée, en active et sédentaire. Enfin, la question des biens nationaux, la question des biens des couvents, celle des impôts, l'organisation des communes, et la question des bourgeoisies, absorbaient les séances du Sénat et du Grand-Conseil, et étaient autant d'occasions de troubles, dont la répression était dévolue à la force armée française.

Cependant, si l'appui de la France aplanissait beaucoup de difficultés aux Conseils Helvétiques, la dignité nationale souffrait cruellement de cette tutelle étrangère. Les extorsions des commissaires françaises, et leur arrogance, ne connaissaient plus de bornes. L'un d'eux mettait sous les scellés les caisses de Lucerne. A Zurich, les commissaires Rapinat et Rouhière, accompagnés de soldats français, sommaient la Chambre Administrative de leur remettre les clefs du trésor, et sur son refus, ils faisaient forcer les serrures, et enlevaient l'argent de ce trésor. Rapinat allait plus loin encore, en exigeant la démission de deux members du Directoire, Bay et Pfyffer, ainsi que celle du ministre des affaires étrangères, Bégos, et du secrétaire-général, Steck.

«Considérant, dit Rapinat dans son arrêté du 18 juin, que si la Suisse doit être considérée comme pays conquis par les armes françaises, il appartient par cela même aux agents du gouvernement français de prescrire les opérations politiques tenant à l'ordre civil qui doivent y avoir cours : le général en chef est requis d'ordonner que les motions et les décrets des Conseils législatifs, tous les arrêtés du Directoire Helvétique et des Chambres Administratives, qui seraient contraires aux ordres du Commissaire du gouvernement français, seront tenus pour nuls, et de nul effet... Que tous fonctionnaires qui, par des décisions, chercheraient à entraver les opérations du gouvernement français... seront jugés militairement.»

Les deux Directeurs, le ministre d'état Bégoz, et le secrétaire-général Steck, donnèrent leur démission, et le général français, Meunier, entrait, le 21 juin, dans la salle du Sénat, et annonçait que Rapinat avait nommé Directeurs, les citoyens Ochs et Dolder. Cependant, les Conseils Helvétiques réclamaient à Paris contre un acte aussi inouï, et le Directoire français leur répondait qu'il désapprouvait les actes de Rapinat, et les invitait à remplir les deux places vacantes au Directoire. Le Sénat fit une list de présentation de cinq noms, sur lesquels le Grand-Conseil élut, le 29 juin, F.-C. Laharpe et Ochs. Bégoz et Steck reprirent leur fonctions.

Les premiers actes du Directoire, ainsi modifiés, furent la conclusion d'une alliance offensive et défensive avec la France; la défence d'enrôlements pour les services étrangers, et notamment pour celui d'Angleterre; le choix de la ville de Lucerne pour chef-lieu du gouvernement; enfin, la fixation du traitement des membres des Conseils et des Directeurs : 250 louis par an pour chaque membres des Conseils; 800 louis et une maison meublée pour chaque Directeur; 400 louis et le logement pour chaque ministre; 250 louis pour le secrétaire-général du Directoire.

A ces actes peu populaire, les Conseils Helvétiques ajoutèrent le décret du 12 juillet, qui eut des conséquences déplorables en imposant la prestation du serment civique, prescrit par la Constitution... «Tous ceux, disait ce décret, qui refuseront ou négligeront de prêter le serment, perdront leurs droits de citoyen. Le gouvernement les surveillera de près, et à la moindre tentative de troubler l'ordre légal, il les fera déporter au-delà des frontières de l'Helvétie.» La cérémonie de la prestation du serment eut son cours dans la plus grande partie de l'Helvétie, avec plus ou moins de solennité, suivant les circonstances et l'opinion. A Lausanne elle fut brillante, accompagnée de réjouissances publiques, et présidée par le préfet Polier.

Dans les Petits Cantons, le clergé jeta les hauts cris quand il fallut prêter serment à une Constitution qui annulait son pouvoir temporel. Le Chapitre de St Gall s'enfuit en Allemagne, d'où il invoqua la protection de l'Empereur, comme suzerain, et adressa une sommation arrogante au Directoire, pour être dispensé du serment, et une circulaire à son clergé pour lui interdire de prêter ce serment, de comparaître devant les juges séculiers, et de ne rien concéder des droits de l'Eglise. L'évêque de Bâle, l'abbé de St Urbain, les moines des Petits Cantons, réfugiés à Constance et dans les couvents du Tyrol, condamnèrent le serment comme hérétique, et envoyèrent de nombreux émissaires dans les Cantons voisins, même à Soleure, en Valais, et jusque dans les montagnes de Ste Croix, du Pays-d'Enhaut et des Ormonts, pour préparer un soulèvement général. Les hommes éclairés des Petits Cantons voyaient que cette résistance était inutile; aussi, quoique ennemis déclarés du nouvel ordre de choses, ils s'efforcèrent, mais en vain, de calmer les populations. Une landsgemeinde se réunit, le 20 août, au Nidwald; elle envoya des députés au Directoire pour réclamer contre le serment, en invoquant les articles de la capitulation conclue au mois de mai avec le général Schauenbourg. Ces députés furent mal reçus par le Directoire, et renvoyés avec un arrêté qui accordait un délai pour prêter le serment, mais exigeait que les trois prêtres fauteurs des troubles fussent livrés. Ces prêtres, dans la landsgemeinde du 29 août, déclamèrent contre la «damnée constitution;» ils supplièrent qu'on leur abattit la tête, plutôt que de les livre «aux destructeurs des autels;» ils affirmèrent que si on montrait du courage, aucun Français n'oserait passer la frontière. Ces discours enflammèrent la multitude. Elle se prononça unanimément pour la défense du pays; elle rejeta avec fureur les sommations du Directoire, les proclamations menaçantes du général en chef de l'armée française; elle nomma un Conseil de la Guerre, revêtu de pouvoirs illimités, et se sépara, en poussant des cris de guerre.

Cependant, Schauenbourg fait avancer son armée. Les Français sont repoussés dans les combats du 4, du 5 et du 7 septembre. Mais, le 9, ils s'emparent de Stanzstad, le saccagent, et le livrent aux flammes. Stanz est pris quelques heurs après. En peu d'instants ce bourg entier est livré aux flammes. Les villages subissent le même sort. Ni l'âge, ni le sexe, n'est à l'abri de la fureur du soldat. Des scènes d'horreur se succèdent pendant un jour et une nuit. Les églises, les chapelles, neuf cents bâtiments sont brûlés; trois cent quatre vingt six vieillards, prêtres, femme, enfants, sont massacrés; les cadavres d'une foule de combattants jonchent les champs de bataille. Les Français, cependant, ne commire pas impunément de si grandes atrocités : deux mille de leurs étaient tombés sous les balles et les massues des intrépides montagnards.

Après que les Petits Cantons, sur les ruines du Nidwald, eurent prêté le serment à une constitution détestée, les Conseils Helvétiques quittaient Arau pour siéger à Lucerne. Mais de nouveaux dangers surgissent bientôt. Une armée autrichienne s'empare des Grisons. Le Directoire apprend que les conférences de Rastadt menacent d'être rompues, et que la guerre entre la France et l'Autriche est imminente. Le sort en est jeté : la République, désormais enchaînée au sort de la France, par l'Alliance Offensive, doit se préparer à la guerre.

Aussitôt, en novembre 1798, le Directoire ordonne que tous les jeunes gens de l'âge de dix-huit à vingt-cinq ans soient inscrits et exercés. On conclut avec la France une capitulation pour un corps auxiliaire helvétique, formé de dix-huit mille hommes engagés librement, et répartis en six demi-brigades de trois mille hommes; on presse l'organisation de la Légion Helvétique; enfin, on vote de nouveau impôts.

Mais, au milieu de ces préparatifs, naissent de nouvelles obstacles : la violence des démagogues et les intrigues des émigrés.

A Berne, à Zurich, à Bâle, et surtout à Lausanne, des patriotes exaltés, réunis en sociétés populaires, excitaient le peuple contre le gouvernement, qui, disaient-ils, favorisait les aristocrates, les conservait dans leurs fonctions, tandis qu'il «laissait peser sur les malheureux campagnards le joug odieux de la féodalité.» Entre toutes ces sociétés, celle de Lausanne se faisait remarquer par ses violentes adresses aux Conseils Helvétiques. L'une de ces adresses, insérée dans le Régénérateur du 31 août, s'exprimait ainsi :

Ce n'est pas sans une vive inquiétude que le peuple du Canton du Léman, retardé dans la marche de sa régénération politique, voit encore entre les mains de quelques autorités inconstitutionnelles une partie de l'exercise de la Souveraineté... Il attendait que le projet d'organisation municipale offrirait des moyens d'anéantir les restes impurs des distinctions héréditaires, proscrites par la Constitution. Cependant, cette organisation a porté le mécontentement et le désespoir dans le Peuple : la Constitution est violée, la liberté et l'égalité sont attaquées par la conservation des distinctions héréditaires en Citoyens Bourgeois et Citoyens Habitants.... Aussi, considérant que le Peuple Helvétique ne doit plus composer qu'une seule famille, la résolution du Grand-Conseil, qui admet une distinction entre les citoyens d'une même commune, est contraire à la Constitution.... , les soussignés déclarent qu'ils regardent comme attentatoire à la Constitution, la résolution du Grand-Conseil, qui établit deux classes de citoyens dans chaque commune, et qu'ils se refuseront d'accorder force de lui, dans leurs communes respectives, au décret qui pourrait en être le résultat. — Quant aux Droits Féodaux, les soussignés, considérant que le sort de l'habitant des campagnes n'a reçu aucun adoucissement, malgré les nombreuses promesses et les déclamations pompeuses qui se font fait entendre en sa faveur chaque fois qu'il a été question de relever l'orgueil d'une classe abhorrée; considérant qu'il est question de perpétuer sur la classe intéressante de l'agricultureur les odieux impôts connus sous le nom de Redevances Féodales, ou d'en fixer le rachat à un prix auquel la servitude serait un quelque sorte préférable : les soussignés protestent solennellement contre tout Arrêté qui soumettrait leurs frères des campagnes ou à la continuation de ces impôts, ou à leur rachat.

Le directoire ordonna au préfet du Léman de faire arrêter le rédacteur du Régénérateur. «Il importe, disait-il, qu'un grand coup soit frappé. Trop de symptômes d'insubordination se manifestent dans le Léman, et le Directoire veut qu'ils soient réprimés. Vous employerez la troupe soldée pour donner force à la loi, si elle trouve de la résistance, vous appellerez la force sédentaire, et, au besoin, les troupes françaises qui sont dans le Canton de Fribourg... Il est d'autant plus nécessaire que tout rentre dans l'obéissance due à la loi, que le fanatisme soudoyé par les ennemis de France, ont développé l'insurrection dans les Waldstetten, et que des dispositions pareilles se manifestent dans le Léman, et trop probablement par les mêmes causes. Le Directoire ne peut donc voir dans les provocateurs des actes irréguliers qui se passent à Lausanne, que des agents perfides, aux gages des puissances, etc.»

Reymond, le rédacteur du Régénérateur, était donc mandé au château de Lausanne, écroué dans la prison de l'Evêché, et ses papiers mis sous séquestre. Cette arrestation est le signal du tumulte le plus violente. Le Comité de Réunion, la Société des Amis de la Liberté, se réunissent dans la soirée, et, d'un commun accord, courent délivrer leur orateur favori. Cinquante hommes armés, suivis d'une foule compacte, se présentent aux portes de l'Evêché, gardé par un détachement de la troupe soldée; ils sommaient la garde de livrer le prisonnier. Celle-ci résiste, un détachement de la garde sédentaire refuse de prêter main-forte à la loi. Reymond allait être délivré, lorsqu'il paraît à une fenêtre de la prison, harangue la foule, et déclare que de la loi seule il attend sa délivrance. A la suite de cette scène, le Directoire ordonnait que l'église de St Laurent fût fermée et ne serait désormais ouverte que pour la célébration de la culte; que les assemblées séditieuses, la Société des Amis de la Liberté, et le Comité de Réunion, étaient dissoutes, ainsi que toutes les autres sociétés populaires dans le Léman; que quiconque s'opposerait à ces menaces, serait mis hors de la loi. Reymond fut condamné à trois mois d'arrêts; l'accusateur public appela de cette sentence, et le Tribunal Suprême cassa Reymond de sa place de juge du district de Lausanne, prononça la privation de ses droits politiques pendant dix ans, sa détention pendant trois ans dans une maison d'arrêt hors du Canton de Léman, et lui défendit de prendre part à la rédaction d'aucune feuille politique pendant dix ans.

Les émigrés, autre sujet d'alarmes pour la République, préparaient une contre-révolution, inondaient la Suisse de brochures, de pamphlets et d'écrits de tout genre contre le gouvernement helvétique. Ces émigrés avaient formé un Comité qui, non-seulement étendait en Suisse mille ramifications, mais était parvenu à provoquer l'invasion des Grisons par les Autrichiens. L'un de ses membres les plus actifs, Mr de Rovéréa, vient, dans ses Mémoires posthumes, de nous donner des renseignements précieux sur les personnages qui formaient ce Comité, sur leur relations avec les Cantons, enfin, sur les projets.

«A leur tête figurait l'avoyer de Steiguer, puis comme chef militaire, le lieutenant-général baron Hotze de Zurich. Le prince abbé de St Gall, le comte Eugène de Courten, le lieutenant-général de Salis-Maeschlins, l'ancien bailli Gugger de Dornach, et Burckard, formèrent avec moi le noyau de cette entreprise.» — Après avoir tracé le plan d'opération auquel le baron de Thugult, chef du cabinet de Vienne, avait donné les mains, Mr de Rovéréa nous apprend qu'il commença ce qu'on appelait le Travail.

«J'en rédigeai le règlement, dit-il, qui, après avoir été sanctionné à Vienne, et par le commissaire britannique, fut adopté avec enthousiasme.» — Il portait en substance : «Engagement solennel d'un secret et parfait accord, pour délivrer la patrie des Français et lui faire recouvrer son indépendance; de sacrifier, chacun à ce but, nos fortunes et nos vies. — Obéissance aux ordres du général Hotze, comme chef militaire. — Chercher : à empêcher tout mouvement partiel; à tous préparer pour opérer un soulèvement général contre les Français, dès que la guerre aurait éclaté. — S'enquérir dans chaque district des dispositions du peuple; s'il était mécontent, l'exhorter à la patience, en lui promettant, pour le moment propice, l'appui de l'armée d'Autriche. — Les émissaires, inconnus les uns aux autres, rendront compte du nombre et des mouvements des forces ennemis, de celui des hommes et des approvisionnements à réunir dans chaque quartier, etc.»

«Le plain ainsi arrêté, ajoute Mr de Rovéréa, l'exécution en fut confiée : pour la Thurgovie, St Gall, Tockenbourg et Appenzell, au bibliothécaire de l'abbé de St Gall; pour les Petits Cantons et le Valais, au comte de Courten, et en second, au capucin Stiguer; Bâle, Zurich, Berne, avaient des correspondants particuliers. Pour le Pays de Vaud, un comité se forma à Neuchâtel, mais il dégénéra bientôt en un tripot d'intrigues.

«Le siège du gouvernement helvétique était fidèlement espionné par le traducteur du Directoire, qui, grâce à une rétribution assez considerable, donnait un bulletin régulier de ce qui s'y passait de plus secret.... Aucun des chefs ne recevait de traitement, mais les autres employés étaient défrayés et gratifiés par une caisse qu'alimentait le commissaire anglais, dont j'était dépositaire... Il résulta de ce concours d'opérations un grand nombre de rapports, dont il fallait faire des extraits, communiqués ensuite à l'avoyer Steiguer à Berlin, à la chancellerie de Vienne, et quelquefois à l'agence royale de France, qui, de son côté, nous transmettait ce qu'elle recevait de plus important6

Cependant, partout on se préparait à la guerre. Les préparatifs étaient formidables. La Russie prêtait ses secours à l'Autriche. Les Russes, commandés par Suwarof, entraient en Italie. La France levait deux cent mille conscrits; elle pressait l'enrôlement de nos demi-brigades auxiliaires, et la mise sur pied des vingt mille hommes d'élite voulus par l'alliance.

Les hostilités commencèrent en mars 1799, Masséna, appelé au commandement en chef de l'armée française en Helvétie, chassa les Autrichiens des Grisons; Jourdan, avec trente mille hommes, passa le Rhin à Strasbourg; Joubert soutint en Italie les efforts combinés des armées impériales russes et autrichiennes. Mais bientôt la victoire abandonne le drapeau républicain. L'archiduc Charles défiant Jourdan, le rejette en France, et, le 23 mai, il entre en Suisse par Schaffouse; Joubert, battu en Italie, se replie sur le Piémont; toutes les fureurs de la guerre se concentrent alors dans les champs de bataille de la Suisse. Depuis le Valais au Rhin, et pendant deux mois, chaque jour vit un combat. Enfin, Masséna, pressé de toutes parts, prit la résolution d'abandonner Zurich, et de se retirer derrière le Limmat, pour y attendre des renforts qui devaient rétablir la proportion des forces, et le mettre à même de reprendre l'offensive.

La prise de Zurich, le 1er juin, et la retraite des Français, ne permettant plus au gouvernement helvétique de siéger à Lucerne, il partit pour s'établir à Berne. Alors, dit le général Jomini, qui, jeune lieutenant-colonel helvétique, était chef du secrétariat du ministère de la guerre, «le Directoire, les membres des deux Conseils, le Tribunal Suprême, les ministres et leurs bureau, formaient une colonne d'équipages aussi considérables que celle d'une grande armée. Sa marche processionnelle excitait sur la route une joie ironique, ou la terreur, selon l'esprit de parti qui animait les contrées qu'elle traversait. Mais un résultat plus malheureux de la prise de Zurich, fut la dissolution des milices helvétiques. Ces milices, dans la journée de 25 mai, avaient soutenu leur ancienne réputation, et leur chef, l'adjudant-général Weber, trouva une mort honorable sur le champ de bataille.

«Laissés sans commandant en chef, les bataillons bernois, argoviens et soleurois, furent réduits à rien par la désertion. Celui de Lucerne, très-maltraité dans le combat, s'était dispersé. Dix bataillons de Zurich et de Thurgovie, se hâtèrent de regagner leurs foyers, de crainte d'exposer leurs familles à la vengeance dont les proclamations de l'Autriche menaçaient les habitants pris les armes à la main. Les bataillons Vaudois, quelques compagnies d'Argovie, et cinq à six cents braves patriotes Zurichois, la plupart officiers et sous-officiers qui formèrent un corps de carabiniers, restèrent seuls sous les drapeaux7

Les troupes que le Directoire avait mises à la disposition de Masséna, à l'ouverture de la campagne, étaient composées de la Légion Helvétique, forte de trois mille hommes, répartis en un bataillon de ligne, un de chasseurs, cinq cents artilleurs et cinq cents hussards, de six demi-brigades auxiliaires, montant à cinq mille hommes au plus, enfin, de vingt bataillons d'élite : les Elites, ainsi qu'on les appelait. Cette armée avait pour commandant en chef, Keller de Soleure; pour chef d'état-major, Louis Laharpe de Rolle; pour adjudants-généraux, Weber et Von de Weid de Fribourg; pour médecin en chef, Verdeil de Lausanne, et pour ordonnateur, Thormann de Berne, ancien bailli de Morges. Deux bataillons du Léman, commandés par Clavel de Brenles et Favre, se distinguèrent particulièrement sous Lecourbe, et furent mis à l'ordre du jour de l'armée. En Valais, deux autres bataillons du Léman, le premier, commandé par Antoine Blanchenay de Vevey, le second, par Louis Roguin d'Yverdon, étaient sous les ordres du général Xaintrailles, que Masséna avait envoyé en Valais avec quelques bataillons de l'armée du Rhin, à la nouvelle de l'insurrection du Haut-Valais.

Le Haut-Valais, excité par le comte Eugène de Courten, l'un des chefs de l'émigration, s'était soulevé dès l'ouverture de la campagne. Tout l'hiver, dit le chanoine Boccard8, s'était passé en préparatifs de guerre. Le Directoire, instruit de ces préparatifs, déléguait à Sion le sénateur Buxdorf, qui somma les dixains du Haut-Valais de rentrer dans le devoir. Le 19 avril, treize cents Bas-Valaisans entraient à Sion, où ils furent bientôt suivis par les bataillons du Léman, Roguin et Blanchenay, et par une batterie commandée par Walther de Vevey. Ces troupes prirent position sur les bords de la Raspille. Le 2 mai, elles sont attaquées et culbutées par les Hauts-Valaisans, et se retirent jusqu'à Martigny. La levée en masse est ordonnée, le 4 mai, dans le Haut-Valais : «Tout homme de dix-sept à cinquante-six ans doit prendre les armes, sous peine de mort et de confiscation de ses biens...» Mais apprenant l'arrivée de quelques troupes françaises, les Hauts-Valaisans se retirent le 7 mai en arrière de Sion, et vont prendre position dans le bois de Finges... Les généraux russes et autrichiens, Milloradowitch et Wakossowitch, arrivent avec une escorte et répandent une proclamation, adressée aux Bas-Valaisans pour les inviter à poser les armes :

«Si, au mépris de notre proclamation, dit-elle, si, sans égard aux désires de S. M. I. et R., de voir rétablir dans l'Helvétie l'ancien et légal ordre de choses; si quelqu'un d'entre vous est trouvé les armes à la main, nous vous annonçons qu'il sera, sans grâce, passé au fil de l'épée, ses biens confisqués, sa femme et ses enfants ne seront pas même épargnés, pour servir d'exemple aux mutins. C'est pourquoi, Valaisans, rentrez en vous-mêmes, tournez vos armes contre vos véritables ennemis, qui vous trompent, en se disant vos amis. Songer que votre dernière heure a sonné!»

«Cette proclamation et l'apparition des généraux étrangers, ranima l'énergie des Haut-Valaisans, réunis à Finges. Le 15 mai, ils engagèrent une action générale, mais sans résultat décisif. Pendant les jours suivants, la canonnade continua. Le 20, les Hauts-Valaisans tournent la position des Français, des Vaudois et des Bas-Valaisans, qui sont forcés de battre en retraite jusqu'à Sierre. La journée fut meurtrière et l'irritation, porté à son comble, ne permettait plus de faire aucun quartier

En effet, les blessés Bas-Valaisans, Français, Vaudois, sont massacrés sans pitié. Les prisonniers expirent dans les tourments les plus raffiné. Ainsi : un officier français est fait prisonnier à Varonne; les Hauts-Valaisans l'enterrent, vivant, jusqu'à la ceinture; ils le prennent pour un but; ils lui lancent des pierres, et prolongent ce jeu barbare jusqu'au moment où la victime s'affaisse et expire9.

Mais le moment d'épouvantables représailles approche. Le général Xaintrailles arrive en poste à Sion; il y trouve la 89me demi-brigade, qui, harassée de fatigue, entrait dans cette ville; il la met en marche, sans lui laisser un instant de repos, rallie les Bas-Valaisans et les Vaudois, forme sa troupe en deux colonnes, et, au milieu de la nuit, tombe sur le camp retranché de Finges, égorge les sentinelles endormies. Un massacre affreux commence; le camp valaisan envahi, il ne lui reste plus de salut que dans la fuite. Partout, le passage des vainqueurs est marqué par le meurtre, le pillage, l'incendie. Le soldat venge avec rage ses camarades massacrés la veille. Un batallion du Léman, exaspéré par la mort du colonel Roguin, fusillé la veille, et surtout par celle du sergent-major de la compagnie Pahud, veut passer par les armes une vingtaine de prisonniers. Mais le chef de bataillon Blanchenay leur sauve la vie, en sacrifiant à la rage de ses soldats un malheureux déjà blessé. Par cet acte, Blanchenay épargne bien du sang. Cependant, pour cet acte, il n'en fut pas moins poursuivi par la haine, et par les plus absurdes calomnies de ses ennemis politiques.

La Suisse, après la retraite de Masséna, voyait un retour prononcé ver l'ancien ordre de choses, dans les parties soumises aux armes de l'Autriche. Cependant, on avait lieu de s'étonner de ce que ce retour ne reçût pas une direction supérieure. «On reconnaissait bien dans l'avoyer Steiguer le chef civil, et dans le général Hotze, le chef de la restauration, dit l'historien de la République Helvétique, mais, ni l'un ni l'autre ne se mettaient à l'oeuvre, quoi qu'ils fussent à Zurich stimulés par les Suisses, que cette entreprise préoccupait. L'archiduc Charles voulait-il attrendre des succès plus décisifs? ou n'estimait-il, ni praticable, ni désirable, une restauration, telle qu'on la demandait? Quoi qu'il en soit, l'Autriche répondait avec plus de tiédeur au voeu des partisans de l'ancien régime, que ne fasait l'Angleterre, qui, outre la Légion Rovéréa, prenait à sa solde le régiment Bachman, formé à Winterthur, et celui de Salis-Marschlin.

«Cependant, si les chefs de l'ancien parti devaient rester dans cette inaction, leur activité redoublait pour agiter les portions du territoire que les Français occupaient encore. Steiguer et Hotze, d'accord avec le commissaire anglais, Wickham, poussaient à un soulèvement de l'Ouest sur les derrières des Français. A leur instigation, Pillichody se rendait à Neuchâtel à la fin de juillet, pour exciter le zèle du Comité directeur central. Les Hauts-Valaisans devaient être appuyés par un corps autrichien qui arriverait de la vallée de l'Aoste et du St Bernard. Le Comité de Neuchâtel avait lié des rapports avec ceux de Berne, de Fribourg, de Vaud, de Bienne et de Soleure. Le 22 août, une assemblée eut lieu secrètement à Morat; on fixa l'époque du soulèvement à quelques jours avant l'arrivée des alliés. Des hommes de confiance sonneraient partout le tocsin; on chercherait à entraîner les bataillons suisses de l'armée de Masséna10

Cependant, les armées étaient toujours en présence. La droite des Français, appuyant au lac de Lucerne, communiquait par l'Oberland avec le corps du Valais, et s'étendait en avant du lac de Zoug, jusqu'à Sihl. Son centre couronnait les hauteurs de l'Albis, gardait la rive droite de la Limmat et de l'Aar, de là, suivait les bords du Rhin jusqu'à Rhinfeld, où il se liait à l'aile gauche qui tenait la tête du pont de Bâle, et occupait le camp retranché de Loerach. Les Autrichiens appuyaient leur extrême gauche au St Gotthard, d'où elle descendait la Reuss jusqu'à Altdorf, pour border ensuite, de concert avec les insurgés de Schwytz, la partie supérieure des lacs de Lucerne, de Lowertz, d'Eggeri, et venir s'appuyer au mont Hetzel. Le corps de bataille campé derrière Zurich et la Limmat, surveillait les rives de l'Aar et du Rhin jusqu'à Waldshut.

«Tandis que Masséna et l'archiduc Charles se préparaient en silence à rouvrir la lutte avec éclat, Lecourbe, commandant de l'aile droite de l'armée française, guerroyait sur les bords du lac de Lucerne, et battait les Autrichiens à Seelisberg. Ce mince succès était cependant un bien faible palliatif aux maux qui pesaient sur l'Helvétie. Cent cinquante mille hommes bivouaqués, barraqués, ou cantonnés depuis quatre mois dans la partie la plus aride de ce pays, en réduisaient les habitants au désespoir... La malheureuse Helvétie, dévorée par ses protecteurs, envahie à moitié par ses ennemis, privée même de ses revenus ordinaires, hors d'état de tenir sur pied le peu de milices restées fidèles, n'avait gardé que la Légion Helvétique, quatre batallions vaudois, un petit nombre de patriotes valaisans, et quelques compagnies bâloises, destiné à la garde du camp retranché.

«Les rapports des ministres de l'intérieur et des finances, signalaient dès le mois de juillet l'impossibilité de soutenir plus longtemps un état de choses aussi violent. L'ex-directeur Glayre fut envoyé à Paris, pour y dépeindre, sous les plus vives couleurs, un système de spoliations sans exemple, et demander que la Suisse fût rendue à un système de neutralité. L'on ne s'en tint pas là, une lettre, rédigée par Laharpe, et adressée, le 25 juillet, au Directoire, indiqua plus ouvertemente la cause des maux et leurs remèdes :

«Citoyens Directeurs! il est un terme à tout. Une partie de l'Helvétie est occupée par l'ennemi, une autre partie est réduite en désert par les requisitions et par les passages des troupes. Vos armées n'ont ni pain, ni viande, ni fourrages; elle manquent de tout : les commissaires qui sont auprès d'elles ne peuvent plus tromper personne. Nous déclarons qu'il n'est aucune extrémité à laquelle nous ne soyons prêts à nous livrer, plutôt que d'être davantage les instruments de la ruine et de la désolation de nos concitoyens.

«Nous dénoncerons à la nation même ce que nous avons fait, et l'abandon dans lequel on nous laisse.

«Citoyens Directeurs! nous vous demandons de pourvoir dès à présent à la subsistance de vos armées, et de nous acquitter deux millions en espèces, à compte des énormes avances que nous avons faites. Si vous nous aidez, comptez que vous n'aurez jamais d'alliés plus fidèles, et que nous nous montrerons dignes de combattre pour la cause des peuple libres.»

«Mais, observe le général Jomini, les circonstances pénibles dans lesquelles la France se trouvait plongée, ne laissaient entrevoir aucun terme à cette crise. Quel moyen, en effet, d'améliorer l'administration et de ramener l'abondance en Suisse, quand il fallait secourir la Hollande menacée par les Anglo-Russe, rétablir l'armée d'Italie, accablée par tant de revers, et pourvoir aux besoins de la marine, sans compter les frais nécessaires pour équiper, armer et solder tous les bataillons de nouvelle levée, préparer d'innombrables remontes à la cavalerie, à l'artillerie et aux trains de vivres. L'armée continua, en effet, à manquer de solde et de subsistance; seulement, on lui envoya quelques graines, la pénurie absolue dans les Cantons occupés, menaçait d'une famine prochaine. Le Directoire français, en qui tout sentiment de pudeur n'était pas éteint, ne sachant que répondre, se bornait à redoubler d'instances pour que Masséna reprit l'offensive; unique moyen, selon lui, de dégager l'armée d'Italie, et de se débrasser des justes récriminations du gouvernement Helvétique11

Les opérations commencèrent à la fin de juillet, Lecourbe manoeuvra dans le massif des Alpes, tandis que Masséna tenait en respect l'archiduc Charles à Zurich. Le général Thureau avec sa division et les bataillons du Léman, repoussait les Autrichiens sur le Simplon, et domptait les Hauts-Valaisans. Cependant, l'armée française était anéantie à Novi, et Suwarof, après cette victoire, quittait l'Italie et marchait sur la Suisse par le Tessin pour remplacer l'armée de l'archiduc Charles, appelée à envahir la France par l'Alsace. Masséna profita de cette circonstance; il prévint l'armée de Suwarof, et livra la célèbre bataille de Zurich où le général Hotze fut tué. Les Russes et les Autrichiens furent repoussés au-delà du Rhin, et Masséna, victorieux, se porta contre Suwarof, qui avancait par le St Gotthard et le Muttenthal. Ce général russe, surpris dans les montagnes, se jeta dans les Grisons, et se retira dans le Tyrol. Le 10 octobre, l'Helvétie était délivrée de l'invasion Austro-Russe.

«Mais quoique débarrassée du théâtre de la guerre, la Suisse resta néanmoins foulée par les charges de l'armée victorieuse; car, loin de lui apporter quelques soulagements, Masséna, dont les besoins allaient toujours croissants par la coupable négligence du Directoire français, n'en frappa pas moins à Bâle et à Zurich une contribution de quelques millions, qu'il déguisa sous le nom d'emprunt. Le Directoire Helvétique, indigné, défendit à ces villes d'y obtempérer. Masséna, pressé, dit-on, de tenir parole à ses soldats, et de satisfaire aux pressants besoins de la solde, menaça d'exécution militaire, et sa conduite ne fut point blâmée par son gouvernement. Le directeur Laharpe, accusé d'avoir mis le plus de fermeté dans cette patriotique opposition, ne tarda pas à en être puni; du moins, sommes-nous autorisés à croire que la réaction qui l'exclut du gouvernement fut instiguée par la France12

Mais une circonstance faisait bientôt oublier l'honorable résistance du Directoire aux exigences de Masséna. Dès qu'il eût appris la prise de Zurich, le Directoire chargeait un commissaire de faire arrêter les personnes qui avaient composé le gouvernement intérimaire de Zurich, pendant l'occupation des armées ennemis, et de les renvoyer devant le tribunal cantonal de Zurich. Mais celui-ci se déclarait incompétent. Alors le Directoire casse ce tribunal. Le Sénat et le Grand-Conseil, appelés à prononcer sur cet acte, le déclarent inconstitutionnel, et libèrent de toutes poursuites les membres du gouvernement intérimaire de Zurich. Ce fut un coup mortel porté au pouvoir du Directoire. Comme la division entre ses membres augmentait de jour en jour, Laharpe conçut l'idée d'éloigner les deux Directoires, ses collègues, qui lui faisaient une opposition systématique. Mais ses adversaires le prévinrent, et l'accusèrent, ainsi que les Directeurs Philippe Secrétan et Oberlin, d'avoir recouru à l'appui du gouvernement français pour se maintenir au pouvoir. Le Sénat et le Grand-Conseil se nantirent de cette question, et nommèrent une commission de dix membres qui résolut la dissolution du Directoire. Dolder, l'un des membres de ce corps, se chargea d'engager ses collègues à résigner leurs fonctions, et, le 7 janvier, leur en fit la proposition formelle. Laharpe, Secrétan et Oberlin, protestèrent contre cette démission. Alors, Dolder et Savary quittèrent la séance. Les trois Directeurs veulent faire tête à l'orage, et dissoudre les Conseils Législatifs, mais les ministères et leurs bureaux refusent leurs services, et le général français refuse son concours. Sur ces entrefaites, les Conseils prononcent la suppression du Directoire, et chargent Dolder et Savary de prendre des mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale et le maintien de l'ordre public. Le lendemain, les Conseils nommaient une Commission Exécutive de sept membres, revêtue des pouvoirs que la Constitution attribuait au Directoire.

Cette révolution dans le gouvernement helvétique était une des conséquences des grands événements qui se passaient en France. Bonaparte avait quitté l'Egypte et trouvé la France découragée par la longue suite de revers qui l'accablaient, et lasse du gouvernement directorial. Les amis de la République se serrèrent autour du vainqueur d'Italie et de l'Egypte, chassèrent les corps législatifs et le Directoire, et, le 18 brumaire, proclamèrent un gouvernement provisoire, composé de trois Consuls, Bonaparte, Sieyes et Roger-Ducos. Bonaparte, Premier Consul, s'empara du gouvernement, il éloigna des affaires les révolutionnaires violents, et chercha à calmer les partis, et à rassurer les gouvernements voisins. Cependant, le Directoire Helvétique ne convenait pas à sa politique; il le trouvait trop despote dans ses actes, et sa majorité trop raide dans ses rapports avec la France. Aussi le Premier Consul avait donné pour direction à son envoyé en Helvétie, d'aviser aux moyens de changer le personnel du Directoire.

La Commission Exécutive, formée sous l'influence du gouvernement consulaire, présentait dans son personnel une association des principes les plus opposés. Glayre, Dodler et Savary, étaient des hommes qui représentaient l'ordre de choses de 1798; l'ancien trésorier Frisching de Berne, l'amman Muller de Zoug, Gschwand, ancien magistrat de la ville souveraine de Zurich, représentaient l'ancien régime.

Un des premiers actes de la Commission fut de demander à la France la reconnaissance de la neutralité de la Suisse. Talleyrand feignit d'entrer dans ses vues, il fit un rapport favorable au Premier Consul, qui répondit que la situation des affaires en Europe ne permettait pas de s'occuper de cette question. Les Conseils législatifs s'occupèrent de la révision de la Constitution, et votèrent une loi d'amnistie, dont ils laissèrent l'application à l'arbitraire de la Commission Exécutive. Mais dans toutes les discussions l'irritation des partis se faisait jour; dans le Sénat et le Grand-Conseil, une minorité, pleine d'audace et de ressentiment contre le coup d'état du 7 janvier, grandissait; la lutte entre les pouvoirs exécutif et législatif s'aggravait. La rupture entre ces deux pouvoirs, longtemps imminente, éclatait enfin, par le fait de l'indiscrétion de Clavel d'Ussière, chef du secrétariat du ministre des affaires étrangères. Clavel avait remis à un membre des Conseils, la copie de deux lettres, l'une, adressée au Premier Consul, l'autre, au ministre helvétique à Paris. Dans la première, la Commission Exécutive exposait la triste situation de l'Helvétie, et demandait au Premier Consul de prévenir la ruine totale de ce pays. Dans la seconde, la Commission, en chargeant le ministre de remettre cette lettre, dépeignait la situation présente : «Le Jacobinisme s'agitant contre l'ordre de choses issu du 7 janvier; l'impossibilité d'agir contre la théorie des Jacobins, tant qu'elle ne se traduirait pas en faits; la Constitution jacobine marchant vers sa fin pendant ce 93 de l'Helvétie [that is, the letter was drawing a parallel between the current situation in Switzerland and the ascendancy of the Jacobins in France in 1793]; la France disant tout bas : Restez dans le provisoire, et tout haut : Faites ce que vous voudrez; enfin, la probabilité d'une crise prochaine.»

Ces lettres furent le signal d'un orage dans les Conseils; ils demandèrent les motifs de cette dépêche, et l'explication du mot Jacobin [the Conseils wanted to know which of them the Commission Exécutive was calling a Jacobin, and why]; des menaces éclatèrent contre la Commission Exécutive. Cependant, le ministre de France, Reinhard, la rassurait en lui promettant, par sa note du 11 avril, l'appui de son gouvernement. Reinhard fut plus loin encore; le 19 avril, il invitait à une conférence Glayre et Dodler de la Commission Exécutive, Zimmermann, Secrétan et Escher du Grand-Conseil, et Muret du Sénat. Il leur exposa que l'intérêt de l'Helvétie exigeait que les Conseils renonçassent à délibérer sur un projet de Constitution absurde dans ses principes, et témoigna le désir que la Commission demandât l'ajournement des Conseils, et la nomination d'une commission législative qui projetterait une constitution appropriée aux besoins du pays. Muret et Secrétan virent le piège tendu aux patriotes; ils protestèrent avec chaleur, et exigèrent qu'une note officielle leur fût remise avant de délibérer sur une aussi grave question. Mais Reinhard refusa, alléguant que sa démarche n'avait rien d'officiel. Les événements expliquèrent bientôt pourquoi le Premier Consul exigeait que tout restât en Helvétie dans le provisoire. En laissant toutes les questions indécises, en laissant de l'espoir aux partis, il s'assurait pour quelques temps en Suisse une tranquillité favorable à la grande entreprise qu'il méditait.

Après la bataille de Zurich, qui sauva l'Helvétie et la France de l'invasion des coalisés, Masséna avait été appelé au commandement des débris de l'armée française défaite à Novi. Refoulé sur Gènes, le vainqueur de Zurich arrêtait l'armée autrichienne; Suchet, sur le Var, défendait le territoire français. Mais l'invasion était imminente. Dans cette conjoncture difficile, Bonaparte arrêta un plan de campagne qui, en peu de jours, le rendit l'arbitre des destinées de l'Europe. Il prit la résolution de passer le St Bernard avec quarante mille hommes, de se rendre maître de la Lombardie, de prendre Mélas à dos, et de détruire son armée qui bloquait Masséna dans Gènes. Pour réussir dans cette entreprise, la tranquillité de la Suisse lui était nécessaire, et à tout prix il devait la conserver. Une autre condition, et bien plus essentielle encore, était le plus profond secret. Aussi personne ne connut le plan de cet homme de génie. Toutes les divisions qui devaient former son armée convergeaient sur Besançon et Genève : on ignorait leur véritable destination; on répandait le bruit qu'elles étaient destinées à passer le mont Cenis. Pendant ces préparatifs, Moreau manoeuvrait sur le Rhin, le Lecourbe, à la tête de soixante mille hommes dans le nord de l'Helvétie, menaçait le Tyrol et la Souabe. L'armée de Moreau ayant débuté dans ses opérations par une victoire qui refoulait les Autrichiennes sur le haut Danube, et le besoin d'agir devenant plus pressant, Bonaparte partit de Paris le 6 mai pour Dijon, où il passa en revue les bataillons de conscrits appelés à la suivre. Après quelques heures il continue sa route pour Genève, où il arrive le 8 mai. Là il entend le rapport du général Marescot. Après avoir écouté tous les détails de la reconnaissance faite par cet habile ingénieur, sur le passage du St Bernard, Bonaparte lui demande vivement : «Peut-on passer? — Oui, général, mais avec peine... — Eh bien! partons.» Cependant, il ne négligeait aucun moyen pour donner le change à ses adversaires : à l'instant même où il prenait la résolution de se précipiter sur les derrières de l'armée autrichienne, il affectait de vouloir s'établir à Genève, pour diriger les mouvements de Thureau au mont Cenis, et de Suchet sur le Var, et faisait faire avec éclat différentes démarches pour louer une habitation aux environs de cette ville. Cependant, il se rendit à Lausanne le 13, sous prétexte de passer la revue de la division Watrin, qui s'y rassemblait avec l'apparence de servir de réserve à celle du Valais, mais en réalité pour former l'avant-garde de l'armée, sous les ordres de Lannes. Aussitôt après cette revue passée sur la plaine de la Maison-Blanche, entre Morges et Lausanne, Lannes se mit en marche avec la division Watrin pour Martigny : dix-huit cent mille rations de biscuit, préparées à Lyon, avaient été dirigées par le lac sur Villeneuve, ainsi que l'artillerie et les munitions tirées de Besançon, d'Auxonne, de Grenoble et de Brainçon. — Marmont et Gassendi présidèrent aux préparatifs qui devaient assure le transport de ce matériel. Outre les affuts-traînaux construits à Auxonne, on fit creuser cent troncs d'arbres pour y coucher les pièces; les affuts démontés furent placés sur des mulets ou sur des traîneaux du pays, avec les coffrets de gargousses et les cartouches d'infanterie. Chacun de ces traîneaux étaient tirés par des soldats ou des paysans que le Premier Consul fit rassembler, en leur promettant une ample récompense. — Les préparatifs étant terminés, la division Lannes se mit en route de St Pierre le 17 mai. Après six heures de marche, elle atteignit l'Hospice, où la prévoyance du Consul, et la généreuse assistance des religieux lui avaient préparée d'abondants rafraichissements. Lannes ne fit halte qu'à Etroubles, et poursuivit sa route jusqu'à Aoste, et arriva le 19 devant Châtillon, et fut ensuite arrêté par le canon du fort de Bard. Jusques-là Berthier avait seul conduit l'armée; Bonaparte était resté à Lausanne, autant pour prolonger l'erreur du général Mélas, toujours à Nice, que pour presser l'arrivage des approvisionnements, règler la marche successive des troupes, et attendre des nouvelles de son avant-garde, et des opérations de l'armée de Mélas. Il en reçut le 19, dont le contenu était de nature à combler ses espérances. Le Premier Consul jugea que rien ne s'opposerait à son arrivé dans les plaines d'Italie, quitta Lausanne, et franchit le St Bernard le 20 mai.

Après avoir tourné l'obstacle que lui présentait le fort de Bard, Bonaparte se jette sur la Lombardie, où il est rejoint par une partie de l'armée du Rhin qui avait passé le St Gothard. Mélas, surpris, abandonne ses opérations sur le Var, et vient se faire battre à Marengo. L'Autriche abandonne l'Italie jusqu'au Mincio. Bonaparte reconstitue la Cisalpine; il réunit le Piémont à la République Française, et, dans la nuit du 2 au 3 juillet, il est de retour à Paris. Après Marengo des conférences de paix s'ouvrirent entre la France et l'Autriche. Elles furent interrompues; la guerre se ralluma, et Moreau remporta la victoire à Hohenlinden. L'Autriche dut alors subir la loi du vainqueur. Dans les conférences du Lunéville, les intérêts de l'Europe furent débattus, et, le 9 février 1801, la paix fut signée.

Jusqu'à cette paix, la politique de la France à l'égard de l'Helvétie, continua dans son caractère indécis. Le Premier Consul, pour un intérêt, important il est vrai, mais secondaire, ne voulait pas donner aux puissances un prétexte à une nouvelle coalition. Aussi, il laissa les partis en Helvétie se disputer le pouvoir, se bornant à donner des conseils, ou à favoriser des changements lorsqu'ils convenaient à sa politique.

Le Premier Consul avait à Berne un envoyé, Mr Reinhard, qui remplissait ses vues. Ce n'était point un Bacher, un Mengaud, un Rapinat, aux formes brutales, mais un diplomate de l'école de Mr de Talleyrand. Il affectait des sympathies pour le nouvel ordre de choses; mais, par son secrétaire d'ambassade, Fitte, ancien gentilhomme, il exerçait une influence marquée sur l'aristocratie bernoise, et la conciliait ainsi aux intérêts de la France.

Reinhard vit bientôt que la tranquillité ne pouvait se rétablir avec le personnel de la Commission Exécutive, avec un Sénat et un Grand-Conseil, produit de la révolution. Une modification dans le personnel des Conseils lui parut donc indispensable. C'est dans ce but que, le 23 juin, il faisait ce rapport au Premier Consul, alors en Italie :

Le Commission Exécutive est composée d'hommes qui n'ont d'autres points de contact entre eux qu'une probité reconnue. L'aristocratie et la démocratie, la superstition religieuse et les lumières y sont représentées. Essentiellement sans énergie, elle a tiré pendant quelque temps sa force de sa faiblesse même, et son système est celui de n'en avoir aucun. On était las alors des agitations du gouvernement de Laharpe; on transportait sur elle les espérances qu'on puisait dans la révolution du 18 brumaire. C'est ainsi qu'elle est parvenue à conserver une tranquillité de six mois, dans un pays où fomentaient tant d'éléments de discorde; aucun reproche qu'on a pu lui faire n'a dû prévaloir contre une pareille apologie. Mais à force de louvoyer entre les partis, elle a fini par s'aheurter contre tous, et sa nullité a amené un tel relâchement dans tous les ressorts du gouvernement, que l'Etat, approchant de sa dissolution, menace de devenir la proie de l'anarchie et de la guerre civile... Depuis que votre intervention a commandé aux premières autorités du pays la cessation de la petite guerre qu'elles avaient pris l'habitude de se faire sans objet et sans succès, la Commission Exécutive sembla s'enfoncer davantage dans son inaction et son indolence accoutumées. Humiliée du besoin avoué de notre assistance, et d'un trève avec les Conseils, qu'elle avait préférée à des mesures qui auraient exigé un peu de courage et d'adresse, elle eut l'air de s'ajourner elle-même, pour se punir de n'avoir pas su faire ajourner le Corps législatif....»

Dans cette même lettre, Reinhard accusait l'impéritie des Conseils, la mauvaise foi des meneurs de la majorité, leur opposition à toutes les idées saines d'amélioriation. Leur dissolution lui paraissait le seul remède. Il indiquait un changement des autorités helvétiques, au moyen d'une coalition de la Commission Exécutive et des membres des Conseils les plus distingués par les talents, la connaissance du pays et une attachement raisonnable à la France et à son gouvernement.

La France est très-intéressée à ce que la destinée de l'Helvétie ne soit plus exposée aux oscillations qui, agitant les esprits, font une diversion fâcheuse aux efforts qu'elle fait pour amener l'Europe à une disposition générale de négotiations, de concert et de repos.... Il faut que l'esprit de faction s'éteinte, ainsi que toutes les aggrégations prétendues constitutionnelles, qui, bien qu'elles s'intitulent autorités nationales, ne sont souvent que des clubs institués au milieu des orages révolutionnaires... Cette grande opération a été faite en France; l'esprit de parti y est mort, aussitôt que les associations où il était légalement concentré ont été dissoutes. La même chose ne peut pas de faire ailleurs. Mais il faut que les bienfaits de cette direction s'étendent sur tous les pays que la fortune a placés sous l'influence de la France. Il ne faut pas permettre que les mouvements oscillatoires conservent leurs impulsions agitatrices dans le voisinage et sous le patronage de la France. Il faut donc que la Suisse soit tranquille, et que la France lui impose cette tranquillité comme un bienfait et la lui impose comme un devoir. Or, tant qu'on laissera subsister en Suisse des Clubs révolutionnaires, sous le nom de Conseils (Sénat et Grand-Conseil), et un simulacre de gouvernement, sous le nom de Commission Exécutive, il n'y aura ni disposition générale de la Nation vers un but déterminé, ni attention portée à des intérêts communs, ni autorité, ni obéissance13.

Le Premier Consul, frappé du rapport de son envoyé, qui entrait dans ses vues avec autant d'intelligence, répondit :

Le ministre des Relations Extérieures autorisera le citoyen Reinhard à prendre toutes les mesures nécessaires pour l'ajournement du Corps législatif, que ne laisserait que deux Commissions. Il lui fera connaître que l'intention du gouvernement est que l'on n'emploie ni la force, ni les moyens ostensibles. La Commission Exécutive doit agir, et le citoyen Reinhard la seconder par ses conseils et verbalement.

7 thermidor an VIII.

Le Premier Consul, Bonaparte.

Dociles instruments de Reinhard, Dodler, Glayre et Savary concertèrent un coup d'état, entraînèrent la Commission Exécutive et plusieurs membres des Conseils, et, le 8 août, ils firent ce que Laharpe voulut le 7 janvier. Mais ce que Laharpe n'avait pour lui, ils avaient pour eux le ministre de France, la garnison française, et la garde civique de Berne. Le 8 août, la Commission faisait la proposition suivante aux Conseils : Ajourner le Grand-Conseil et le Sénat; les remplacer par un Conseil Législatif de quarante-trois membres, composé de la Commission Exécutive et de trente-cinq membres, nommé par cette Commission; ce Conseil ainsi constitué nommerait un Conseil Exécutif de sept membres; les deux autorités resteraient en fonction jusqu'à ce qu'une nouvelle constitution eût été délibérée et acceptée par la nation.

Le Grand-Conseil accepta ce projet à une forte majorité; quant au Sénat, une majorité de vingt-quatre voix contre vingt, renvoya ce projet à un commission, et la discussion au lendemain. Mais sommé de se décider dans la journée même, le Sénat s'assemblait dans la soirée, perdait un temps précieux en violentes discussions, et s'ajournait au lendemain.

Le 8, la Commission Exécutive nommait les trente-cinq membres du Conseil Législatif. Ceux-ci réunis aux membres de la Commission, nommaient membres du Conseil Exécutif, Dodler, Frisching, Glayre, Zimmermann, Savary, Schmidt de Bâle, et Ruttimann de Lucerne. Le même jour, vingt sénateurs et quarante membres du Grand-Conseil, trouvant les salles de leurs séances fermées, se rassemblèrent pendant deux jours dans un hôtel; mais lassés de cette résistance, ils se retirèrent chacun dans leurs Cantons. De tous les députés du Léman, accusés en général d'être des Laharpiens, Muret et Carrard, seuls, trouvèrent grâce et furent nommés au Conseil Législatif. Voici ce que Reinhard écrivait à Talleyrand sur la nomination de Muret, qui, depuis, joua un grand rôle dans le Canton de Vaud : «Le citoyen Muret, avocat du Léman, est un homme très-fin et très-considéré dans son Canton. Il est le seul dont j'avais demandé l'insertion dans la liste des trente-cinq; je ne l'avait obtenue qu'avec peine et conditionnellement. J'étais assuré qu'il servirait la cause française; il devait la servir d'autant mieux qu'il ne se séparerait pas de son parti.... Je me suis surtout attaché à gagner les Lémanais, et insistais sur la nomination de Muret et de Carrard.»

Cependant, le Conseil Législatif s'occupait de la nouvelle Constitution. Divers projets avaient été rédigés et secrètement soumis au Premier Consul. Celui-ci, entre ces divers projets, en avait préféré un qui lui semblait conçu dans des vues plus sages, et l'avait envoyé à Berne par l'ancien directeur Glayre. En voici les bases :

Un Etat Helvétique dont Berne est la capitale, et dont le territoire est divisé en dix-sept Cantons : Berne, en tranchant l'Argovie et Vaud; Zurich; Lucerne; Uri; Schwytz; Unterwald; Zoug; Glaris; Appenzell, augmenté du Tockenbourg, de St Gall et du Rheinthal; Soleure; Fribourg; Bâle; Schaffouse avec Thurgovie; Argovie; Vaud; Grisons; Bailliages Italiens. La partie du Valais qui ne serait pas cédée à la France, incorporée à un Canton voisin. — Un pouvoir central pour l'exercice de la souveraineté nationale, auquel est attribué : la haute-police; la disposition de la force armée; les relations diplomatiques; l'administration de la justice; la détermination en hommes et en argent du contingent de chaque Canton; la régie nationale des sels, des postes, des mines, des douanes et des péages; les monnaies; les règlements et la police du commerce; les établissements généraux d'instruction publique. — Une organisation cantonale pour la répartition des contributions foncières, la fixation des besoins administratifs du Canton, et les moyens d'y pourvoir, etc. — Le Gouvernement central consiste en une Diète Helvétique de septante-sept membres. Un Sénat composé de deux Landamanns et d'un Petit Conseil de quatre membres, présidé par le Premier Landamann, pris dans le Sénat et chargé de l'exécution des lois.

Glayre prépara une loi pour l'organisation du Léman, qui prenait le nom de Canton de Vaud, et, bientôt après, se retira des affaires politiques. Une commission de Législateurs, au nombre desquels était Carrard, élabora des lois organiques pour la mise en action de la nouvelle Constitution Helvétique. L'une d'elles déférait la nomination des Electeurs aux municipalités, puis l'élection des Députés à la Diète Cantonale, aux électeurs de districts. Les municipalités nommaient un électeur de district pour cent citoyens actifs. La Diète Cantonale nommait ses représentants à la Diète Helvétique.

Muret, Secrétan, Reverdil, Lafléchère et Pidou, furent nommés députés par la Diète de Vaud. Tous appartenaient au parti unitaire.

La Diète se réunissait à Berne au commencement de septembre 1801. Le choix qu'elle fit de Kuhn pour son président, à la majorité de cinquante voix contre vingt, annonçait la prépondérance du parti unitaire ou révolutionnaire. Elle chargeait une commission d'examiner le projet de Constitution. «Le résultat de la discussion de ce projet par le Diète, dit Mr Tillier, fut un ouvrage mal lié, bigarré des couleurs de partis, qui suivait les bases du projet de Bonaparte, mais en fortifiant l'application des principes unitaires, et qui laissait beaucoup d'action à la démagogie, en présupposant des Constitutions cantonales très-démocratiques.»

Mais ce mode de procéder n'entrait point dans les vues du Premier Consul, qui exigeait l'adoption pure et simple du projet de constitution que Glayre avait apporté de Paris. Aussi, le nouveau ministre de France, Verninac de St Maur, donna les mains à un complot que la fraction aristocratique tramait contre la Diète. Ce fut encore Dodler qui eut le triste honneur de servir d'instrument à cette machination.

Le 26 octobre, avant minuit, treize membres du Conseil Législatif qui s'étaient assurés du concours de la garnison française et d'un bataillon helvétique, se rassemblèrent dans une maison particulière, s'arrogèrent le titre de Conseil Législatif réuni extraordinairement, et prirent l'arrêté suivant :

«Considérant que la Diète Helvétique s'est permise, non-seulement de mettre de côté le projet de Constitution présenté à sa sanction et de s'ériger en Assemblée Constituante, mais encore de procéder à la nomination d'un Sénat; considérant les dangers auxquels la patrie se trouve exposée par de semblables divisions; considérant que trois membres du Conseil Exécutif, qui siègent aussi dans la Diète, y ont pris part, décrète :

«I. Les trois membres du Conseil Exécutif qui ne sont pas en même temps membres de la Diète, savoir les citoyens Dodler, Savary et Ruttimann, sont revêtus provisoirement des pouvoirs et des attributions déléguées à l'autorité provisoire suprême.

«II. Les mêmes sont chargés de veiller à ce que la sûreté et la tranquillité publique ne souffrent aucune atteinte.

«27 octobre 1801.»

Aux treize membres des Conseils Législatifs qui avaient pris cet arrêté, onze autres adhérèrent; et tous s'étant assemblés dans la salle des séances, d'où les autres membres étaient brutalement repoussés par la force armée, ils confirmèrent l'arrêté de la nuit, et décidèrent qu'une commission de cinq membres proposerait, séance tenante, une liste de vingt-cinq citoyens pour former le Sénat. Dodler et Savary étaient chargé de nommer cette commission. Celle-ci proposa sa liste, on vota à main levée sur chacun des noms et en peu de minutes l'élection fut consommée. Pour le Canton de Vaud, Saussure de Boussens et M. A. Pellis furent nommés.

Ce Sénat se constitua, le 2 novembre, sous la présidence de Dodler. Le 21 novembre, Alois Réding, chef des fédéralistes, fut élu Premier Landamann. Les ministres d'Etat, Rengger, Stapfer et Bégoz, furent remplacés.

Le Landamann Réding annonçait à la première séance du Sénat, qu'il était décidé, d'après les pouvoirs que lui donnait la Constitution, à envoyer au Premier Consul une ambassade extraordinaire. «Il montra peu de sagacité dans le choix de cet envoyé, dit Mr Tillier, en désignant Diesbach, ex-seigneur de Carouge et de Mézières, le même qui avait contribué à faire haïr l'ancien gouvernement de Berne dans la contrée de Moudon.» Cette ambassade trouva si peu de faveur, que Verninac lui refusa des passeports. Alors Réding se décida à aller lui-même à Paris, pour examiner les vues du gouvernement français et de règler les difficultés existantes.

«Réding, à son arrivée à Paris, avait reçu un accueil favorable de Talleyrand, qui l'assura de la bienveillance du Premier Consul. Le 15 décembre, celui-ci lui donna audience, et entra sur-le-champ en discussion avec lui d'un ton confiant et amical. Il toucha toutes les questions, celle de l'organisation des Cantons, de leur nombre, fixé à vingt-trois, de l'évacuation des troupes françaises que Réding sollicitait, du rétablissement des anciennes frontières. Le Premier Consul promit son intervention auprès des puissances pour que la neutralité et l'indépendance fussent rétablies et reconnues sur l'ancien pied; il assura que la Suisse recevrait en sel le paiement des bons donnés par l'armée française pour les fournitures. La demi-brigade helvétique à la solde de la France serait équipée et soldée pour l'arrière. Enfin, la France s'emploierait près des Républiques Batave et Cisapline, pour qu'elles prissent des troupes suisses à leur service. Mais Bonaparte y ajouta une condition qui ne pouvait être agréable à Réding, c'était un changement à la Constitution, d'après lequel, pour cimenter la conciliation des partis, et en considération du nombre augmenté des Cantons, on ferait entrer au Sénat six nouveaux membres, qui seraient admis immédiatement au Petit Conseil, et porteraient ce corps à onze membres.

«Réding hasarda quelques mots sur la réintégration du Pays de Vaud.... Mais le Premier Consul l'interrompit vivement en disant :

«Ceci est mon sang, et le soleil retournera du couchant au levant, plutôt que Vaud sous la domination de Berne14

Le Premier Consul, dans l'audience de congé qu'il donna à Réding, lui renouvela ses promesses bienveillantes, et lui écrivit une lettre que jetait du jour sur ses impressions personnelles, relativement aux rapports de la France avec la Suisse.

On se conforma aux directions données à Réding. Le Sénat était augmenté de six membres, et le Petit Conseil composé de deux Landamanns, de deux Stathalters, et de sept autres membres chargés des ministères. Réding était nommé Premier Landamann pour 1802, et Renegger pour 1803. Aucun Vaudois n'était appelé au Petit Conseil.

La réaction était complète, et nous verrons, dans le Canton de Vaud, des troubles sérieux éclater, conséquence de cette réaction.

Le 27 février, la nouvelle Constitution était promulguée. Mais pas mieux que les précédentes, elle ne parvint à satisfaires les parties. Même, dans le sein du gouvernement, plusieurs membres fédéralistes ne considéraient l'état actuel que comme une transition à l'ancien état de choses; d'autres, les unitaires, reprochaient à Réding de favoriser trop exclusivement les Petits Cantons, de protéger la Légion fraternelle, association aristocratique, formé dans l'Oberland.

Le gouvernement consulaire, voyant cet état de division et de méfiance, employa son influence à l'attiser, au lieu de l'apaiser, mécontent qu'il était de plusieurs actes récents. Ainsi : des tentatives de négociations avec les puissance étrangères; du choix de Diesbach de Carouge, envoyé à Veinne par Réding; et sur toutes choses, de la résistance à la cession du Valais à la France. Verninac se rapprocha donc des unitaires, et la chute de Réding et du parti fédéraliste fut décidée. On saisit l'occasion des fêtes de Pâques, où les membres catholiques quittèrent Berne pour aller célébrer cette solennité chez eux. Alors, le 17 avril, Kuhn proposa au Petit Conseil d'ajourner le Sénat qui s'opposait à la conciliation, et de convoquer les délégués des Cantons pour délibérer sur une Constitution. Les fédéralistes, après une violente discussion, quittèrent la séance, voyant qu'ils étaient en minorité. La majorité, Ruttimann, Renegger, Dodler, Schmidt, Fussli et Kuhn, séance tenante, prirent l'arrêté suivant :

1o Toutes les mesures ordonnées pour introduire une nouvelle constitution helvétique sont suspendues. — 2o Une assemblée de citoyens de tous les Cantons, notables et digne de la confiance de la nation, est convoquée pour délibérer sur le projet de Constitution du 29 mai 1801. — 3o Ces citoyens notables, savoir : (suivent quarante-sept noms, parmi lesquels, Pidou, Dan.-Alex. Chavannes, et Carrard, du Canton de Vaud), sont invités à se réunir à Berne le 28 avril.

Cet arrêté était communiqué à Verninac, qui répondait : «Le peuple helvétien rendra sans doute justice à la sagesse du Petit Conseil, et le Gouvernement français apprendra avec une vive satisfaction une mesure qui tend à consommer la réconciliation des partis, et la pacification des théories contraires.» Le général Montrichard assurait, de son côté, qu'il était prêt à employer tous les moyens en son pouvoir pour maintenir la tranquillité.

Réding, rappelé en toute hâte, arrive le 19 à Berne et convoque le Petit Conseil, où il se rend accompagné des trois membres de ce corps, Hirzel, Escher et Frisching, qui avaient protesté contre le coup d'état. Il s'adresse aux unitaires, les presse de rapporter l'arrêté du 17, et, voyant l'inutilité de ses instances, il fait une protestation et se retire. Il est considéré comme démissionnaire, et Ruttiman est chargé de la présidence. Ainsi fut consommée cette quatrième révolution dans le gouvernement helvétique.

«La victoire du parti unitaire, favorisée par la France, semblait complète; on verra, cependant, dit Mr Tillier, qu'elle creusait le tombeau de ce système et le détruisait pour toujours.»

L'Assemblée des Notables revit donc le project de Constitution du 29 mai 1801, mais elle revit tellement sous l'influence de Verninac, que son rapport fut considéré par chacun comme l'oeuvre de ce ministre. Le principe unitaire était conservé, en cherchant toutefois à satisfaire les opinions opposées. On laissa plusieurs points dans la vague, et on fit quelques modifications dans la division territoriale des Cantons. Cette oeuvre éphémère fut présentée à l'acceptation des citoyens, au moyen d'inscriptions sur des registres civiques, avec la close que tout citoyen qui ne s'inscrirait pas serait compté comme acceptant.

Dans le Canton de Vaud, sur 35,397 citoyens actifs, 14,288 rejetèrent la Constitution; 5711 l'acceptèrent. Mais on ajouta les 15,308 citoyens qui s'étaient abstenus, au 5711 qui avaient accepté. La Constitution fut donc sensée acceptée dans le Canton de Vaud par 21,619 suffrages. Il en fut de même dans toute la Suisse : sur 332,048 citoyens actifs, 72,453 votèrent pour; 92,423 contre; 167,172 s'étaient abstenus. Ensorte que d'après une loi absurde la Constitution était acceptée par 239,625 voix contre 92,423.

Les chefs du parti unitaire, Kuhn, Rengger et Schmidt, lorsqu'ils avaient élu le Sénat, s'en étaient exclus. Dodler, appuyé dans sa candidature par Verninac, fut nommé Landamann; Ruttimann Premier Statthalter, Fussli Second Statthalter. Le Conseil Exécutif ainsi constitué, entrait en fonctions le 5 juillet. Cet état de choses né de l'indifférence de la nation, tomba bientôt, lorsque le Premier Consul retira ses troupes de la Suisse.

Mais avant de rappeler les événements qui mirent une fin à la République Helvétique, nous devons exposer rapidement ce qui se passa dans le Pays de Vaud, depuis la chute du Directoire.


1Jomini, Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, L. XIII.

2L'Ami de la Liberté, 91-103.

3Hist. de la Républ. Helv. I, 38.

4Voyez Zschokke, Hist. de la Chute des Cantons Forestiers. — Tillier, Hist. de la Rép. Helvétique. I, 41-54.

5Bégoz, Correspondance inédite.

6Rovéréa, Mémoires, I, 449-452.

7Jomini, Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, X, 235.

8Boccard, Hist. du Valais, 299.

9Boccard, Hist. du Valais, 306.

10Tillier, Hist. de la Répub. Helvét. I, 159.

11Jomini, Livre XI, chap. XC.

12Jomini, Liv. XV, chap. XCIV.

13Archives des Affaires Etrangères. Reinhard au Premier Consul, 4 messidor an VIII.

14Tillier, Hist. de la Rép. Helvét. II, 80.


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