Lutte des partis dans le Canton de Vaud. — Les patriotes sont écartés des affaires. — L'ex-Directeur Laharpe est arrêté; il prend la fuite et se réfugie en France. — La loi sur l'abolition des droits féodaux est rapportée. — Adresse des patriotes aux autorités du Léman. — Le Gouvernement helvétique ordonne une enquête contre les auteurs de cette adresse. — Cent patriotes se dénoncent au Préfet. — Les signataires de l'adresse sont poursuivis. — Le Tribunal du Canton refuse de les poursuivre; il est cassé. — Pétitions en faveur de la réunion de Vaud à Berne. — Les patriotes destitués de leur emplois. — Des colonnes mobiles protègent la levée des droits féodaux et des impôts. — Association des campagnards de Bâle, de l'Emmenthal, de Fribourg et de Vaud, contre le rétablissement des droits féodaux. — Les Bourla-Papey. — Le général Reymond. — Le camp de Rionbosson. — Les sénateurs Kuhn et Pellis et le général français traitent avec les insurgés. — Un tribunal spécial est chargé de poursuivre et de juger les chefs des insurgés. — Condamnations. — Le Gouvernement helvétique, menacé par l'insurrection des Petits-Cantons, révoque le tribunal spécial, nomme Monod préfet national, et cherche l'appui des patriotes vaudois.
Après le coup d'état du 7 janvier 1800, les partis cessèrent de se ménager. Une violente polémique s'engagea dans le Pays de Vaud, entre le Bulletin Officiel, journal des patriotes, et le Nouvelle Vaudois, journal des aristocrates; l'arrivée à Lausanne des Directeurs Laharpe et Secrétan, occasionna des mouvements tumultueux. Ces chefs du parti révolutionnaire reçurent des députations, des adresses, des ovations. La Commission Exécutuve, informée de cette agitation, délégua en secret un commissaire auprès du Préfet pour seconder ce magistrat, et pour connaître le véritable état de choses dans le Léman.
«Lausanne est très-agité par la présence des ex-Directeurs Laharpe et Secrétan,» a écrit ce commissaire au gouvernement. «Les révolutionnaires parlent hautement de la nécessité d'une réunion du Pays de Vaud à la France, comme le seul moyen de le soustraire aux maux que lui prépare le retour à l'ancien régime.... La contrée du Lac-du-Joux est principalement travaillée par les amis de Laharpe.... On excite les militaires de l'élite à l'occasion du retard de leur paye.... A Yverdon, le Cercle des Amis de la Liberté, et celui des Amis de l'Ordre, sont si montés l'un contre l'autre, qu'on a dû transporter à Berne l'artillerie qui était dans cette ville.... Ainsi qu'à Yverdon, dans presque toutes les villes du Pays de Vaud, on voit deux Cercles se former sous les mêmes dénominations, en face l'un de l'autre, et toujours prêts à en venir aux mains. Dans l'un on attaque le gouvernement, dans l'autre, sous le nom des Amis de l'Ordre, on trouve les partisans de l'ancien régime.»
La Commission Exécutive crut devoir faire acte de vigueur contre les patriotes. Ainsi : le sous-préfet de Lausanne, Bergier de Jouxtems, était révoqué et remplacé par Clavel de Brenles, dont les sympathies pour l'ancien régime étaient connues; des employés patriotes étaient destitués, ou donnaient leur démission, entr'autres les agents-nationaux, Oboussier et Veyrassat, que MM. de la Potterie et Roquiérol remplaçaient. Le premier bataillon d'infanterie légère de la Légion Helvétique, composé en majeure partie de Vaudois, était renvoyé à Berne, à cause de son esprit révolutionnaire, et des cris : A bas les Chouans! qu'un détachement vaudois faisait entendre, alors qu'il était de service aux portes du Conseil Législatif.
Un événement, ou plutôt une mystification dont Laharpe fut victime, augmenta la colère des patriotes dans le Pays de Vaud, et causa de vives alarmes dans les Conseils. Il ne s'agissait de rien moins que d'un crime de haute-trahison qu'aurait commis le secrétaire-général Mousson.
Un citoyen du Port de Pully, nommé Reymondin, recevait, par la poste de Neuchâtel, un pli, renfermant une lettre avec cette adresse : Au citoyen Jenner, ministre de la République Helvétique à Paris, et ces mots : à Laharpe. Reymondin la remet à son voisin Laharpe de Paudex, et celui-ci à son parent, l'ex-Directeur. Cette lettre était conçue en ces termes :
Citoyen Ministre! Les cartes s'embrouillent! Je crains fort qu'on ne désabuse le Premier Consul sur l'essentiel. Talleyrand serait-il refroidi, ou quelqu'une des conditions auraient-elles été éventées? A-t-il reçu les 50,000 francs? Avez-vous pris vos sûretés?... De la prudence, et même à l'excès je vous en conjure. Si la grande manoeuvre perce nous sommes anéantis... La Commission est d'une odieuse faiblesse. Finsler, Savary et Glayre, sont les seuls qui marchent au pas; encore ce dernier rique-t-il de tout compromettre par ses relations trop connues. Vous n'ignorez pas les démarches faites en février dernier auprès de l'E.... Eh bien! malheureusement on leur a donné suite, et un agent vient d'arriver qui nous met dans un furieux embarras. Ses propositions ne sont point mauvaises, si seulement nous pouvions disposer du peuple et de quelque force réelle. Il y a trois mois que cela aurait servi. Aujourd'hui il y à trop de risque. Dans le cas d'un échec, on prendrait un parti, et l'on est en mesure. Tirez-moi d'inquiétude, de grâce, sur C... et sur ma lettre du 20 avril. L'homme qui vous remettra celle-ci est sûr.
Berne, 18 mai 1800.
Mousson.
Laharpe reconnait l'écriture de son ancien secrétaire-général; et, déjà préoccupé de l'idée que Mousson était vendu au parti autrichien, il croit avoir en main une preuve matérielle de cette trahison. Aussitôt il envoie la copie de cette lettre à Soutter de Zoffingen, membre du Grand-Conseil Helvétique, et dépose la lettre originale au greffe du Tribunal du Canton. Le 21 juin, Soutter réunit ses amis politiques qui décident de communiquer cet écrit au Grand-Conseil. Cette communication soulève un orage; le Grand-Conseil se déclare en permanence; Mousson et Laharpe sont mis sous surveillance, et leurs papiers sous les scellés; on ordonne au Tribunal du Léman d'envoyer la lettre par deux de ses membres. Elle est examinée par des experts qui déclarent qu'elle n'est point de la main de Mousson, mais que son écriture était bien imitée. Mousson réclame contre Laharpe et lui-même, une arrestation et une enquête rigoureuse. La Commission Exécutive ordonne le renvoi de l'affaire au tribunal du Canton de Berne, et, le 2 juillet, Laharpe est arrêté à Lausanne; mais il parvint à s'évader. Voici la publication faite dans le Léman au sujet de cette dernière circonstance :
«Le courrier porteur de l'arrêté du 1er juillet de la Commission Exécutive, étant arrivé le 2 juillet à midi, le Préfet National a donné les ordres nécessaires pour l'extradition du citoyen F.-C. Laharpe, lequel est parti de Lausanne à trois heures de l'après-midi, sous l'escorte du capitaine Fabre, du lieutenant de hussards helvétique, Weber, de deux ordonnances et de quatre hussards. Des délais dans la fourniture des chevaux de relais à Payerne, ayant fourni au citoyen Laharpe les moyens d'échapper à son escorte, il en a profité. Au départ du lieutenant Weber de Payerne, à trois heures de ce matin, les recherches n'avaient encore eu aucun succès. — 3 juillet 1800.»
En effet, tandis que des patriotes de Payerne offraient des refraîchements à l'escorte de l'ex-Directeur, et comblaient de politesses le capitaine Fabre et Weber, Laharpe gagnait les champs; il s'embarquait près d'Estavayer, et bientôt il était en sûreté dans le comté de Neuchâtel. Le général Brune, commandant l'armée de réserve à Dijon, lui fit un brillant accueil, et lui donna sa voiture pour se rendre à Paris. Les ennemis de Laharpe demandèrent son extradition, mais Bonaparte répondit au gouvernement helvétique en termes assez durs : «Le Ministre de Relations extérieures répondra au citoyen Jenner que l'extradition est contre le droit des nations; que les gouvernements qui respectent le droit des hommes ont toujours observé ce principe...» «Le jour même de mon arrivée à Paris, dit Laharpe, je me rendis à la Malmaison, et fus introduit par le général Murat auprès du Premier Consul. J'eus avec lui un très-long entretien, dans lequel je débutait par deux demandes : sa protection, aussi longtemps que j'habiterais ma propriété du Plessis-Piquet, et l'emploi de son influence pour que mes amis en Suisse ne fussent pas inquiétés.» Laharpe vécut dans la retraite pendant le Consulat de l'Empire. Mail il en sortit pour défendre l'indépendance de son Canton, alors que les événements de 1814 la menacèrent.
Peu de temps après cette aventure de Laharpe, le 8 août 1800, les Conseils Helvétiques furent expulsés, et un Conseil Législatif, espèce de gouvernement provisoire, s'empara des affaires. Tous nos députés patriotes furent renvoyés, Muret excepté, et dès ce moment, la réaction ne garda plus de mesures. Un des premiers actes du nouveau gouvernement fut de rapporter la loi du 10 novembre 1798, sur l'abolition des droits féodaux, et d'ordonner la perception des dîmes et des cens pour les années 1798, 1799 et 1800. A ce sujet de mécontentement s'un joignait un autre, dans le Pays de Vaud : on y exigeait un impôt de trois pour cent sur les fonds, pour subvenir à l'entretien des troupes françaises.
Pendant la discussion de ces lois, des délégués des campagnes et des patriotes des villes se rassemblèrent à Morges, le 24 septembre, et s'engagèrent à résister à ces lois si elles passaient. L'exaspération contre le gouvernement fut telle, dans cette assemblée, que des délégués de La Côte déclarèrent que leurs communes préféraient une réunion à France, plutôt que d'être ainsi mal menées par des Allemands et des aristocrates. Cette menace, bientôt connue, fut exploitée, on accusa le parti patriote tout entier, de pousser à une réunion à la France, et l'on fit signer des adresses aux Conseils Helvétiques, dans lesquelles on exprimait le voeu de rester unis à l'Helvétie, et une profonde indignation contre les mauvais citoyens qui cherchaient à séparer le Pays de Vaud de la Suisse.
Les patriotes se voyant ainsi attaqués, répondirent par une adresse qui excita toutes les colères du gouvernement.
Adresse des Sousignés aux Autorités du canton Léman
La crainte de notre réunion à la République Française est aujourd'hui le mot d'ordre des ennemis de notre révolution; cette crainte, vraie ou feinte, leur a fait naître l'idée de tirer parti pour consolider le gouvernement, et lui faire connaître à quel point il peut hasarder ces entreprises contre la liberté. Tout est donc en rumeur dans cet instant : les adresses fourmillent; les émissaires de voeux pour conserver le nom Suisse sont répandus à profusion; mais ce qu'il y a d'étrange dans tout cela, c'est que les sollicitations des agents subalternes du Gouvernement se dirigent de manière à noter une partie des citoyens, comme partisans de cette réunion qu'on paraît tant redouter, partie à laquelle on ne propose aucune souscription, et dont le silence sera interprêté défavorablement.
Nous tous, membres des Communes du canton de Léman, voulons aussi émettre note voeu; nous voulons aussi en consigner l'acte authentique entre les mains des trois autorités de notre Canton que seules nous pouvons envisager comme constitutionnelles.
Oui, nous le jurons à la face de l'Etre Suprême; oui, nous en attestons l'univers; oui, nous le déclarons sincèrement et avec vérité à tous nos concitoyens; le nom Suisse est toujours le nom que nous avons chéri! Perdre cette qualité, nous serait infiniment douloureux; nous signons le voeu de le conserver, et nous le scellerons de notre sang : si le nom de Suisse doit être celui que doit porter un peuple libre et indépendant; si ce peuple doit être régi par une Constitution basée sur les principes de l'Egalité et de la Liberté; si ce peuple ne doit jamais avoir sous les yeux l'odieux spectacle d'une régime arbitraire et contraire à la Constitution qu'il a jurée; si ce peuple est assuré que les magistratures quelconques ne deviendront point l'apanage d'un certain nombre de familles, contradictoirement à ses droits qui lui en donnent l'éligibilité indirecte; si ce peuple, ballotté par les factions, ne voit pas les lois fondées sur les grands principles de son état politique, tout à coup bouleversé, pour faire place à des arrêtés basés sur des principes absoluement différents, et qui sembleraient provoquer cette réunion; si, enfin, et sur toutes choses, ce peuple auquel on a promis si solennellement l'abolition des censes, des dîmes et de toutes autres droitures féodales, qui tiennent de la barbarie et de l'esclavage, vient à jouir avec certitude de ses avantages, et qu'à cet effet tous les titres qui les constituent soient lacérés et anéantis, sauf à indemniser les propriétaires par la vente des domaines nationaux; alors, nous le jurons, nous sommes Suisses, et nous ne cesserons de l'être qu'avec l'existence. — Salut et considération.
Cette adresse était un coup direct porté au gouvernement helvétique, signalé comme inconstitutionnel. Cette adresse faisait un appel direct à la résistance contre la levée des droits féodaux; elle faisait un appel à la révolte. Aussitôt le Conseil Exécutif prit l'arrêté suivant :
Le Conseil Exécutif ayant entendu le rapport du Ministre de la Justice, sur un libelle intitulé, etc., par lequel des factieux cherchent à surprendre la bonne foi des citoyens du Léman, en leur arrachant des signatures sur un écrit, dont ceux-ci sont loin d'interprêter et les sens et le but;
Considérant que les auteurs de ce libelle cherchent à avilir les autorités surprêmes de la République; considérant que les protestations insidieuses contre les actes du Gouvernement, par lesquelles ce libelle est terminé, sont également une provocation à la désobéissance; arrête :
Les auteurs et colporteurs du libelle intitulé : Adresse des soussignés aux Autorités du Canton Léman, seront recherchés, arrêtés et poursuivis juridiquement à la diligence de l'Accusateur Publique, près le Tribunal du Canton du Léman.
Le Conseil Exécutif aux citoyens du Léman.
Citoyens : une circulaire se répand parmi vous, ayant pour titre : Adresse, etc. Elle est présentée à votre crédulité comme un mode de ralliement contre la réunion du canton Léman à la France, tandis qu'elle voile insidieusement l'insinuation anarchique de ne reconnaître pour constitutionnelles que les seules trois autorités du canton Léman... Mettre un terme à ces menées perfides et déorganisatrices, est dans le devoir d'un Gouvernement fort de ses principes et de ses moyens de répression. Les ordres sont donnés pour la recherche et la punition d'un tel delit. — Le pouvoir exécutif assurera le triomphe des lois par la justice, et la tranquillité publique par sa fermeté. Que tous les bons citoyens, que tous les sages républicains se rallient autour de lui pour rendre impuissants les efforts de la malveillance, et pour concourir d'un commun accord au bonheur public. — Vous faire connaître les dangers d'une telle surprise, c'est être assuré de son impuissance. Vous éloignerez de vous les mesures de rigueur que le Gouvernement est décidé à employer contre ceux qui seront sourds à sa voix paternelle.
Berne, le 24 novembre 1800.
Le préfet Polier donnait l'ordre aux sous-préfets, aux agents et aux municipalités, de donner la plus grande publicité à ces actes du Conseil Exécutif; il enjoignait à tous les pasteurs de les lire dès la chaire; il sommait toutes les autorités de dénoncer les colporteurs de l'Adresse; enfin il annonçait l'arrivé des troupes helvétiques et françaises, pour prêter main-forte aux autorités.
Cependant, le 1er décembre, quelques citoyens se présentent à l'audience du préfet, tandis qu'une foule d'autres signataires restent dans la cour de la préfecture. Le citoyen Bonnard, caissier de la Chambre Administrative, présente au Préfet un écrit adressé au Tribunal du Canton, par lequel «cent signataires de quatre-vingt communes des districts du centre du Canton se déclarent les auteurs de l'Adresse, les représentants de tous ceux qui l'ont signée, professant les mêmes principes, et viennent en remettre la déclaration.» Le Préfet déclare à Bonnard qu'il allait immédiatement transmettre cet écrit à l'accusateur public, chargé, par l'arrêté du 24 novembre, de poursuivre les auteurs et les colporteurs de l'Adresse.
Pendant cette manifestation, les troupes helvétiques arrivaient, et se rendaient en partie à Morges, centre du mouvement. D'un autre côté, le général Montchoisy écrivait au Préfet, que si la tranquillité ne se rétablissait pas dans le Léman, il y dirigerait le cinquième régiment de cavalerie, et que le commandant de place de Vevey tiendrait à sa disposition un bataillon d'infanterie légère basque, et une demi-brigade. «Enfin, ajoutait Montchoisy, si la malveillance nous force à déployer des mesures de rigueur, j'ai quatre autres régiments de cavalerie, avec lesquels j'irai faire voir aux insurgés que mes menances ne sont point illusoires....»
«Malgré les proclamations du Préfet, malgré la déclaration de Montchoisy et ses dispositions militaires, observe Mr de Seigneux, les chefs de l'insurrection contre les autorités n'abandonnèrent point leurs projets. Une sourde fermentation commençait à gagner les campagnes; et elle était plus menaçante dans les villes, où les clubistes ne négligeaient rien pour organiser un mouvement populaire qui devait dépouiller les propriétaires de fiefs d'une partie de leur fortune, et, comme conséquence, enlever aux premières familles la part qu'elles avaient toujours eue et méritée dans les affaires publiques de leurs pays.»
Cependant, l'accusateur public, Auguste Pidou, refusait de procéder contre les signataires, et le Tribunal du Canton répondait au Préfet qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre ces citoyens. Aubonne, Rolle, Nyon, Cossonay, Lausanne et Morges, se déclaraient en faveur de l'Adresse, et une foule de citoyens de ces districts se déclaraient signataires de l'écrit inculpé. Voyant cette résistance, le Conseil Exécutif, par son arrêté du 18 décembre, destitue tous les membres du Tribunal du Canton, le greffier Solliard et l'accusateur public Pidou, et les remplace par les citoyens Carrard d'Orbe, Burnier de Lutry, Bontems de Villeneuve, Louis Gonin, Deloës d'Aigle, Nicole de Nyon, Auberjonois cadet, Christin d'Yverdon, Hollard de Lausanne, Bauty d'Aigle, Alexandre Rochat, Saussure-Carrard, Chastelain-Lemaire, Juste Gaulis comme greffier et George Hyde Seigneux comme accusateur public. Trois membres de la Chambre Administrative sont destitués, ainsi que plusieurs sous-préfets, et un grand nombre de juges de district. Monod, accusé d'entretenir l'agitation, depuis Paris où il était depuis quelque temps, est considéré comme démissionnaire de la Chambre Administrative, et privé de sa place lucrative de facteur des sels, qu'il tenait de LL. EE. Le Bulletin Helvétique est supprimé pour avoir pris la défense des signataires. Enfin l'arrivée du général Quétard, avec deux régiments de grosse cavalerie, vient appuyer ces mesures.
Le nouveau tribunal entrait en fonctions. Les citoyens Bonnard, Georges Rouge, l'avocat Claude Mandrot, président du tribunal de Morges, Warnéry de Morges, Baudaz de Vaux, Bourgeois de Cossonay, et d'autres patriotes étaient arrêtés. Le nombre des arrestations augmentait chaque jour; car, ainsi l'observe le nouvel accusateur public, Mr de Seigneux : «les chefs du parti anarchiste, jugeant que plus le nombre des individus compromis serait grand, plus il serait difficile de prononcer un jugement, ils redoublaient d'activité pour l'augmenter, mettant en avant une foule d'agents subalternes, qui, dénoncés, allaient grossir le nombre de citoyens dont les prisons étaient bientôt encombrées. L'obligation d'arrêter tous ceux qui étaient désignés, multipliait les travaux et les embarras, car les ramifications de cette affaire s'étendaient dans tout le Canton.»
Cependant, dit le Nouvelliste Vaudois du 26 décembre : «Toutes les voies de douceur ayant été épuisées pour faire abjurer à certaines communes leurs erreurs anarchiques, on met en marche des troupes destinées à être à la charge des réfractaires.» Le préfet Polier annonce ces mesures par sa proclamation du 25 décembre; il rappelle la longanimité du gouvernement, et les déclarations des généraux français contre les anarchistes, et ajoute :
Qui pourrait le penser, citoyens! plusieurs d'entre vous ont résisté à toutes ces invitations paternelles, et leur obstination est venue au point que le châtiment est aujourd'hui pour le Conseil Exécutif un devoir impérieux. — En conséquence, et en mettant toutes les suites de cette expédition sous la responsabilité personnelle de ceux qui la provoquent avec tant d'audace et d'aveuglement, je vous préviens que je fait marcher une colonne mobile d'infanterie Française et Helvétique, sous le commandement du chef de brigade, Samuel Bergier, avec ordre de se transporter dans les communes, dont tous, ou un grand nombre de citoyens persistent dans leur rebellion, et particulièrement dans celles où les magistrates en ont donné l'exemple. La colonne y restera jusqu'à une complète rétraction des couplables, accompagnée d'un engagement formel d'obéir aux lois.
Il est ordonné aux agents et aux municipaux de ces communes, ou s'ils sont suspendus de leurs fonctions, à ceux qui en sont chargés, de ne loger des militaires que chez les signataires de l'adresse anarchique. S'ils contrevenaient à cet ordre, ils en seraient responsables auprès de ceux à qui ils auraient injustement donné une charge qu'ils n'ont point méritée....
Citoyens égarées et coupables! la durée de cette exécution militaire est entre vos mains. Hâtez-vous de reconnaître votre erreur, de promettre une exacte soumission à la loi; et prouvez la sincérité de votre retour à vos devoirs, en dénonçant ouvertement au chef de la colonne, les méchants et perfides agitateurs qui vous ont entraînés dans ces maux. Enfin, annoncez hautement que, désormais soumis aux lois, vous reconnaissez, avec les bons citoyens, que cette fidèle obéissance aux lois peut seule assurer l'indépendance et la force d'un peuple, comme elle est le gage assuré de son bonheur.
Et vous, citoyens qui n'avez point donné dans les pièges tendus à la crédulité de vos frères! réunissez-vous dans chaque lieu pour concourir avec le Gouvernement au rétablissement du règne paisible de la loi. Donnez-en promptement l'exemple, en acquittant autant qu'il vous sera possible les redevances arrières, et prévenez ainsi par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, les malheurs que quelques factieux et leurs aveugles sectateurs s'efforcent d'attirer sur vous comme sur eux. Par là, vous ajouterez à vos bonnes intentions la gloire d'avoir sauvé vos communes de la ruine qui les menace, et vous aurez bien mérité de la patrie.
Lausanne, 25 décembre 1800.
Le Préfet National,
H. Polier.
Cette proclamation était accompagnée d'un arrêté qui ordonnait la clôture du Cercle des Patriotes à Morges, et la mise en surveillance de tous les cabarets du Canton.
Le Préfet National, etc. Considérant que le Cercle, maison Monod à Morges, est une réunion politique, particulièrement occupée à répandre, propager et faire signer l'Adresse anarchique; qu'on y attire les citoyens de la campagne dans le but ci-dessus; que cette société a manifesté publiquement ses prétentions à une existence politique, en arborant en dehors de la croisée de la salle de ses séances un grand drapeau helvétique, signe réservé aux premières autorités de la République, et en faisant planter sur la rue un grand arbre de liberté.... Ordonne que la dite société soit immédiatement dissoute. A cet effet le sous-préfet du district de Morges se rendra duement escorté dans la salle d'assemblée de ce club, il déclarera aux directeurs que la dite société n'existe plus, et en cas de refus il les y contraindra par la force... Il se saisira de tous registres, procès-verbaux, etc...
Le même défense est rappelée à tous citoyens, et il est enjoint aux agents et aux municipalités d'exercer la plus stricte surveillance sur toutes les réunions, et de déférer aux tribunaux tous propriétaires de maisons qui fourniraient le local à de pareilles assemblées illicites.
Et comme il m'est revenu que quelques taverniers, ou cabaretiers, retirent chez eux des réunions de députés de diverses communes, signataires de l'Adresse, qui se donnent ainsi rendez-vous dans ces lieux publics pour y délibérer sur leurs projets anarchiques; ces cabaretiers sont prévenus que s'ils continuent à retirer de tels rassemblements, ils seront dénoncés à la Chambre Administrative pour que leur patente leur soit retirée.
Donné, etc. à Lausanne, le 26 décembre 1800.
Le Préfet National,
H. Polier.
Ces actes de rigueur continuaient pendant le mois de janvier; le tribunal de Morges était cassé, et ses membres remplacés par des partisans de l'ancien régime; Henri Monod, Testuz et Delarottaz, membres de la Chambre Administrative, étaient remplacés d'après les mêmes principes. Ainsi, le Préfet nommait président de la Chambre Administrative, Mr Crud, ancien receveur de LL. EE. à Lausanne, et destitué par l'Assemblée Provisoire en 1798.
Le traité de Paix, signé à Lunéville le 9 février 1801, fortifia dans leurs espérances les hommes de l'ancien régime. L'article XI de ce traité renfermait cette stipulation si désirée : «Les parties contractantes se garantissent mutuellement l'indépendance des Républiques Batave, Helvétique, Cisalpine et Ligurienne, et la faculté aux peuples qui les habitent d'adopter telle forme de gouvernement qu'ils jugeront convenable.» La notification officielle de cet article fut le signal d'adresses et de pétitions pour le rétablissement de l'ancien ordre des choses. Les Petits Cantons demandèrent leurs vieilles institutions; la bourgeoisie de Berne protesta contre le démembrement, à la suite duquel Vaud et Argovie avaient été constituées en Cantons. Dans le Pays de Vaud et en Argovie, on signa des pétitions pour la réunion à Berne; dans le seul Pays de Vaud, les signatures de cette pétition s'élevèrent à 17,426. Les patriotes du Léman pétitionnèrent dans un sens opposé. Ils représentaient qu'un Canton tel que l'ancien Etat de Berne serait en désaccord avec tous les autres par son étendue et sa force; que les deux populations différaient chaque jour davantage de caractère, d'habitudes et de législation; que l'assentiment des propriétaires de droits féodaux à la réunion, prouvait que l'on entendait conserver ces droits dans le Pays de Vaud; qu'enfin si la réunion de Vaud à Berne avait en apparence l'égalité de droit pour base, cette égalité ferait place de fait à la suprématie d'une partie du Canton sur l'autre, et à la domination exclusive de quelques familles bernoises.
Comme la réunion de Vaud à Berne n'entrait point dans les vues du Premier Consul, ainsi qu'il l'avait déclaré si positivement à Réding peu de mois auparavent, le Préfet Polier reçut l'ordre d'empêcher dans le Léman la circulation de tout écrit en faveur de la réunion à Berne. Le Préfet s'empressa donc d'adresser une circulaire aux Sous-Préfets :
«On répand une brochure dont le but, dit le Préfet, est de porter les citoyens du Léman à leur réunion du Canton de Berne, pour nous ramener, s'il était possible, à l'ancien ordre de choses; ce pamphlet, écrit faiblement et par un homme qui ne me paraît pas connaître l'esprit public de notre Canton, m'avait paru devoir être dévoué à l'oubli; mais comme j'apprends que par ce moyen on procure dans les campagnes des signatures pour la réunion à Berne, je vous invite à dénoncer les distributeurs des dites brochures, afin que suivant la gravité du cas ils soient arrêtés et remis au tribunal du district, etc.»
Des personnes qui se crurent désignées par la circulaire du Préfet, répondirent par les journaux :
Au citoyen Polier, Préfet National du Léman. Les soussignés ont vu dans le No 78 du Nouvelliste Vaudois, que vous enjoignez à tous les sous-préfets d'arrêter les signatures des projets de retour à l'ancien ordre de choses, qui ne sont qu'une protestation contre la séparation du Canton du Léman de celui de Berne, et pour demander une réunion qui, vous le savez, fit pendant 270 ans de bonheur de nos pères ainsi que le nôtre, et qui éleva ce pays à un tel degré de prospérité, qu'il a passé à juste titre, durant cette époque, pour le plus fortuné de l'Europe.... Mais puisque vos proclamations semblent accuser les auteurs de la protestation de tendre des pièges grossiers au peuple, et parlent de punitions à infliger aux signataires, il est de notre devoir de nous avancer hautement comme étant les seuls auteurs de cette protestation.... Si ce que nous avons fait paraît un crime sous le règne de la liberté, malgré le dispositif de l'article 11 du Traité de Lunéville, c'est nous seuls qui sommes coupables, et sur qui le blâme doit retomber...
Salut et respect.
Bourgeois, châtelain des Clées; Jean de Loriol; César-Aug. de Senarclens; G.-L. Mercier de Bettens; L. d'Albenas de Sullens; de Blonay, fils; G. Crinsoz de Cottens; H. Mestral de St Saphorin; Pillichody de Bavois; Duplessis d'Ependes, colonel; G. de Montagny, colonel; Roux, avocat; B. Deillent.
Ces signataires, et cinquante-sept autres personnes qui adhérèrent à cette lettre, furent poursuivis, à l'instance du Préfet; mais ces poursuites cessèrent bientôt; dans tous les Cantons le gouvernement de Réding protégeait les partisans de l'ancien régime, tandis qu'il sévissait contre les patriotes. Ainsi, dans le Léman, il faisait poursuivre avec la dernière rigueur la rentrée des impôts; celle des censes arriérées y était opérée à l'aide des colonnes mobiles, des garnisaires. Des demi-brigades helvétiques, des bataillons français, étaient cantonnés dans les villages récalcitrants.
«Il semblait, dit Mr Monod, qu'on eût cherché à pousser à bout les paysans. Après avoir aboli et rétabli les droits féodaux, après avoir modifié, changé et rechangé plusieurs fois les lois à ce sujet, on fait payer coup sur coup les nouvelles impositions générales, puis en différents endroits les impositions locales, et l'on ordonne d'acquitter dans un terme donné les redevances féodaux arriérées.... Alors le campagnard se trouva chargé d'une telle masse de dettes à payer tout à coup, qu'il devint impossible à la plupart d'y suffire. On vit dans un seul tribunal une cinquantaine de saisies de fonds demandées le même jour pour défaut de paiement de droits féodaux; une commune peu considérable fut attaquée en droit, pour le paiement de ses censes retardées, dont une seule année montait au moins à cinq ou six cents louis. Ajoutez à ces motifs d'exaspération, le mécontentement des représentants du Pays de Vaud qui avaient la confiance du peuple1...» En effet : Muret, Secrétan, J.-J. Cart, Bourgeois, Lafléchère, étaient exclus des Conseils Helvétiques; les tribunaux où siégeaient Pidou, Potterat, Agassis, Duchat, Claude Mandrot, Soulier, Dentan, Jan de Chatillens, et d'autres, étaient cassés; les sous-préfets patriotes, comme Bergier de Jouxtems, Vionnet d'Aubonne, Correvon de Martines à Yverdon, étaient destitués; l'inspecteur des milices, Muret-Grivel, était revoqué. D'un autre côté, le Préfet Cantonal était entouré de partisans déclarés de la réunion à Berne; une garde à cheval, composée d'anciens dragons et de Cavaliers-d'Hommage, commandés par le gendre du Préfet, se posaient comme les défenseurs de ce premier magistrat de la République révolutionnaire dans le Léman, tandis que leurs couleurs et leurs uniformes disaient l'esprit qui les animait. Les milices n'étaient réunies, ni dans les exercises, ni dans les revues, afin de les soustraire aux officiers que la révolution avait placés à leur tête; ces milices étaient désorganisées, et remplacées dans le Pays de Vaud par des troupes soldées, et par des troupes étrangères. Enfin, tout indiquait qu'en toutes choses le parti contre-révolutionnaire avait l'appui du gouvernement.
Les patriotes du Pays de Vaud, ceux de l'Argovie, de l'Emmenthal et de Fribourg, ceux des campagnes de Bâle et de Zurich, avisèrent alors aux moyens de combattre le fédéralisme qui menaçait d'une ruine prochaine l'oeuvre de la révolution de 1798. Plusieurs moyens furent proposés; enfin, dans une réunion des délégués des campagnes de l'Argovie, de l'Emmenthal et de Fribourg, qui eut lieu à Payerne, en janvier 1802, et dans laquelle Potterat d'Orny, et Duchat de Cossonay, représentaient les patriotes de Vaud, il était décidé qu'une insurrection générale aurait lieu au printemps. Au signal convenu, cette insurrection devait diriger ses forces sur Berne, culbuter le gouvernement de Réding, et le remplacer par des hommes de la révolution. Pour préparer les esprits à ce coup de main, des émissaires parcouraient les campagnes de Vaud. Ils représentaient aux paysans que leurs ennemis naturels étaient les ci-devant seigneurs, possesseurs de titres féodaux, et que jamais les paysans ne pourraient se libérer aussi longtemps que ces titres existeraient. Les paysans accueillaient avec empressement les moyens qu'on leur présentait de se libérer, et bientôt ils formaient une association secrète, dont l'existence fut manifestée par une attaque nocturne sur le château de La Sarra.
Dans la nuit du 19 au 20 février, une bande d'hommes armés se présente devant ce château alors inhabité; elle en force les portes, pénètre dans la salle des archives, elle enlève les titres et les documents, les brûle ou les jette dans la Venoge, et se disperse avant le jour. Aussitôt on dirigea des troupes sur le district de Cossonay; les citoyens de La Sarra promirent cinquante louis de récompense à celui qui découvrirait les auteurs de cet acte; le gouvernement et la famille de Gingins promirent chacun la même somme; une enquête fut ordonnée. Mais tout resta caché sous un voile que personne n'osa soulever.
Dans la nuit du 17 au 18 mars, même attentat au château de Bière, appartenant à Mr Necker; les archives sont brûlées, ainsi que les titres déposés dans le greffe de cette commune; la municipalité de Bière promet vingt-cinq louis au dénonciateur. Mais même secret qu'à La Sarra.
A la fin de mars, le gouvernement helvétique apprenait que, dans les districts de Cossonay, Orbe, Grandson et à La Vallée, des complots étaient organisés pour brûler les châteaux, pillet et détruire les archives où les titres féodaux étaient conservés, sans épargner celles de Lausanne, et pour s'emparer même des personnes des anciens seigneurs et du préfet national. Le gouvernement dirigea de nouvelles troupes sur le Léman. Mais bientôt après, ces troupes furent rappelées à Berne, où le parti unitaire se préparait à renverser Réding et les fédéralistes. Le rappel de ces troupes, la chute de Réding, le 17 avril, le retour aux affaires du parti révolutionnaire, donnèrent une nouvelle audace aux campagnards, dont l'organisation ne fut désormais plus un secret. Les Bourla-Papey se levèrent en armes et marchèrent sur Lausanne.
Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, une colonne de paysans armés s'organisait dans les villages du district de Cossonay, se dirigeait sur Lausanne, et par des recrues qu'elle faisait en route, devenait forte de cinq à six cents hommes. «Partout où passaient les paysans, dit le Nouvelliste du 4 mai, ils faisaient retentir les cris : Vivent les paysans! Paix au hommes, mort aux papiers!» Cependant, comme leurs instructions portaient qu'ils devaient partir de chez eux le 1er mai à minuit, pour se trouver avant la pointe du jour à Prilly, où ils seraient joints par des chefs, et qu'ils entreraient à Lausanne en même temps que les colonnes de la Côte, de Morges et d'Oron, il en résulta un malentendu. En effet, ces colonnes, trompées par cette expression, le 1er mai à minuit, ne s'étaient mises en mouvement que dans la nuit du 1er au 2d mai. Se croyant abandonnée par les gens de la Côte et d'Oron, la colonne de Cossonay se dispersa, et, avant midi, tout était calme à Lausanne.
Aussitôt que le Préfet eut été informé de l'approche des paysans, il fit convoquer la milice de Lausanne; mais personne ne se rendit à cet appel; les sympathies populaires étaient pour les paysans; le milicien disait : Allez, messieurs les seigneurs! allez défendre vos parchemins; nous autres roturiers, nous nous n'en avons point!
Le Conseil Exécutif, à la nouvelle de cette tentative, dirige une compagnie d'infanterie helvétique sur Lausanne, et prie le général Montrichard de mettre la troupe française à la disposition du préfet Polier. En attendant ces renforts, le corps des volontaires à cheval, organisé et commandé par le citoyen Constant d'Hermanches, faisait des reconnaissances dans les environs de Lausanne, toujours menacée par les paysans. Dans la nuit du 4 au 5 mai, un parti de paysans rencontre près du Bois de Vaud une patrouille de volontaires, fait feu, blesse le cheval du commandant Constant, et lui envoie une balle dans son manteau. Pendant la même nuit les mêmes scènes se passaient à Lonay, près de Morges.
Cependant, les paysans s'organisaient en compagnies, désignées par des noms de communes, et formaient un corps principal de quinze à dix-huit cents hommes, commandés par ce même Reymond que nous avons vu être distitué de sa place de juge, et condamné à trois ans de prison pour délit de presse. Reymond, amnistié en 1800, et nommé capitaine dans une demi-brigade helvétique, recrutait à Lausanne, lorsque le mouvement des paysans commença, et était choisi comme chef avoué de l'insurrection. Reymond, campé à Rionbosson près de Morges, menaçait à la fois Lausanne et Morges, tandis que des détachements de paysans armés brûlaient les archives des châteaux de l'Isle, Mollens, Vullierens, Pampigny, Sévery et Cottens. A la nouvelle de ces nouveaux excès, le gouvernement helvétique faisait partir de Berne trois compagnies d'infanterie, une compagnie de hussards helvétiques, trente artilleurs; il nommait le sénateur Kuhn, commissaire dans le Canton du Léman, avec les pouvoirs les plus étendus, et lui donnait le commandement sur toutes les autorités civiles et militaires; le général Montrichard appuyait le gouvernement en chargeant le commandant français à Lausanne, de seconder le commissaire helvétique; des proclamations menaçantes annonçaient ces mesures, et sommaient, mais en vain, les paysans de se disperser.
Le 6 mai, une troupe de six cents hommes, venant de la contrée d'Oron, de la Broie et du Jorat, traversait le bois de Sauvabelin, et allait rejoindre le gros de l'armée des insurgés, toujours campée à Rionbosson. Le 7, Reymond entre à Morges avec deux mille hommes, somme le château de se rendre et de livrer son artillerie. Mais le commandant français répond qu'il était prêt à défendre son poste. Le sous-préfet de Morges, moins décidé, traite avec Reymond, qui consent à quitter la ville si on lui livre les titres féodaux. Le sous-préfet y consent; les titres sont brûlés, et les paysans se retirent, en annonçant que le lendemain Lausanne aurait son tour.
Tandis que ces scènes se passaient à Morges, le sénateur Kuhn arrivait à Lausanne, et appelait auprès de lui son ancien collègue, l'ex-sénateur Jules Muret. Il l'invite à user de sa popularité pour engager les insurgés à rentrer dans le devoir. Mais Muret ne veut y consentir qu'autant que le gouvernement proclamerait l'abolition complète des droits féodaux, et d'une amnistie entière. Kuhn refuse ces propositions, et met Lausanne en état de siège. Le 8 au matin, Cart, qui, ainsi que Muret, ne faisait plus partie du gouvernement helvétique depuis la révolution du mois d'août 1801, se présente chez Kuhn comme parlementaire des insurgés; Kuhn refuse d'entendre Cart, et, informé de la marche des paysans sur Lausanne, il fait battre la générale.... Quinze hommes se présentent!...
«A huit heures et demie, dit le Nouvelle Vaudois, on voit les insurgés entrer en ville au nombre de quinze cents, par les portes de St Laurent et de Chauerau. Ils passent sans s'arrêter devant les postes français, en leur criant : Nous sommes vos amis! Ils suivent les rues Grand St Jean et St François, et se dirigent sur la rue de Bourg. Arrivés près du Lion d'Or, le commandant français, Veilande, leur barre le passage avec un faible détachement et deux compagnies helvétiques qui arrivaient de Berne; il demande à Reymond quelles sont ses intentions. Celui-ci réplique : Nous voulons les archives, l'abolition des droits féodaux, ou la réunion à la France. Après quelques pourparlers, Veilande déclare à Reymond qu'avant tout, sa troupe doit sortir de la ville. Reymond y consent, et prend position sur la place de Monthenon.
Kuhn, accompagné du commandant Veilande, se rend sur Monthenon, et traite avec Reymond, qui insiste sur la remise des archives et une entière amnistie. Kuhn observe qu'il n'a point de pouvoirs pour traiter sur ces bases, mais qu'il se rendra à Berne pour solliciter l'amnistie, et qu'en attendant, il accordait aux paysans une suspension d'armes de trois jours. Les chefs des insurgés acceptent ces propositions. On leur accorde des vivres, et ils vont camper avec leur troupes sur les plaines de St Sulpice; Kuhn part en toute hâte pour Berne.
Le lendemain, dimanche 9 mai, le camp des insurgés à St Sulpice, le Camp des Gamaches2, ainsi qu'on le désignait, était un lieu de réjouissances, où l'on se rendit en foule, de Lausanne, de Morges, et de tous les villages voisins. Cependant, cette suspension d'armes n'arrêtait point les insurgés. Des attroupements, formés à Grandson et à Orbe, marchaient sur Yverdon, se faisaient remettre les archives par le receveur national Vulliemin, en menaçant de pillage et d'incendie. Les titres de l'hôpital n'étaient pas même épargnés; tout fut brûlé. Les mêmes dévastations avaient lieu à Grandson, et dans les châteaux de Champvent, de Chamblon et de Mathod.
Le 10 mai, Kuhn revenait de Berne, où le gouvernement, non-seulement avait refusé l'amnistie, mais ordonné de réduire les insurgés par la force. Le commandant français, se conformant à ces ordres, se mettait immédiatement en marche avec cinq à six cents hommes; les sénateurs Kuhn et Pellis le suivaient. Arrivés au camp de St Sulpice, Kuhn et Pellis trouvent trois mille paysans sous les armes, résolus à se défendre. L'emploi de la force était impossible, ils traitent avec les insurgés; ceux-ci se retirent de l'autre côté de la Venoge, et les troupes françaises et helvétiques rentrent à Lausanne. Le même jour, le général Amey, envoyé par Montrichard, arrivait à Lausanne, et, comme ses instructions ne lui permettaient probablement pas d'employer la force des armes, il invitait Reymond à une conférence, en lui envoyant un sauf-conduit et une escorte. Reymond, accompagné de plusieurs délégués des communes insurgées, se rend pendant la nuit à Lausanne, où il traite avec Kuhn et le général français. Le lendemain, les insurgés quittent leur camp et retournent chez eux, emportant l'assurance qu'ils y seraient tranquilles, qu'on ne réclamerait plus de droits féodaux, et qu'il n'y aurait point de procédures instruites contre l'insurrection et ses chefs.
Kuhn, de retour à Berne, fit un rapport portant en substance :
Un parti nombreux d'anarchistes existe dans le Canton de Vaud, qui se révolteront contre tout gouvernement qui ne serait pas pris au milieu d'eux. La perception des dîmes et des censes n'est qu'un prétexte; cependant, il faut reconnaître que la dureté avec laquelle on l'exerçait favorise la cause des rebelles. Ainsi : tandis que l'Etat n'avait fait rentrer que les deux tiers de l'arriéré, plusieurs ci-devant seigneurs exigeaient le dernier tiers au moyen de poursuites judiciaires.
L'insuffisance des mesures prises au commencement de l'insurrection avait enhardi les rebelles au point qu'ils avaient pensé à marcher sur Berne pour renverser le gouvernement. Ils s'étaient partagés en quatre corps : celui de Reymond, qui, de mille à onze cents hommes, s'était élevé à quatre ou cinq mille; ceux de Nyon, d'Yverdon et d'Oron, chacun ayant un payeur, et étant en rapport avec les communes, ensorte qu'au premier signal ils auraient pu être doublés. Le voeu exprimé çà et là d'une réunion à la France a seul empêché Vevey et la contrée de Lavaux de se joindre à eux.
Le Commissaire Helvétique n'avait eu à opposer à cette insurrection que treize cents hommes, dont il avait dû laisser quatre cents pour la garde de Lausanne, et deux cents pour celle de Morges, et envoyer le reste à Estavayer, où les mêmes mouvements insurrectionnels s'étaient manifestés. Le général français Amey, qui avait pour instruction d'employer les voies de douceur, avait exposé loyalement aux chefs de la révolte la comparaison du sort actuel du Pays de Vaud avec celui qui l'attendait en cas de réunion à la France, et les avait engagés à se soumettre. Quant à lui, Commissaire Helvétique, il leur avait promis seulement de demander qu'on ne fit pas de procès.
Comme cet état de choses permettait de faire des enquêtes contre les vrais coupables, de prendre des mesures de sûreté, et de rendre les communes responsables, lui, Commissaire, avait déterminé cette responsabilité par un arrêté, et chargé le préfet Polier, et son suppléant Clavel de Brenles, de commencer les poursuites. Mais comme le comité directeur se composait d'hommes connus, il importait avant tout de chercher à leur enlever la confiance du peuple. Quant à Reymond, il n'avait point été dans le secret du soulèvement, et on ne l'avait prévenu que deux jours d'avance qu'il aurait le commandement; il en était de même pour le jeune Marcel, son adjudant.
Quant à la dispersion des révoltés, elle était assurée par la répartition des troupes chargées de rétablir l'ordre. Un bataillon était à Nyon, un à Morges, des détachements à La Sarra, Yverdon, Cossonay et Estavayer.
Kuhn appelé à remplir une des premières places dans le gouvernement helvétique, était remplacé dans le Canton de Vaud par Lanther, ex-ministre de la guerre, auquel on donnait May de Schadau pour adjoint. Lanther, arrivé à Lausanne, trouvant beaucoup d'agitation dans les districts, théâtre de l'insurrection, voulut les comprimer par la force. Il les fit occuper par des troupes helvétiques et françaises, et imposa une contribution de soixante mille francs sur cent trent-deux communes, qui, de notoriété publique, avaient pris une part active dans l'affaire des Bourla-Papey. Comme les tribunaux du Canton refusaient de procéder contre les chefs des insurgés, Lanther installait à Lausanne un tribunal, mi-parti civil et militaire, qui devait procéder suivant le code pénal militaire, et donna l'ordre aux sous-préfets d'instruire contre les prévenus.
Plus de deux cents personnes impliquées quittèrent le Canton de Vaud, et se réfugièrent dans le Pays de Gex, à Genève ou en Savoie. Déjà Reymond et Marcel étaient depuis quelques temps à Thonon. Cependant, la plupart des prévenus répondaient aux citations que leur adressaient les sous-préfets. Mais dans le district d'Yverdon, trois d'entr'eux, qui avaient refusé de répondre, furent saisis, le 11 juin, et envoyés en prison. «Aussitôt, dit le Nouvelliste, on remarqua des mouvements dans les villages de Cuarny, d'Yvonand, de Rovray, et dans d'autres communes voisines. Pendant la journée du 12, on s'attendit à une attaque; à onze heures du soir, un détachement français, ayant poussé une reconnaissance au lieu dit les Quatre-Maronniers, rencontre une troupe qui, au qui-vive, répond par des coups de feu. Une fusillade s'engage; plusieurs paysans sont blessés, d'autres faits prisonniers; le reste prend la fuite. Pendant cette rencontre, la général battait à Yverdon; mais douze hommes seulement y répondirent. Lanther et le général français Seras se rendent en hâte à Yverdon avec quelques compagnies; ils procèdent au désarmement des villages et à des arrestations, et envoient à Lausanne cinquante-sept prisonniers.»
Cependant, le tribunal spécial procédait avec vigueur. Reymond, Marcel, Claude Mandrot, ex-président du Tribunal de Morges, et Henri Dautan, suppléant du Tribunal du Canton, tous fugitifs, étaient condamnés à mort; Henri Potterat, convaincu d'avoir eu le commandement de la troupe qui spolia les archives de La Sarra, d'Eclépens et d'Orny, était condamné à six ans de réclusion; Jean Isaac, d'Etagnières, à quinze ans de fer, pour avoir commandé la troupe qui spolia les archives cantonales à Echallens, et celles du citoyen sénateur Saussure de Boussens; une détention plus ou moins longue était prononcée contre Jean-Isaac Reymond de La Sarra, Monnier d'Eclépens, Pache d'Oron, George de Palézieux, et George, commandant d'arrondissement à Vuibroye etc. etc. Mais soudain, le tribunal spécial est remercié; le commissaire helvétique est rappelé; le préfet national Polier est remplacé par l'un des chefs de la révolution du Pays de Vaud : par Henri Monod, destitué peu de semaines auparavant... Le gouvernement helvétique, tout-à-coup livré à ses propres forces par la retraite des troupes françaises, abandonné par la plupart des Cantons, ne voyait désormais pour appui que la population révolutionnaire du Canton de Vaud : pour défenseurs, que les soldats de l'armée des Bourla-Papey.
1Monod, Mémoires, I, 204.
2Les gamaches étaient de larges guêtres de toile, fixées au genou, que le paysan portait dans ses travaux.