Histoire du Canton de Vaud

Par Auguste Verdeil (1795-1856)

(Lausanne, Martignier et Compe., 1849-1852)



LIVRE CINQUIEME


LE PAYS DE VAUD CANTON SUISSE.

1798–1803.


Chapitre III.

Acte de Médiation.

1803.

Ney, ministre plénipotentiaire de France en Suisse. — Les Diètes Cantonales nomment des députés à la Consulte Suisse. — Le parti unitaire l'emporte dans ces élections. — Le Premier Consul appelle à la Consulte les principaux chefs du parti fédéraliste. — Abstention du parti aristocratique et bernois dans le Canton de Vaud. — La Consulte à Paris. — Lettre du Premier Consul; il se déclare pour le système fédéral. — Conférence du Premier Consul avec cinq députés à la Consulte. — Les députés préparent les constitutions de leurs Cantons respectifs. — Ces travaux préparatoires terminés, le Premier Consul invite cinq députés unitaires et cinq fédéralistes à une dernière conférence. — Acte de Médiation. — Constitution du Canton de Vaud. — Commission d'organisation dans les Cantons. — D'Affry, Landammann de la Suisse. — Le parti aristocratique l'emporte dans les élections de la plupart des Cantons. — Elections démocratiques dans le Canton de Vaud. — Le 14 avril, première séance du Grand-Conseil du Canton de Vaud. — Le Petit Conseil; sa proclamation au peuple vaudois. — Nouvelles institutions. — Conclusion.

Le Premier Consul avait envoyé le général Ney en Suisse, non-seulement comme commandant en chef de l'armée d'occupation, mais aussi comme ministre plénipotentiaire. Ney remplit sa mission avec la fermeté militaire. Partout il imposa l'obéissance à la volonté de Bonaparte; il fit arrêter et enfermer comme ôtage, dans la forteresse d'Arbourg, les chefs les plus influents du parti fédéraliste, Réding, Hirzel, Rheinhardt, Zellweger, Auf der Mauer et plusieurs autres; mais il excepta de cette mesure rigoureuse les Bernois, que le Premier Consul cherchait à rallier à sa politique. Les Cantons qui avaient pris part à la dernière insurrection furent désarmés, et leurs armes envoyées dans le Canton de Vaud.

«Le désir de prévenir une guerre civile, susceptible de rallumer un incendie général, ne saurait légitimer cet abus d'autorité,» observe Jomini, chef d'état-major du maréchal Ney sous l'Empire. «On ajouta à cette faute celle d'imposer une contribution extraordinaire de six cent mille francs, pour l'entretien des troupes françaises : il eût été plus généreux et plus conforme aux vues et aux intérêts de la France de ne rien réclamer, car cette somme était bien modique pour elle, et la Suisse ne pouvait la considérer que comme une nouvelle spoliation.»

La pacification opérée, il s'agissait de procéder au but de la Médiation. Le Sénat helvétique nomma trois députés à la Consulte : Ruttimann, Pidou et Muller de Friedberg, tous partisans de l'unitarisme; il remit aux citoyens qui, en 1801 et en 1802, avaient fait partie des Diètes cantonales, la nomination des députés des Cantons à la Consulte; toutefois, sans ôter aux villes, aux communes et à des associations des citoyens, la faculté d'envoyer à leurs frais des députés, et de les charger de leurs voeux particuliers.

Dans le Canton de Vaud, les Diètes, composées en majorité d'hommes très-prononcés contre un retour à l'ancien régime, nommèrent Henri Monod, Jules Muret et Louis Secrétan, qui, ainsi qu'Auguste Pidou, choisi par le Sénat helvétique, brillaient au premier rang par leur patriotisme, leur savoir et leur habileté. Par les mêmes raisons, la plupart des Cantons envoyèrent des unitaires. Le résultat de ces élections déplut au Premier Consul. Aussi, fit-il inviter le général Watteville, Rheinhardt de Zurich et d'autres fédéralistes, à faire partie de la Consulte.

Mr de Rovéréa et d'autres partisans de la domination bernoise se réunirent à Rolle, mais voyant que les chances du retour de la domination de Berne sur le Canton de Vaud étaient nulles, ils cherchèrent à reprendre une influence qu'ils n'avaient pas su conserver, et eurent la prétention de nommer eux-mêmes les députés qui devaient représenter le Canton de Vaud à la Consulte. Ils proposèrent à Monod «que les membres nommés à la Consulte par les Diètes y renonçassent et fussent remplacés : pour le parti révolutionnaire, par le préfet Monod, François Clavel d'Aigle et l'ex-directeur Philippe Secrétan; pour le parti moyen qui ne voulait pas la réunion avec Berne, par Haller de Berne, Saussure de Morges et Grand d'Hauteville; pour le nôtre (parti bernois), par le colonel A. de Mestral-St Saphorin, le banneret Christin d'Yverdon et Crud de Lausanne1.» Cette tentative n'ayant pas eu de succès, le parti contre-révolutionnaire adressa au Premier Consul un projet de constitution pour le Canton de Vaud, constitution dont le régime municipale devait être la base. Ce parti pouvait bien se faire représenter à la Consulte, mais il se contenta de charger Haller de présenter son projet à Paris. Cependant Haller, on ignore pour quel motif, ne remplit point sa mission. Mr de Rovéréa signale cette circonstance, non sans humeur, et reconnaît que son parti commit une faute irréparable en n'envoyant point de députés.

«On commit une faute plus grave encore, dit-il, en ce qu'aucun individu de notre bord de voulut se rendre à Paris, comme député d'une réunion particulière, ainsi que la proclamation de Bonaparte en donnait la latitude. Parmi ceux que leur capacité semblait appeler à cette fonction, les uns alléguèrent pour s'en dispenser le désagrément d'aller figurer en seconde ligne avec des gens d'une condition inférieure à la leur; d'autres ne se croyaient pas suffisamment déliés de leur voeu de réunion à Berne; d'autres enfin répugnaient à aller rendre un hommage ostensible d'assujettissement à un arbitre illégal. — Cependant, il est malheureusement incontestable que l'application de ce faux point d'honneur, de ces réticences si puériles, comparativement au but important qu'il s'agissait d'atteindre, ont le plus contribué à laisser prendre à nos adversaires, et à affirmer dans leurs mains, cette supériorité exclusive, qui, dans notre Canton, dégénérèrent bientôt en une oligarchie populaire, l'un des régimes les plus pénibles à supporter et le plus difficile à modifier sans secousse2

Le 10 décembre, les soixante-trois députés, arrivés à Paris, étaient convoqués au ministère des Relations extérieures. Quarante-cinq appartenaient au parti unitaire, et dix-huit à celui des fédéralistes. Aux quatre députés vaudois nommés par le Sénat et par les Diètes cantonales, s'adjoignirent J. J. Cart, Ls Bégoz, ancien ministre des affaires étrangères, et M. A. Pellis, ancien sénateur. «Nous formâmes ainsi un comité de sept personnes, dit Monod, et nous travaillâmes avec autant de zèle que d'ensemble à l'important ouvrage qui nous avait réunis.» Quatre sénateurs français, Barthélemy, ambassadeur en Suisse sous la Convention, Roederer, Fouché et Desmeules, furent chargés par le Permier Consul, de suivre les négociations avec les membres de la Consulte. Dans la première séance, celle du 10, Barthélemy communiqua la lettre suivante qui indiquait les principes de l'organisation projetée par le Médiateur :

St-Cloud, 19 frimaire an XI.

Bonaparte, Premier Consul de la République française, aux députés des Dix-Huit Cantons de la République helvétique.

Citoyens! la situation de votre patrie est critique; la modération, la prudence et le sacrifice de vos passions sont nécessaires pour la sauver. J'ai pris à la face de l'Europe l'engagement de rendre ma médiation efficace. Je remplirai tous les devoirs que cette auguste fonction m'impose; mais ce qui est difficile sans votre secours devient facile avec votre assistance et votre influence. La Suisse ne ressemble à aucun autre Etat, soit par les événements qui s'y sont succédés depuis plusieurs siècles, soit par la situation géographique, soit par les différentes langues, les différentes religions, et cette extrême différence de moeurs qui existe entre ses différentes parties. La nature a fait votre Etat fédératif; vouloir la vaincre n'est pas d'un homme sage. Les circonstances, l'esprit du siècle passé avaient établi chez vous des peuples souverains et des peuples sujets. De nouvelles circonstances et l'esprit différent d'un nouveau siècle, d'accord avec la justice et la raison, ont rétabli l'égalité de droits entre toutes les portions de votre territoire. Plusieurs de vos Etats ont suivi pendant des siècles les lois de la démocratie la plus absolue. D'autres ont vu quelques familles s'emparer du pouvoir, et vous avez eu dans ceux-ci des sujets et des souverains. L'influence et l'esprit général de l'Italie, de la Savoie, de la France, de l'Alsace, qui vous entouraient, avaient essentiellement contribué à établir dans ces derniers cet état de choses. L'esprit de vos divers pays est changé. La renonciation à tous les priviléges est à la fois la volonté et l'intérêt de votre peuple. Ce qui est en même temps le désir, l'intérêt de votre nation et des vastes Etats qui vous entourent est donc : 1o l'égalité des droits entre vos dix-huit cantons; 2o une renonciation sincère et volontaire aux priviléges de la part des classes patriciennes; 3o une organisation fédérative, où chaque canton se trouve organisé suivant sa langue, sa religion, ses moeurs, son intérêt, son opinion.

L'organisation des cantons une fois arrêtée, il restera à déterminer les relations qu'ils doivent avoir entre eux, et dès lors votre organisation centrale, beaucoup moins importante en réalité que votre organisation cantonale. Finances, armée, administration, rien ne peut être uniforme chez vous. Vous n'avez jamais entretenu de troupes soldées, vous ne pouvez avoir de grandes finances; vous n'avez jamais eu constamment d'agents diplomatiques auprès des différentes puissances. Situés au sommet des chaînes de montagnes qui séparent l'Allemagne, la France et l'Italie, vous participez à la fois de l'esprit de ces différentes nations. La neutralité de votre pays, la prospérité de votre commerce, et une administration de famille, sont les seules choses qui puissent agréer votre peuple et le maintenir.

Ce langage, je l'ai toujours tenu à tous vos députés lorsqu'ils m'ont consulté sur leurs affaires. Il me paraissait tellement fondé en raison, que j'espérais que sans concours extraordinaire, la nature seule des choses vous conduirait à reconnaître la vérité de ce système. Mais les hommes qui semblaient le mieux la sentir étaient aussi ceux qui, par intérêt, tenaient le plus au système de priviléges et de famille, et qui, ayant accompagné de leurs voeux, et plusieurs de leur secours et de leurs armes, les ennemis de la France, avaient une tendance à chercher hors de la France l'appui de leur patrie. Toute organisation qui est établie chez vous, et que votre peuple eût supposée contraire au voeu et à l'intérêt de la France, ne pouvait pas être dans votre véritable intérêt.

Après vous avoir tenu le langage qui conviendrait à un citoyen suisse, je dois vous parler comme magistrat de deux grands pays, et ne pas vous déguiser que jamais la France et la République italienne ne pourront souffrir qu'il s'établisse chez vous un système de nature à favoriser leurs ennemis. Le repos et la tranquillité de quarante millions d'hommes vos voisins, sans qui vous ne pourriez ni vivre comme individus, ni exister comme Etat, sont aussi pour beaucoup dans la balance de la justice générale. Que rien à leur égard ne soit hostile chez vous, que tout y soit en harmonie avec eux, et que, comme dans les siècles passés, votre premier intérêt, votre première politique, votre premier devoir, soient de ne rien laisser faire sur votre territoire, qui directement ou indirectement nuise aux intérêts, à l'honneur, et en général à la cause du peuple français. Et si votre intérêt, la nécessité de faire finir vos querelles, n'avaient pas été suffisants pour me déterminer à intervenir dans vos affaires, l'intérêt de la France et de l'Italie m'en eût à lui seul fait un devoir. En effet, vos insurgés ont été guidé par des hommes qui avaient fait la guerre, et le premier acte de tous leurs comités a été un appel aux priviléges, une destruction de l'égalité et une insulte manifeste au peuple français. Il faut qu'aucun parti ne triomphe chez vous, il faut surtout que ce ne soit par celui qui a été abattu. Une contre-révolution peut avoir lieu. Je me plais à vous entretenir, et souvent je vous répéterait ces mêmes idées, parce que ce n'est qu'au moment où vos citoyens en seront convaincus, que vos opinions pourront enfin se concilier et votre peuple vivre heureux.

La politique de la Suisse a toujours été considérée en Europe comme faisant partie de la politique de la France, de la Savoie et du Milanais, parce que la manière d'exister de la Suisse est entièrement liée à la sûreté de ces Etats. Le premier devoir, le devoir le plus essentiel du Gouvernement français, sera toujours de veiller à ce qu'un système ne prévale point chez vous, et que des hommes dévoués à ses ennemis ne parviennent pas à se mettre à la tête de vos affaires. Il convient non-seulement qu'il n'existe aucun motif d'inquiétude pour la portion de notre frontière qui est ouverte et que vous couvrez, mais que tout nous assure encore que, si votre neutralité était forcée, le bon esprit de votre Gouvernement, ainsi que l'intérêt de votre nation, vous rangeraient plutôt du côté des intérêts de la France que contre eux.

Je méditerai tous les projets, toutes les observations que, collectivement ou individuellement, ou par députations des cantons, vous voudrez me faire passer. Les sénateurs Barthélemy, Fouché, Roederer et Des Meunier, que j'ai chargés de recueillir vos opinions, d'étudier vos intérêts et d'accueillir vos vues, me rendront compte de tout ce que vous désirez qu'ils me disent ou me remettent de votre part.

Bonaparte.

«Barthélemy ajouta que le Premier Consul était disposé à recevoir une députation de cinq membres et à conférer avec elle; il invita Stapfer, en sa qualité de ministre de la République Helvétique auprès du gouvernement français, à la désigner de manière que les partis y fussent représentés. Stapfer indiqua Ruttimann, Muller-Friedberg, Kuhn, d'Affry et Reinhard; ces deux derniers représentant les fédéralistes. Les unitaires auraient voulu répondre par écrit à la lettre du Premier Consul, et ils demandèrent une réunion pour déliberer sur cette réponse. Mais Barthélemy répliqua qu'on désirait une conférence, précisément pour que cette résponse fût verbale. L'audience eut lieu le dimanche 12 décembre. Après qu'on eut fait passer sous les yeux des cinq députés le luxe de la cour consulaire de St Cloud, qui déviait fort de la simplicité républicaine, ils furent introduits par les quatre sénateurs français dans les appartements du Premier Consul. Chacun d'eux lui fut présenté sous son nom, en présence des deux autres Consuls, des ministres et de quelques généraux. Bonaparte ouvrit la conversation en reprenant à peu près les termes de la première partie de sa lettre. Ruttimann saisit la première pause du Premier Consul pour introduire une salutation, dans laquelle il exprima la reconnaissance de toute la Suisse, pour ces dispositions bienveillantes, ajoutant que les républicains (unitaires) étaient particulièrement pénétrés de gratitude, et qu'ils plaçaient en lui seul leur confiance et leurs espérances. Le Premier Consul écouta Ruttimann avec attention, puis il reprit la parole et développa, dans un discours qui dura plus d'une demi-heure, les vues exposés dans sa lettre. Il dit :

Plus j'ai réfléchi sur la nature de votre pays et sur la diversité de ses éléments constitutifs, plus j'ai été convaincu de l'impossibilité de le soumettre à un régime uniforme; tout vous conduit au fédéralisme. Quelle différence n'y a-t-il pas, par exemple, entre vos montagnards et vos citadins! Voudriez-vous forcer les cantons démocratiques à vivre sous le même Gouvernement que les villes, ou bien songeriez-vous à introduire dans celles-ci, à Berne par exemple, la démocratie pure? Le système unitaire a besoin, pour se soutenir, d'une force armée permanente; il faut la payer, et vos finances n'y pourraient suffire, à moins de recourir à de lourds impôts. Votre peuple n'aime pas des impôts. Si vous voulez le voir content, gardez-vous de lui en imposer et de lever des troupes. Huit à dix milles hommes seraient insuffants pour couvrir vos frontières. Un seul régiment de troupes permanentes affaiblirait aussitôt l'énergie nationale et anéantirait vos milices, car les paysans diraient : Pourquoi devons-nous contribuer à l'entretien des troupes et en outre servir nous-mêmes?

La Suisse ne peut plus jouer un rôle politique comme à l'époque où elle n'avait aucun voisin considérable, où la France était divisée en soixante principautés et l'Italie en quarante. Alors une de vos municipalités valait un duc, la bravoure de vos peuples réunis sous les drapeaux valait une armée. Aujourd'hui c'est autre chose. La France possède une armée de cinq cent mille hommes, l'Autriche une de trois cent mille, la Prusse une de deux cent mille. Dès lors la Suisse disparaît, il ne lui reste plus qu'à bien administrer ses affaires intérieures. Vous n'auriez qu'un seul moyen de prendre part aux grands événements de notre époque, c'est votre réunion à la France. Peut-être la Suisse pourrait-elle former deux départements de la grande République. Mais encore la nature vous refuse cette ressource; vos grandes chaînes de montagnes vous séparent de la France, du Tyrol et de l'Italie. Il vous faut une neutralité reconnue par toutes les puissances qui vous entourent. Depuis que le Valais a été détaché de la Suisse et que le Simplon a été ouvert à la France, rien ne s'y oppose plus.

Vous ne pouvez établir un Gouvernement central. D'heureuses circonstances m'ont placé à la tête du Gouvernement français, mais je me regarderais comme incapable de gouverner les Suisses. Il vous est déjà difficile de trouver un Landammann; s'il est de Zurich les Bernois seront mécontents et vice versâ; élisez-vous un protestant, les catholiques feront opposition. Et quand vous trouveriez tout ce qui peut répondre à votre désir, si moi je venais à exiger quelque chose du Gouvernement central, il faudrait bien qu'il m'accordât. Si je dois m'adresser à un canton isolé, chacun décline sa compétence à mon égard; il faut convoquer la Diète, il faut pour cela deux mois et l'orage passe. Je vous parle comme si j'était moi-même un Suisse. Pour les petits Etats le système fédératif est éminemment avantageux. Je suis moi-même né montagnard; je connais l'esprit qui les anime. Point d'unité, point de troupes, point de finances, point d'agents diplomatiques auprès des autres Etats. La Suisse doit se borner à bien administrer ses affaires intérieures; elle doit jouir de la triple égalité des cantons entre eux, des citadins entre eux, des villes à l'égard de la campagne, et en dehors s'appuyer sur l'amitié de la France. Il est indispensable que vous réorganisiez vos cantons sur l'ancien pied, toutefois avec la différence qu'ils aient tous les mêmes droits politiques, que les villes renoncent à leur priviléges sur leurs anciens sujets et les patriciens à leurs priviléges sur leurs concitoyens. Les anciens bailliages italiens et le Pays de Vaud doivent former des cantons distincts. Berne a demandé le rétablissement des cantons indépendants, mais en même temps revendiqué pour elle le Pays de Vaud. Ce pays tient à nous par son sang, par ses moeurs, par sa langue, jamais je ne consentirai à ce qu'il redevienne sujet. Notre honneur est engagé sur ce point, comme celui des Italiens en ce qui concerne le Tessin. Les réorganisations cantonales doivent se régler, je le répète, d'après les moeurs, la religion et les opinions de chaque canton. Les communes des Petits Cantons peuvent arranger à leur gré entre elles leurs querelles de pâturages; mais jamais les cantons de doivent se liguer contre d'autres cantons et entrer en guerre avec eux. Donnez tous vos soins à ce qui concerne les formes protectrices. Les grandes villes et les grands cantons doivent tenir compte dans leur organisation des intérêts de leur industrie et gouverner ensuite avec des vues élevées et avec leur probité héréditaire; alors ils parviendroit à remettre leurs finances sur un pied qui soit d'accord avec leurs besoins.

Les bases des constitutions cantonales une fois posées, il sera facile de s'entendre sur les principes généraux de l'alliance. Là où on n'a ni armée ni tribunal suprême à organiser et fort peu de diplomatie, les affaires sont promptement réglées. Votre diplomatie coïncide essentiellement avec celle de la France. Celle-ci ne doit jamais intervenir dans votre intérieur, à moins que les intérêts français n'y soient compromis, comme s'il s'agit de l'éloignement d'émigrés ou d'autre personnages dangereux. Vous ne devez jamais refuser de pareilles demandes. Si un envoyé anglais équivoque paraissait au milieu de vous et cherchait à y renforcer un parti, vous comprenez que je devrais m'y opposer. La Suisse est précisément le point où la guerre générale se rallumerait si un système hostile à la France venait à y prevaloir.

J'ai toujours tenu le même langage à tous vos députés; j'ai exposé mes vues sur le fédéralisme à Glayre et à Stapfer, mais ils n'ont pas jugé bon d'y adhérer et de renoncer à leurs idées unitaires; les métaphysiciens envisagent toujours les choses sous un seul point de vue. J'ai exprimé aussi à Réding mes opinions sur ce qui convenait à la Suisse; mais il a voulu prendre conseil de trois ou quatre ministres étrangers. A cet égard il a montré peu de tact, et Mulinen aussi, qui à agi de même au nom des aristocrates.

J'aurait pu tendre un piège au Gouvernement helvétique en lui demandant si je devais retirer les troupes françaises. S'il avait répondu oui, il aurait donné une preuve d'ineptie; s'il avait répondu non, il aurait montré son effroi; je serais entré dans ses vues, mais alors j'aurais mis de moi-même à l'exécution mes idées sur votre Gouvernement. J'ai retiré mes troupes de mon propre mouvement, mais en prévoyant que le Gouvernement helvétique ne pourrait pas se maintenir sans elles. Je n'avais cependant pas prévu qu'il serait attaqué avec autant de violence. Je comprends maintenant que les passions sont plus fortes chez vos aristocrates que chez les aristocrates français qui, sans exception, étaient nés sujets. Mais il faut qu'ils prennent aussi leur parti. L'ancien Directoire français me consulta à mon retour d'Italie sur les affaires suisses; je répondis : forcez Berne à renoncer à sa domination sur le Pays de Vaud, à ouvrir son livre d'or à un nombre quadruple de familles; et les intérêts de la France seront suffisamment à couvert. Je savais cependant que les aristocrates étaient plus favorables aux Puissances et les démocrates à la France. Déjà à l'époque de Mallet Du Pan le Gouvernement de Berne nous était hostile, et la dernière insurrection peut avoir été aussi bien dirigée contre la France que contre le Gouvernement helvétique. On s'est adressé à plusieurs Puissances. La Prusse m'a communiqué les lettres qu'elle a reçues de vous; l'Autriche a refusé également de se mêler a cet objet et m'a laissé le soin de vous arranger. L'Angleterre n'a aucun droit de se mêler dans vos affaires.

«Pendant ce discours, ajoute Mr Tillier, la voix et la physionomie de Bonaparte respiraient la bienveillance. Ruttimann et Muller-Friedberg prirent ensuite la parole et défendirent le système unitaire. «La fédération, répliqua le Premier Consul, est pour moi le résultat d'une intime persuasion; j'examinerai vos plans unitaires, mais je doute qu'ils puissent changer mon opinion.» Il mit l'insurrection de septembre sur le compte de la levée exagérée d'impôts; puis se tournant du côté de Kuhn et de Muller-Friedberg : — «Quoique vous avez donné, Messieurs, dans la révolution démocratique, vous avez agi, dès que vous avez rencontré de l'opposition, comme des archi-aristocrates.» Reinhard remercia du rétablissement de l'ancienne Confédération, et dit quelques mots en faveur des prisonniers d'état d'Arbourg; il solicita des mesures contre les exactions dont le gouvernement helvétique menaçait les fédéralistes. — «La déclaration de la Diète de Schwyz sur les droits politiques est fort bien, répliqua Bonaparte, mais elle s'est mal conduite en recherchant des alliances auprès des puissance étrangères, et, pour ce motif, je ne puis donner aucune confiance à ceux qui ont été mêlés là-dedans... Pour ce qui regarde les prisonniers d'Arbourg et la conduite du gouvernement helvétique, puisque tout sera terminé à Paris dans huit à dix jours, il est superflu de s'occuper en ce moment des détails de ce qui se passe en Suisse.» Après ces mots, le Premier Consul leva la séance en faisant un compliment amical aux cinq députés Suisses3

Les Sénateurs français demandèrent qu'on leur remit les projets pour les Constitutions cantonales, en ayant sans cesse en vue les quatres données suivantes, qu'on devait regarder comme questions décidées :

«1o La Suisse doit être divisée en dix-huit Cantons; — 2o Toute organisation doit émaner de la Révolution, sans qu'aucun droit puisse être fondé sur l'ancien état politique qui a été détruit; — 3o Les droits seigneuriaux et toute espèce de priviléges doivent être abolit; — 4o La souveraineté nationale consiste dans la volonté légitimement exprimée de l'universalité des citoyens, sans distinction de familles. — Ces quatre données doivent être regardées comme des principes établis, parce que ce n'est qu'en égard à ces principes que la France a fait reconnaître à Lunéville l'indépendance de la nation helvétique4

Les députés se mirent à l'oeuvre pour préparer les Constitutions de leurs Cantons. Le sénateur français Desmeunier, qui se montrait favorable aux unitaires, fut plus spécialement chargé de travailler aux Constitutions des anciens Cantons démocratiques et ceux qui étaient créés depuis la révolution. Roederer, qui penchait pour l'unitarisme, devait s'occuper de l'organisation des anciens Cantons aristocratiques. Les Sénateurs rendirent compte au Premier Consul du résultat des conférences avec les députés, dont les observations firent introduire différentes modifications dans l'Acte de Médiation.

Ces travaux préparatoires terminés, le Premier Consul invita dix commissaires suisses à une dernière conférence aux Tuileries, fixé au 29 janvier. Ces commissaires, dont cinq étaient nommés par les unitaires et cinq par les fédéralistes, furent introduits dans le cabinet de Bonaparte; ils prirent place à une table, les fédéralistes à droite, les unitaires à gauche, les quatre sénateurs français à l'extrémité inférieure. Près de l'autre bout, le Premier Consul avait une petite table et un siège à part; mais, la discussion entamée, il s'assit à la table des députés. Lecture faite de l'ensemble de l'acte projeté, l'orateur choisi par chacun des deux partis5, exposa brièvement les observations arrêtés d'avance; les autres membres prirent aussi la parole. Le Premier Consul écouta avec attention, et dit :

Nous avons un grand travail aujourd'dui : il s'agit d'arranger les intérêts des différents partis de la Suisse. Les points principaux sur lesquels vous êtes en désaccord concernent la liquidation de la dette de la République helvétique, et ensuite divers articles des organisations cantonales. Commençons par celles-ci : (S'adressant d'abord aux représentants des anciens cantons démocratiques) Vous proposez, pour être admis aux landsgemeindes, l'âge de vingt-ans et une propriété de deux cents livres; vous demandez de plus l'initiative des lois pour le landrath, et qu'une nouvelle organisation judiciaire soit rédigée par le même Conseil et sanctionnée par la Diète?

Ce qu'il y a de plus convenable pour vous et pour moi, c'est le rétablissement de l'ancien ordre de choses dans les cantons démocratiques. Sans ces démocraties, la Suisse ne présenterait que ce que l'on trouve ailleurs; elle n'aurait pas de couleur particulière. Et songez bien, Messieurs, à l'importance des traits characteristiques; c'est eux qui, éloignant l'idée de ressemblance avec les autres Etats, écartent aussi la pensée de vous confondre avec eux. Je sais bien que le régime de ces démocraties est accompagné de nombreux inconvénients, et qu'il ne soutient pas un examen rationnel; mais enfin il est établi depuis des siècles, il a son origine dans le climat, la nature, les besoins et les habitudes primitives des habitants; il est conforme au génie des lieux, et il ne faut pas avoir raison en dépit de la nécessité; quand l'usage et la raison se trouvent en contradiction, c'est le premier qui l'emporte. Vous voudriez anéantir ou restreindre les landsgemindes, mais alors il ne faut pas parler de démocraties ni de républicains. Les peuples libres n'ont jamais souffert qu'on les privât de l'exercise immédiat de la souveraineté, ils ne connaissent ni ne goûtent les inventions modernes d'un système représentatif qui détruit les attributs essentiels d'une République. La seule chose que le législateur se soit permise, c'est des restrictions qui, sans ôter au peuple l'apparence d'exercer la souveraineté immédiate, proportionnent l'influence à l'éducation et aux richesses. Dans Rome les votes se comptaient pas classes, et on avait jeté dans la dernière toute la foule des prolétaires, pendant que les premières contenaient à peine quelques centaines de citoyens opulents et illustres; mais la population était également contente et ne sentait point cette immense différence, parce qu'on l'amusait à donner ses votes, qui, tous recueillis, ne valaient pas plus que les voix de quelques grands de Rome. Ensuite, pourquoi voudriez-vous priver ces pâtres du seul divertissement qu'ils puissent avoir? Menant une vie uniforme qui leur laisse de grands loisirs, il est nécessaire qu'ils s'occupent immédiatement de la chose publique. C'est cruel d'ôter à des peuples pasteurs des prérogatives dont ils sont fiers, dont l'habitude est enracinée, et dont ils ne peuvent user pour faire du mal. Dès le premier moment où les persécutions et l'explosion des passions seraient à craindre, la Diète les comprimera. D'ailleurs, puisque vous insistez là-dessus et qu'on observe que ce n'est pas contraire à l'ancien usage, on peut obliger les landsgemeindes à ne traiter que des objets qui leur soient indiqués par le Conseil, et à ne permettre que les motions qui ont eu auparavant l'agrément de cette autorité. On peut aussi sans inconvénient exclure les jeunes gens au-dessous de vingt ans. Pour la justice criminelle, elle appartenait aux landsgemeindes; vous avez l'ostracisme dans vos Petits Cantons, et même plus; vous prenez quelquesfois les biens d'un citoyen qui vous paraît trop riche. C'est bien étrange, sans doute, mais cela tient à la démocratie pure. Vous voyez dans l'histoire le peuple athénien en masse rendre des jugements.

«Passant alors subitement à un autre sujet, sans donner le temps de lui faire aucune observation, et parlant à la généralité des députés, il ajouta :

Il faut bien établir dans le pacte fédéral qu'aucune poursuite pour le passé ne puisse avoir lieu dans aucun canton; d'ailleurs un citoyen qui ne trouverait pas de sûreté dans son canton s'établira dans un autre. Cette faculté, et celle d'exercer son industrie partout, doit être générale pour tous les Suisses. On dit que les Petits Cantons répugnent à ce principe; mais qui est-ce qui se soucierait de s'établir dans leurs vallées et au milieu de leurs montagnes? C'est bon pour ceux qui y sont nés; d'autres ne seront sûrement pas tentés d'y aller résider.

Les Petits Cantons ont toujours été attachés à la France jusqu'à la révolution. Si depuis ce temps ils ont incliné pour l'Autriche, cela passera; ils ne pourront pas désirer le sort des Tyroliens. Sous peu, les relations de la France avec ces cantons seront rétablies telles qu'elles étaient il y a quinze ans, et la France exercera sur eux la même influence qu'autrefois. Elle prendra des régiments à sa solde et rétablira ainsi une ressource pécuniaire pour ces cantons pauvres. La France fera cela, non qu'elle ait besoin de troupes, il ne me faudrait qu'un arrêté pour les trouver en France; mais elle le fera parce qu'il est dans l'intérêt de la France de s'attacher les démocraties; ce sont elles qui forment la véritable Suisse; toute la plaine ne lui a été adjointe que postérieurement. Les démocraties suisses s'attacheront bien plus facilement à la France que ne le feront les aristocrates. Mais, que ceux-ci prennent garde à eux : ils se perdront eux-mêmes s'ils continuent à méconnaître la grande vérité, qu'il n'y a plus de bonheur pour la Suisse que par l'attachement à la France.

C'est l'intérêt de la défense qui lie la France à la Suisse; c'est l'intérêt de l'attaque qui peut mettre du prix à la Suisse aux yeux des autres puissances. Le premier est un intérêt permanent et constant, le second dépend du caprice et n'est que passager. La Suisse ne peut défendre ses plaines qu'à l'aide de la France; la France peut être attaquée par la frontière suisse; l'Autriche ne craint pas la même chose. J'aurais fait la guerre pour la Suisse; et j'aurais plutôt sacrifié cent mille hommes que de souffrir qu'elle restât entre les mains des chefs de la dernière insurrection, tant est grande l'importance de la Suisse pour la France. L'intérêt que les autres puissances pourraient prendre à ce pays est infiniment moindre. L'Angleterre peut bien vous payer quelques millions, mais ce n'est pas là un bien permanent. L'Autriche n'a pas d'argent et elle a suffisamment d'hommes. Ni l'Angleterre ni l'Autriche ne prendront vos régiments à leur solde, mais bien la France. Je déclare que depuis que je me trouve à la tête du Gouvernement, aucune puissance ne s'est intéressée au sort de la Suisse. C'est moi qui ai fait reconnaître la République helvétique à Lunéville; l'Autriche ne s'en souciait nullement. A Amiens, j'ai voulu en faire autant, l'Angleterre a refusé; mais l'Angleterre n'a rien à faire avec la Suisse. Si elle avait exprimé des craintes que je voulusse me faire votre Landammann, je le serais devenu. On a dit que l'Angleterre s'intéressait à votre dernière insurrection : si son cabinet avait fait à ce sujet une démarche officielle, s'il y avait eu un mot dans la Gazette de Londres, je vous réunissais.

Je le répète : si les aristocrates continuent à rechercher des secours étranges, ils se perdront eux-mêmes, et la France finira par les chasser. C'est là ce qui a perdu Réding, c'est ce qui a perdu Mulinen; c'est le parti aristocrate qui a perdu la Suisse.

«Interpellant alors plus particulièrement les membres de la section aristocratique, il leur dit :

Et de quoi vous plaignez-vous? Vous avez traversé la révolution en conservant vos vies et vos propriétés; le parti révolutionnaire ne vous a point fait de mal. Même dans la plus grande crise, du temps de La Harpe, il n'a point versé de sang, il n'a pas commis de violences, ni fait des persécutions; il n'a même aboli ni des dîmes ni des cens.

S'il avait aboli les cens, le peuple se serait rangé de son côté, et la popularité dont vous vous vantez serait tout-à-fait nulle. C'est pour n'avoir pas aboli les dîmes, pour s'être déclaré contre les élections populaires, que le parti républicain ne s'est point attaché la multitude, et c'est par là qu'il a prouvé que jamais il n'a pu ni voulu faire une révolution. Mais vous, au premier moment où vous avez repris votre autorité, vous avez fait des arrestations, à Lucerne, à Zurich, et partout vous avez été loin de montrer la modération des républicains.

On a tant crié sur le bombardement de Zurich; il n'en valait pas la peine; c'était une commune rebelle. Si un de mes départements s'avisait de refuser de m'obéir, je le traiterais de même et je ferais marcher des troupes.... Et vous, n'avez-vous pas bombardé Fribourg et Berne? Ce n'est pas la violence, ce n'est que la faiblesse qu'on doit reprocher au Gouvernement helvétique; il fallait rester à Berne et y savoir mourir, mais ne point fuir comme des lâches devant Watteville et quelques centaines d'hommes. Quelle conduite indigne n'a pas montré ce Dolder, qui se laisse enlever de sa chambre? Quand on veut se mêler de gouverner, il faut savoir se laisser assassiner.

J'ai beaucoup entendu critiquer les proclamations du citoyen Monod; pour moi, je les ai approuvées : j'aime l'énergie et je l'estime; il en a montré dans sa conduite. Mais vraiment votre Gouvernement central, depuis le temps de Réding, n'a été que méprisable. Réding n'a montré ni bon sens ni intelligence. Il est venu ici; c'était déjà trop hasardé, mais il pouvait en tirer parti. Au lieu de cela, il s'est obstiné sur le Valais et le Pays de Vaud, et quoique je lui aie dit que le soleil retournerait plutôt de l'occident à l'orient que le Pays de Vaud ne fût rendu à Berne, toujours le Pays de Vaud était son cheval de bataille. Ensuite il a fait la sottise d'envoyer à Vienne ce Diesbach, qu'on n'avait pas voulu recevoir ici.

«Se tournant tout d'un coup du côté de Sprecher, député des Grisons, il lui dit :

Vous n'en voulez toujours un peu pour la Valteline; mais vous avez mérité de la perdre, et je ne ferais que vous tromper si je vous donnais des espérances de la reconquérir. Il n'en est pas de même pour les biens séquestrés dans la Valteline appartenant à des Grisons, s'ils ne sont pas vendus, et j'ai envoyé votre mémoire à Milan.

«Sur l'observation faite par un membre de la députation, que la neutralité devant être rendue à la Suisse, il conviendrait que la Valteline en fît partie, pour que l'empereur d'Autriche ne pût pas entrer par là en Italie, le Premier Consul répliqua que la France pourrait mieux en profiter pour l'attaquer. — Venant après cela à parler des constitutions aristocratiques, et se tournant du côté de leurs députés, il leur dit :

Vos objections tombent principalement sur les conditions d'éligibilité, sur le grabeau et la durée des fonctions. Le grabeau me paraît de rigueur absolue dans les aristocrates. Toutes les aristocraties ont un penchant à se concentrer, à se former un esprit indépendant des gouvernés, de leurs voeux et des progrès de l'opinion, et deviennent à la longue à la fois odieuses et insuffisantes aux besoins de l'Etat qu'elles administrent. Le seul rémède à ces maux, au moins le seul moyen qu'elle ne prenne pas des racines et des accroissements trop rapides, et que les Gouvernements, en devenant insupportables, ne provoquent pas des mouvements d'insubordination et d'anarchie, c'est le grabeau. Toutes les aristocraties s'en sont servies. Il paraît donc qu'il est un rouage absolument nécessaire. Les grands inquisiteurs de Venise, les censeurs à Rome, étant toujours des magistrats vénérables et ambitieux de l'estime, n'osaient heurter l'opinion et se voyaient forcés d'éliminer les sénateurs qui devenaient impopulaires ou méprisables. Vous avez eu vos grabeaux dans toutes vos ancienne aristocraties. Pour en prévenir l'abus, on peut en régulariser l'exercise. Il peur être aboli pour le Petit Conseil comme n'étant nécesssaire pour ce corps, qui est renouvelé tous les deux ans par tiers; mais les places du Grand Conseil étant à vie, ce principe aristocratique de vos constitutions rend absolument nécessaire le grabeau, qui au lieu de chaque année, pourra ne s'exercer que tous les deux ans. Les places à vie sont nécessaires pour donner de la stabilité et de la considération au Gouvernement. Il faut que de nouvelles aristocraties se forment, et pour prendre consistance et s'organiser d'une manière qui promette ordre, sûreté et stabilité, il faut qu'il y ait des points fixes qui servent d'arrêt aux hommes en mouvement et aux choses qui changent. Quant aux conditions pécuniaires d'éligibilité, les campagnes ont intérêt à ce qu'elles ne soient pas trop attenuées. Des membres du Grand Conseil dont la pauvreté inspirerait le mépris, déconsidéreraient leurs commettants dans la capitale et porteraient atteinte au respect dû à leur corps, par la mesquinerie de leur existence dans une ville où ils seraient surpassés en dépense par les plus simples bourgeois. L'élection immédiate est préférable à des élections à deux degrés dont l'intrigue et la cabale s'emparent plus facilement. Nous en avons fait l'expérience en France pendant le cours de la révolution. Et vous (en s'adressant toujours au côté aristocratique), vous y gagnerez; le peuple se laissera plutôt influencer par un grand nom, par des richesses et l'opinion, que par des désignations électorales. Les mille francs pourront être diminués de moitié, de manière qu'il soit nécessaire, pour voter, de posséder au moins cent francs et un droit de bourgeoisie dans le canton. Il serait même convenable de fixer une somme encore moindre dans certains districts peu fortunés. L'état de mariage ou de veuvage, qui avait été exigé pour pouvoir voter, se modifiera de manière qu'un citoyen non marié puisse exercer ses droits politiques à trente ans. Il est important d'empêcher qu'un jeune militaire, qui ne tient par aucun lien de famille à la patrie, ne vienne passer six mois dans le pays pour vous troubler et s'en retourner ensuite.

[The "grabeau" is an annual presentation of the local officials, held at Easter, allowing the assembled citizens to approve or disapprove of each official continuing in his office.]

«Usteri, questionné sur la manière de voir, saisit l'occasion pour introduire une explication sur le système unitaire; il fut appuyé par Monod et plus fortement encore par Stapfer, qui cita l'exemple de l'ancien canton de Berne, formé de parties très-distincte. Le Premier Consul leur répondit que c'était vrai, mais qu'à l'époque indiquée c'est la ville seule qui était souveraine; que si l'on accordait aujourd'hui la souveraineté à la ville de Berne exclusivement, elle pourrait probablement gouverner toute la Suisse; mais que si l'unité elle-même devait se composer d'éléments hétérogénes, elle ne pourrait se maintenir que par la force. — Les constitutions des nouveaux cantons ne donnèrent lieu à aucune explication. — Puis Bonaparte reprit :

Vous auriez dû avoir chez vous le système d'unité si les dispositions primitives de vos éléments socieaux, les événements de votre histoire et vos rapports avec les puissances étrangères vous y avaient conduits. Mais ces trois classes d'influences puissantes vous ont justement mené au système contraire. Une forme de Gouvernement qui n'est pas le résultat d'une longue suite d'événements, de malheurs, d'efforts et d'entreprises du peuple, ne peut jamais prendre racine. Des circonstances passagères, des intérêts du moment peuvent conseiller un système opposé et même le faire adopter, mais il ne subsiste pas. Nous avons aussi eu des fédéralistes : Marseille et Bordeaux s'en trouvaient bien; mais les habitudes du peuple français, le rôle qu'il doit jouer par sa position en Europe, s'opposent à ce qu'il consente à un système contraire à sa gloire autant qu'à ses usages. Vous êtes dans un cas tout-à-fait différent; la tranquillité et l'obscurité politique vous conviennent uniquement. Vous avez joué un rôle dans votre temps, quand vos voisins n'étaient guère plus forts que vous. A présent, que voulez-vous opposer aux puissances de l'Europe qui voudraient attenter à vos droits et à votre repos? Il vous faudrait six mille hommes pour soutenir le Gouvernement central; et quelle figure feriez-vous avec cette force armée! Ni elle ni les finances que vous pourriez avoir ne seraient assez considérables pour vous faire jouer un rôle; vous resteriez toujours faibles et votre nation serait sans considération. La Suisse a été intéressante aux yeux de l'Europe comme Etat fédératif, et elle pourra le redevenir comme tel. Plutôt que d'avoir un Gouvernement central, il vous conviendrait de devenir Français; c'est là qu'on va la tête levée.....

«Un membre de la députation prenant alors la parole, se borna à lui faire observer que jamais les Suisses ne pourraient supporter les impôts de la France :

Sans doute, répliqua le Consul, cela ne peut vous convenir; aussi jamais n'y avait-on pensé ici. Je n'ai jamais cru un moment que vous puissiez avoir une République une et indivisible. Dans le temps où j'ai passé par la Suisse pour me rendre à Rastadt, vos affaires auraient pu s'arranger facilement; je fis part alors au Directoire de ce que je pensais sur ces affaires; j'étais bien de l'avis qu'on devait profiter des circonstances pour attacher plus fortement la Suisse à la France. Je voulais d'abord séparer le Pays de Vaud de Berne pour en faire un canton indépendant; cela convenait à la France pour toutes sortes de raisons. Ensuite je voulais quadrupler le nombre des familles régnantes à Berne ainsi que dans les autres aristocraties, pour obtenir par-là une majorité amie de la France dans leurs Conseils; mais jamais je n'aurais voulu une révolution chez vous.

La médiation de la Suisse m'a beaucoup embarrassé, et j'ai hésité longtemps à me mêler dans vos affaires; mais enfin il le fallait. C'est une tâche bien pénible pour moi, de donner des constitutions à des contrées que je ne connais que très-imparfaitement. Si je ne réussis pas je serai sifflé, et c'est ce que je ne veux pas. Les troupes françaises resteront donc jusqu'à ce que votre organisation soit accomplie; mais la Suisse ne les paiera plus, dès le moment que les arrangements seront fixés ici. Ce n'est point par un besoin d'argent (j'en ai suffisamment à présent) que je vous ai fait payer les troupes : C'était pour punir la Diète de Schwyz, qui est la seule cause de leur entrée et qui s'est conduite d'une manière indigne. Il fallait poser les armes avant l'arrivée des troupes, ou se battre ensuite, puisqu'on les avait attendues. Elle a fait tout le contraire. Vous avez voulu (s'adressant au côté aristocratique) avoir les grenadiers français : En bien! vous les avez. Toute l'Europe s'attend à voir la France arranger les affaires de Suisse; il est reconnu par l'Europe que l'Italie, la Hollande et la Suisse sont à la disposition de la France.

«Le député de Berne ayant observé que l'aristocratie suisse n'avait jamais été hostile à la France, mais seulement au système insurrectionnel et révolutionnaire du Directoire, Bonaparte l'interrompit en disant :

Et n'y a-t-il pas encore aujourd'hui un parti chez vous qui me désapprouve, de même que vous, M. de Watteville, quand vous êtes venu à Paris avec cinq ou six personnes?

«On passa ensuite à la délibération des actes fédéraux; les unitaires auraient voulu baser la représentation cantonale en Diète sur la population; les fédéralistes désiraient qu'on se rapprochât autant que possible des anciens usages. Par conciliation on accorda deux voix à chaque Canton comptant plus de cent mille âmes, et on en laissa une aux autres Etats. On s'occupa ensuite des objets financiers et principalement de la dette helvétique. On restitua à chaque Canton ses anciennes propriétés privées, tant celles situées dans son territoire que sur d'autre Cantons, avec la charge des dettes constituées avant la révolution; on promit aux villes capitales une dotation proportionnée à leurs besoins, et aux Etats catholiques la restitution des biens des couvents. La dette helvétique devait être acquittée avant que tout sur les capitaux des Etats de Zurich et de Berne placés à l'étranger; les biens nationaux devaient répondre pour le surplus. Puis on arriva à l'institution des Cantons directeurs. Le médiateur avait choisi six Cantons villes pour remplir ce rôle, Zurich, Berne, Lucerne, Fribourg, Soleure et Bâle. Stapfer prit la parole contre cet arrangement :

Les nouveaux cantons, dit-il, parmi lesquels il en est quatre qui ont deux voix en Diète, seront vivement blessés de ne voir aucun d'eux appelé au rôle de canton-directeur. En quoi ont-ils mérité cette exclusion? Ils possèdent, aussi bien que tout autre Etat confédéré, des hommes capables d'être Landammanns de la Suisse, et leurs Gouvernements sont assez éclairés pour aider efficacement ce haut fonctionnaire.

«Tous les assistants attendaient avec anxiété la réponse du Premier Consul. Il répliqua :

Les constitutions des anciens cantons aristocratiques ont été rédigées avec un soin tout particulier et adaptées aux besoins de l'époque. Quant à celles des nouveaux cantons, j'ai suivi vos désirs plus que mes convictions. Le Président de la Suisse doit posséder des ressources capables d'assurer à son pouvoir des moyens d'exécution, car si je n'avais eu en vue que l'homme, j'aurais passé sur le danger de l'isoler de son canton. Les nouveaux cantons ont eux-mêmes désiré que la présidence de leur Gouvernement changeât tous les mois; les anciens cantons aristocratiques placent à leur tête des hommes qui ne sont pas exposés à de si prompts déplacements. Les anciens cantons démocratiques auraient de justes sujets de se plaindre si le pouvoir directorial qui leur est refusé était confié à un des nouveaux Etats confédérés. J'aurais pu séparer le magistrat de sa localité et le faire élire par la Diète, mais ce moyen est le pire de tous. Le Gouvernement cantonal aurait vu ce magistrat avec défiance et l'eût entouré d'espions; il y aurait eu ainsi deux Gouvernements dans une ville.

«Personne ne répliqua. Le Premier Consul répondit ensuite évasivement à la demande de Reinhard sur la restitution des armes et sur les prisonniers d'Aarbourg, et il termina par des expressions obligeantes cette important séance qui avait duré sept heures. De là il se rendit au spectacle pour se reposer, et les députés suisses furent conduits à un grand bal chez le ministre de la marine : Madame Bonaparte et tout le corps diplomatique y assistaient. L'audience qui venait de finir fut le sujet de toutes les conversations, et les commissaires français assurèrent que jamais ils n'avaient vu le Premier Consul accorder une aussi grande attention aux plus importantes questions européennes.

«Le 19 février, les commissaires furent convoqués de nouveau aux Tuileries pour recevoir des mains du Premier Consul l'Acte de Médiation. Il leur adressa les paroles suivantes :

J'ai mûrement médité les opinions que vous m'avez présentées. J'ai sérieusement pesé ce qui vous est utile, et j'ai arrêté d'après cela ma médiation qui deviendra, j'ose l'attendre, le fondement du bonheur de vos peuples. Cette médiation est une planche de salut jetée à des naufragés au moment où ils vont s'enfoncer dans l'abîme. Elle vous met en état de vivre indépendants et de reprendre place parmi les peuples de l'Europe, du milieu desquels vous étiez presque éffacés. Vous pouvez, vous devez compter que la Nation française vous traitera comme de bons voisins. Je serai toujours prêt à vous donner des preuves de ma bienveillance et de ma protection.

«D'Affry répondit à ce discours; alors le Premier Consul se tournant vers lui :

Je vous défère les fonctions de Landammann et avec elles les pouvoirs nécessaires pour accomplir la médiation; faites-en usage avec fermeté.

«Puis il dit à Watteville :

Je vous ai fait président de la commission d'organisation du canton de Berne, dans l'espérance que vous allierez la prudence à la modération; n'oubliez pas que les priviléges aristocratiques et même une partie des réclamations de Berne à l'étranger doivent être sacrifiés au bien général.

Monsieur de Reinhard, continua-t-il, vous appartenez à un canton qui est surtout divisé par la scission entre la ville et la campagne. Je vous considère, Usteri et vous, comme les chefs des deux partis. C'est à vous à agir, l'un sur la ville, l'autre sur la campagne, dans un sens de modération et de conciliation. J'ai eu l'occasion d'apprendre à connaître votre bonne foi, et je suis convaincu que vous tiendrez ce que vous promettez. Il est temps que la campagne dépose aussi son antipathie contre la ville, et qu'elle fasse preuve par des actes de dispositions conciliantes; autrement elle mériterait de retomber sous la domination de la ville ou de périr dans un bouleversement général de la Suisse.

«Il dit ensuite à Monod :

Les nouveaux cantons doivent se monter dignes de l'indépendance; que le peuple Vaudois oublie qu'il a été sous le Gouvernement de Berne; d'ailleurs cette administration peut être citée sous plusieurs rapports comme un modèle.

«Enfin, s'adressant à Jauch :

J'ai rendu aux cantons démocratiques leurs constitutions; ils ne doivent pas oublier que la France est leur meilleur et leur plus constant ami. D'autres puissances peuvent vous donner de bonnes paroles, peut-être par fois quelque argent, mais elles ne vous rendront jamais que des services passagers.

«Après que le Consul eut congédié les députés, l'Acte de Médiation et un double destiné aux archives de France furent présentés à la signature des commissaires; puis on se rendit aux archives des Relations extérieures, où tous les autres députés suisses étaient réunis; on leur lut l'Acte de Médiation, et on leur fit un rapport sur la remise qui venait d'avoir lieu. D'Affry, nouveau Landammann de la Suisse, se rendit l'organe de tous pour remercier les commissaires français de leurs travaux étendus et persévérants, et il leva la séance. La plupart des députés se rendirent de là chez lui et lui adressèrent des félicitations. Deux jours après, le 21 février, le Premier Consul donna aux députés réunis son audience de congé; un brillant festin chez Barthélemy termina la séance et toute l'oeuvre de la Médiation6

L'Acte de médiation organisait la Suisse en dix-neuf Cantons; il rendait aux Petits Cantons leur existence particulière, restituait l'Oberland à Berne, et maintenait les nouveaux Cantons de Vaud, d'Argovie, de Thurgovie, de St Gall et du Tessin, formés de pays sujets. Le Valais formait une petite république indépendante, et le comté de Neufchâtel, avec ses anciens priviléges, restait sous la suzeraineté de la Prusse. Dix-neuf chapitres de l'Acte de Médiation étaient consacrés à autant de Constitutions cantonales.

Chap. XVII. Constitution du Canton de Vaud.

Division du territoire et état politique des citoyens. — Les bailliages d'Avenches et de Payerne, fribourgeois sous la République Helvétiques, étaient rendus au Canton de Vaud. La Constitution le divisait en soixante Cercles composés de plusieurs Communes. Elle donnait le droit électoral à tout citoyen possédant un immeuble de 200 francs de Suisse, ou une créance de 300 francs.

Pouvoirs publics. — 1o Une Municipalité dans chaque Commune; 2o Un Juge de paix par Cercle; 3o Un Grand Conseil de 180 membres, qui acceptait ou rejetait les projets de loi, se faisait rendre compte de l'exécution des lois, recevait et arrêtait les comptes de finances, fixait les traitements des fonctionnaires, approuvait l'aliénation des domaines de l'Etat, nommait les députés à la Diète, leur donnait des instructions et votait au nom du Canton. 4o Un Petit Conseil, composé de neuf membres du Grand-Conseil, avait l'initiative des projects de loi, était chargé de l'exécution des lois, de la direction et de la nomination des autorités inférieures; rendait compte au Grand-Conseil de toutes les parties de l'administration, et disposait de la force armée pour le maintien de l'ordre public. — En matière civile : des Tribunaux de première instance, dont les membres étaient rétribués par les plaideurs; un Tribunal d'Appel de treize membres prononçait en dernier ressort. Quant aux causes criminelles, l'Acte de Médiation les renvoyait à la loi; un Tribunal pour le contentieux.

Mode d'élection et conditions d'éligibilité. — L'assemblée de la Commune nommait les membres de la Municipalité, entre les citoyens âgés de 30 ans, propriétaires d'un immeuble ou d'une créance de 500 francs. Les Juges de Pais étaient nommés par le Petit Conseil, entre les citoyens ayant une propriété ou un immeuble de 1000 francs. Les places au Grand-Conseil étaient données par l'élection directe ou par l'élection au sort. Ainsi, les électeurs de chaque Cercle faisaient trois nominations : 1o Un député (trois à Lausanne) domicilié dans le Cercle, pour seule condition d'éligibilité, de l'âge de trente ans; 2o trois candidates domiciliés hors du Cercle, âgé de plus de vingt cinq ans, et propriétaires d'un immeuble ou d'une créance de plus de 20000 francs; 3o deux candidates domicilié hors du Cercle, âgés de plus de cinquante ans et propriétaires d'un immeuble ou d'une créance de plus de 4000 francs. Ces trois cents candidates était réduits par le sort à cent dix-huit, qui, réunis aux soixante-deux députés directs, formaient les cent quatre-vingt membres du Grand-Conseil. Les députés indirects de la première catégorie étaient députés à vie, s'ils étaient nommés par quinze Cercles, ainsi que ceux de la troisième s'ils étaient nommés par trente Cercles.

Dispositions générales. — Tout Suisse habitant le Canton de Vaud était soldat; la liberté pleine et entière du culte était garantie aux communions qui étaient alors établies dans le Canton de Vaud.

Le Chapitre XX de l'Acte de Médiation, renfermait l'Acte Fédéral. Entre les dix-neuf Cantons, il désignait six Cantons directeurs, où la Diète devait successivement siéger, savoir : Fribourg, Berne, Soleure, Bâle, Zurich et Lucerne. Le Bourgmaître ou Avoyer du Canton directeur était Landammann de la Suisse. — Le contingent fédéral était fixé à 15,203 hommes et 490,507 francs en argent. — Toute alliance d'un Canton à l'autre, ou d'un Canton avec une puissance étrangère, était interdite. — Il n'y avait plus en Suisse ni pays sujets, ni privilèges de lieux et de naissance, et tout Suisse pouvait exercer partout son industrie dans la Confédération. — Chaque Canton envoyait un député à la Diète; Berne, Zurich, Vaud, Argovie, St Gall et Grisons, avaient deux voix, en raison de leur population. — Les principales attributions de la Diète étaient : 1o Les déclarations de guerre ou les traités de paix et d'alliance; 2o les traités de commerce; les capitulations pour les services étrangers et le recrutement; 3o la nomination et l'envoi d'ambassadeurs; 4o la levée des contingents et la nomination du général en chef; 5o les mesures pour la sûreté extérieure; 6o la décision sur les différents entre les Cantons. — La Légion Helvétique passait au service de France. — La dette nationale était garantie. — Une amnistie était proclamé pour tous les actes helvétiques. — Pour l'an 1803, Fribourg était Canton directeur, le citoyen Ls D'Affry était nommé Landammann et revêtu de pouvoirs extraordinaire jusqu'à la réunion qui devait avoir lieu le premier lundi de juillet. — Dans chaque Canton, une commission de sept membres, dont un choisi par le Premier Consul et six par les dix députés qui avaient été nommés par la Consulte pour discuter les bases de l'Acte de Médiation, était chargée de mettre en activité la Constitution et d'administrer provisoirement. Pour le Canton de Vaud, Monod était nommé par le Premier Consul; M. Glayre, Elie Bergier, A. Pidou, Carrard d'Orbe, Demellet de Vevey et Jules Muret, étaient désignés par les dix députés. Mr Demellet seul était partisan de la domination de Berne.

Ces lignes remarquables terminaient l'Acte de Médiation :

«Le présent Acte, résultat de longues conférences entre les esprits sages et amis du bien, nous a paru contenir les dispositions les plus propres à assurer la pacification et le bonheur des Suisses. Aussitôt qu'elles seront exécutées, les troupes françaises seront retirées.

«Nous reconnaissons l'Helvétie, constituée conformément au présent acte, comme puissance indépendante.

«Nous garantissons la Constitution fédérale et celle de chaque Canton, contre les ennemis de la tranquillité de l'Helvétie, quels qu'ils puissent être, et nous promettons de continuer les relations de bienveillance qui depuis plusieurs siècles ont uni les deux nations.»

Lorsque cet acte, qui ouvrit une ère de liberté et de prospérité à la Suisse, fut terminé, Mr de Talleyrand, ministre des Relations extérieures, fit parvenir au général Ney les instructions suivantes données par le Premier Consul :

Paris, 3 ventose an XI. — Mr d'Affry, que l'Acte de Médiation vient d'élever à la place de premier Landammann, partira dans la journée de Paris. L'intention du Premier Consul est que ce citoyen soit bien reçu et traité d'une manière convenable à Berne. Il doit, comme premier magistrat du pays, avoir une garde d'honneur française et suisse, et les plus grands égards lui être marqués; le Premier Consul voulant que nous honorions en lui une nation amie, qu'il est de notre intérêt de concilier et d'attacher à la France.

Le Premier Consul consent à mettre en liberté les prisonniers retenus pour leur conduite dans les Petits Cantons. Cette mesure généreuse doit leur montrer à quel point on est assuré de leur peu de crédit et du pouvoir moral de la France. Mais en faisant cesser leur emprisonnement, vous leur ferez connaître que pour leur épargner des tentatives qui pourraient troubler la tranquillité du pays, il faut qu'ils fassent un voyage à Paris ou seulement à Besançon jusqu'à l'entière réunion de la Diète. Vous ne devez leur faire connaître que verbalement l'intention du Premier Conseul sur ce point, et éviter de leur rien écrire. L'impression générale qu'emportent les députés helvétiques en retournant dans leurs foyers, ne permet pas de douter que quelque temps de séjour en France ne suffise pour inspirer aux Suisses des sentiments de conciliation et de concorde.

Le Premier Consul a l'assurance que tout ce qu'il a fait doit avoir pour résultat la pacification de tous les partis, l'oubli du passé, la réunion de tous les esprits dans des vues unanimes de bien public, d'obéissance aux lois et de respect pour les nouvelles magistratures. Il vous recommande d'employer tout votre crédit pour faire sentir aux Suisses qu'il est de leur honneur et de la plus grande importance pour leurs intérêts d'arriver sans déviation et sans retard à ce grand résultat. Il pense que rien ne peut plus sûrement y contribuer que de donner le plus de relief et d'influence possible à la personne et à l'office du premier Landammann, et il désire que vous fassiez tout ce qui dépendra de vous pour les lui assurer.

Vous devez déclarer dans toutes les occasions que le gouvernement français ne se souvient plus du passé; qu'il veut concilier toutes les opinions et conserver l'attachement de tous les citoyens de l'Helvétie; que cette conduite est le résultat de sa puissance, du besoin que les Suisses ont de lui et du bien qu'il est disposé à leur faire; qu'ils seraient enfin aveugles et ennemis de leurs intérêts s'ils méconnaissaient ces bienveillantes intentions, et s'ils ne faisaient pas aujourd'hui le sacrifice des passions qui les ont si longtemps aliénés les uns des autres.

La sincérité de ces déclarations n'a pas besoin de garanties. Le caractère du Premier Consul en est une qu'aucun citoyen de l'Helvétie ne sera tenté de méconnaître. Mais ils en trouveront, s'il en était besoin, dans les mesures qu'il vient de prendre et dont il m'a chargé de vous recommander l'exécution.

Les ordres sont donnés pour qu'à compter du 10 mars toutes les subsistances soient fournies et toutes les administrations de l'armée employées au compte de la République française. Vous êtes autorisé à en faire la notification.

Le 10 mars 1803, le Gouvernement Helvétique était remplacé dans tous les Cantons par les Commissions d'organisation nommés à Paris, et partout on mit la plus grande activité pour mettre à l'exécution le nouveau régime, qui entrait en vigueur le 15 avril. L'Acte de Médiation avait rendu aux Petits Cantons leurs institutions démocratiques; aux autres il avait donné des élections directes, combinées avec des élections indirectes réduites par le sort. Le résultat de ces élections ne fut pas le même dans tous les Cantons. A Berne, à Fribourg, à Bâle, à Schaffhouse, à Soleure, l'aristocratie triompha. Son triomphe fut tel à Berne, que sur les 195 membres du Grand-Conseil 121 étaient bourgeois de la capitale, et que sur les 74 élus parmi les campagnards et les habitants des petites villes, tous, sept exceptés, se rattachaient aux principes de l'aristocratie. Mais ces sept députés refusèrent leur nomination.

Dans les nouveaux Cantons, St Gall, Thurgovie et Vaud, les principes démocratiques triomphèrent. Mais il n'en fut pas de même pour celui d'Argovie. Dans ce Canton, de riches patriciens bernois, possesseurs de châteaux et de fiefs, avaient excercé sur ce pays une influence constante, et entretenu pendant quatre années une insurrection incessante contre le Gouvernement Helvétique. «Après la chûte de ce gouvernement, dit Mr Monnard, la caste aristocratique redoubla d'activité; elle fit jouer dans les élections les ressorts de l'intrigue. Aussi, dans le Grand-Conseil, une majorité des deux tiers se composa-t-elle des chefs et des agents de l'insurrection anti-helvétique, et de gens à leur dévotion. Le parti prêtre se lia d'intérêt avec les aristocrates. Un autre auxiliaire les aida de sa souplesse politique : Dolder le révolutionnaire, Dolder l'unitaire, maintenant aristocrate...7»

Dans le Canton de Vaud, plusieurs circonstances contribuèrent à faire triompher le parti démocratique. Ainsi dans les villes, à l'exception d'un petit nombre de familles bourgeoises, privilégiées sous la domination bernoise, toute la population avait adopté les principes de la révolution, et manifestait un vif antagonisme contre les partisans des Bernois et des privilèges. Cette population n'avait pas oublié la joie que ceux-ci avaient manifestés dans bien des circonstances. Et d'abord lors des victoires des Autrichiens en Suisse; puis à l'époque du triomphe du parti aristocratique lors de l'avènement de Réding; ensuite à l'occasion de l'insurrection contre le Gouvernement Helvétique, et de son expulsion de Berne; enfin, lorsque les troupes allemandes envahirent le Canton, après la déroute de Faoug.

Dans les villages il en était de même. La plupart, partisans déclarés de Berne au commencement de 1798, ils se rallièrent à la révolution par l'appât de l'abolition des droits féodaux, et envisagèrent désormais comme leurs ennemis les propriétaires de ces droits. Mais cette inimité des campagnards ne connut plus de bornes, alors que, sous Réding, ces droits furent rétablis, que des colonnes mobiles parcoururent les villages pour effectuer la levée de ces droits, et lorsque les signataires des adresses contre les droits féodaux furent emprisonnés ou chassés de leurs emplois. Cette inimité des campagnards, habilement exploitée par les révolutionnaires, éclata par l'insurrection des Bourla-Papey. D'un autre côté, l'abolition des droits féodaux, leur rachat par le produit de la vente des domaines nationaux, l'achat d'un grand nombre de ces domaines par des paysans, rallièrent le campagnard à l'Acte de Médiation, qui donnait des garanties à l'abolition des droits féodaux et à la vente des domaines nationaux. Ces circonstances durent rendre inévitable le triomphe des révolutionnaires dans les élections.

Henri Monod et Jules Muret, élus au Grand-Conseil par plus de quinze Cercles, furent nommés membres à vie. Un grand nombre de patriotes éprouvés et de talents incontestables, furent élus députés. Parmi les magistrats de la République Helvétique, on remarque F. C. Laharpe, Maurice Glayre, Louis Secrétan, J. J. Cart, La Fléchère, Pidou, Philippe Secrétan, Claude Mandrot, Henri Polier, Deloës et Bourgeois. Les Cercles de la campagne nommèrent la plupart des hommes qui furent en évidence dans l'insurrection des Paysans en 1802. Ainsi : Potterat d'Orny, Agassiz, Henri Dautun, Jan de Châtillens, Duchat, Solliard de Cossonay et Milliet de Chavornay. Entre les patriotes les plus influents des villes, on comptait Elie Bergier de Renens, le colonel Bonjour, Constançon et Richard d'Orbe, Correvon-de Martines d'Yverdon, George Rouge de Lausanne et Duveluz de Moudon. Quant aux partisans déclarés de Berne et des privilèges, réduits à cinq au plus, ils restèrent impuissants dans le Grand-Conseil, et perdus au milieu de la foule des députés patriotes.

Le 14 avril 1803, le Grand-Conseil s'assemble, et s'étant constitué comme exerçant dans leur plénitude les droits de souveraineté garantis par l'Acte de Médiation, il ouvre le protocole de ses séances en décrétant une adresse au Premier Consul de la République Française, pour avoir reconnu le peuple Vaudois peuple libre et souverain. Le vert et blanc sont déclarés les couleurs cantonales, et les mots Liberté et Patrie devise du Canton de Vaud.

Le Grand-Conseil nomme ensuite membres du Petit Conseil :

Henri Monod, ex-préfet national; — Jules Muret, ex-sénateur; — Auguste Pidou, ex-sénateur; — Louis Duvillard, ex-administrateur; — A. Detrey, sous-préfet de Payerne; — Louis Lambert, sous-préfet d'Yverdon; — J. F. Fayod, ex président du Tribunal du Canton; — P. Elie Bergier, ex-administrateur; — D. E. Couvreu, président de la Municipalité de Vevey.

Le Petit-Conseil, ainsi composé, s'adressait en ces termes au Peuple Vaudois :

Très-chers Concitoyens! Nous vous annonçons qu'au termes de l'article 20 de la Constitution, le Grand-Conseil, après s'être constitué, a nommé les membres du Petit-Conseil; ces membres sont : etc.

Ce choix, que vos représentants ont fait de nous pour composer un Conseil en qui va résider le pouvoir exécutif, ce choix, quelque flatteur qu'il puisse être, ne laisse pas de nous effrayer par la grandeur de la multiplicité des devoirs qu'il nous impose. En vous, dans cette occasion, est toute notre espérance. La bonté de vos dispositions nous est connue. Quel est maintenant, dans le Canton de Vaud, l'insensé ou le fanatique qui ne sente la nécessité de se rallier enfin de bonne foi à quelque chose de permanent? quel est celui dont l'esprit, naguère bouillant, téméraire ou superbe, ne se recueille aujourd'hui vers la sagesse, la paix et le repos? ces biens, si nous le voulons, sont dans nos mains. Une Constitution libérale, et la plus libérale qui eût été encore offerte à ce Canton, vient de nous être donnée.

Il ne tient qu'à nous de vivre heureux et tranquilles sous ses auspices; mais, pour cela, il faut de l'union, de la concorde et de mâles vertus. A quoi servirait que l'indépendance de notre Canton fût déclarée et extérieurement garantie? à quoi servirait que les principes de la liberté et de l'égalité fussent solonnellement consacrés dans notre acte constitutionnel? à quoi servirait que le plus puissant génie du siècle n'eût pas dédaigné d'employer à la confection de cet acte quelques-unes de ses hautes médiations? si, indignes de tant de bonheur, faibles et dégénérés, nous ne savions enfin nous donner à nous-mêmes cette trempe forte et vigoureuse, cette austérité de principes et de moeurs, sans laquelle il ne peut y avoir ni liberté, ni république. Qu'une noble émulation s'élève donc entre nous, et que l'étranger qui passe, dise, en admirant la beauté de nos contrées : ce peuple, pour qui la nature a tant fait, a fait aussi quelque chose pour lui-même; heureux, trois fois heureux, les magistrats qui le président.

Au nom du Petit-Conseil,
H. Monod.

La position du Gouvernement était difficile. Tout était à créer ou à modifier; les caisses publiques étaient vides, les ressources financières taries et le pays épuisé par cinq années de sacrifices, de révolutions et de guerres. Au dehors, tous les gouvernements des Cantons, deux exceptés, avaient un mauvais vouloir pour le jeune Canton de Vaud; au dedans, le parti déchu lui opposait force d'inertie et résistance. Mais nos hommes d'Etat ne faiblirent pas dans leurs patriotiques efforts.

Bientôt, un nouveau système d'impôts et un ordre irréprochable dans les finances, créèrent d'abondantes ressources. Une bonne organisation municipale rendit aux Communes l'importance qu'elles perdirent pendant le régime unitaire, et fit respecter les droits des bourgeoisies. Une forte organisation militaire rendit le Canton de Vaud respectable dans la Confédération, et redoutable à ses anciens maîtres. L'abolition des droits féodaux, l'abolition du parcours, donnèrent à l'agriculture les moyens de tripler ses produits. L'instruction publique reçut une impulsion favorable au développement religieux et intellectuel du peuple. Des lois qui organisaient la justice civile et pénale, l'administration des postes, des péages et des travaux publics, la police sanitaire, les secours publics, les hôpitaux et les prisons, furent votées, et exécutés avec zèle et intelligence.

Les peuple Vaudois, loin d'entraver le Gouvernement dans ses nobles travaux, le seconda; il ne recula devant aucun des nombreux sacrifices que les circonstances lui imposèrent; il entra avec confiance dans la vie démocratique; il évita les pièges que, tour à tour, la démagogie et l'aristocratie lui tendirent.

Mais nous devons nous arrêter ici... L'histoire du Canton de Vaud, pendant la première moitié du XIXe siècle, exige des développements qui nous entraîneraient bien au-delà des bornes assignées à notre essai.

 

 

 

fin.

 

 


1Rovéréa, Mémoires III, 302.

2Rovéréa, Mémoires III, 309.

3Tillier, Hist. de la Rép. Helvét. II, 288.

4Monnard, Hist. de la Conf. Suisse XVII, 339.

5Monod était l'orateur choisi par les unitaires.

6Rapporte textuellement d'après l'Hist. de la Rép. Helv. de Mr de Tillier.

7Monnard, Hist. de la Conf. Suisse XVIII, 10.


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