Retraite des troupes françaises. — Les Petits Cantons rétablissent leurs anciens gouvernements. — Comités insurrecteurs à Berne, Zurich, Soleure, etc. — Faiblesse du gouvernement helvétique; son armée réduite à trois mille hommes. — Il s'appuie sur les patriotes du Canton de Vaud. — H. Monod remplace le préfet Polier. — Amnistie des condamnés politiques dans le Canton de Vaud. — Vaud envoie des troupes dans la Suisse allemande. — Chasseurs-carabiniers vaudois attaqués sur le Rengg. — Zurich se déclare contre le gouvernement helvétique. — Cette ville est bombardée. — Insurrection générale. — Diète de Schwyz. — Berne cernée par les insurgés. — Convention avec les insurgés. — Armistice. — Le gouvernement helvétique se retire à Lausanne. — Les débris de l'armée helvétique se retirent à Fribourg et à Morat. — Abolition des droits féodaux. — Monod revêtu de pleins-pouvoirs; ses mesures énergiques. — Rupture de l'armistice. — Les Helvétiques et les Vaudois repoussent les confédérés à Fribourg et à Salavaux, et poussent leur avant-postes à Guminen. — Comité insurrecteur à Lausanne; ses projets. — Arrestation du colonel de Rovéréa. — Affaire d'Orbe. — Combat de Faoug. — Déroute des troupes helvétiques. — Rapp arrive à Lausanne. — Le Premier Consul annonce sa médiation. — Armistice. — La garnison de Fribourg capitule. — La Diète de Schwyz refuse de se dissoudre. — Une armé française entre en Suisse. — La Diète proteste et se sépare.
La Constitution du 25 mai 1802, connue sous le nom de Constitution des Notables, n'avait satisfait aucun des partis qui divisaient la Suisse. Acceptée par une vote mensonger, mais rejectée, de fait, par la majorité des votants, elle avait contre elle tous ceux qui, sous le masque du fédéralisme, et sous le prétexte de reconstituer la souveraineté cantonale, voulaient rétablir les anciennes aristocraties; elle avait contre elle les populations qui imputaient aux institutions unitaires tous les maux dont la guerre les avait accablés pendant quatre ans. Aussi, lorsque le Premier Consul, se conformant au traité de Lunéville avec l'Autriche, et à celui d'Amiens avec l'Angleterre, ordonna à ses troupes de quitter la Suisse, les Petits Cantons prirent les armes. Dès le 6 juillet, ils avaient déclaré qu'ils ne reconnaîtraient jamais une Constitution qui les soumettrait aux lois odieuses d'une gouvernement unitaire. Le Sénat helvétique délégua le préfet de Lucerne pour traiter avec eux; mais sous les yeux même de ce commissaire, le 1er août, la landsgemeinde de Schwyz rétablit ses anciens Conseils, et plaça à leur tête Aloïs Réding. La même chose eut lieu dans l'Unterwald et à Uri. De son côté, le patriciat bernois ne perdait pas son temps. Une société secrète, formée par Aloïs Réding et par Rudolphe d'Erlach, avait étendu depuis plus d'un an ses ramifications sur toute la Suisse; ses émissaires préparaient les campagnes au retour de l'ancien régime, et ses chefs assemblés, tantôt aux bains de Schintznach, tantôt à Gersau, y combinaient l'ensemble de leurs opérations. Un comité central établi à Berne, correspondait ouvertement avec des clubs établis à Zurich, Soleure et Thoune; celui-ci communiquait directement par le Brunig avec les Petits Cantons. «Le traité de Lunéville nous laisse de choix de nos institutions, il nous est donc permis de renverser celles qu'on nous a imposées,» disaient-ils, pour justifier ces menées qu'il ne prenaient plus la peine de cacher. Dans les Grisons, les Salis ne déployaient pas moins d'activité, et partout l'orage s'annoncelait sur un gouvernement qui, loin d'être oppresseur, semblait sans énergie et sans dignité1.
Pour conjurer cet orage, il ne restait d'autre moyen au gouvernement helvétique que l'appui de la France et le secours des révolutionnaires. Il demanda, mais en vain, que le Premier Consul manifestât par une déclaration formelle le prix qu'il attachait au maintien de l'ordre établi, et qu'il mit à sa disposition les demi-brigades helvétiques, alors au service de France. Comme le Gouvernement n'avait à sa disposition que deux mille hommes de milices et trois bataillons soldés, dispersés dans vingt postes éloignés, et dont plusieurs chefs eux-mêmes étaient suspects, des hommes énergiques dans le Sénat proposèrent de faire un appel aux milices du Canton de Vaud, à celles des campagnes de Bâle, de Zurich, de Thurgovie et de Fribourg, de promettre aux campagnes de ces Cantons l'abolition des droits féodaux, et de leur donner des garanties contre les villes anciennement souveraines. Mais cette mesure répugnait au pusillanime Dolder, à Rengger et à d'autres sénateurs à principes, habitués à confondre la faiblesse avec la modération. Ceux-ci opposaient à ce moyen extrême le pitoyable état des finances, qui ne permettait pas de soudoyer des forces considérables, sur le simple soupçon d'une insurrection. Toutefois, le gouvernement, qui sentait que le concours du parti révolutionnaire dans le Canton de Vaud lui était nécessaire, remplaça le préfet Polier par Monod, destitué lui-même peu de mois auparavant de toutes ses fonctions administratives. Polier, agent du pouvoir exécutif, avait dû sévir contre les auteurs de l'Adresse anarchique, contre les communes qui refusaient le paiement de l'impôt et des cens, enfin, contre les chefs de l'insurrection des paysans. Aussi, son éloignement des affaires devint une nécessité. Il rentra dans la vie privée avec l'estime et le respect, même de ses ennemis politique les plus prononcés.
Les Mémoires de Monod nous apprennent quelles furent les conditions qu'il mit à sa nomination :
«Débuter dans l'exercise de la première magistrature de mon pays par coopérer à des actes de sévérité excessive, ce serait m'enlever d'entrée la popularité et la confiance dont je pouvais y jouir, ce serait de plus exiger un dévouement que je ne pouvais avoir. Mais si l'on accordait une amnistie à tous ceux qui n'avait pas été ostensiblement les chefs armés de l'insurrection; je me déclarerais prêt à employer ce que j'avais de moyens et de force pour répondre à la confiance qu'on me témoignait.»
Ces conditions furent acceptées. Claude Mandrot et Henri Dautun, condamnés à mort, furent amnistiés, ainsi que Potterat d'Orny, condamné aux fers; les procédures du tribunal spécial furent interrompues, et ce tribunal cessa ses fonctions. Reymond et Marcel, qui n'avaient aucune influence réelle, furent seuls exceptés de l'amnistie.
La nomination de Monod, l'annonce de l'amnistie, firent un bon effet dans les campagnes. Aussi, lorsque le gouvernement, menacé par l'insurrection des Petits Cantons, demanda des secours au Canton de Vaud, les districts naguère insurgés s'empressèrent de lever leurs contingents. Les troupes helvétiques qui occupaient le Canton de Vaud pour appuyer les mesures du tribunal spécial, furent rappelées à Berne, où les bataillons vaudois les suivirent bientôt. Ces secours étaient urgents, car les Petits Cantons avaient pris les armes et occupaient leur frontières. Le général Andermatt, chargé par le gouvernement helvétique de les réduire par la force, annonçait de Lucerne, où il avait établi son quartier-général, qu'il était hors d'état de prendre l'offensive avec le peu de forces dont il disposait. Aussitôt le Conseil Exécutif dépêcha à Lucerne trois compagnies de chasseurs vaudois et cinq du bataillon Clavel de la Légion Helvétique, les Rablais, comme on les appelait. Une compagnie de grenadiers vaudois alla aussi renforcer sur le Brunig deux compagnies dans les campagnes de Berne et de Fribourg pour relever les Vaudois à Berne et dans l'Oberland.
Les troupes helvétiques et celles des Petits Cantons étaient bientôt en présence sur la frontière de Lucerne et d'Unterwald. Cependant, rien ne faisait présumer le commencement des hostilités. Aussi, dans la nuit du 27 au 28 août, le capitaine des carabiniers d'Aigle, Morier, qui occupait le passage du Rengg, en avant du mont Pilate, crut pouvoir retirer ses avant-postes qui, placés sur la montagne, et sans abri, souffraient du mauvais temps. Les gens d'Unterwald s'en aperçurent, et, au nombre de quatre cent cinquante hommes, attaquèrent à l'improviste la troupe helvétique sur le Rengg. Cette troupe, consistant en deux compagnies, se défendit bien, quoique surprise, et ne se retira qu'après avoir perdu son chef, le capitaine Morier, son lieutenant, sept autres morts, et vingt-deux blessés.
L'affaire du Rengg devint le signal de la guerre civile. Il retentit d'abord à Zurich, que les troupes helvétiques venaient de quitter pour se concentrer à Lucerne. La compagnie soldée jadis par la ville souveraine était restée en activité sous les ordres du préfet; mais pendant l'absence de ce magistrat, la municipalité de Zurich s'arrogea le commandement de cette petite troupe. Le Conseil Exécutif désapprouva cet acte, et dirigea un détachement sur Zurich. La municipalité protest contre cette mesure, ferma ses portes aux soldats helvétiques, appela à son secours tous les bourgeois de la ville partisans de ses privilèges, et fit entrer dans ses murs les milices du district de Regensberg, le seul de ce Canton attaché à l'ancien régime. Au premier avis de cette résistance, Andermatt renvoya à Zurich quelques compagnies; elle cherchèrent à y entrer par surprise, mais elles trouvèrent les ponts levés.
Un tel acte d'autorité demandait une promte répression, ou il ne restait plus au gouvernement helvétique qu'à se dissoudre. Andermatt reçut l'ordre de soumettre Zurich : il venait de sommer la veille les Petits Cantons de mettre bas les armes; et dans l'impossibilité de remplir à la fois cette double mission, il ne trouva d'autre moyen de sortir d'embarras qu'en signant, le 8 septembre, un armistice avec les Petits Cantons, acte qui dévoilait toute sa faiblesse. Il dirigea ensuite ses deux bataillons avec six pièces de canon de Lucerne sur Zurich, dont on lui refusa l'entrée. Cependant, des commissaires helvétiques étaient chargés de ramener Zurich par les voies de la persuasion, et autorisés à lever les milices des campagnes, toutes dévouées au nouvel ordre de choses. Mais Zurich persistant dans sa résistance, Andermatt lançait le 13 quelques obus dans cette ville. Déjà les milices des bords du lac accouraient, et des scènes sanglantes se préparaient de part et d'autre, lorsque le commissaire helvétique signa, le 15, avec la ville, une convention qui la dispensait de recevoir garnison.
Le gouvernement tombait ainsi d'un précipice dans un autre. Il attendait avec anxiété le secours des demi-brigades helvétiques dont il avait sollicité le renvoi. Mais, observe le général Jomini, le Premier Consul, avant de se décider à un pas qui pouvait l'entraîner à des explications désagréables avec l'Autriche et l'Angleterre, avait voulu s'assurer que les anciennes capitulations avec la monarchie française, donnassent aux Cantons le droit de retirer leurs régiments de France, lorsqu'il s'agissait de leur propre sûreté. Il consentit enfin au renvoi, pourvu qu'on en fit une demande motivé sur cet ancien usage.
Toutes ces formalités avaient exigé un temps que les fédéralistes surent mettre à profit. Ils formèrent le projet de rassembler trois à quatre mille paysans, d'enlever le gouvernement aventuré au milieu d'eux avec une faible garde, et d'arrêter une douzaine de sénateurs du parti unitaire, jusqu'à ce qu'ils eussent le temps d'organiser la Suisse selon leurs vues.
Le réunion des faibles moyens du gouvernement contre les remparts de Zurich, et au pied des montagnes de l'Unterwald, laissait l'intérieur de la Suisse entièrement dégarni et sans défense. Le comité insurrecteur, profitant de cette circonstance, se hâta de frapper un coup décisif. Ses affiliés se répandent dans les districts où ils ont leurs partisans; d'Erlach et May en Argovie, Watteville à Berne et dans l'Oberland, réunissent quelques centaines d'anciens soldats des légions émigrées de Bachmann et de Rovéréa, licenciées depuis la paix. Alors, des proclamations sont lancées, l'insurrection est régularisée, les anciennes milices rétablies, et sommées de marcher à la voix de leur chefs. Ceux-ci eurent le bon esprit de promener leurs colonnes dans le Canton de Berne et d'Argovie, pour entraîner les indécis et en imposer aux autres.
A la nouvelle de l'orage qui le menaçait, le gouvernement avait prescrit à Andermatt de quitter les environs de Zurich pour accourir à Berne. Prévenu par les insurgés, ce général trouva May en position avec huit cents hommes au pont de l'Emmen. Andermatt, avec quinze cents hommes, traita avec May, et chacun continua sa marche sans commettre d'hostilités. Cependant, d'Erlach, renforcé de quelques centaines de Soleurois, poussait son avant-garde sur Berne; Watteville se mettait à la tête de deux mille paysans de l'Oberland, et les Petits Cantons, sous les ordres d'Auf der Mauer, passaient le Brunig2.
Le gouvernement helvétique n'avait à opposer à tous ces ennemis que le seul bataillon Clavel, trop faible pour garnir les remparts de Berne, et comprimer les mécontents de cette ville. Cependant, Gaudard, Clavel et Laharpe, chefs de la faible garnison, voulurent résister; même ils commencèrent le feu, lorsque le gouvernement, engagé par les instances de l'ambassadeur français, Verninac, consentit à traiter. Le projet fut rédigé en présence de Verninac. Lorsqu'on fut d'accord, on proposa de soumettre à un Conseil de guerre; mais le commandant de place, Gaudard, ancien officier au service de France, qu'on fit appeler à cet effet, et qui comprit qu'on voulait jeter la responsabilité sur lui et sur ses malheureux compagnons d'armes, s'emporta et s'écria : «que le Gouvernement pouvait conclure pour son compte le traité qu'il lui plairait, mais que l'honneur des troupes helvétiques leur interdisait de souscrire à la capitulation, et de livrer une place que tout le corps d'officiers jugeait parfaitement défensable.» Cependant, Gaudard, cédant aux pressantes sollicitations de Verninac, signa la convention suivante :
Le commandant de la force armée helvétique à Berne, afin d'éviter une plus grande effusion de sang, et surtout dans l'intention d'épargner la bourgeoisie de la ville, d'une part; et Mr Eman. de Watteville, au nom du Conseil de guerre des troupes qui ont attaqué Berne, d'autre part; sont convenus des articles suivants : Art. 1. Il y aura armistice entre les troupes helvétiques à Berne, et celles qui ont attaqué cette ville, à dater du moment où la présente convention aura été signée. — Art. 2. Vingt-quatre heures après la signature, les troupes helvétiques remettront la place. — Art. 3. Les chefs des troupes armées contre Berne, s'engagent à obtenir des autorités municipales les voitures, chars et chevaux, et toutes les facilités nécessaires pour la sortie du Gouvernement, de ses employés, de leurs familles et propriétés de toute espèce, ainsi que pour le transport de vingt bouches à feu, de la poudre et des munitions convenables pour les servit, enfin des propriétés de toute espèce du Gouvernement. Les archives, papiers et autres effets qui ne pourraient être transportés, seront respectés et demeurent sous la garantie des stipulants. Les militaires malades et blessés, dans les hôpitaux, seront entretenues, soignés et renvoyés à leurs corps. — Art. 4. Les chefs des troupes armées contre Berne, garantissent au Gouvernement libre passage jusques aux frontières des cantons de Vaud et de Fribourg. — Art. 5. Si quelque membre du Gouvernement, ou quelque employé, ne pouvait sortir avec le Gouvernement même, il leur sera donné des passeports pour le suivre en toute liberté. S'ils étaient dans le cas de laisser leurs familles ou leurs propriétés, elles seront respectées. — Art. 6. Les ministres des Puissances étrangères auprès de la république Helvétique, leur suite, leur propriété quelconque, demeurent sous la garantie du droit des gens. Les chefs des troupes armées contre Berne respecteront leur caractère, et dans tous les temps promettent de leur fournir les facilités de se transporter partout où ils jugeront convenable. — Art. 7. Le général Andermatt, les troupes sous ses ordres, et toutes autres troupes helvétiques en détachement, sont comprises dans la présente convention, et pourront rejoindre avec armes, bagages et train d'artillerie, le Gouvernement helvétique sortant de Berne sans être inquiétés. Les vivres, fourrages, chevaux et voitures nécessaires leur seront fournis : à cet effet il sera expédié de suite des courriers au général et aux détachements, pour leur donner connaissance de la présente convention. Ces troupes marcheront par le plus court chemin au dehors de la ville, faisant au moins cinq lieues de pays par jour. — Art. 8. Les autres colonnes armées contre le Gouvernement sont également comprises dans la présente convention. — Art. 9. Jusqu'à ce que la jonction des dits détachements ait été effectuée, les troupes armées contre le Gouvernement helvétiques n'entreront pas sur le territoire des cantons de Vaud et de Fribourg, et il ne pourra être commis d'hostilités de part ni d'autre. — Art. 10. Pour sûreté de la présente convention, il sera donné réciproquement en ôtage deux officiers de grade égal, jusqu'à entière exécution de tous ces articles. — Art. 11. Les articles douteux seront expliqués au besoin par des commissaires de part et d'autre en faveur des assiégés. — Ainsi fait et passé à Berne le 18 septembre 1802, à huit heures du soir.
Le commandant en chef des troupes helvétiques,
Gaudard.
E. De Watteville.
Le 19, les membres du gouvernement partirent pour Lausanne. Le landamann Dolder quitta Berne avec une forte escorte de hussards helvétiques; l'ambassadeur Verninac le suivit. On n'emporta des chancelleries que les objets les plus importants.
En arrivant à Lausanne, le Conseil Exécutif fit publier la lettre suivante, adressée au Préfet du Canton de Vaud :
Citoyen Préfet! Le Gouvernement, menacé dans Berne par une colonne nombreuse d'insurgis postée aux portes de la ville, par d'autres colonnes en marche, et surtout par des conspirations prêtes à éclater au sein de la bourgeoisie même, a arrêté de transférer momentanément son siège à Lausanne. — Il se rend au milieu d'un peuple dont l'amour de la liberté a fait le premier peuple de l'Helvétie. Dans le canton de Vaud, le Gouvernement sent ses peines adoucies, par la certitude de n'avoir autour de lui que de bons conseillers, des amis fidèles et des défenseurs courageux. — Ivre d'un succès éphémère, l'ancienne aristocratie médite d'étendre aussi sur ce canton ses projets d'asservissement. Déjà sans doute les bailliages se tirent au sort, déjà mille vengeances se préparent. Si Berne règne un seul jour, l'injure de cinq ans de liberté sera vengée et le beau Pays de Vaud se voit perdu sans retour. — L'attachement des Vaudois à leur indépendance est, dans la crise actuelle, la plus ferme espérance de la patrie. — Citoyen Préfet, déjà près de deux mille de vos concitoyens se sont réunis aux troupes de ligne Helvétiques. Cet effort est grand, sans doute; mais il en faut de plus grands encore. Plus le canton de Vaud mettra dans ce moment de soldats sous les drapeaux, plus aussi la crise sera courte. — Le Conseil d'exécution vous investit, et par vous vos subdélégués, des pouvoirs les plus étendus pour faire toutes les dispositions exigées par les circonstances et propres à accroître les forces de la République. Le secrétaire d'Etat de la guerre est chargé d'entendre vos propositions dans ce but et de vous faire part de ses vues. Une confiance intime doit régner entre le magistrat, qui est en quelque sorte la pensée et l'âme de son canton, et les organes du Gouvernement. Quant aux mesures de police nécessaires pour réprimer les malveillants, et maintenir partout dans ce canton la paix et l'ordre, le Conseil d'exécution vous en remet absolument le soin et veut qu'aux pouvoirs de Préfet national, vous réunissiez encore ceux d'un ministre de police. — Donnez, citoyen Préfet, donnez en notre nom au peuple du Pays de Vaud les justes éloges que sa conduite, dans ces derniers temps, mérite; dites-lui que ses vertus patriotiques sont la principale colonne de l'ordre constitutionnel; dites-lui qu'en l'appelant à secourir la patrie en danger, le Gouvernement a l'espérance de triompher bientôt de ses ennemis; dites-lui enfin que la République, soutenue par lui, sera juste et reconnaissante.
On répandit en même temps dans le Canton de Vaud la proclamation suivante, datée de Berne, le 18 septembre :
Berne vient d'être rendue à son légitime souverain; les habitants de son territoire allemand se sont empressés à coopérer à cet acte de justice; ils vont jouir de rechef du bonheur qui, pendant des siècles, fut le fruit d'un gouvernement sage, dont vous fîtes vous-mêmes l'expérience. Il ne reste plus que le Pays de Vaud; sera-t-il encore sourd à la voix de Dieu et à ses vrais intérêts? Non! les événements passés l'auront suffisamment instruit que les énergumènes qui l'égarèrent n'avaient que l'ambition pour motif, et que le bien de la patrie ne fut jamais qu'un vain mot dans leurs bouches sacrilèges. — Le gouvernement sacrilège se retire à Lausanne, d'où il empêchera l'émission de votre voeu de réunion à Berne; il va vous mettre tous sous les armes; mais avec quoi vous paiera-t-il? Avec quoi pourvoira-t-il à votre entretien si vous êtes estropiés? Comment nourrira-t-il vos familles si vous êtes tués, et comment vous dédommagera-t-il de l'abandon de vos charrues dans l'état de pauvreté où les intempéries des saisons ont plongé ce pays?... Ce sera avec des impôts puisés dans vos bourses! Car il ne lui rest pas plus de trésor que de considération. — Comment pourrait-il se soutenir? la Suisse entière est levée contre lui, à cause des fléaux qu'il y a attirés en allumant la guerre civile. Mes chers compatriotes, gardez-vous de ses séductions, et ne craignez pas ses menaces; le règne de l'usurpation a cessé! Dieu va rendre à chacun selon ses oeuvres. — Ne vous épouvantez pas de l'annonce que l'on vous fait de l'arrivée des Français, cette annonce est fausse. Bonaparte est trop grand, il est trop sage, pour vouloir démentir le voeu d'un peuple entier. S'il eût désapprouvé ce qui se passe en Suisse, n'eût-il pas marqué hautement sa désapprobation aux Petits Cantons et à Zurich?
Le passé est pardonné! Venez à vos pères légitimes, ils vous tendent les bras!
[The irony of almost every phrase in this proclamation, in light of centuries of domination and exploitation of the Pays de Vaud by Their Excellencies of Bern, could hardly have gone unnoticed by the citizens of Lausanne. Equally startling is the fact that the newly-restored aristocracy in Bern may actually have believed these statements!]
Le gouvernement helvétique, dans le but de se rattacher les paysans du Canton de Vaud, prononçait, aussitôt après son arrivée à Lausanne, l'abolition des droits féodaux; il attribuait à Monod les pouvoirs les plus étendus, et mettait le Canton de Fribourg et la partie nord du Canton de Vaud sous le régime militaire. Monod, par ses proclamations et par ses mesures énergiques, en imposa aux ennemis du gouvernement helvétique. Il fit un appel aux milices, et parvint à mettre quelques bataillons sur pied. Mais ces bataillons se trouvèrent entièrement désorganisés par l'abandon dans lequel le gouvernement avait laissé notre état militaire :
«Au milieu de la guerre qui environnait l'Helvétie, dit Monod, tout ce qui tenait au militaire y avait été tellement négligé, qu'il y règnait la plus grande confusion; des compagnies se trouvaient sans officiers, d'autres étaient réduites à quelques hommes. Aussi, les corps furent très-incomplets, les officiers se trouvaient la plupart étrangers à leurs soldats qui l'étaient le plus souvents les uns aux autres. Néanmoins, la meilleure volonté se manifesta, l'on vit partir des jeunes gens qui pouvaient s'en dispenser, et des femmes promettre à leurs maris de se charger du soin des vendanges, en les pressant de marcher3.»
Cependant, Andrematt, protégé par la convention de Berne, se retirait sur le Canton de Vaud avec dix-huit cents hommes de la troupe helvétique qui avait assisté à l'affaire de Zurich; mais, pendant sa marche, la désertion affaiblissait ses rangs; la plupart des soldats de la Suisse allemande passaient aux insurgés. Clavel, avec quelques débris de la garnison de Berne, occupait Fribourg, où le bataillon Bourgeois, de Vaud, le rejoignait bientôt. Quant à la garnison de Lucerne, consistant en six compagnies de ligne et trois de milices vaudoises, elle se retirait suivant la convention, lorsqu'elle fut cernée par cinq bataillons confédérés. Après un essai de résistance du capitaine Moret, commandant les Vaudois, les troupes helvétiques durent mettre bas les armes; la plupart des soldats de la ligne s'engagèrent dans l'armée des confédérés; les miliciens vaudois, désarmés, eurent l'autorisation de retourner chez eux, sous promesse de ne par reprendre les armes. Quant à Andermatt, il était complètement démoralisé. Il aurait dû s'arrêter avec son monde sur la frontière de Vaud et de Fribourg, et à la faveur de la convention signée à Berne par Gaudard et Watteville, réorganiser l'armée helvétique pendant l'armistice, qui n'expirait que le 26 au matin. Il n'en fit rien. Aussi, lorsque, le 22, les sénateurs Rengger et Schmidt, venant de Lausanne avec les pleins-pouvoirs du gouvernement helvétique, arrivèrent à Moudon, ils y rencontrèrent l'état-major de la garnison de Berne; à Lucens, le parc d'artillerie; et sur la route, jusqu'à Payerne, des officiers et des soldats marchant à la débandade. Andrematt, resté à Payerne avec quelques cents hommes, était lui-même disposé à continuer la retraite, et n'avait de plan, ni pour prendre l'offensive, ni même pour se mettre sur la défensive. Le Gouvernement, craignant qu'à Fribourg, où commandait Clavel de Brenles, les instances des habitants ne décidassent cet officier à retirer, il lui dépêcha le chef d'état-major, Jayet, pour l'engager à tenir ferme.
La présence de Rengger et du ministre de la guerre, Schmidt, au quartier-général de Payerne, rendait cependant quelque confiance à ces débris qui constituaient l'armée helvétique. Pendant les journées des 23, 24 et 25 octobre, on chercha à la réorganiser et à la répartir sur la ligne de la Sarine, depuis Fribourg au pont de Sugy.
Cependant, ni ces mesures, ni les proclamations énergiques de Monod ne purent ramener la confiance dans le Canton de Vaud.
«En effet, avoue Monod, la loi qui ordonnait l'abolition des droits féodaux avait peu d'influence sur le peuple. Les Bernois avaient profité de toutes les relations qu'ils avaient dans le pays; plusieurs d'entr'eux étaient restés dans leurs campagnes, d'autres y étaient revenus; promesses, menaces, tout avait été employé pour gagner ou effrayer. Les partisans qu'ils avaient sur plusieurs points et dans les différentes classes, avaient facilité leurs menées au point de rendre vains le peu de moyens qu'avait le Gouvernement pour les éventer, ou s'y opposer efficacement. Le peuple voyait le Gouvernement helvétique en fuite, ses ennemis lui parler en maîtres, la France garder le silence! Comment douter des bruits que les Bernois faisaient répandre? Ainsi, on prétendait que la loi sur les fiefs était un leurre comme les précédents lois sur cet objet; qu'elle serait révoquée, si le Gouvernement helvétique reprenait son pouvoir; qu'elle ne le serait pas moins, si l'ancien ordre de choses se rétablissait, et le peuple le crut. On répandait partout le bruit que l'Allemagne, l'Angleterre, la Russie même, s'étaient prononcées en faveur des anciens gouvernants; que la France se voyait obligée par là de laisser faire la contre-révolution, et le peuple le crut. On disait aux partisans de la réunion à Berne que leur attachement à l'aristocratie leur procurerait en récompense la bourgeoisie de Berne, et la domination sur leur pays, sujet de cette bourgeoisie... et ils le crurent. On faisait à tous un monstre de l'idée d'avoir à lutter contre toute la Suisse; et les amis les plus zélés du nouvel ordre de choses ne laissaient pas que d'être ébranlés par cette dernière considération4.»
Tandis qu'à Lausanne le Gouvernement helvétique était entouré de circonstances les plus défavorables, et restait sans réponse aux sollicitations les plus pressantes qu'il adressait au Premier Consul pour obtenir sa puissante médiation, une Diète se constituait le 25 septembre à Schwyz, par la réunion des députés des Cantons de l'ancienne Confédération. Cette Diète, présidée par Réding, proclamait l'égalité des droits; elle invitait les sujets des anciens états à nommer des députés; enfin, elle reconnaissait les nouveaux Cantons et les invitait à se donner des constitutions. Aussi, elle devenait populaire dans toute la Suisse, tandis que dans le Canton de Vaud, où ses proclamations ne parvenaient pas, cette Diète était considérée come l'avant-coureur de l'ancien régime, et comme telle, détestée par les patriotes.
Cependant, le moment de la reprise des hostilités approchait, et les généraux de Watteville et Auf der Mauer s'approchaient de Fribourg avec deux mille hommes et de l'artillerie, tandis que d'autres corps se concentraient sur Morat. Mais avant de commencer l'attaque, Watteville et Auf der Mauer s'adressaient en ces termes au Gouvernement helvétique :
La volonté nationale s'est exprimée de la manière la plus positive. Non-seulement la majorité, mais la presque unanimité s'est prononcée contre vous. Le peuple des campagnes se lève de toutes parts; il accourt sous nos drapeaux; il a proclamé les anciennes constitutions cantonales, en chargeant une Diète d'y faire les changements nécessaires pour donner satisfaction à tous les partis.
Il ne reste en votre pouvoir que le Pays de Vaud, dont les habitants sont aussi nos frères, et c'est pour n'être pas forcés de le combattre que nous vous sommons, vous, Landammanns, Préfets et Sénateurs de la République Helvétique, de nous remettre, à nous qui représentons la Diète, les pouvoirs que vous ne pouvez plus retenir sans les acheter au prix de sang.
Nous sommes en marche contre vous, et contre vous seuls. Nous entrons sur le territoire de Vaud en amis de ses habitants. C'est aussi sur vous seuls que retomberaient les maux qu'une résistance inutile ferait naître; et vous vous sacrifiez vous-mêmes, si vous poussez à l'extrême les braves que nous commandons, et qui sont déterminés à vaincre ou à périr.
Le même jour, le 26, à une heure du matin, un parlementaire des généraux ennemis venait au quartier-général d'Andermatt lui dénoncer la rupture de l'armistice, et peu d'heures après les hostilités commençaient devant Fribourg et Morat.
Le 26, à six heures du matin, Auf der Mauer, avec deux mille six cents hommes, dont la marche était cachée par un épais brouillard, prenait position sur le Schönenberg, devant Fribourg, qu'il sommait de se rendre, après l'avoir canonnée pendant deux heures. Clavel répondait à cette sommation «qu'on ne pouvait traiter avec des gens qui avaient violé toutes les conventions, en désarmant les troupes qui, en vertu de la capitulation de Berne, devaient rejoindre l'armée.» La canonnade recommençait, lorsque, dans l'après-midi, une sortie de la garnison repoussait les assiégeants jusqu'à la Singine, en leur faisant éprouver une perte assez considérable.
Le même jour, à l'aube, les avant-postes helvétiques, placés en avant de Morat, étaient attaqués par une vive fusillade. Le commandant Muller, ignorant la rupture de l'armistice, et craignant quelque trahison, évacuait Morat, et se repliait sur Avenches et Payerne «pour se remettre, et n'être pas coupé.» Le canon de Fribourg, une vive fusillade, qui se faisait entendre du côté de Salavaux, et les avis qu'il recevait du Vully, confirmaient Muller dans ses craintes. En effet, une colonne ennemie, sous les ordres du major Kirschberg, avait débouché pendant la nuit du 25 au 26, par le pont de Sugy, avait parcouru le Vully, pris position à Salavaux, et poussé des détachements sur Cudrefin et Constantine. Cependant, l'adjudant-général, Von der Weid, arrivé dans la journée de Fribourg, prenait le commandement de deux compagnies vaudoises, dont l'une, de Payerne, capitaine F. Jomini, attaquait le village de Salavaux, gardé de trois cents hommes et une compagnie de dragons. «Nos braves,» dit le rapport sur cette affaire, «se comportèrent avec toute la vivacité et l'aplomb des troupes de ligne. Le village fut emporté, sans autres pertes que quelques hommes; l'ennemi y eut douze tués, quelques blessés, trente-six prisonniers, outre cinq dragons et leurs chevaux, après quoi rien ne résista; le quartier fut rétabli à Morat, et nos avant-postes poussés jusque près de Guminen.»
Au premier avis de la reprise des hostilités, Monod publiait cette proclamation :
Aux armes, citoyens! On avait promis de laisser passer nos troupes à la frontière; on viole la foi jurée. On avait promis de ne pas attaquer le Pays de Vaud, on l'attaque... et vous vous fieriez à leurs promesses! Vous les ferez respecter en imitant vos braves frères!
Quel est le véritable Vaudois qui ne sente son coeur se soulever d'indignation, et qui ne saisisse ses armes pour défendre ses foyers du pillage, du viol, de l'esclavage! Que tous les braves gens accourent, et nous éviterons tous ces maux.
Lausanne, 27 septembre.
Le Préfet National,
H. Monod.
Le 28, plusieurs milliers de Bernois et d'Oberlandais renforçait l'armée de Watteville, qui transportait son quartier-général à Guminen, et de là à Gampenach, après une échange de quelques coups de fusil avec les helvétiques. Le 29, après une espèce de capitulation avec Andermatt, qui se repliait sur les hauteurs de Faoug, Wattewille occupait Morat, et dans la soirée, le général Bachmann, nommé par la Diète de Schwyz au commandement en chef, arrivait à Morat, et donnait à ses troupes le nom d'Armée Fédérale. Cette armée, réunie entre Guminen et Morat, formait un effectif de huit mille combattants, tandis que l'armée helvétique, en position entre Faoug et Greng, ne comptait pas même deux mille hommes5. Bachmann, voyant cette poignée d'adversaires, fit aussitôt toutes ses dispositions pour les écraser, avant l'arrivée des bataillons vaudois et celle des deux demi-brigades auxiliaires, venant de France et d'Italie. Dans un ordre du jour à ses troupes, Bachmann leur annonça la bataille, et leur recommanda la discipline, la confiance et la modération dans la victoire.
Mais avant de parler de cette victoire, remportée par huit mille hommes contre deux mille au plus, nous devons rappeler les projets d'un parti qui, profitant de l'approche des Bernois et des Petits Cantons, voulut renverser le gouvernement helvétique, et rétablir l'ancien ordre de choses dans le Canton de Vaud. Deux des principaux personnages de ce parti, Mr de Rovéréa, dans ses Mémoires, et Mr G.-H. de Seigneux, dans son Précis Historique de la Révolution du Pays de Vaud, viennent de dévoiler ces projets que l'élan de nos populations fit échouer devant Orbe. Nous laissons ces deux auteurs nous raconter, et leurs projets, et leurs déceptions :
«Le 28 septembre, dit Mr de Rovéréa, en recevant la proclamation de la veille (celle de Monod), je conclus qu'il fallait tout risquer pour préserver le Pays de Vaud d'une invasion, dont Auf der Mauer et ses gens peu disciplinés ne manqueraient pas de se prévaloir pour se premettre de violents excès, à titre de représailles de ceux qu'on reprochait aux Lémaniques d'avoir commis dans les Petits Cantons... Je crus donc convenable d'agir sans délai, et je chargeai un de mes amis, Mr de Tavel de Féchy, de se rendre à Lausanne auprès d'un Comité contre-révolutionnaire qui y siégeait alors presque en permanence, avec plusieurs membres duquel j'étais en relation, et de lui communiquer un écrit de ma main portant : «Que d'après la proclamation du 27, il n'y avait pas un moment à perdre pour garantir le pays de la guerre civile; que je demandait s'il avait été pris des mesures pour l'éviter; que si l'on voulait commencer par essayer un rapprochement entre les partis qui nous divisaient6, et faire cause commune avec les autres Suisses, on pouvait compter sur moi; mais que j'étais opposé à toute réaction partielle.»
«Mr de Tavel me rapporta le soir même une réponse verbale et deux notes, l'une de Mr Henri de Mestral, l'autre de Mr G.-H. de Seigneux. La première exprimait le voeu, et contenait les plans du parti qui voulait la réunion du Pays de Vaud à Berne... La seconde énonçait les vues et les principales idées de ceux qui préféraient que le pays formât un Canton indépendant. — Toutes deux me reconnaissaient pour chef de ce qui serait entrepris; elles me prévenaient que des négociations avaient été entamées avec Mr Haller de Paris, domicilié à Lausanne, qui prétendait être à même de culbuter le gouvernement fugitif, sans que le ministre de France s'y opposât, pourvu qu'on voulût le seconder, et qu'il ne fût pas question de la réunion de ce pays avec Berne. — Mr de Tavel m'annonça la prochaine arrivée de deux membres du Comité. En effet, le lendemain matin (30 septembre) MM. de Sévery et de Seigneux parurent; ils me confirmèrent ce qui m'avait était mandé la veille, avec quelques détails de plus sur les ouvertures qu'avait faites au Comité Mr Haller, dont la précédente intimité avec Bonaparte en Italie rendait la coopération importante... Après avoir mûrement discuté la situation de nos affaires, on convint que je me rendrais le soir à Malley, habitation d'un de mes amis, le colonel Le Maire, à une demi-lieue de Lausanne, où ces Messieurs proposeraient à Mr Haller de se trouver et de traiter avec moi des moyens qu'il disait avoir d'obtenir l'approbation tacite du ministre de France pour rattacher, à titre de Canton, le Pays de Vaud à la Confédération. Avant de nous séparer, j'insistai sur l'importnace d'empêcher toute voie de fait, tout rassemblement armé, ce dont les deux députés, MM. de Sévery et de Seigneux, me donnèrent l'assurance d'autant plus positive que Mr Pillichody, membre du Comité, et qui était plus spécialement chargé de la partie militaire, avait déclaré que rien de pareil ne se ferait sans mon autorisation7.»
«Deux cents hommes de milice sur lesquels on pouvait compter, dit l'un des conspirateurs, Mr de Seigneux8, étaient prêts à se rendre à Lausanne au premier avis, afin d'y maintenir l'ordre et de prévenir toute opposition. Douze ou quinze citoyens, des plus considérés, appuyés par cette troupe, devaient se rendre de nuit à la maison (de Beau-Séjour) qu'habitait le landammann Dolder et les principaux membres du Gouvernement Helvétique, afin d'exiger d'eux la résignation de leur pouvoir.»
«Le 30, à midi, j'eus avis qu'il y avait de la rumeur parmi les milices vaudoises, dit Mr de Rovéréa9, qu'elles demandaient un autre chef et refusaient de marcher sur Berne... A deux heures, à l'instant où je partais, un quidem, que je savais être un émissaire des aristocrates, m'apporta une lettre décachetée et disparut; elle était en chiffre : j'y reconnais l'écriture du major Pillichody, et divinai par quelques mots, non chiffrés, qu'il était question d'une agression à main armée, quoiqu'on m'eût promis de s'en abstenir... Je hâtai ma course... Entre Allaman et St Prex, je recontrai Mr Armand de Mestral-St Saphorin, l'un des membres du Comité, escorté de quatre fusiliers, qui ne lui permirent pas de me parler... Je continuai mon chemin et remarquai en entrant à Morges de la rumeur et un air de consternation. A l'autre extrémité de la ville, un attroupement se forma aux cris d'un personnage qui poursuivait mon cabriolet. Une sentinelle arrêta mes chevaux; le poste prit les armes et me fit entrer au corps de garde, sous le prétexte qu'une insurrection avait éclaté à Orbe, et qu'on avait l'ordre de s'assurer de toute personne suspecte d'y avoir pris part.»
«Tandis que ceci se passait à Morges, les conjurés, dit l'un d'eux, Mr de Seigneux10, s'étaient réunis dans la campagne choisie pour le lieu de rendez-vous. Ils y attendirent toute la nuit le colonel de Rovéréa, et ce ne fut que le lendemain matin qu'ils apprirent son arrestation; circonstance des plus malheureuses, puisqu'elle fit manquet l'exécution du projet concerté pour la même nuit.»
En effet, au jour convenu par le Comité contre-révolutionnaire, le membre de ce Comité qui, de l'aveu de Mr de Rovéréa, était le plus spécialement chargé de la partie militiare, prenait les armes, arborait les couleurs bernoises, et s'emparait de la ville d'Orbe.
Le 30 septembre, à huit heures du matin, le major Pillichody, chef militaire du Comité-Insurrecteur, paraissait devant Orbe avec quelques cents hommes de Ste Croix et du district de Grandson. Cette troupe armée était commandée par des gentilshommes du voisinage; elle portait la cocarde rouge et noire, et ses tambours battaient les marches bernoises. Le capitaine de Joffrey, commandant de place à Orbe, sachant que Pillichody avait beaucoup d'adhérents dans cette ville, entr'autres le sous-préfet Mr Thomasset, ancien châtelain, et le commandant d'arrondissement Emmanuel Thomasset; voyant ainsi que toute résistance était inutile, passa l'Orbe avec sa compagnie, et prit position au Devens, où il fut suivi par la plupart des patriotes de la ville. Pillichody avait donné rendez-vous à ses adhérents des villages du pied de la montagne, à ceux de Vallorbe, de Ballaigue et de Vaulion, il comptait réunir ainsi deux mille hommes, avec lesquels il devait seconder le coup de main que le Comité-Insurrecteur devait exécuter à Lausanne pendant la nuit suivante. Mais ces adhérents firent défaut; Pillichody les attendit en vain pendant toute la journée du 30.
Cependant, l'alarme se répand partout au loin dans le Canton de Vaud. Partout, à la nouvelle de l'apparition du drapeau rouge et noir à Orbe, on bat la générale, et les populations prennent les armes. Le préfet Monod dirigea sur Orbe, par Chavornay, le commandant Wasserfall de Lausanne, avec quelque cents hommes et une foule de volontaires. Il envoie une autre colonne sur Orbe par Cossonay. Enfin, il donne le commandement en chef de cette expédition au colonel Blanchenay, qui se rend aussitôt au Devin, où de Joffrey avait prit position... Dans la soirée, plus de cinq mille hommes, accourus en armes de tous les points du Canton, cernent la ville d'Orbe par trois corps principaux; le premier posté à Chavornay, sous le commandement de Wasserfall; le second sur la route de La-Sarra, sous de Joffrey; le troisième sur la route d'Yverdon, sous les ordres de commandant Guignard d'Orbe, ancien officier d'artillerie en France. Guignard, seul, avait quelques bouches à feu.
Le commandant en chef Blanchenay, voyant l'exaspération de ses troupes contre la ville d'Orbe, et craignant les désordres, suite inévitable d'une attaque nocturne, voulait attendre le jour. Mais au milieu de la nuit, le chef des Bourla-Papey, Reymond, survient à Chavornay, suivi de quelques volontaires, et obtient de Wasserfall l'autorisation de tenter un coup de main sur le point des Granges. Arrivé à la tête de ce pont, Reymond est reçu par une vive fusillade, partie de la campagne Thomasset; il pert quelques hommes, et, lui-même, atteint d'une balle, tombe grièvement blessé. Ses camarades se retirent en désordre, poursuivis sur la route de Chavornay par le commandant d'arrondissement Thomasset. Mais celui-ci, craignant d'être coupé par Wasserfall, se replie sur le pont, qu'il barricade, et fait ses préparatifs de défense.
Déjà, le 31 avant jour, la colonne Guignard s'avance sur Orbe par la route d'Yverdon, établit une batterie sur le Signal et ouvre feu. Mais les artilleurs de Guignard pointent leur pièces trop haut, leurs boulets passent par dessus la ville, et atteignent les avant-postes de la colonne du Devin. Celle-ci, se croyant attaquée par le canon de la ville, se replie sur Arnex. Pillichody et ses gens profitent de cette circonstance; ils s'échappent par le Puisoir de l'Orbe, filent le long de la rivière du côté de Montcherand, et gagnent les montagnes, où ils se dispersent.
Cependant, la colonne Guignard pénètre dans la ville sans rencontrer d'ennemis, et la colonne de Chavornay passe sans obstacle le pont des Granges que Thomasset avait abandonné. Blanchenay arrive en même temps avec le gros de a troupe, par le vieux pont de pierre, où il est reçu par des coups de fusil partis de maisons qui, aussitôt assaillies, sont mises au pillage. A l'aspect des morts et des blessés, l'exaspération des troupes ne connaît plus de bornes. Elle est au comble lorsqu'elles voient l'un des chefs de la colonne Guignard, le capitaine David, blessé à mort d'un coup de carabine. La troupe crie vengeance; elle veut fusiller un insurgé portant l'uniforme de Hollande. Mais celui-ci est sauvé par l'énergie de l'ex-sénateur Ls Secrétan, qui, avec ses deux jeunes fils, était accouru à Orbe dans les rangs des patriotes lausannois. Bientôt, le pillage des maisons des aristocrates est demandé à grands cris, et il aurait eu lieu, si Blanchenay ne l'eût empêché en faisant publier qu'une contribution de douze mille francs était imposée sur la ville d'Orbe, pour pourvoir aux besoins des troupes. Cette mesure, qui ne trouva pas grâce devant l'esprit de parti, sauva néanmoins les propriétés de ceux qui la blamèrent, lorsque le danger fut passé.
«Je ne puis qu'applaudir à la prudence qui dicta cette mesure, dit Monod. Qu'on se représente cette ville prise de force; une troupe de campagnards, accourus de tous côtés, y entrant ivres de succès, armés et sans discipline, exaspérés contre la plupart des habitants, notés par leur attachement au parti contraire, furieux de ce que l'on avait tiré des fenêtres et blessé leurs camarades... On frémira du danger auquel Orbe était exposé, et s'il en fut préservé par cette contribution et par le pillage des maisons d'où étaient partis les coups de fusil, je doute que, placées dans les mêmes circonstances, d'autres troupes eussent montré plus de modération. Je crois donc que mon pays a des obligations aux hommes trop méconnus par l'esprit de parti qui, s'exposant à tout pour ramener le calme, y réussirent... Grâce à ces mêmes hommes, une grande partie de la troupe partait par petits pelotons, et, des cinq mille hommes, réunis en douze heures autour d'Orbe, il n'en restait pas cinq cents le second jour... J'aurais pu éviter cette malheureuse affaire, en exerçant réellement le terrorisme qui m'était alors reproché. Revêtu de pouvoirs extraordinaires, je crus suffisant de faire avertir quelques personnes; j'osai m'en rapporter à ce que l'on me disait de leurs belles promesses... Quand je reconnus mon erreur ce fut trop tard; à peu près tous ceux dont j'avait ordonné les arrêts ou la mise en surveillance, avaient disparu... Cependant, le plan de cette insurrection pour la réunion à Berne échoua; on n'avait pas douté que la colonne, qui des montagnes vint sur Orbe, ne se grossît en route, au point de pouvoir marcher sur Lausanne; une autre colonne, venant du côté de Thierrens, et une troisième, descendant des montagnes au-dessus de la Côte, devaient s'y joindre; le gouvernement devait être enlevé; j'étais moi-même destiné au triomphe, et, sans doute, à la Roche Tarpeïenne...»
L'arrestation de Mr de Rovéréa, sur lequel on trouva une lettre compromettante de Pillichody, la surprise d'Orbe, quoique sans résultat, par l'élan des populations, laissaient néanmoins de l'inquiétude sur les entreprises des ennemis de l'indépendance du Canton de Vaud. Aussi, le préfet Monod croyait devoir faire arrêter quelques partisans des Bernois; il faisait occuper la route de Châtel St Denis, garder les passages des Ormonts, surveiller Ste Croix et le district de Grandson exposé aux intrigues de Pillichody qui, avec d'autres chefs de l'insurrection, s'était retiré au château de Vaumarcus. Mais ces sages précautions eurent néanmoins le fâcheux résultat de retarder l'envoi de nos troupes à Andermatt, et à Clavel de Brenles qui tenait encore dans Fribourg.
Cependant, le mauvais succès des dispositions militaires prises jusqu'à ce moment par Andermatt, et les soupçons qui de toutes parts s'élevaient contre lui, déterminèrent le Gouvernement Helvétique à lui retirer le commandement. On prit pour prétexte que les embarras du moment exigeaient la présence de tous les sénateurs à Lausanne, et on le remplaça par l'adjudant-général Von der Weid, partiote dévoué, homme de coeur et bon militaire, auquel on donna pour chef d'état-major Fornesi, d'Orbe, ex-chef de brigade au service de France. Mais avant que ces dispositions vinssent rassurer l'armée helvétique, celle-ci arrivait à Lausanne dans un affreux désordre, à la suite d'un revers décisif.
Bachmann, que nous avons laissé à Morat, avait porté son quartier-général au Lowenberg; le gros de ses troupes était à Savagny; de forts détachements à Wangen et à la Neueneg, pour tenir en échec la garnison de Fribourg, et préserver Berne d'une pointe. De la chapelle de Cressier, les Confédérés voyaient les Helvétiques, au nombre de dix-huit cents à deux mille, campés, avec six pièces d'artillerie, entre Faoug et Greng; on voyait aussi qu'ils pouvaient facilement être tournés par les hauteurs boisées sur lesquelles leur aile droite s'appuyait. Bachmann avait formé ses six mille hommes en six divisions. «La première devait s'avancer entre le lac et la grande route; la troisième exécuterait une marche de flanc sur Greng, pendant que la quatrième division irait prendre ce point par derrière; la cinquième attaquerait Claveleyres, occuperait les détachements qui s'y trouveraient, et les empêcherait de se jeter sur Faoug. Enfin, la sixième division devait former la réserve11.»
Le dimanche 3 october, à dix heures du matin, les colonnes des Confédérés s'ébranlent; les trois premières, malgré une vive cannonade des six bouches à feu d'Andermatt, s'emparent de la position principale des Helvétiques, et leur prennent deux canons. Les Helvétiques se retirent en arrière de Faoug, protégés par un bataillon vaudois, qui fait un feu nourri depuis une hauteur boisée. Mais, débordé de toutes parts, ce bataillon se retire en assez bon ordre et rallie les Helvétiques dans la plaine d'Avenches, d'où ces troupes se replient, d'abord sur cette ville, puis sur les hauteurs de Dompierre, enfin sur Payerne, où elles arrivent entièrement démoralisées.
«Mais bientôt,» dit le rapport fait au Gouvernement Helvétique, «la crainte d'être coupés, convertit la retraite en déroute, et l'on ne put parvenir à se rallier, ni à arrêter la troupe. Dès lors, il paraît qu'il s'organisa un plan d'empêcher toute disposition, et de répandre le désordre parmi la troupe. Outre les bruits semés avec affectation de toute part que l'on était coupé, un caisson sauta près de Montpreveyres, ce qui fit croire que l'ennemi suivait de près. On a remarqué des gens, à la tête des colonnes, qui criaient que l'on allait être pris. Dans les bois qui bordent la route de Moudon à Lausanne, il y eut plusieurs coups de fusil tirés, ensorte que plus on s'éloignait de l'ennemi, plus on le croyait voisin; toutes ces circonstances confirment l'opinion que des malveillants ont voulu profiter de cette circonstance pour répandre le terreur jusqu'à Lausanne et dans le reste du Canton.»
En effet, au bruit de l'explosion du caisson, tout ordre cesse dans la retraite. Dolder, colonel des hussards helvétiques, donne lui-même le signal d'un sauve-qui-peut général. Dès le 4 au matin, on voit arriver à Lausanne des soldats à la débandade, annonçant la dispersion de l'armée. Puis arrive le général Andermatt avec une foule d'officiers. Canons, fourgons, caissons, suivent pêle-mêle, et le bruit court qu'une division bernoise coupe la route entre Moudon et Montpreveyres.
Cependant, la générale se fait entendre à Lausanne, un bataillon de réserve se met en marche sur le Châlet-à-Gobet, et prend position au-dessus de l'abbaye de Ste Catherine. Bientôt, les bataillons de réserve de La Côte et de Morges, levés à l'occasion de l'affaire d'Orbe, arrivent et prennent la même position. Enfin, on annonce l'arrivée de la 1re demi-brigade helvétique venant de Genève, et celle de la 2e demi-brigade qui, partie de l'Italie, traverse le Valais. On dirige quelque détachements sur la route d'Echallens.
Mais ces préparatifs étaient loin de rendre la confiance, et le gouvernement se préparait à se réfuger en Savoie, lorsqu'un événement imprévu venait changer la face des choses. Le 4, au plus fort du tumulte, le général Rapp, aide-de-camp du Premier Consul, arrive à Lausanne avec une proclamation datée de Saint-Cloud, 30 septembre, annonçant la médiation du Premier Consul :
St Cloud, 8 vendémiaire an XI.
Bonaparte, Premier Consul de la République français, Président de la République italienne, aux Dix-Huit Cantons de la République helvétique.
Habitants de l'Helvétie! Vous offrez depuis deux ans un spectacle affligeant; des factions opposées se sont successivement emparées du pouvoir; elles ont signalé leur empire passager par un système de partialité qui accusait leur faiblesse et leur inhabilité. Dans le courant de l'an X, votre gouvernement a désiré que l'on retirât le petit nombre de troupes Françaises qui étaient en Helvétie : le Gouvernement Français a saisi volontiers cette occasion d'honorer votre indépendance; mais bientôt après, vos différents partis se sont agités avec une nouvelle fureur : le sang Suisse a coulé par des mains Suisses. — Vous vous êtes disputés trois ans sans vous entendre : si l'on vous abandonne plus longtemps à vous-mêmes, vous vous tuerez trois ans sans vous entendre davantage. Votre histoire prouve d'ailleurs que vos guerres intestines n'ont jamais pu se termier que par l'intervention efficace de la France. — Il est vrai que j'avais pris le parti de ne me mêler en rien de vos affaires; j'avais vu constamment vos différents gouvernements me demander des conseils et ne pas les suivre, et quelquefois abuser de mon nom, selon leurs intérêts et leurs passions. — Mais je ne puis ni ne dois rester insensible aux malheurs aucquels vous êtes en proie : je reviens sur mon résolution : je serai le médiateur de vos différends; mais ma médiation sera officace, telle qu'il convient aux grands peuples au nom desquels je parle. — Cinq jours après la notification de la présente proclamation le Sénat se réunira à Berne. — Toute magistrature qui se serait formée à Berne depuis sa capitulation, sera dissoute et cessera de se réunir et d'exercer aucune autorité. — Les préfets se rendront à leur poste. — Toutes les autorités qui auraient été formées cesseront de se réunir. — Les rassemblements armés se dissiperont. — Les troupes qui étaient sur pied depuis plus de six mois pourront seules rester en corps de troupes. — Enfin tous les individus licenciés des armées belligérantes et qui sont aujourd'hui armés, déposeront leur armes à la municipalité de la commune de leur naissance. — Le Sénat enverra trois députés à Paris— chaque canton pourra également en envoyer. — Tous les citoyens qui, depuis trois ans, ont été landammann, sénateur, et ont successivement occupé des places dans l'autorité centrale, pourront se rendre à Paris, pour faire connaître les moyens de ramener l'union et la tranquillité et de concilier tous les partis. — De mon côté, j'ai le droit d'attendre qu'aucune ville, aucune commune, aucun corps ne voudra rien faire qui contrarie les dispositions que je vous fais connaître. — Habitants de l'Helvétie, revivez à l'espérance!!! Votre patrie est sur le bord du précipice : elle ne sera immédiatement tirée. — Tous les hommes de bien seconderont ce généreux projet. — Mais si, ce que je ne puis penser, il était parmi vous un grand nombre d'individus qui eussent assez peu de vertus pour ne pas sacrifier leurs passions et leurs préjugés à l'amour de la patrie, peuples de l'Helvétie, vous seriez bien dégénérés de vos pères!!! — Il n'est aucun homme sensé qui ne voie que la médiation dont je me charge est pour l'Helvétie un bienfait de cette Providence qui, au milieu de tant de bouleversements et de chocs, a toujours veillé à l'existence et à l'indépendance de votre nation, et que cette médiation est le seul moyen qui vous reste pour sauver l'une et l'autre. — Car il est temps enfin que vous songiez que si le patriotisme et l'union de vos ancêtres fondèrent votre République, le mauvais esprit de vos factions, s'il continue, la perdra infailliblement, et il serait pénible de penser qu'à une époque où plusieurs nouvelles Républiques se sont élevées, le destin eût marqué la fin d'une des plus anciennes.
BONAPARTE.
Par le Premier Consul, le Secrétaire d'Etat,
H.-B. Maret.
Le Premier Consul, convaincu que l'intérêt de la France exigeait de ne pas laisser triompher le parti aristocratique, toujours prêt à chercher un appui dans les rangs de ses ennemis, venait d'accepter enfin la médiation que le gouvernement helvétique lui proposait avec les plus vives instances. Le Sénat témoignait à Rapp toute sa reconnaissance pour cette preuve de la bienveillance du Premier Consul; il déclarait qu'il se conformerait, pour ce qui le concernait, aux mesures indiquées, et qu'il ferait connaître sa déclaration à toutes les autorités, ainsi qu'aux commandants des troupes armées contre le Gouvernement, et publiait dans ce but une proclamation qui se terminait ainsi : «Citoyens de l'Helvétie, le Sénat vous déclare que, pour ce qui le concerne, il a accepté la médiation de notre puissant allié, et qu'il se soumet à tous les conseils du héros, qui va ajouter un nouveau rayon à sa gloire, en nous rendant la paix et le bonheur. Que tous les partis se taisent et écoutent la voix de Bonaparte! Que les armes tombent des mains, que les coeurs se r'ouvrent aux sentiments de fraternité et d'union!...»
Tandis que Rapp se rendait à Berne, Von der Weid, appelé au commandement en chef des troupes helvétiques, organisait la défense au Châtel-à-Gobet, où la demi-brigade helvétique Perrier, arrivée de Genève, se rendait. Von der Weid faisait proposer une suspension d'armes aux Confédérés, dont les avant-postes étaient à Montpreveyres, ajoutant que le ministre de France se chargeait de notifier que toute marche en avant, et tout acte d'hostilité des Confédérés, seraient considérés par la France comme une déclaration de guerre. Le colonel Herrenschwand, déjà le 5, concluait pour les Confédérés une armistice, d'après lequel «les hostilités ne pourraient être reprises qu'après une dénonciation de trois jours; que l'ordre de halte serait donné aux troupes, et que le village de Montpreveyres ne serait occupé par aucun des partis.» Cependant, l'aile droite de l'armée fédérale occupait Yverdon et Echallens; le 6, elle poussait des avant-gardes sur Cossonay, lorsqu'elle fut arrêtée par l'armistice, et surtout par les communications de Rapp, qui, en passant à Payerne, vit Bachmann et le menaça de l'entrée de quarante mille Français en Suisse, si les hostilités ne cessaient sur le champ.
Nous avons laissé le chef de brigade Clavel de Brenles dans Fribourg, d'où il avait repoussé les bandes des Petits Cantons conduites par Auf der Mauer. La municipalité de Fribourg, présidée par Montenach, et mal disposée pour le gouvernement helvétique, avait fait connaître, déjà le 23 septembre, aux chefs des Confédérés, son intention de se rallier à la Diète de Schwyz, et que Fribourg se soulèverait à l'approche des troupes et chercherait aussi à mettre en mouvement les bailliages voisins, en leur fournissant des armes. Mais, nous l'avons vu, l'énergie de la garnison de Fribourg déjoua cette trame. Cette brave garnison tenait donc encore dans cette ville, lorsqu'elle capitula, ajoutant foi à la parole d'honneur d'Auf der Mauer et des officiers bernois, qui lui affirmaient que Lausanne était occupé par Bachmann, et que le gouvernement helvétique s'était enfui à Genève. Voici le rapport officiel du chef de bataillon Bourgeois sur les circonstances, peu honorables pour Auf der Mauer, qui amenèrent cette capitulation :
Le mardi 5 octobre, à 9 heures du matin, il parut sur la hauteur devant Fribourg, vers la porte de Berne, une colonne estimée, à vue d'oeil, de 3 à 4000 hommes; la garnison avait reçu, pendant la nuit du 4 au 5, la proclamation du Premier Consul. Le chef de brigade Clavel, commandant la place, se décida, à la vue de cette troupe, à envoyer un parlementaire pour faire part à l'ennemi de cette proclamation; au moment où le dit parlementaire allait sortir, il s'en présenta un à la même porte, qui fut introduit, et qui remit au commandant une sommation par écrit, signée Wurstemberger, colonel, qui sommait la ville de se rendre; que la garnison sortirait après avoir mis bas les armes, et donnait une heure pour faire réponse. Il lui fut répondu par écrit qu'on défendrait la ville jusqu'à la dernière extrémité; mais qu'on était surpris qu'il se présentât devant la ville après la proclamation du Premier Consul, dont on lui envoyait un exemplaire, s'il n'en avait pas connaissance, et qu'après cela on le sommait de faire retirer sa troupe, vu qu'en cas qu'il méconnût la dite proclamation et qu'il commit quelque hostilité, une terrible responsabilité pèserait sur sa tête. Le parlementaire fut reconduit hors de la ville, et environ une heure après-midi la colonne assiègeante commença les hostilités, avec du canon seulement; mais au bout d'une heure et demi ou deux heures, ses pièces furent réduites au silence par le canon de la place. — Environ les trois heures après-midi, il se présenta au parlementaire à la porte de Payerne, c'était Mr Effinger, de Wildegg, qui fut conduit chez le commandant Clavel; là il s'annonça comme adjudant-général du général Auf der Mauer, général de la colonne d'observation; qu'il venait pour sommer la garnison de la place; que son général occupait les trois portes supérieures de la ville avec 2,200 hommes; qu'il n'était pas possible de résister avec la force du garnison, qui leur était connue; qu'il s'était chargé volontiers de cette commission auprès de nous, puisqu'il nous connaissait et que nous le connaissions aussi; que de plus, nous ne devions pas faire de difficultés à capituler, puisque nous n'ignorions pas la déroute de l'armée Helvétique, commandée par le général Andermatt; qu'à la suite de cette victoire le Gouvernement avait pris le parti de s'embarquer à Ouchy et s'était réfugié à Genève; que le général de Watteville était entré à Lausanne dans la matinée du jour où il nous parlait, avec la colonne d'avant-garde, et que ce soir même l'armée serait à Nyon : il dit de plus au chef Clavel qu'il devait assez le connaître pour homme d'honneur pour croire qu'il ne lui en imposait pas, et qu'il ne se serait pas chargé de cette commission auprès de lui si toutes ces circonstances n'étaient pas dans la plus exacte vérité; et il ajouta que les municipalités de Lausanne et Yverdon avaient envoyé chacune deux députés à Moudon au général Bachmann pour lui demander quartier pour leur ville et lui assurer qu'il serait bien reçu et que les vivres étaient préparés; il nous nomma même deux députés d'Yverdon, le banneret Christin, et Vulliemin, receveur. Sur des allégations aussi précises, le chef Clavel lui répondit qu'il allait faire assembler un conseil d'officiers pour lui communique le tout et prendre son avis. Le conseil d'officiers réuni décida à l'unanimité de demander au général Auf der Mauer qu'il consentit à accorder vingt-quatre heures au moins pour envoyer un officier de la garnison à Lausanne, sous sauve-garde, pour s'informer si le Gouvernement était parti, que dans ce cas alors on verrait ce qu'on aurait à faire. Mr Effinger sortit, accompagné du capitaine Snell, pour faire cette demande au général Auf der Mauer; sur les huit heures du soir le capitaine Snelle rentra la ville, accompagné de Mr Effinger. Il rapporta la capitulation par écrit d'Auf der Mauer, en donnant deux heures pour se décider, et qu'il refusait absolument la demande de l'officier pour aller prendre des informations à Lausanne. Ce refus donna des doutes sur la vérité qu'on affirmait, que le Gouvernement était parti pour Genève; on se réunit de rechef en conseil de guerre, et il fut décidé qu'on ne pouvait pas se défendre avec 400 hommes et garder la ville efficacement, vu son étendue et sa circonférence; qu'il fallait donc subit cette capitulation; mais on pria le chef Clavel de se transporter lui-même au camp de Mr Auf der Mauer pour tâcher d'obtenir quelque adoucissement aux conditions de cette capitulation. Le chef Clavel sortit donc, et ne put obtenir, sinon que les officiers et les sous-officiers conservaient leurs sabres et épées, et il rentra environ et près de minuit, dans la nuit du 5 au 6 octobre, avec la capitulation telle qu'elle a été exécutée et signée de part et d'autre, en annonçant au conseil de guerre que le général Auf der Mauer lui avait donné sa parole d'honneur la plus sacrée que le Gouvernement Helvétique n'était plus au canton de Vaud et qu'il avait fui de Lausanne; qu'il ne pouvait pas croire qu'un officier-général pût compromettre sa parole d'honneur à ce point, si le fait n'était pas vrai. — Je déclare ce que dessus conforme à la vérité.
Lausanne, le 8 octobre 1802.
Bourgeois, chef de bataillon.
Rapp, arrivé à Berne, remit au gouvernement établi dans cette ville la proclamation du Premier Consul. Mais ce gouvernement ne voulut rien prendre sur lui, et en référa à la Diète de Schwyz. Les membres de cette assemblée, après mûr délibération, voulaient se sauver par un dernier acte de vigueur : ils décidèrent que Bachmann recevrait l'ordre de pousser jusqu'à Lausanne; qu'un commissaire fédéral irait à son camp pour imprimer à ses opérations le sceau de la volonté nationale; qu'une députation de deux membres irait porter à Rapp la réponse de la Diète; que le comte d'Affrey, de Fribourg, envoyé à Paris, essaierait de ramener la bienveillance du Premier Consul en faveur des Confédérés; enfin, qu'à l'aide de ces délais, l'envoyé Suisse à Vienne recevrait l'ordre de réclamer l'intervention du cabinet autrichien, pour la garantie du traité de Lunéville, touchant le libre arbitre de l'Helvétie sur le choix de ses institutions.
«Tous ces actes, inspirés par un esprit de vigueur et de dignité, observe le général Jomini12, ne méritent qu'un reproche, celui de présenter comme l'opinion de la nation Suisse ce qui n'était évidemment que le voeu d'une faction et les intérêts privés de ses meneurs. L'ordre donné à Bachmann de pousser jusqu'à Lausanne, prouva que les Bernois d'inquiétaient moins de la restauration du système fédéral que du rétablissement des patriciens, et de la soumission des Cantons de Vaud et l'Argovie. Ils espéraient, après avoir frappé ces deux coups décisifs, et s'être reconstitués dans toute leur ancienne souveraineté, fléchir le Premier Consul, en lui proposant de renouer les liens d'amitié qui existaient depuis si longtemps entre les deux peuples. Mais c'était finir par où on aurait dû commencer, et après avoir mis le Premier Consul dans l'impossibilité d'y consentir. L'armistice conclu par Bachmann dérangea d'ailleurs ce projet, et dès lors la Diète dut borner sa résistance à des protestations et à des démarches diplomatiques près des gouvernements qu'elle jugeait disposés à prendre part à son sort.»
Cependant, les démarches de Rapp n'ayant pu obtenir la dissolution de la Diète et celle des gouvernements provisoires des Cantons, le général Ney, qui commandait un corps de vingt mille hommes en Alsace, entra rapidement en Suisse, et occupa Berne, Arau, Soleure et Zurich. La Diète, hors d'état d'engager une lutte, ordonna à Bachmann de se replier sur la Reuss et de recevoir les Français en amis. Le 18 octobre, le landammann Dolder et le gouvernement helvétique rentraient à Berne. Quelques jours après, le député de Zurich à la Diète de Schwyz était envoyé par cette assemblée au général Ney pour lui notifier qu'elle se séparait, mais qu'en se soumettant ainsi à la nécessité, elle sacrifiait au salut de l'Helvétie les sentiments personnels de ses membres.
La guerre civile était donc terminée; ses principaux promoteurs étaient arrêtés et envoyés à Arbourg, pour garantir le maintien de la tranquillité; mais il s'agissait de procéder au but de la Médiation. Ainsi, on s'occupa dans tous les Cantons de la nomination des députés que Bonaparte appelait à Paris.
1Jomini, Hist. crit. et milit. XV, 114.
2D'après Jomini, Hist. crit. et milit.
3Monod, Mémoires I, 229.
4Monod, Mémoires I, 254.
5Tillier, Hist. de la Répub. Helvét. II.
6Le parti bernois et le parti aristocratique vaudois.
7Rovéréa, Mémoires III, 269.
8G.-H. de Seigneux, Précis Hist. II, 148.
9Mémoires III, 274.
10G.-H. de Seigneux, Précis Hist. II, 150.
11Tillier, II, 241. D'après le plan d'attaque signé par Bachmann.
12Jomini, Hist. crit. et milit. des guerres de la Révolution XV, 151.